vendredi 29 mars 2024

Note de lecture : Aurélien Barrau

L’hypothèse K
d’Aurélien Barrau


Aurélien Barrau s’est fait connaître d’un très large public par ses interventions dans les médias et lors de débats dans lesquels il s’est forgé une réputation de radicalité (lui-même revendique ce mot en raison de son étymologie, renvoyant à nos racines). Il séduit notamment par la cohérence de ses dénonciations et par un grand sens de la répartie ; peut-être aussi par sa belle gueule et une dégaine rappelant le mouvement hippie. Reste qu’il mérite selon moi d’être malgré tout pris très au sérieux. Je souhaite m’en expliquer, en ce compris sur ce qu’il faut entendre par ce “malgré tout”.

Docteur en astrophysique, docteur en philosophie, militant écologiste, Aurélien Barrau est quelquefois qualifié de polymathe, mot ambigu qui, dans son usage commun, navigue entre l’éloge et l’opprobre. Il faut le dire : Barrau n’est pas un toutologue ; ses savoirs sont solides et divers, même s’ils ne s’agit évidemment pas de les approuver tous sans discussion.

Il a beaucoup publié, que ce soit en science, en philosophie ou à propos de bien des sujets de société en rapport avec l’évolution du monde contemporain. Je n’ai lu qu’un seul de ses livres, le dernier : L’hypothèse K. La science face à la catastrophe écologique (1) C’est dire si je le connais mal et si je suis prêt à m’entendre corrigé par ceux qui se sont réellement penchés sur son œuvre. J’ose néanmoins réagir à son dernier livre, car il y va selon moi de cette question si malaisée à résoudre et si importante à trancher : que faire face à cette catastrophe que tant de gens persistent à ignorer, à nier, à minimiser, à relativiser ou sur laquelle ils ferment tout simplement les yeux ?

Aurélien Barrau, je l’ai davantage entendu que lu. Et ce que j’en retiens surtout, c’est d’abord et avant tout deux mérites. Le premier consiste à dire la catastrophe dans toute son ampleur, sans rien euphémiser, de la documenter avec précision et de ne pas la réduire à la crise climatique. Le second a trait à tous ces comportements vertueux qui sont préconisés sur le mode « si tout le monde faisait pareil… » et dont il dénonce l’inutilité, voire la nocivité. Ne serait-ce que pour faire entendre cette voix, si discordante au milieu des dénis formels ou tacites, il s’impose de le remercier. À l’inverse des autres célébrités médiatiques - lesquelles alimentent le plus souvent des controverses dont la futilité représente une dénégation objective de l’effondrement -, il diffuse un message dont la vérité tient essentiellement à la portée et à l’urgence des choses dites.

Mais le sujet de L’hypothèse K, ce n’est pas à proprement parler la catastrophe écologique, mais plutôt la science, en ce qu’elle demeure une méthode dont il importe de savoir si elle détient ou non certaines des clés dont un avenir supportable (voire mieux encore) dépendrait.

Il existe bien des raisons de réfléchir à la science, à la place qu’elle occupe dans notre société, à son rapport à la vérité, aux craintes et aux espoirs qu’elle peut susciter, aux discours dont on dit qu’elle les inspire, à la force déterminante dont bénéficient ses découvertes. D’une manière plus générale, le souci du vrai mérite d’être évalué, alors même que la puissance des croyances irrationnelles en réduit sans cesse les occasions. Voilà qui explique combien il apparaît réjouissant qu’une réflexion nouvelle avancée par quelqu’un de compétent, peu disposé a priori à céder à l’illogisme comme au scientisme, nous soit proposée.

C’est pourtant là que je me vois contraint d’avouer ma perplexité.

D’abord, dès qu’il s’agit d’indiquer vers quoi il serait souhaitable d’aller, Aurélien Barrau use d’une syntaxe simpliste et d’un vocabulaire sibyllin propres à nourrir une espérance - celle d’enfin comprendre ce qu’il suggère -, mais qui ne débouche que sur une perpétuelle ampliation du procédé, sans jamais concrètement atterrir.
« La science ne devrait sans doute plus tenter d’échapper par tous les moyens, possibles et impossibles, à une pensée des intentions, des visées et des enjeux qui dépasse la conviction-réflexe d’une innocuité structurelle. » (p. 79)
Soit, même si, jusque-là, ça relève du vœu pieux.
« Ce qui serait […] ici pertinent consisterait à interroger sans frein la puissance “désinertielle” de toute tentative. De chaque geste, de chaque étude, de chaque élan. De tisser le sens local avec l’enjeu global. Il ne serait question que d’oser penser. D’oser penser la pensée comme un agir - le seul dont la prolifération se révèle toujours bénéfique. » (pp. 84-85)
Que comprendre ? Sinon qu’il existerait une meilleure manière de penser, liée à l’action, mais dont on aperçoit mal en quoi elle se distinguerait effectivement de celle qui a conduit aux inventions dévastatrices.
« Les sciences permettent de mieux comprendre la nature. D’en sonder les rouages. D’en souligner les stratagèmes et les fonctionnements. Mais, sauf à se focaliser sur l’anthropologie, elles échouent à conclure cette évidence : la nature n’existe pas. La dichotomie du naturel et du culturel est une invention arbitraire - et violente - de l’Occident moderne qui efface les continuités et gomme les contiguïtés. Ce que, pourtant, tous les poètes, et certains philosophes, savent depuis toujours. » (p. 124)
Et là, on ne peut pas laisser passer semblable amphigouri.

« La nature n’existe pas » ! C’est une affirmation qu’il s’impose évidemment d’argumenter. Car le concept de nature dispose d’un champ sémantique très vaste, au sein duquel bien des confusions se glissent souvent. Or, l’affirmation est simplement assortie d’une note en fin de volume qui renvoie au Par-delà nature et culture de Philippe Descola (2). C’est sans doute ce qui explique qu’il écrive « sauf à se focaliser sur l’anthropologie ». Mais l’anthropologie n’a pas unanimement suivi Descola (3), lequel n’affirme d’ailleurs pas que la nature n’existe pas ; plutôt que l’homme y est intégré comme n’importe quel vivant, contrairement à ce que le monde européen a persisté à penser depuis au moins l’Antiquité.

Il est exact que l’importante barrière que notre société a érigé entre l’homme et le reste du vivant mérite d’être abattue, ce que font volontiers de nos jours un grand nombre d’auteurs de tous horizons. Fallait-il dès lors ajouter : « Ce que, pourtant, tous les poètes, et certains philosophes, savent depuis toujours. » ?
Tous les poètes, vraiment ? Pointe là une inclination dont Barrau va en quelque sorte faire sa solution. Quant aux philosophes qui « savent depuis toujours », un seul est cité dans une note en bas de page : Baptiste Morizot, dont l’engagement écologique est patent.

Il me faut ici m’arrêter un instant, afin de rechercher chez qui Aurélien Barrau dit puiser son inspiration ou, plus précisément, de qui il se réclame. Pour ce qui est des sciences de la nature (si on peut encore les appeler comme ça), je me garderai de commenter les noms cités dans la mesure où il s’agit d’un domaine que je ne connais absolument pas. Par contre, du côté des autres auteurs mentionnés, il me semble que se dessinent des préférences assez révélatrices.

Il y a d’abord un noyau de philosophes composé principalement de Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy et Frédéric Neyrat (que cautionnent au moins partiellement Frédéric Nietzsche, Martin Heidegger, voire Henri Bergson), c’est-à-dire un courant postmoderne qui n’a guère brillé par son goût pour la vérité et la rationalité. Des esprits bien moins inquiétants sont cités, mais d’une façon qui n’est guère rassurante. De Durkheim, Barrau nous cite une phrase - « La science peut bien éclairer le monde mais elle laisse la nuit dans les cœurs » (p. 86) (4) - une phrase qui, ainsi isolée, trahit un peu la position générale de son auteur. De Georges Canguilhem, il évoque ce qu’il appelle le “paradoxe” (anormal ou normal ?) (p. 182) dont j’ose penser qu’il n’était guère fait pour se porter au secours d’une « onto-poéto-logie », barbarisme d’allure heideggérienne désignant ce qu’il faut « apprendre à aimer » et qui aurait été oublié ou effacé (p. 106). Il y a dans ces références les traces d’une philosophie que Jacques Bouveresse combattit vigoureusement en défendant les notions de rationalité et de vérité. J’ajouterai que Heidegger, auquel Barrau reconnaît le mérite d’avoir dénoncé la technique (5), a probablement bien davantage influé sur lui au départ de son insaisissable ontologie qu’en raison de ce qu’il a dit de la technique et de l’être de la technique.

Il y a ensuite les poètes, Antonin Artaud et Jean Genet, par exemple. Le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’ils n’illustrent pas la mentalité bourgeoise, ni davantage l’esprit de méthode. Serait-ce leurs errances magnifiées par le verbe qui valent ? Serait-ce leur refus du convenu qui les distingue ? Allez savoir ! Le fait est que la poésie ainsi convoquée est très sélective. Or elle va emporter à elle seule la quasi totalité de l’aspiration bienfaitrice. Car ce que Barrau entrouvre, ce qu’il recommande, c’est d’« habiter poétiquement le monde » :
« Mais que peut aujourd’hui signifier “habiter poétiquement le monde”, comme nous y enjoignait Hölderlin ? Il faut le faire. Cela, me semble-t-il, ne fait plus de doute. Mais qu’est-ce que le faire ?
Tout à l’inverse d’une posture stylistique ou d’un fantasme romantico-nostalgique, il ne peut s’agir que d’une injonction ou d’une exigence. D’une anxiété aussi. D’une angoisse, inévitablement.
Quel commun entre la lecture d’un sonnet de Ronsart et l’élaboration d’un tiers-lieu alternatif qualifié de “poétique” ?
Certainement pas la beauté. Peut-être, au contraire, une certaine manière de ne pas avoir besoin de la beauté. Ou, ce qui revient au même, un savoir-indexer-le-beau-à-l’existant. Ce qu’on pourrait encore formuler : jouer Kant contre Kant. Et Genet avec Genet.
Vagabondage à l’orée de la convenance. En lisière du licite.
 » (pp. 200-201)

Ai-je besoin de commenter ? Et qu’est-ce qui justifie de s’en tenir à cela ? L’hypothèse K, laquelle est ainsi définie (par un jeu d’analogie bâtie sur la lettre k) :
« prolifération technométastatique du cancer numéricomachinique porté par un hôte-humain hébété et engourdi mais déjà symptomatique. Croissance tue-morale. Espoir ou désir d’une thérapie bégayante qui pense l’organiciste au-delà de l’organe et la guérison par-delà la rémission. Tirant, douloureusement, les leçons d’une médecine modeste malgré elle. Lucidité kafkaïenne, maussade mais clairvoyante, comme invite à exorciser l’absurdité inertielle et objectale par une obstination fragile et poétique. Révision drastique des règles du jeu pour contrefaire une partie perdue d’avance. » (pp. 196-197)
On dirait du Guy Debord (qu’il cite ailleurs).

Je m’avoue très déçu. À quoi pouvais-je m’attendre d’autre, évidemment ? N’est pas né celui qui peut nous dire ce qui va arriver, ni celui qui peut tracer la voie à suivre pour éviter le pire. Et se réfugier dans la poésie, comprise comme un art de vivre que l’on voudrait contagieux, trahit une certaine forme de lucidité, celle qui se fonde précisément sur l’impossibilité de prévoir et d’enjoindre. Mais, du même coup, elle exhibe une chimère, celle de rendre partageable une posture qui réclame un itinéraire social et culturel rare, local et privilégié. Tout cela sans entamer directement les causes par ailleurs identifiées d’une catastrophe sans précédent. Même et surtout alors que cette esquive s’accompagne d’un dessein révolutionnaire annoncé.

Tout compte fait, c’est moins cet asile poétique qui me dérange que le jargon bien peu poétique, ce volapük d’occasion, à travers lequel Aurélien Barrau prétend conjuguer une certaine science et une certaine poésie libératrices. Ce qui nous rappelle combien les cosmologues inclinent volontiers à faire quelquefois parler les équations au-delà de ce qu’elles disent.

(1) Grasset, 2023.
(2) Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2005.
(3) Cf. par exemple Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, 2023, (que je viens de lire récemment), lequel Lahire désigne du nom de culturel - c’est-à-dire ce qui résulte du langage et ne se confond donc pas avec le social - cette caractéristique de l’humain par rapport au reste du vivant.
(4) Barrau indique qu’il a puisé cette phrase dans E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique (Payot, 2009). Je ne l’y ai pas retrouvée (dans la 20e édition PUF de 1981), sans avoir eu la patience de tout le parcourir. Reste que l’ouvrage tout entier plaide pour une rationalité qui, sans mépriser les élans du cœur, n’en accepte pas les débordements.
(5) Il fait certainement allusion à la conférence que Heidegger prononça à Munich le 18 novembre 1953 et qui fut traduite en français et publiée par Jean Beaufret sous le titre “La question de la technique” dans Martin Heidegger, « Essais et conférences, Gallimard, Tel, 1958, pp. 9-48.