mercredi 6 décembre 2017

Note de lecture : Anton Tchekhov

La steppe
d’Anton Tchekhov


Tchekhov est, par excellence, le prosateur de l’anodin. Du moins est-ce mon sentiment. Il l’est surtout parce qu’il ne décrit pas le quotidien pour situer socialement ses personnages - ainsi que l’a fait Balzac, par exemple -, mais bien plutôt pour chercher au sein même de l’accoutumé ce qui structure une vision du monde qui rejaillit sur les actes les plus familiers. À cet égard, La steppe (1) me paraît exemplaire.

J’entendais récemment Alain Finkielkraut affirmer une nouvelle fois qu’il n’avait pas d’opinions :
« Je suis affecté par le monde. Proust disait : “Les idées sont des succédanés des chagrins” (2). Moi je pense sous le coup d’un choc, d’un chagrin, d’une inquiétude. » (3)
Ce ne pourrait être vrai que si le choc, le chagrin et l’inquiétude ne rencontraient pas une idée qui leur préexiste. L’émotion n’est d’ailleurs pas le gage d’une sincérité que l’idée, voire l’opinion, n’auraient pas. Il s’agit sans doute de faire entendre que l’on ne réagit pas par systématisme, mais plutôt en se laissant imprégner par la singularité de l’événement, sans trop de préjugés. Mais ils sont pourtant là, les préjugés, et il s’agit surtout de leur imposer silence. Et, de ce point de vue, Finkielkraut a raison, même s’il feint un peu de n’avoir pas d’opinions. Il en a ; je les ai déjà rencontrées.

Cela dit, il y a bien quelque chose en-deçà de l’opinion, et quelque chose qui nous détermine profondément. Et pas seulement ce que Durkheim appelait les prénotions (4). Il y a aussi une sorte d’équilibre plus fondamental qui place ou déplace un curseur sur un mélange d’oppositions, tel par exemple celle que crée le rapport entre l’immobilité et le mouvement (5), entre l’inertie et la convulsion, entre le calme et la furie.

À nous qui vivons le plus souvent dans la furie, La steppe nous rappelle des temps qui diffèrent avant tout des nôtres par l’imprégnation de l’immobilité dans les esprits. Les choses y sont vues comme pérennes, au point qu’il faut craindre le changement, qu’il faut supporter sinon préférer l’ennui, qu’il faut aimer l’été dont la chaleur fige tout dans une ambiance au sein de laquelle les bruits et les mouvements rappellent la constance du calme. Je cite :
« Si on lève les yeux vers le ciel vert pâle constellé d’étoiles, pur de tout nuage et de la moindre tache, on comprend pourquoi l’air tiède est immobile, pourquoi la nature tout entière est aux aguets et craint de bouger : elle est figée de peur et ne voudrait pas perdre un instant de vie. La profondeur insondable et l’immensité infinie du ciel ne sont nulle part aussi sensibles qu’en mer ou dans la steppe au clair de lune. Ce ciel est effrayant, magnifique, enjôleur, il vous regarde avec langueur, il vous appelle, et sa tendresse vous fait tourner la tête. » (p. 68)

Déjà Pascal parlait de l’éternel et effrayant silence des espaces infinis (6). Mais peut-on mesurer combien ce ciel a changé depuis ? Ce que le plus souvent nous croyons à présent en savoir l’a transformé en furie. Au point que ce que Montaigne disait si lucidement sur le mouvement et son ubiquité (7) paraît aujourd’hui quelque peu naïf. Il y a, dans ce saut d’une vision marquée par l’immobilité première des choses à une vision dominée par le sentiment d’un chaos furieux, quelque chose qui explique la modification que réclame le concept de nature, depuis la version d’un milieu essentiellement fait de minéraux, de végétaux et d’animaux tels que les sens peuvent les appréhender à une conception forgée par des connaissances abstraites et qui renvoie le milieu terrestre qui nous enchante à une exception, une rareté, une singularité qui rend bien peu compte de l’ambiance générale de l’univers. Voilà ce qui peut peser sur nous, sur nos manières de penser, de réagir, simplement de vivre.

Mais revenons à La steppe. Si l’on se laisse un tant soi peu convaincre par ce qu’a pu représenter le poids de l’immobilité dans l’écriture de Tchekhov, le charme du propos grandit. Ainsi :
« On roule une heure, puis deux… On trouve sur son chemin un vieux tumulus silencieux ou un menhir placé là Dieu sait quand et par qui ; un oiseau de nuit vole sans bruit au-dessus de la terre et peu à peu renaissent dans la mémoire les légendes de la steppe, les récits des voyageurs, les contes d’une nounou originaire de ces régions, et tout ce qu’on a pu voir soi-même et ressentir en son âme. Alors la stridulation des insectes, les silhouettes mystérieuses et les tumulus, le ciel bleu, le clair de lune, le vol d’un oiseau de nuit, bref tout ce qu’on voit et qu’on entend devient un symbole de la beauté triomphante, de la jeunesse, de la plénitude des forces et d’un désir passionné de vivre ; l’âme répond à l’appel de la belle et rude patrie et on voudrait s’envoler au-dessus de la steppe avec l’oiseau de nuit. Mais il y a aussi de l’angoisse et de la tristesse dans ce triomphe de la beauté et du bonheur : on dirait que la steppe sait qu’elle est seule, que sa richesse et son pouvoir d’inspiration s’épuisent sans profit pour le reste de l’univers, puisque personne ne les chante, personne n’en a besoin […] » (pp. 68-69)
Il y a quelque chose comme une dialectique qui se construit entre la spontanéité des idées qui traversent l’esprit et l’immuabilité dont témoigne le milieu, y compris dans ses manifestations les plus changeantes. Ainsi encore :
« Iégorouchka n’avait envie de penser qu’à Varlamov et à la comtesse, surtout à cette dernière. Son cerveau brouillé de sommeil se refusait à toutes les pensées ordinaires, s’embrumait et ne retenait que les images féeriques, fantasmagoriques qui présentent l’avantage de naître d’elles-mêmes dans le cerveau sans le moindre effort de la part de celui qu’elles visitent, et de disparaître de même sans laisser de traces - il suffit pour cela de bien secouer la tête. D’ailleurs, rien de ce que Iégorouchka voyait autour de lui n’était ordinaire. À droite, c’était la masse noire des collines qui semblait cacher quelque chose de mystérieux et d’effrayant ; à gauche, le ciel inondé de telles lueurs rouges à l’horizon qu’on se demandait s’il y avait un incendie quelque part ou si c’était la lune qui s’apprêtait à se lever. Le lointain était encore visible comme dans la journée, mais la teinte mauve tendre qui l’avait coloré avait disparu, estompée par la brume crépusculaire. Toute la steppe se cachait dans l’obscurité comme les enfants de Moïse Moïsséïtch sous leur couverture.
Pendant les soirées et les nuits de juillet, on n’entend plus les cailles, les râles, ni le rossignol dans les ravines de la forêt ; les fleurs n’embaument plus. Et pourtant la steppe est encore très belle et très vivante. Il suffit que le soleil soit couché et la terre enveloppée d’ombre pour que la tristesse de la journée soit oubliée, et que tout soit pardonné. L’obscurité de la nuit lui cachant sa flétrissure, l’herbe s’anime d’un gai remue-ménage juvénile tel que jamais elle n’en connaît dans la journée ; les craquements, les sifflements, les grattements, les basses, les ténors et les sopranos de la steppe, tout cela se fond en un bourdonnement ininterrompu qui incite aux souvenirs et à la mélancolie. Cette stridulation endort comme une berceuse ; on roule à travers la steppe et on sent qu’on va s’endormir, mais soudain c’est le cri inquiet et saccadé d’un oiseau qui ne dort pas encore, ou un bruit indéfinissable rappelant une voix humaine, comme un “aaah” d’étonnement, et voilà le sommeil qui quitte les paupières. Ou encore on passe devant un ravin avec des arbustes et on entend cet oiseau que les habitants de la steppe appellent le “spliouk” crier à quelqu’un “spliou, spliou ! spliou !” tandis qu’un autre - c’est un hibou - rit aux éclats ou sanglote comme une femme hystérique. Pour qui crient-ils et qui les écoute dans cette vaste plaine, Dieu seul le sait, mais leur cri est lourd de tristesse et de plainte. Ça sent le foin, l’herbe séchée, les fleurs tardives, et cette odeur est épaisse, douceâtre et tendre.
 » (pp. 66-67)

La durée des choses imprime en chacun une échelle qui structure l’angoisse d’être peu. Qu’à présent la transformation inéluctable qui frappe tout nous conduise souvent à un tourment dont la première marque est qu’il ne peut être lui-même que passager n’aggrave guère le désarroi né à d’autres moments de l’immobilité du reste. Tchekhov en témoigne :
« Quand on regarde longtemps la profondeur du ciel, sans en détacher les yeux, les pensées et les sentiments se rejoignent inexplicablement dans une sensation de solitude infinie. On se sent soudain irrémédiablement seul. Tout ce qui nous était proche et familier nous devient terriblement étranger et indifférent. Si on reste seul en présence des étoiles millénaires, du ciel et des ténèbres, énigmatiques et indifférents à la courte destinée humaine, si on essaie de comprendre leur signification, on ne peut être qu’angoissé par leur mutisme et on songe inévitablement à la solitude qui attend chacun de nous dans la tombe. Notre existence même paraît alors désespérée et effrayante… » (pp. 96-97)

Et alors, même sous le poids de l’immuable, plane l’empreinte du changement :
« Pendant le repas, la conversation fut générale. À les écouter parler Iégorouchka conclut que ses nouveaux compagnons, si différents par l’âge et le caractère, avaient tous un trait commun qui les rendait semblables ; ils avaient tous eu un passé merveilleux et leur présent à tous était détestable. Tous sans exception parlaient de leur passé avec émerveillement et de leur présent avec horreur. Le russe aime se souvenir, il n’aime pas vivre. Mais Iégorouchka ne le savait pas encore ; aussi, avant même d’avoir terminé sa soupe, il était profondément convaincu que les hommes qui étaient réunis autour de la marmite étaient les victimes de l’injustice et de la dureté du sort. Pantéléi racontait qu’autrefois, quand il n’y avait pas encore de chemin de fer, il convoyait des chariots à Moscou et Nijni-Novgorod et gagnait tellement d’argent qu’il ne savait qu’en faire. Et les marchands qu’il y avait dans ce temps-là, et le poisson ! Et comme tout était bon marché ! Depuis, les routes avaient raccourci, les marchands étaient devenus avares, le peuple s’était appauvri, le prix du blé avait monté. Tout avait terriblement rapetissé et rétréci. » (pp. 93-94)

Je doute qu’il faille ne voir là que le simple lieu commun de la nostalgie des ainés, ni davantage une illustration du principe héraclitéen du Πάντα ῥεῖ. C’est autre chose, ou peut-être les deux à la fois : la rencontre de l’esprit et du réel, le premier ne pouvant rattraper le second.

Je ne doute pas un seul instant qu’il soit possible (et assurément souhaitable) de lire bien d’autres choses dans La steppe. Et celui qui n’y verrait que de la tendresse humaine aurait certainement saisi l’essentiel, tant Tchekhov, par la façon qu’il a de toujours taire la gloire des ambitieux, ne désigne l’estimable que dans la sincérité la plus discrète qui soit.

(1) Anton Tchekhov, La steppe. Histoire d’un voyage, trad. par Olga Vieillard-Baron, Flammarion, 2017.
(2) Marcel Proust, Le temps retrouvé t. 2, Gallimard, 1927, p. 57. Voici la citation, telle qu’il me semble préférable de la compléter pour bien en saisir le sens : « Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble que l’élément premier ce soit l’idée, et le chagrin seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d’abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de suite des joies. » [N.D.R.]
(3) Ces mots furent prononcés sur France 2 lors de l’émission “On n’est pas couché” du 25 novembre 2017, émission généralement assez détestable, car on y cultive - comme dans bien d’autres émissions de débats du même genre - la polémique superficielle, poussée jusqu’à l’affrontement agressif, sinon jusqu’à l’insulte. Je m’étais d’ailleurs dit, apprenant qu’il y avait été invité : « Une fois de plus, que va-t-il faire dans cette galère ? » Or, il est amusant de constater qu’il s’est permis d’y rappeler certains propos admirables de Camus, lorsque celui-ci prônait l’exercice paisible de la disputatio, lorsqu’il suggérait d’entendre l’avis contraire comme une invitation à douter du sien (cf. la conférence prononcée le 15 mars 1945 et publiée dans Actuelles I ; en voici le passage vers lequel Finkielkraut renvoyait, un passage inspiré par le contexte que l’on sait, mais si pertinent aujourd’hui :
« À la haine des bourreaux, a répondu la haine des victimes. Et les bourreaux partis, les Français sont restés avec leur haine en partie inemployée. Ils se regardent encore avec un reste de colère.
Et bien, c’est de cela que nous devons triompher d’abord. Il faut guérir ces cœurs empoisonnés. Et demain, la plus difficile victoire que nous ayons à remporter sur l’ennemi, c’est en nous-mêmes qu’elle doit se livrer, avec cet effort supérieur qui transformera notre appétit de haine en désir de justice. Ne pas céder à la haine, ne rien concéder à la violence, ne pas admettre que nos passions deviennent aveugles, voilà ce que nous pouvons faire encore pour l’amitié et contre l’hitlérisme. Aujourd’hui encore, dans quelques journaux, on se laisse aller à la violence et à l’insulte. Mais alors, c’est à l’ennemi qu’on cède encore. Il s’agit au contraire et pour nous de ne jamais laisser la critique rejoindre l’insulte, il s’agit d’admettre que notre interlocuteur puisse avoir raison et qu’en tout cas ses raisons, même mauvaises, puissent être désintéressées. Il s’agit enfin de refaire notre mentalité politique.
 »
(4) Cf. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, Quadrige, 1981, pp. 31 et ss., ainsi que les commentaires qu’en donnent Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron in Le métier de sociologue troisième éd. [1968], Mouton, La Haye, 1980, pp. 27-29 et 124-129.
(5) Cette opposition eut le statut de question fondamentale au sein de la philosophie antique grecque, et plus particulièrement au cours des VIe, Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ.
(6) Pascal, Pensées, Lafuma, Seuil, 1962, 201, p. 110.
(7) « Le monde n’est qu’une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. » (Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 844-845)