lundi 18 septembre 2017

Note de lecture : Lucien François

Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs
de Lucien François


A priori, il faut se réjouir que soient publiés des livres qui plaident pour que le raisonnement rationnel retrouve dans l’univers de la pensée une place qui lui a été victorieusement contestée depuis plusieurs décennies. Et s’il s’agissait de conforter le camp de la rationalité au détriment de celui des adeptes des explications irrationnelles, il n’y aurait aucune hésitation à avoir : le livre de Lucien François (1) mériterait d’être salué comme une saine réaction qu’il convient d’approuver.

Mais il s’agit moins de choisir un camp que de s’interroger sur les voies qui permettent de démêler le vrai du faux (2). Or, il y a place pour un usage rationnel de la raison qui en corrige ses propres dérives. Parmi celles-ci, il y a le sentiment que des arguments rationnels donnent à l’opinion que l’on partage la couleur de la vérité, même si ce n’en est jamais que la couleur. Et c’est ce que je voudrais expliquer, en me fondant sur l’un ou l’autre exemples puisés dans ce livre.

Il n’y a quasi rien des opinions que Lucien François défend que je ne puis partager. Et je trouve même que plusieurs d’entre elles sont bonnes à exposer dans le contexte d’aujourd’hui. Mais une opinion vaut par les raisons qui la justifient. Et c’est à ce niveau que commence mon désaccord. Car si un argument irrationnel se suffit à lui-même et doit craindre d’être contrarié, l’argument rationnel - quant à lui - se doit d’accepter le péril d’une mise en cause, faute de quoi il pourrait fort bien secourir un constat erroné. C’est que le réel est changeant et n’a avec la raison - même avec la raison - d’autre lien que celui qu’on lui prête. Montaigne déjà en faisait la remarque :
« Pour juger des apparences que nous recevons des subjets, il nous faudroit un instrument judicatoire : pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration : pour verifier la demonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’establira sans une autre raison : nous voylà à reculons jusques à l’infiny. » (3)
Et il ajoutait :
« Finalement, il n’y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects : Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse : Ainsin il ne se peut establir rien de certain de l’un à l’autre, et le jugeant et le jugé, estans en continuelle mutation et branle. Nous n’avons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si, de fortune, vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu’il vouloit tenir et empoigner. Ainsi feu que toutes choses sont subjectes à passer d’un changement en autre, la raison qui y cherche une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanant : par ce que tout ou vient en estre et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit nay. » (4)

Soyons nous-mêmes mesurés : il ne s’agit pas de mettre Lucien François en procès, mais seulement d’attirer l’attention sur quelques arguments qui - selon moi - desservent les opinions défendues en ce qu’ils trahissent davantage le désir d’avoir raison que celui d’élucider les raisons de chacun. Et soyons modestes : j’exprime une façon de voir qui repose elle-même sur un doute quelque peu systématique (5) que l’on peut très raisonnablement dénoncer. Il ne me paraît néanmoins pas inutile de s’y arrêter un instant, ne serait-ce que pour évoquer ce que je me permettrai d’appeler un abus de logique.

Il est évidemment important de chercher à être logique et cohérent. Mais il faut, je crois, se garder d’attribuer à la logique des vertus qu’elle n’a pas. Il ne suffit pas, en effet, de raisonner de façon logique pour prétendre avoir un accès clairvoyant au réel et moins encore pour se forger des certitudes. L’agencement harmonieux des représentations que l’on se fait des faits et la cohérence des jugements que l’on porte sur eux ne garantissent en aucune façon une opinion juste. Tout au plus leur absence et leurs défaillances permettent-elles de douter plus que jamais des opinions les moins argumentées

Disant tout cela, je semble donner des leçons. Assurément pas. Je me contrains simplement à justifier l’étonnement dans lequel m’ont plongé certains des raisonnements que Lucien François utilise pour faire valoir son point de vue, un point de vue que par ailleurs - je l’ai déjà dit - je partage pour l’essentiel.

J’irai d’emblée à ce qui m’a porté au comble de l’étonnement.

Dans ce qu’il appelle les « aspects pratiques » du problème de l’existence de Dieu, Lucien François se propose « d’user d’arguments de bon sens », puis « d’indiquer les raisons pour lesquelles [il croit] utile d’inciter le public à en discuter et de multiplier ainsi les échanges entre personnes de convictions différentes. » (pp. 23-24) Or, alors qu’il expose ce qu’il appelle les « aspects théoriques » du même problème, c’est-à-dire les « problèmes logiques » (p. 14), il écrit ceci :
« […] certains noms propres au sens grammatical ne sont pas des noms propres logiques mais seulement, comme dit Bertrand Russel, des “descriptions déguisées”. Ainsi “Homère” ne nomme généralement pas un individu dont l’existence nous est connue mais, par raccourci, un concept, à savoir celui d’auteur, quel qu’il soit, de l’Iliade et de l’Odyssée. C’est d’une façon analogue qu’il faut entendre le mot Dieu car il ne peut fonctionner comme nom propre authentique, en tout cas dans un débat entre croyants et non croyants, pas plus qu’il n’y aurait de sens à désigner un objet à un aveugle en le lui montrant du doigt. Le croyant pour qui “Dieu” serait un nom propre au sens logique présupposerait l’existence de Dieu et ne pourrait donc prétendre débattre avec un sceptique, qui ne partage pas le même présupposé. Un tel débat n’est possible qu’en passant par un concept : la question “croyez-vous en Dieu ?” n’a de sens que si le vocable “Dieu” est, comme “Homère”, au lieu d’un nom propre authentique, le simple nom de code d’un concept que l’on peut définir. » (pp. 19-20 ; c’est moi qui souligne)

Pourquoi diable Lucien François décide-t-il que le « croyant pour qui “Dieu” serait un nom propre au sens logique présupposerait l’existence de Dieu et ne pourrait donc prétendre débattre avec un sceptique » ? Je crains que ce soit parce qu’il juge que celui-ci se révèle hermétique à la logique. Mais qu’en est-il ? Que celui-là ne puisse approuver sa logique, c’est probable. Cependant, rien ne permet d’affirmer qu’il n’use pas de la logique sur la base de prémisses différentes, voire qu’il estime que la question n’est pas une affaire de logique. Est-ce suffisant pour l’exclure du débat ? Celui-ci risque en ce cas de ne rassembler que des incroyants et des croyants sur le point de perdre leur foi.

Mes objections pourraient sembler spécieuses, j’en suis conscient. Aussi vais-je imaginer la posture possible d’un croyant qui se veut respectueux de la logique, comme de la raison.

Est-il déraisonnable de considérer que le monde est opaque et que les efforts qu’il est possible de faire pour en élucider la nature et son fonctionnement n’aboutiront dans le meilleur des cas qu’à des approximations très partielles, peu aptes à satisfaire tout désir d’en connaître le fin mot ? Probablement pas. Dès lors, compte tenu du caractère éphémère de la vie et de l’incapacité dans laquelle tout un chacun se trouve de lui donner un sens en rapport avec ce que l’on peut en savoir, il existe de bonnes raisons d’entretenir le désir de vivre en adhérant à une conception qui ne doit rien ni au réel, ni à quelqu’expérience que ce soit, ni davantage au moindre raisonnement fondé sur des faits, mais qui, au contraire, doit tout à la volonté de croire. Bien loin d’être le résultat d’hypothèses plus ou moins fragiles et bien loin aussi d’être la conclusion de quelque argumentation déductive ou inductive que la raison pourrait ébranler, cette conception choisit d’acquiescer non pas à une théorie, à une hypothèse ou à je ne sais quelle conjecture, mais à un dessein qui, à tout le moins, assouvira le désir de vivre. Le credo des croyants peut donc être autre chose que l’affirmation d’une croyance justifiable. Il peut quelquefois être la déclaration d’une volonté de croire en dépit de toute autre considération. Et cette posture n’a rien de déraisonnable ; elle obéit même à une logique qu’il serait malaisé de prendre en défaut. En pareil cas, Dieu n’est pas une hypothèse, ni une « description déguisée », moins encore un « présupposé » ; c’est bel et bien un « nom propre authentique » qui désigne celui à qui il est volontairement choisi de s’en remettre.

Ai-je besoin de le dire, je ne partage pas ce credo. Mais je me garderai bien de l’accuser d’irrationalisme ou d’illogisme. Il me suffit de considérer qu’il me paraît possible de vivre sans ce remède et que le caractère volontaire de l’adhésion qu’il suppose pourrait n’être qu’une illusion. (6)

La foi de Lucien François en la logique me semble quelquefois le conduire à s’imaginer que ce qui ne s’aligne pas sur celle qu’il développe en serait dépourvu. Le passage que je me suis permis de commenter n’en est pas le seul signe. Dans une note en bas de page, il range parmi ce qu’il appelle « des monstres logiques » la définition suivante : « est un être ou phénomène surnaturel celui qui a lieu alors que son apparition n’est pas possible sous l’empire des seules lois de la nature » (p. 22). Si cette définition semble contenir une contradiction, c’est parce qu’elle use de mots (être, phénomène) habituellement liés à une appartenance au tout, c’est-à-dire à la nature, alors même que ce qu’ils désignent échapperait à celle-ci. Mais le sens de la définition n’a en lui-même rien de contradictoire, puisqu’il s’agit précisément d’évoquer des choses ou des événements suscités par une cause qui n’appartient pas au monde réel, telle une puissance divine. Nul n’est bien sûr contraint de croire à l’existence de pareils êtres ou phénomènes, mais il serait bien malaisé de démontrer leur impossibilité absolue. La définition n’est donc en rien un monstre logique ; elle rend compte d’une hypothèse que bien des esprits - dont je suis - préfèrent ne pas admettre la validité.

Un dernier exemple : alors qu’il envisage d’ébranler l’argument selon lequel l’existence de Dieu se déduirait de la nécessité que tout ait une cause, à commencer par le monde lui-même, Lucien François affirme : « Personne n’a jamais vu une cause. » (c’est moi qui souligne) Et d’ajouter : « C’est notre esprit qui en suppose l’intervention pour s’expliquer ce que nous voyons. » (p. 14) Aurait-il décidé de battre en brèche tous les concepts abstraits dont la pensée use - la sienne davantage que le commun, peut-être - pour être formulée ? Ou aborderait-il ainsi la question philosophique de la causalité qui a déjà fait couler tant et tant d’encre ? Voici ce qu’il objecte à l’argument discuté :
« […] cet être [Dieu], lui, ne serait pas causé : la nécessité invoquée ne serait donc pas absolue. Quant à soutenir qu’il n’avait pas à être causé ou qu’il s’est causé lui-même (causa sui), s’il est logiquement possible de dire cela de lui, pourquoi de lui seulement ? De plus, si les sciences raisonnent comme si tout avait une ou plusieurs causes, qu’elles cherchent à découvrir, ce n’est peut-être là, précisément, qu’un comme si : un présupposé utile pour démêler les relations qui sont entre les choses. Ne suffit-il pas de se demander, pour chaque fait, s’il en est d’autres auxquels il apparaît comme toujours lié et de quelle manière se présente cette relation ? »
Mais enfin, la relation d’un fait avec d’autres, n’est-ce pas une bonne définition de la cause ? Comment ne pas supposer que cette charge contre la causalité n’a d’autre fonction que de contester le caractère logique d’un argument avancé par certains de ceux qui croient ? (7)

Il ne me semble pas contestable que les croyances religieuses, comme bien d’autres d’ailleurs, charrient énormément d’irrationalité, une irrationalité dont elles se plaisent souvent à faire l’éloge, ne serait-ce qu’implicitement. Mais, pour autant, la foi n’est pas par nature irrationnelle. Vouloir établir l’illogisme de la foi rappelle bougrement toutes ces argumentations qui, jadis, s’efforcèrent de démontrer l’irrationalité de l’athéisme. Je me garderai de prétendre que personne n’a jamais vu une logique. Simplement, j’incline à croire que pour défendre les outils conceptuels qui fondent ce que l’on appelle la raison, il ne faut pas leur attribuer des vertus heuristiques qui favorisent nos opinions. Il convient plutôt d’accepter que ces outils fragilisent nos habitudes de pensée.

(1) Lucien François, Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs, Académie royale de Belgique, Coll. Académie de poche, 2017.
(2) Je dois à Lucien François de préférer cette expression à toutes celles qui usent du mot vérité pour définir l’objectif.
(3) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 638.
(4) Ibid., p. 639.
(5) En exergue du chapitre de son livre consacré au “problème de l’existence de Dieu”, Lucien François cite Renan : « Le doute est un hommage que l’on rend à la vérité » (p. 13). Sauf le respect que je porte à Renan, comme à Descartes d’ailleurs, il s’agit en l’occurrence - précisément comme chez Descartes - d’un doute qui s’exerce à l’égard de ce que l’on juge faux et qui cautionne d’une certaine manière ce que l’on juge vrai. Le doute montanien est d’une autre force, car il s’oblige à déranger ce qui est cru vrai.
(6) Le problème de l’existence d’une volonté chez l’homme me semble plus inextricable encore que celui de l’existence de Dieu. Mais il s’agit là d’une opinion personnelle qui ne vaut pas argument dans l’examen que je me permets des propos de Lucien François. Il vaudrait dans un débat avec des croyants, débat qui selon moi ne devrait supporter aucune exclusive et aurait pour bénéfice non pas de convaincre les divers adversaires, mais plutôt de permettre à chacun de faire son profit des arguments des autres.
(7) La rationalité et la logique ont très longtemps servi à étayer la thèse de l’existence de Dieu. Saint Anselme et Descartes, pour n’évoquer que les plus connus de ceux qui crurent fonder l’existence de Dieu en raison, n’ont pas failli à la logique. Ils l’ont mise au service d’une hypothèse qui avait leur préférence. Et c’est aussi le cas de Philon d’Alexandrie ou de Maître Eckhart - peut-être davantage encore - en ce qu’ils ont poussé la cohérence jusqu’à évoquer Dieu par le biais de ce qu’il n’est pas.


Autres notes sur Lucien François :
« Que pense l’équipage ? » de Marc Jacquemain in Le droit sans la justice.
Préface au Cap des tempêtes
À propos des faits et des valeurs

1 commentaire:

  1. Mon attention vient d’être attirée sur le fait que l’exposé dont est tiré le premier chapitre du livre de Lucien François (auquel ma note est essentiellement consacrée) a fait l’objet d’une vidéo qui est visible ici, et qu’une interview de l’auteur sur le même sujet est également visible ici.

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