mardi 29 novembre 2016

Note sur une œuvre : Noam Chomsky

Noam Chomsky

Est-il possible d’étudier l’activité politique avec une rigueur telle que l’on puisse espérer en comprendre les constantes et les particularités ? Rien a priori ne semble l’exclure, si ce n’est que le domaine relève des sciences sociales, avec toutes les spécificités d’un objet qui se confond avec l’observateur et porte notamment sur des opinions. Pourtant, le plus souvent, la science politique, telle qu’elle est pratiquée dans le milieu académique, a depuis longtemps cédé aux démons conjugués du commentaire spontané, de la prévision prophétique et du journalisme immédiat (1). Et que dire alors de ceux qui s’y risquent alors même qu’ils ne peuvent justifier que de compétences étrangères à la chose ? Personne peut-être n’illustre aussi parfaitement cette gageure que Noam Chomsky.

Il ne convient évidemment pas de se prononcer sur la sincérité de Chomsky lorsque celui-ci énonce des thèses politiques qui font de la grande finance internationale et de la puissance des États-Unis d’Amérique les principaux responsables des conditions pénibles auxquelles sont confrontés les déshérités du monde ; ni même sur le bien-fondé de ces opinions. Ce qui mérite d’être observé - en l’occurrence - ce sont les diverses spéculations et prises de position dont Chomsky s’est fait une spécialité dans de multiples livres et interviews et qui lui ont valu une renommée dépassant très largement celle qu’il doit à ses travaux en linguistique. Or, que connaît-il de ce dont il parle ? Rien de plus que ce que tout un chacun peut espérer en savoir, alors même qu’il n’a ni l’idée ni les moyens de mettre en œuvre le début d’une étude critique des causes et des effets dont dépend le devenir politique, économique et social du monde.

On me répondra peut-être que Chomsky a le droit - comme tout un chacun - d’exprimer des opinions politiques et de les argumenter, d’autant que, après tout, politologues et journalistes ne font rien d’autres ni ne prennent davantage de précautions que lui lorsqu’ils se piquent d’emballer leurs opinions dans ce qu’un de mes amis a l’habitude d’appeler ironiquement des considérations distinguées. Seulement voilà : Chomsky arc-boute la diffusion de ses opinions sur sa stature de chercheur reconnu, ce qui représente une usurpation d’autorité. Il est peu de choses aussi détestables que cette propension qu’ont certains savants à user du respect qu’inspire la renommée d’intégrité intellectuelle de leur parole pour formuler, dans des domaines qui ne sont pas de leur compétence, des conjectures spontanées qui le disputeraient souvent aux propos de comptoir échangés par des consommateurs éméchés. Bien mieux : Chomsky défend âprement cette parole militante de l’intellectuel et montre du doigt ceux qui se taisent.

Chomsky s’est vu entraîné dans de nombreuses polémiques publiques. À propos de celle qui porte sur le rôle des intellectuels et de leur engagement politique, il a inspiré une attitude qui va jusqu’à dénoncer le silence de ceux qui savent. (2) Là aussi, certains seraient tentés de s’exclamer : c’est la moindre des choses. Oui, mais on n’aperçoit pas ce qui distingue la dénonciation de crimes d’une idéologie partisane qui se complaît volontiers à qualifier de la sorte ce qui ne mérite précisément pas de l’être « by moral standards ». Ce qui signifie que cet engagement ne convainc que les convaincus. Ce qui signifie aussi que l’effet que pourrait avoir la protestation occasionnelle face à un crime patent (qui est réellement la moindre des choses que l’on puisse attendre d’un intellectuel comme de quiconque) est grandement annihilé dès lors qu’elle émane d’un activiste dont la protestation est devenue un mode de vie.

Je n’évoquerai pas les différentes proclamations étonnantes (3) qui valurent à Chomsky des réactions indignées, y compris parmi certains de ses partisans, si ce n’est pour illustrer sa capacité à l’erreur dans le domaine politique, erreur qui sanctionne une attitude et qui dissuade de le prendre au sérieux. La question de savoir s’il avait tort ou raison dans tel ou tel cas est d’assez peu d’importance ; le fait est qu’il parle pour convaincre et n’y parvient pas, allant même jusqu’à susciter un rejet général d’opinions qui pouvaient, à l’occasion, contenir une part importante de vérité. (4)

Si je me tourne à présent vers l’œuvre de Chomsky dans le domaine de la linguistique (dont je m’empresse de dire que je ne suis pas un spécialiste), un contraste me frappe. Car cette œuvre est construite contre ce que je suis tenté d’appeler des objectivismes, le behaviorisme d’une part et le structuralisme de l’autre. Ce que Chomsky propose, dès 1957, c’est d’envisager le langage comme une faculté qui doit ses principales caractéristiques à des formes partiellement innées. À l’époque - beaucoup moins aujourd’hui, fort heureusement -, l’affirmation d’innéité est regardée par les intellectuels de gauche avec une très grande méfiance, l’influence du milieu, l’acquis, restant considéré comme l’origine la plus probable du comportement humain. Voir le langage comme quelque chose qui doit principalement ce qu’il est à des potentialités performatives inscrites dans la physiologie du cerveau présente donc un contraste étonnant avec ce que deviendront les engagements politiques de Chomsky.

Le point de départ de l’hypothèse ainsi formulée est le constat que les langues - aussi différentes puissent-elles nous apparaître - partagent en fait certaines homologies profondes qui laissent croire qu’elles ne se sont pas construites et n’ont pas évolué au hasard de contingences phonétiques ou syntagmatiques. L’hétérogénéité que semble nous offrir les langues ne serait qu’apparente et superficielle. Voilà ce qui expliquerait l’extraordinaire facilité avec laquelle un enfant apprend sa langue maternelle, à savoir cette prédisposition cérébrale qui confère à toute langue, quelle qu’elle soit, une forme qui n’a rien d’arbitraire. Ce sont ces règles premières auxquelles s’applique le nom de grammaire générative et transformationnelle.

La façon dont je viens ainsi de présenter l’hypothèse linguistique de Chomsky - à laquelle il apporta continûment de nouvelles modalités explicatives (tel le programme minimaliste en 1995) - est honteusement sommaire. Je n’ai ni les compétences ni ici l’espace nécessaire pour m’engager plus avant dans les nombreux travaux qu’il a articulé sur cette hypothèse. En fait, mon but en l’occurrence est surtout de montrer tout l’intérêt de cette approche, en ce qu’elle s’engage sur le terrain très malaisément explorable de la spécificité du langage humain. Est-il en effet question plus interpellante que celle des conditions dans lesquelles ce langage a été rendu possible, des caractéristiques qui lui confèrent sa spécificité et de l’impact qu’il a pu avoir sur l’animal humain ? Et, à n’en pas douter, il s’agit d’une question au fumet nettement philosophique.

Outre l’importance de la question posée, il faut également saluer les efforts que Chomsky a consentis pour analyser en quoi les langues offriraient - principalement au niveau de leurs structures profondes - de quoi alimenter des éléments de preuve propres à consolider son hypothèse première. Sur ses discussions avec des philosophes tels que Quine, Davidson, Putnam et Searle, il me semble qu’il y a lieu d’être plus circonspect, même si je dois avouer d’emblée n’en avoir pas étudié toutes les argumentations. Il faut dire qu’il y a chez Chomsky une certaine propension à se positionner à l’égard des propositions philosophiques sur la seule base de leur impact sur sa propre théorie du langage. On en a eu un exemple dès ses débuts, alors qu’il rend hommage à Descartes d’une façon quelque peu étonnante, séduit qu’il semble alors par la thèse de l’animal-machine. Dans une conférence donnée à Berkeley en 1967, il dit notamment ceci :
« Un point particulièrement crucial dans le contexte est le très grand intérêt pour les potentialités et les capacités des automates, problème qui a intrigué l’esprit du XVIIe siècle autant qu’il intrigue le nôtre. J’ai mentionné ci-dessus qu’on commence lentement à percevoir qu’une faille significative, plus précisément un gouffre béant, sépare le système de concepts dont nous saisissons assez bien le sens, d’une part, et la nature de l’intelligence humaine, d’autre part. Une telle perception est à la base de la philosophie cartésienne. Descartes arriva aussi, dès le début de ses recherches, à la conclusion que l’étude de l’esprit nous confronte à un problème de qualité de complexité et non pas seulement de degré de complexité. Il pensait avoir montré que l’entendement et la volonté, les deux propriétés fondamentales de l’esprit humain, impliquent des capacités et comportent des principes que même le plus complexe des automates ne peut pas réaliser. » (5)
Il ajoutait, parlant de certains des continuateurs de Descartes :
« Les cartésiens essayaient de montrer que même si on affine, on clarifie et on pousse à la limite la théorie des corps, elle reste encore incapable de rendre compte de faits évidents à l’introspection et qui nous apparaissent également lorsque nous observons les actions des autres. En particulier, elle ne peut rendre compte de l’emploi normal du langage humain, de même qu’elle ne peut expliquer les propriétés fondamentales de la pensée. Il devient par conséquent nécessaire d’invoquer un principe entièrement nouveau, en termes cartésiens, de postuler une seconde substance dont l’essence est la pensée, accolée au corps, avec ses propriétés essentielles d’étendue et de mouvement. Ce principe nouveau a un “aspect créateur” qui est clairement mis en évidence dans ce que nous pouvons désigner comme “l’aspect créateur de l’utilisation du langage”, la faculté spécifiquement humaine d’exprimer des pensées nouvelles et de comprendre des expressions de pensée nouvelles dans le cadre d’un “langage institué”, produit culturel soumis à des lois et à des principes qui lui sont en partie propres et qui reflètent en partie des propriétés générales de la pensée. Ces lois et ces principes, affirme-t-on, ne sont pas formulables en termes de concepts, même les plus généraux et les mieux élaborés, propres à l’analyse du comportement et de l’interaction des systèmes physiques, et ils ne sont pas réalisables par un automate, fût-il le plus complexe. En fait, Descartes affirmait que la seule indication certaine qu’un autre corps possède un esprit humain au lieu d’être un simple automate, c’est son aptitude à utiliser le langage de façon normale. Et il arguait que cette aptitude ne peut être décelée chez l’animal ni chez l’automate qui, sous d’autres aspects, montrent des signes apparents d’intelligence supérieurs à ceux de l’homme, même si un tel organisme ou une telle machine pouvait être aussi pleinement doté que l’homme des organes physiologiques nécessaires pour produire le discours. » (6)

Même si on tient compte de l’époque déjà ancienne où ces mots furent prononcés, il est difficile de ne pas y voir une forme assez étrange de naïveté. Car enfin, ce qui est à l’origine du dualisme de Descartes, c’est d’abord et avant tout l’élection divine dont l’homme serait le bénéficiaire, alors que le dualisme chomskyen représente au contraire le principe originaire dont découleraient la nature quasi extra-corporelle du langage et ses capacités créatrices. J’ai le sentiment qu’en creusant cette différence fondamentale, on en viendrait à se demander ce qui a poussé Chomsky à se réclamer de Descartes. C’est également ce que suggère la conférence qu’il a prononcée en 1968 sous le titre “Philosophie et linguistique” (7) et au cours de laquelle il manifesta le désir de résoudre la question de savoir si c’est la philosophie qui pouvait aider les recherches en linguistique ou si ce ne serait pas plutôt la linguistique qui pouvait faire progresser la philosophie.

Somme toute, Chomsky offre une excellente occasion de mesurer combien il est utile de ne jamais aborder une œuvre sur le mode du tout ou rien. L’approche critique réclame de faire la part de chaque propos, de chaque attitude, sans jamais présumer que l’un ou l’une puisse révéler la vérité des autres. Il est trop patent que l’homme est complexe et contradictoire que pour se satisfaire d’un jugement global, à tout le moins lorsqu’il s’agit de quelqu’un de qui on attend une hauteur de vue propre à le distinguer du commun.

(1) Cette dérive doit beaucoup à une marée (« une marée de merde » comme l’appelait Simon Leys en s’inspirant de Flaubert) qui submerge les universités et qui tend à subordonner leur financement à une orientation des recherches dans le droit fil des attentes des milieux d’affaires et des opinions les plus médiatisées.
(2) Cf. à ce sujet Stanley Cohen, States of Denial : Knowing about Atrocities and Suffering of Others, Polity Press, 2001 : « Intellectuals who keep silent about what they know, who ignore the crimes that matter by moral standards, are even more culpable when their society is free and open. They can speak freely, but choose not to. » p. 286.
(3) J’ai en tête des polémiques telles celles qu’il suscita en 1977 à propos du Cambodge ou en 1979 à propos de l’affaire Faurisson.
(4) Par exemple, lorsqu’on parcourt un livre comme How the world works (Pinguin Books, London, 2011) qui rassemble quatre textes (“What Uncle Sam Really Wants”, “The Prosperous Few And The Restless Many”, “Secrets, Lies And Democracy” et “The Common Good”), on est frappé par l’assemblage qu’il offre de constats difficilement contestables et leur idéologisation au sein d’une doctrine qui, pour le moins, laisse sceptique.
(5) Noam Chomsky, Le langage et la pensée, trad. par Jean-Louis Calvet et Claude Bourgeois, Éd. Payot & Rivages, 2012, p. 38.
(6) Ibid., pp. 39-40.
(7) Ibid., pp. 283-338.

mardi 1 novembre 2016

Note de lecture : Jacques Bouveresse et Valéry

De la philosophie considérée comme un sport
de Jacques Bouveresse


Les éditions Agone de Marseille ont créé une collection - intitulée “Cent mille signes” - qui ambitionne de « redonner ses lettres de noblesse à la brochure, au livret, à l’opuscule et répondre ainsi aux temps de lecture et aux digestions incompatibles avec les pavés dans un monde où l’imagination née de l’écrit est toujours plus recouverte d’images à courte vue » (deuxième de couverture). L’idée me paraît intéressante, même si la lecture de textes relativement courts ne peut évidemment remplacer l’immersion dans une œuvre.

Je m’en suis procuré un, celui de la plume de Jacques Bouveresse consacré à un texte déjà publié en décembre 2013 dans la revue Littérature et intitulé : De la philosophie considérée comme un sport (1).

On sait tout l’intérêt que Jacques Bouveresse manifeste depuis longtemps pour Paul Valéry. Je dois confesser que cela ne m’avait pas encore incité à le lire, retenu sans doute par sa réputation d’antidreyfusard actif, peut-être aussi par une stupide rancune envers celui qui, lorsqu’il prit séance à l’Académie française, méprisa subtilement Anatole France, peut-être encore par le sentiment mal étayé d’une certaine arrogance. Mais j’ai trouvé dans ce petit opuscule de quoi éveiller un intérêt dont je m’interroge sur la force : sera-t-elle suffisante pour que j’envisage de le lire plus amplement ? Vais-je m’immerger dans l’œuvre de Valéry ? L’enjeu n’est pas tant d’éveiller de la curiosité à l’égard d’un auteur renommé que de choisir d’y consacrer un temps dont je prive d’autres auteurs qui pourrait peut-être m’apporter davantage.

Je voudrais fournir quelques exemples de passages du texte de Bouveresse qui ont éveillé en moi quelque chose comme un appétit de lire Valéry.

Ceci d’abord :
« Dans le questionnement philosophique, le mot, qui ne devrait être justement qu’un moyen et un instrument, “se change en énigme, en abîme, en tourment de la pensée” (*1). Une idée à laquelle Valéry tenait particulièrement et sur laquelle il est revenu sans cesse est que “Nous ne comprenons les autres, et […] nous ne nous comprenons nous-mêmes, que grâce à la vitesse de notre passage par les mots. Il ne faut point s’appesantir sur eux, sous peine de voir le discours le plus clair se décomposer en énigmes, en illusions plus ou moins savantes.” (*2) Dans la philosophie, et au degré le plus extrême dans la métaphysique, le mot présente l’inconvénient de ne plus fonctionner comme un passage que nous devons emprunter et franchir le plus rapidement possible pour accéder à ce qui nous importe réellement, mais essentiellement comme un retardeur et un obstacle qui, tout en excitant et en exaspérant de façon torturante le désir de comprendre, rend tout simplement impossible la compréhension. C’est à un petit nombre de mots qui possèdent au plus haut point ce genre de pouvoir, et tout particulièrement à l’un d’entre eux, que la philosophie doit pour l’essentiel son existence : “Déification du verbe être, voilà la moitié de la philosophie.” (*3) » (pp. 12-13)

Et aussi ceci :
« C’est ma vie même qui s’étonne, et c’est elle qui me doit fournir, si elle le peut, mes réponses, car ce n’est que dans les réactions de notre vie que peut résider toute la force, et comme la nécessité, de notre vérité. La pensée qui émane de cette vie ne se sert jamais avec elle-même de certains mots, qui ne lui paraissent bons que pour l’usage extérieur : ni de certains autres, dont elle ne voit pas le fond, et qui ne peuvent que la tromper sur sa puissance et sa valeur réelle.” (*4)
Il va sans dire que des mots comme “vie”, dans des passages de cette sorte, doivent être écrits avec une minuscule et utilisés d’une façon qui ne peut susciter aucun besoin de s’interroger sur ce qu’ils disent. Valéry mentionne précisément le mot “Vie” (avec majuscule), de même que celui de “Temps”, comme faisant partie de ceux qui ont une tendance particulière à nous faire croire qu’ils ont plus de sens que de fonctions et également plus de valeur que de sens véritable. Il dit aussi que “toute philosophie où le mot
vie est explicateur est nulle à ses yeux”. (*5) Il ne peut donc s’agir, dans le passage cité, de l’utiliser philosophiquement pour expliquer une chose qui aurait besoin de l’être. » (pp. 26-27)

Et encore ceci :
« Revenant après coup sur la façon dont il avait procédé […] dans la rédaction de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894), [Valéry] écrit : “L’embarras de devoir écrire sur un grand sujet me contraignit à considérer le problème et à l’énoncer avant que de me mettre à le résoudre. Ce qui n’est pas, en général, le mouvement de l’esprit littéraire, lequel ne s’attarde pas à mesurer l’abîme que sa nature est de franchir”. (*6)
C’est probablement dans la philosophie que l’abîme est à la fois le plus grand et franchi avec le plus de témérité (ou d’inconscience). Valéry n’hésite pas à caractériser la philosophie comme étant “le lieu des problèmes que l’on ne sait pas énoncer”. (*7) Mais le fait qu’on ne sache pas les énoncer ne dissuade pas le philosophe de se croire néanmoins capable de les résoudre et de chercher à donner l’impression de l’avoir bel et bien fait. Valéry parle à ce propos d’une ruse qui permet à l’être humain de faire passer l’art avec lequel il réussit à exprimer les questions insolubles pour une réponse qui leur est donnée :
“L’homme est si malin que ses pensées sans réponse il a trouvé le moyen de leur répondre et de tromper la douleur que lui font des questions insolubles… par l’art de les exprimer. Pendant qu’il fabrique les belles phrases, les sombres développements, pendant qu’il se bâtit une pure et savante prison logique, la souffrance et la peur se changent en ressource de son orgueil, et s’oublient profondément à se regarder.” (*8)
Une remarque très suggestive, que Valéry fait presque comme en passant, dans les
Cahiers, à propos de la métaphysique, est que ses problèmes “sont les problèmes de la sensibilité qui prennent le langage de l’intellect”. (*9) Une façon de comprendre cette affirmation pourrait être de dire que, dans le questionnement métaphysique, l’humiliation et la souffrance que la résistance invincible des questions insolubles inflige à la sensibilité sont surmontées par la transformation subreptice de la difficulté en un problème que l’intellect peut traiter en donnant une impression de supériorité et de maîtrise qui constitue pour l’esprit, à défaut d’une solution réelle, au moins une sorte de satisfaction d’amour-propre et de revanche sur le sort. » (pp. 28-30) (2)

Et puis ceci aussi :
«  Il se pourrait […] que le problème qui est supposé constituer la question métaphysique par excellence, celui de l’existence, soit lui-même dépourvu de sens, parce qu’exister est une fonction dont l’exercice, pour l’existant, ne pourrait être que compliqué et compromis, et non pas amélioré, par la compréhension de ce qu’elle est. Peut-être nous faut-il admettre que : “L’existence n’est pas compatible avec la connaissance ou la connaissance des conditions de l’existence : elle ne supporte pas le raccourci d’elle-même - ni le tableau de la faiblesse, du hasard, de l’inutilité ; ni le prolongement des prévisions et des raisonnements. / D’où une Religion mit au bout de l’existence une autre existence satisfaisante et comme condition - souffrir celle-ci” (*10) » (p. 38)

J’aurais pu citer encore d’autres passages du texte de Bouveresse. Pour ne pas allonger la présente note, je vais me contenter (même si je recule généralement devant les courtes citations) de deux phrases :
« “Des gens oublient dans la démence leur personnalité ; ils conservent un Moi ; aussi inexistant, si vous voulez, et aussi nécessaire que l’est, par exemple, le centre de gravité d’une bague.” (*11) » (p. 43)
« […] ce qui n’existe que moyennant un nom n’est guère qu’un nom” (*12) » (p. 45)

Alors voilà ! Est-ce là suffisant pour surmonter mes préjugés et me plonger dans son œuvre ?

Pour surmonter mes préjugés, sûrement. D’autant que pareille opinion préconçue ne mérite rien d’autre - en toute hypothèse - que d’être dépassée. Il n’existe aucun auteur renommé de qui on ne puisse rien apprendre, aussi détestables soient certains de ses jugements, de la même manière qu’il n’existe aucun auteur qui ne soit critiquable, aussi acceptables que soient la plupart de ses positions et de ses manières. Tout cela sans jamais oublier que les appréciations en cause peuvent se révéler erronées, aussi bien lorsqu’on s’attache à les croire très fondées.

Alors que je me posais ces questions, j’ai parlé de Valéry avec un ami que je savais assez remonté contre lui. Et il m’a expliqué que, de tout ce qu’il reprochait à Valéry, ce sont les bêtises qu’il aurait proférées à propos de Pascal qu’il lui pardonne le plus difficilement. Je me suis empressé d’aller lire ces bêtises : un texte de 1923 sollicité par La revue hebdomadaire à l’occasion du troisième centenaire de la naissance de Pascal et un commentaire de ce même texte, publié en 1930 sous le titre “Variation sur une pensée”. La pensée en question n’est rien d’autre que ce célèbre « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye » (3) Valéry y voit un poème (et non une pensée) et juge Pascal insincère en la circonstance, car il évoquerait une frayeur en contradiction avec sa foi. Valéry a notamment écrit ceci :
« Cette phrase, dont la force de ce qu’elle veut imprimer aux âmes et la magnificence de sa forme ont fait une des paroles les plus fameuses qui aient jamais été articulées, est un Poème
et point du tout une
Pensée.
Car
Eternel et Infini sont des symboles de non-pensée. Leur valeur est toute affective. Ils n’agissent que sur une certaine sensibilité. Ils provoquent :
la sensation particulière de l’impuissance d’imaginer.
Pascal introduit dans la littérature l’usage ou l’abus de ces termes, très bons pour la poésie, et qui ne sont bons que pour elle.
Il en compose une disposition symétrique, une sorte de
figure d’équilibre formidable, à l’écart de laquelle il place en opposition, (et comme l’homme isolé, perdu dans les cieux insignifiant et pensant) son : M’EFFRAYE. Observons comme tout l’inhumain qui règne dans les Cieux est établi, représenté par cette forme de grand vers, dont le mots de même fonction s’ajoutent et se renforcent dans leurs effets : substantif et substantif, silence avec espace ; épithète avec épithète : infini étale éternel.
Ce vaste vers construit l’image rhétorique d’un système complet en soi-même, un “UNIVERS”…
Quant à l’humain, à la vie, à la conscience, à la terreur, cela tient dans un rejet : M’EFFRAYE.
Le poème est
parfait. » (4)
Et il a aussi écrit ceci :
« On s’est diverti, d’abord, à faire observer que le sentiment général des hommes religieux en présence du ciel nocturne, pur tout ensemencé d’étoiles, est merveilleusement contraire à celui que nous dit ressentir Pascal.
Ils voient Dieu dans ce vide semé de feux.
Ils l’entendent. Le silence éternel leur sonne un concert éclatant de louanges universelles.
Mais cependant que la considération de la nuit les excite, les exalte à ce point, pages, juifs ou chrétiens, elle accable, elle opprime Celui
qui avait déjà trouvé (*13)
Le fait n’est pas contestable. Le contraste est évident. Ce désaccord si manifeste doit signifier quelque chose.
Je sais bien que le ciel de Pascal n’est plus le Ciel des anciens enthousiastes.
Copernic et Kepler sont venus ; et Galilée. La Terre dans le ciel devient fort peu de chose. L’homme n’est plus au centre du Tout. On commence de trouver difficile à penser que ce Tout est créé pour lui, qu’il est l’objet d’une attention privilégiée de la Toute-Puissance. Au ciel revu par les lunettes et corrigé par la nouvelle astronomie, Pascal découvre de son côté de nouvelles raisons de craindre.
Il ne voit rien dans le monde dont il ne sache extraire son poison. Il en tire des cieux. Il est affreusement avide de tout ce qui le déprime, incapable de s’abstraire de son intérêt personnel. Il ne peut accepter de n’être que ce qu’il est. Il ne lui suffit pas d’être Pascal… Qui sait s’il n’a pas trop profondément et amèrement ressenti la gloire de
Des Cartes, dont il a constamment essayé d’abaisser les mérites et de railler les grands espoirs ; et si une pointe de jalousie atroce, une épine secrète dans son cœur…
Le commencement de son entreprise de destruction générale des valeurs humaines se trouve peut-être dans quelque souffrance particulière de son amour de soi. Il est des rivaux si redoutables qu’on ne les peut ravaler qu’en rabaissant toute l’espèce.
 » (5)

Ai-je besoin de dire en quoi cela me semble, à moi aussi, très affligeant ? Toutes les Pensées tendent évidemment à fonder la confiance placée en Jésus sur l’hypothèse première que Dieu n’existe pas. Eternel et Infini, des symboles de non-pensée ! Faut-il pousser loin le désenchantement du langage pour en arriver là : des « non-noms », somme toute ! Que serait donc un langage inapte à désigner l’inconnu ? En l’occurrence, la qualification de poème semble surtout là pour asseoir la thèse de l’insincérité. D’autant que l’éloge empoisonné d’un Pascal ciselant ses phrases voue son œuvre entière aux immondices.

Pour ne pas rester sur cette impression, j’ai lu encore Monsieur Teste : La soirée, La lettre de Madame Émilie Teste et les Extraits du Log-book (6). Pour le dire d’un mot, je suis troublé par cette espèce de vanité à la puissance dix qui amène Valéry à dresser le portrait d’un homme dont les qualités seraient à ce point voilées aux autres qu’elles ne pourraient se traduire que par un respect à jamais inexpliqué. Il y a incontestablement des choses intéressantes dans cette tentative, des choses sur lesquelles je ne puis actuellement m’appesantir, tant une autre me préoccupe. Et cette autre, c’est l’hypothèse - actuellement malaisée à écarter d’un seul coup d’un seul - que Jacques Bouveresse, dans De la philosophie considérée comme un sport, aurait sélectionné des extraits qui oblitèrent un peu l’ambiguïté de Valéry : derrière celui qui refuse de se laisser entraîner par les mots, il y aurait peut-être l’ambitieux cherchant à trouver dans sa propre pensée une hauteur apte à ne voir les autres que du dessus.

Tout cela est incertain, oscillant et insuffisamment étayé. Je n’en parle que pour indiquer combien il me semble parfois malaisé d’entreprendre une lecture assez complète d’un auteur. Et combien aussi, il s’impose de remettre sans cesse en cause ses propres jugements antérieurs, lesquels représentent continûment de sérieuses entraves à l’examen un tant soit peu lucide des œuvres.

(1) Jacques Bouveresse, De la philosophie considérée comme un sport, Agone, Cent mille signes, Marseille, 2015.
(*1) Paul Valéry, Œuvres, Gallimard, La pléiade, vol. 1, 1957, p. 1317.
(*2) Paul Valéry, Op. cit., p. 1318.
(*3) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 620.
(*4) Paul Valéry, Œuvres, Gallimard, La pléiade, vol. 1, 1957, p. 1319.
(*5) Paul Valéry, Op. cit., p. 1317.
(*6) Paul Valéry, Op. cit., p. 1153.
(*7) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 587-8.
(*8) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 533-4.
(*9) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 575.
(2) En lisant ceci, je dois avouer avoir eu immédiatement Heidegger en tête.
(*10) Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, IV, p. 303.
(*11) Paul Valéry, “Lettres à Albert Coste”, Op. cit., p. 269.
(*12) Paul Valéry, Cahiers, XVII, p. 23.
(3) Pascal, Pensées, Lafuma, Seuil, 1962, 201, p. 110.
(4) Paul Valéry, Œuvres, tome I, Librairie générale française, 2016, p. 788.
(*13) « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé » (Pensées, Le livre de poche, p. 579). [Lafuma, 919, p. 367]
(5) Paul Valéry, Œuvres, tome I, Librairie générale française, 2016, p. 792 et p. 794.
(6) Ibid., pp. 995-1051.

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