mardi 29 décembre 2015

Note de lecture : Emmanuelle Loyer

Lévi-Strauss
de Emmanuelle Loyer


À mes yeux, le premier mérite de la biographie de Claude Lévi-Strauss écrite par Emmanuelle Loyer (1), c’est d’offrir à comprendre les liens étroits existant entre le déroulement d’un vie et l’évolution de la pensée qui l’accompagne. Que le XXe siècle ait pu voir éclore en son sein un esprit tel le sien témoigne de ce que, malgré ces bien sombres opinions qui l’ont déterminé et auxquelles nous devons tant d’horreurs, il y eut aussi de quoi inspirer des efforts pour mettre au centre de toute préoccupation, de toute réflexion et de toute action le seul élément stable de la condition dont la pensée est sortie : la vie. Dans un discours prononcé en 1962, Lévi-Strauss disait ceci :
« Dans ce monde plus cruel à l’homme, peut-être, qu’il fut jamais ; où sévissent tous les procédés d’extermination, les massacres et la torture, jamais désavoués sans doute, mais dont nous nous complaisions à croire qu’ils ne comptaient plus simplement parce qu’on les réservait à des populations lointaines qui les subissaient, prétendait-on, à notre profit, et en tout cas, en notre nom ; maintenant que, rapprochée par l’effet d’un peuplement plus dense qui rapetisse l’univers et ne laisse aucune portion de l’humanité à l’abri d’une abjecte violence, pèse sur chacun de nous l’angoisse de vivre en société ; c’est maintenant, dis-je, qu’exposant les tares d’un humanisme décidément incapable de fonder chez l’homme l’exercice de la vertu, la pensée de Rousseau peut nous aider à rejeter une illusion dont nous sommes, hélas, en mesure d’observer en nous-mêmes et sur nous-mêmes les funestes effets. Car n’est-ce pas le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine, qui a fait essuyer à la nature elle-même une première mutilation, dont devait inévitablement s’ensuivre d’autres mutilations.
On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain : on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion.
 » (2)

Il y a dans ce texte une forme de sagesse à laquelle je n’ai cessé d’adhérer toujours davantage, comme si les dérives du monde le plus contemporain - celui dont Lévi-Strauss en vint à dire dans ses vieux jours qu’il n’était plus le sien - en confirmaient la grande pertinence, comme si aussi le refus sceptique de la métaphysique qu’il suppose m’apparaissait plus que jamais pertinent. Devrais-je schématiser ma propre conception des problèmes ainsi soulevés, je dirais ceci : l’homme est un animal qui ne vaut ni plus ni moins que n’importe quel autre animal ; le langage qui structure sa pensée lui vaut autant - sinon davantage - d’inconvénients que d’avantages et ne le prédispose nullement à une hauteur morale que les autres animaux incorporent d’autant plus aisément qu’ils ne se posent pas cette question, qu’elle leur est inconnue ; l’humanisme né au XVIe siècle - en réaction contre la fides implicita de la scolastique aristotélicienne - a propagé des idées de liberté de pensée, de rationalité, de tolérance et de curiosité qui n’ont cependant pas mis l’humanité à l’abri de la barbarie, bien au contraire ; ce constat désolant s’explique par le caractère illusoire des mérites et qualités dont l’homme s’est ainsi prévalu et par l’évolution technique et démographique qu’a engendrée cette curiosité nouvelle ; l’autre n’a pas à être collectivement jugé dans ses différences, faute de quoi on en vient vite à le traiter comme ce lombric regardé comme répugnant sur lequel on met le pied.

Lévi-Strauss - l’histoire de sa vie le révèle - a nourri cette conception des choses alors qu’il se distanciait de la politique et de la métaphysique. Le livre de Loyer fournit l’occasion de le vérifier.

Commençons par le politique. La question est d’importance parce que l’on entend aujourd’hui affirmer que les Français souffrent d’une crise du politique, une crise en rapport avec l’avènement d’une société dépolitisée (3). La méfiance généralisée qui accable les responsables politiques en serait le symptôme le plus flagrant. Et comment alors ne pas s’interroger sur le rôle des intellectuels qui ont les premiers déserté le politique ? Interroger à ce sujet en 1989, Lévi-Strauss énonce sans détour ce qui l’a conduit à pareille attitude. À la question « Vous semblez fuir tout ce qui a trait à la politique » , il répond : « Oui, je le fuis. J’ai beaucoup fait de politique à la SFIO étant jeune. Mais je me suis trompé à double titre. Premièrement avec l’idée qu’il suffisait de bien raisonner et d’avoir les idées claires pour concevoir et réaliser la société idéale. Deuxièmement, j’étais pacifiste en 1938. Quand on s’est trompé à ce point là, il n’y a plus qu’une chose à faire : se taire pour le restant de sa vie. » (4)

Emmanuelle Loyer pense néanmoins que sa posture n’est pas aussi radicale que ces propos pourraient le laisser penser :
« […] peut-être qu’il ne faut pas croire Lévi-Strauss lorsqu’il affirme avoir renié son socialisme de jeunesse et définitivement quitté l’arène politique. […] Lévi-Strauss est moins en retrait de la politique qu’il ne contribue à reconfigurer l’espace du politique à un autre niveau. Certes, il n’est pas un intellectuel “engagé” et se refuse à l’être. Cette démarcation spectaculaire avec le grand modèle du temps implique, chez lui, une nouvelle manière de penser l’articulation entre le politique et le savant, tributaire du bouleversement apporté depuis un siècle par l’arrivée de nouvelles sciences de l’homme dans le champ de la pensée politique. Une certaine “pudeur” l’éloigne également de la posture revendicatrice et prophétique de l’intellectuel, une réticence à expliciter tous les enjeux et les conséquences de ses thèses, un certain sens de l’énigme et de la référence voilée. Face au modèle, de fait aristocratique, qui institue la représentation par une minorité autoproclamée (les intellectuels) des opinions de la majorité, Lévi-Strauss promeut une manière d’être savant dans la Cité beaucoup plus démocratique et plus confiante dans la capacité de jugement de ses membres. Souvent consulté, il prend soin de ne jamais parler au nom de personne.
Intellectuel activement “désengagé”, l’ethnologue “intervient” moins par la signature en bas de manifestes que par la grenade explosive que l’enquête ethnographique lui permet de dégoupiller à l’encontre d’un humanisme satisfait qui devient sa principale cible.
 » (pp. 587-588)
Citant la longue interview donnée à Didier Eribon en 1988 au cours de laquelle Lévi-Strauss avoue : « […] je ne me sens pas responsable du salut de mes contemporains » (5), Loyer poursuit :
« Défection scandaleuse, et caractéristique du refus épidermique de Lévi-Strauss de parler au nom de qui que ce soit. C’est évidemment un désaveu net de la qualité de l’intellectuel tel qu’il s’est constitué à la fin du XIXe siècle comme médiateur des fins de l’Histoire, comme défenseur du juste et du bien, et plus tard, comme représentant privilégié des opprimés. Toute cette histoire héroïque largement française, de Voltaire à Sartre, en passant par Zola, Lévi-Strauss la balaie d’une revers de main » (p. 589)
Et elle cite cet autre extrait de l’interview d’Eribon :
« J’estime que mon autorité intellectuelle, dans la mesure où on m’en reconnaît une, repose sur la somme de travail , sur les scrupules de rigueur et d’exactitude, qui font que, dans des domaines limités, j’ai peut-être acquis le droit qu’on m’écoute. Si je m’en prévaux pour juger des questions que je ne connais pas ou que je connais mal, je commets un abus de confiance. » (6)

On sait combien l’ethnologie fut souvent complice de la colonisation avant de basculer majoritairement, dès les années 50, dans l’anticolonialisme.
« Là encore, Lévi-Strauss se distingue au sein de sa discipline. Avec Race et histoire, il a rompu avec la logique de la “mission civilisatrice” et le soubassement intellectuel du colonialisme de façon bien plus éclatante que n’importe quelle signature de pétition ne le permettra jamais. Et pourtant, s’il n’est pas du côté des anciens colons, il se méfie des nouveaux États émergents de l’indépendance, imbus d’une notion de progrès qu’il a critiquée, et sans doute plus hostiles encore à ses propres populations “arriérées”. C’est pourquoi, durant toute cette période, tout en étant lu comme un auteur profondément en phase avec les luttes de la décolonisation, il s’abstient de tout soutien et de toute prise de position publique : “ Il y a là un contresens…” » (p. 595)
« Il y a là un contresens » est le début d’une citation que je ne reproduis pas telle que Loyer la livre, parce qu’elle l’ampute d’une partie fort importante à mes yeux. Voici l’extrait tel qu’il me semble utile d’en fixer le début et la fin pour qu’il conserve tout son sens :
« D.E. : Vos travaux et notamment les textes que nous venons de mentionner [Race et histoire et Tristes tropiques] ont souvent été interprétés comme parallèles aux mouvements de décolonisation. Qu’en pensez-vous ?
C.L.-S. : Je lis cela de temps à autre. J’ai même lu récemment que le succès de
Tristes tropiques était lié à la montée du tiers-mondisme. Il y a là un contresens. Les sociétés dont je prenais la défense ou dont je m’efforçais d’être le témoin sont encore plus menacées par le tiers-mondisme qu’elles ne l’étaient par la colonisation. Les gouvernements des pays qui ont conquis leur indépendance après la dernière guerre n’ont aucune bienveillance envers les cultures dite attardées qui existent encore en leur sein. Il y a une seconde raison dont l’aveu vous paraîtra peut-être cynique : je ne me penche pas sur des hommes, mais sur des croyances, des coutumes et des institutions. Je défends donc ces petits peuples qui entendent rester fidèles à leur mode de vie traditionnel, à l’écart des conflits qui divisent le monde moderne. Ceux qui sortent de cet état et prennent parti dans nos conflits posent des problèmes politiques et même géopolitiques ; chacun sait qu’en cette matière, les cas de conscience se situent rarement d’un seul côté.
D.E. : Vous vous méfiez davantage du tiers-mondisme que de la colonisation ?
C.L.-S. : Le colonialisme fut le péché majeur de l’Occident. Toutefois, sous le rapport de la vitalité et de la pluralité des cultures, je ne vois pas qu’avec sa disparition on ait fait un grand bond en avant.
 » (7)

« je ne me penche pas sur des hommes, mais sur des croyances, des coutumes et des institutions » ! Cette phrase - que Loyer n’a pas jugée utile de conserver - a évidemment l’apparence d’une provocation. Mais, en fait, elle indique très clairement ce qui motive principalement les explications qui précèdent et, plus généralement, la distance prise avec la politique, fût-elle géopolitique. C’est que la préoccupation principale de Lévi-Strauss est de tenter d’expliquer le fonctionnement de l’esprit humain. Rappelons-nous ce qu’il écrivait dans le “Finale” de L’homme nu :
« À la suite des sciences physiques, les sciences humaines doivent se convaincre que la réalité de leur objet d’étude n’est pas tout entière cantonnée au niveau où le sujet la perçoit. Ces apparences recouvrent d’autres apparences qui ne valent pas mieux qu’elles, et ainsi de suite jusqu’à une nature dernière qui chaque fois se dérobe, et que sans doute nous n’atteindrons jamais. Ces niveaux d’apparence ne s’excluent pas, ne se contredisent pas les uns les autres, et le choix qu’on fait de chacun ou de plusieurs répond aux problèmes qu’on se pose et aux propriétés diverses qu’on veut saisir et interpréter. Libre au politique, au moraliste et au philosophe d’occuper l’étage jugé par eux seul honorable et de s’y barricader, mais qu’ils ne prétendent pas y enfermer tout le monde avec eux et interdire, pour s’attaquer à des problèmes distincts des leurs, d’agir sur la tourelle du microscope, changer le grossissement, et faire ainsi apparaître un objet autre derrière celui dont l’exclusive contemplation les ravit. » (8)
Et Lévi-Strauss, parlant plus précisément de ses recherches relatives aux mythes, ajoute ceci :
« Derrière le reproche mensonger d’avoir appauvri les mythes se cache un mysticisme larvé, nourri du vain espoir qu’un sens caché derrière le sens se révèle, pour justifier ou excuser toutes sortes d’aspirations confuses et nostalgiques qui n’osent pas s’exprimer. À moi aussi sans doute, le domaine de la vie religieuse apparaît comme un prodigieux réservoir de représentations que la recherche objective est loin d’avoir épuisé ; mais ce sont des représentations comme les autres, et l’esprit dans lequel j’aborde l’étude des faits religieux suppose qu’on leur refuse d’abord toute spécificité.
Il faut en prendre son parti : les mythes ne disent rien qui nous instruise sur l’ordre du monde, la nature du réel, l’origine de l’homme ou sa destinée. On ne peut espérer d’eux nulle complaisance métaphysique ; ils ne viendront pas à la rescousse d’idéologies exténuées. En revanche, les mythes nous apprennent beaucoup sur les sociétés dont ils proviennent, ils aident à exposer les ressorts intimes de leur fonctionnement, éclairent la raison d’être de croyances, de coutumes et d’institutions dont l’agencement paraissait incompréhensible de prime abord ; enfin et surtout, ils permettent de dégager certains modes d’opération de l’esprit humain, si constants au cours des siècles et si généralement répandus sur d’immenses espaces, qu’on peut les tenir pour fondamentaux et chercher à les retrouver dans d’autres sociétés et dans d’autres domaines de la vie mentale où on ne soupçonnait pas qu’ils intervinssent, et dont, à son tour, la nature se trouvera éclairée.
 » (9)

Les « idéologies exténuées » dont parle là Lévi-Strauss - celles qui s’abreuvent de métaphysique - ne sont assurément pas aussi exténuées qu’il a pu le penser en 1971. Mais son propos montre bien par quel souci il a concomitamment congédié la politique et la métaphysique, tout préoccupé qu’il était d’un fonctionnement de l’esprit humain dans ce qu’il a d’universel et d’intemporel. La langue et la culture ne sont que des modalités d’un esprit qui enferme dans ses virtualités les états de conscience dont nous sommes naïvement convaincus qu’ils sont le premier canal de la connaissance.

« Que sais-je ? » a écrit Montaigne sur les poutres de sa librairie. Il y a quelque chose qui ressemble à de l’arrogance chez celui qui prétend donner un sens à une croyance en déniant celui que lui confèrent les croyants, Spinoza l’a éprouvé. La position de Lévi-Strauss est plus qu’inconfortable. Issu des rangs du colonisateur, armé d’une méthode propre à sa société, il en vient à chercher une raison d’être aux croyances de peuples si différents de lui là surtout où ceux qui y adhèrent ne veulent pas la chercher. Mais sa démarche n’est faite que de modestie : modestie de l’homme dans un univers qui donne la mesure de son insignifiance ; modestie de l’esprit humain dans son inaltérable animalité ; modestie personnelle dans la vanité de l’historicisme ; modestie personnelle encore dans le flot des prétentions politiques et des préjugés communs ; modestie personnelle enfin face à l’aveuglement auquel condamne l’actualité.

La biographie écrite par Emmanuelle Loyer - de laquelle je n’ai presque rien dit - nous livre un homme qui a voulu s’attaquer à des questions que la philosophie se réservait par le seul truchement de la rigueur scientifique, c’est-à-dire débarrassées de ce qu’il jugeait être des représentations… « comme les autres ».

(1) Emmanuelle Loyer, Lévi-Strauss, Flammarion, Grandes biographies, 2015.
(2) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Plon, 1966, p. 53. Ce texte est partiellement cité par Emmanuelle Loyer dans sa biographie (pp. 607-608).
(3) Ce sont les mots de Dominique Schnapper, par exemple (prononcés sur France Culture lors de l’émission La grande table du 25 décembre 2015).
(4) Le quotidien de Paris, 2 octobre 1989.
(5) Claude Lévi-Strauss & Didier Eribon, De près et de loin, suivi d’un entretien inédit “Deux ans après”, Éd. Odile Jacob, Points, 1990, p. 131.
(6) Ibid., p. 219.
(7) Ibid., p. 213.
(8) Claude Lévi-Strauss, L’homme nu, Plon, 1971, pp. 570-571.
(9) Ibid., p. 571.

Autres notes sur Lévi-Strauss :
Claude Lévi-Strauss
Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest d’Imbert
Le père Noël supplicié
Claude Lévi-Strauss est mort
À propos d’une analogie
Claude Lévi-Strauss de Marcel Hénaff
La fin de la suprématie culturelle de l’Occident
...ce que nous apprend la civilisation japonaise
L’autre face de la lune
Trois des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss de Georges Charbonnier
De Montaigne à Montaigne
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson

mardi 15 décembre 2015

Note de lecture : Monique Lévi-Strauss

Une enfance dans la gueule du loup
de Monique Lévi-Strauss


En 1954, Claude Lévi-Strauss a épousé Monique Roman en troisièmes noces. Sur les circonstances de leur rencontre (1), elle ne livre que ceci (2):
« En septembre [1949], les Lacan m’invitèrent à dîner, au 5, rue de Lille, avec Laurence Bataille, la fille aînée de Sylvia, Balthus et Claude Lévi-Strauss. Ce dernier ayant soutenu sa thèse, Pierre Bérès lui avait confié la direction d’une collection de livres ethnographiques aux Éditions Hermann. Lévy-Strauss demanda à Lacan s’il connaissait quelqu’un capable de lire les épreuves d’un livre écrit par un couple d’ethnologues australiens, les Berndt, sur les aborigènes. Le livre, rédigé en anglais, avait été imprimé en France, mais les délais étaient trop courts pour qu’on envoie par avion en Australie les épreuves à corriger. Jacques lui répondit : “Vous êtes assis à coté d’une personne qui s’acquittera au mieux de cette tâche.” Après ce premier contact, Claude me demanda de lui traduire des textes allemands. Deux ans plus tard nous décidâmes de vivre ensemble. » (pp. 212-213)

Monique Roman est née en 1926 d’un père belge et d’une mère juive, elle-même née à Londres. Son père eut l’étrange idée de partir travailler en Allemagne en 1939, ce qui lui a valu de vivre la guerre « dans la gueule du loup ». Pourquoi s’intéresser à son témoignage ? Je ne puis nier que ce qui m’y incita, ce fut d’abord qu’elle était l’épouse de Claude Lévi-Strauss. Il est malaisé de résister à l’envie d’en savoir un peu sur la vie intime d’un personnage dont l’œuvre nous porte à croire qu’il mit beaucoup d’intelligence à concevoir la vie et à mener la sienne. Et le choix qu’il fit de la partager avec Monique Roman, de surcroît la troisième, déporte la curiosité sur elle.

C’est sa rencontre avec Maurice Olender qui nous a valu de lire ce récit des années d’adolescence passées en Allemagne nazie, comme elle contribua également beaucoup à la publication de lettres de son mari à ses parents (3). Sa discrétion naturelle ne l’aurait probablement pas conduite à franchir le pas seule. Elle écrit :
« J’étais rentrée en France en 1945, et les épisodes que je venais de vivre bouillonnaient dans ma tête, j’aurais aimé en discuter. Personne pour m’écouter. » (p. 12)

A-t-on assez mesuré combien, lors des années d’après-guerre et bien longtemps après encore, le silence sur les horreurs de la guerre fut la règle ? On peut tenter de l’expliquer de différentes façons : le caractère incroyable des sévices subis, une indifférence antisémite aux malheurs des juifs, les dérives injustifiables de l’épuration comme celles même du combat contre l’Allemagne, le désir des vainqueurs d’écrire l’histoire sous la forme d’une épopée, la honte d’un temps marqué par des privations et des souffrances déshumanisantes, l’envie de passer à autre chose, etc. Et lorsque vint le temps d’un souvenir adapté à l’ampleur du désastre, l’éloignement avait progressivement rangé cette époque ancienne dans les aberrations de l’histoire, celles qui sont précisément normalisées par leur longue antériorité. Pourtant, malgré tout ce que l’on a à présent écrit d’intelligent sur le totalitarisme, l’engouement populaire pour la démagogie brutale de l’égoïsme et surtout pour les hâbleurs impudents qui la propagent, de même que l’indifférence à l’égard des barbaries lointaines, n’ont pas faibli. Même la fâcheuse inclination à qualifier de fascistes ou de nazis ceux que l’on soupçonne d’être insuffisamment progressistes participe à brouiller les analyses et à celer les ressorts de cet exclusivisme ravageur qui fait tant tort à la vie.

Le témoignage de Monique Lévi-Strauss n’a rien de décisif. Il n’ambitionne d’ailleurs pas de démontrer quoi que ce soit. Mais il nous emmène sur place, là, au milieu du peuple allemand asservi, partagé entre la peur et les dogmes imbéciles, démoralisé par les bombardements, courbé devant l’arrogance, le mensonge et la cruauté. Et le caractère souvent prosaïque des faits rapportés donne à toucher à ces réalités que des jugements généraux et théoriques ont si souvent voilées.

On entend volontiers affirmer qu’il ne faut plus jamais ça (expression qui fut rapidement réutilisée pour divers litiges récents), mais ne s’agit-il pas de s’interroger d’abord sur ce qui incite tant de gens à basculer dans l’irrespect de l’autre ? C’est probablement avant tout le mensonge qui crée la croyance et la peur collectives dont se nourrissent les idéologies pernicieuses. Et l’on fait si peu pour apprendre aux jeunes à démasquer le mensonge. À quoi bon enseigner les valeurs d’égalité, de solidarité et de respect (comme en ont l’ambition les cours de citoyenneté imaginés récemment) si l’on ne transmet pas les moyens de confondre ceux qui s’en revendiquent pour obtenir le soutien dont leur ambition à besoin ? À quoi bon prôner l’entraide si l’on ne rend pas attentif au sort fait à celle-ci lorsqu’elle est circonscrite ? À quoi bon faire l’éloge de la générosité lorsqu’on ne met pas en garde contre ceux qui gagnent tout à s’enorgueillir de la pratiquer pendant que ceux qui devraient en bénéficier restent perdants ? La politique couche avec le mensonge. Les jeunes auxquels on cache cette fatalité restent des proies faciles face aux démagogues. Et lorsqu’un politique choisit d’affirmer ces valeurs et que le souci de sa propre carrière en fait fi, il exhibe un mensonge - facilement repérable, celui-là - qui donne du poids aux démagogues exclusivistes. Il n’est pas établi qu’il ne soit pas possible d’agir en politique en restant à l’abri de cette pente fatale ; mais il est exclu qu’il soit possible d’en juger sans conserver à cet égard une méfiance de tous les instants.

Une des choses trop souvent négligée, c’est d’apprendre à juger prioritairement les gens sur leurs actes, leur comportement, particulièrement dans les circonstances les plus quotidiennes, avant même de les juger selon leurs discours, leurs croyances affichées, leurs opinions proclamées, leurs adhésions revendiquées. Par exemple, je serais personnellement assez enclin à débattre avec les jeunes du personnage de François Mitterrand, de l’admiration et des illusions qu’il a suscitées, du respect mêlé de crainte dont il a su faire usage, des moyens qu’il a utilisé pour se hisser au faîte du pouvoir, et puis des comportements qui furent les siens, de ses mensonges, de son cynisme, de sa cruauté. Le cas me paraît à tout prendre aussi exemplaire - quant à la nature de la politique - que celui de Hitler. (4)

Monique Lévi-Strauss, pour sa part, ne tire aucune conclusion générale des peurs et des souffrances qu’elle a dû endurer durant son adolescence. Elle raconte. Voici un exemple de faits rapportés, non certes parmi les plus instructifs, mais assurément pas des moins étranges :
« Un matin, pendant les derniers jours de ma scolarité, je croisais devant l’église le directeur du lycée, dignitaire du parti national-socialiste toujours vêtu de l’uniforme. En tant qu’élève, j’aurais dû le saluer d’un Heil Hitler ! le bras droit levé. Pour éviter de faire le geste et prononcer les paroles, je mis dans ma bouche le quignon de pain sec que je gardais dans ma poche comme coupe-faim. En signe de respect, j’inclinais la tête. Pendant la récréation, je fus appelée chez le directeur. La peur au ventre, j’entrais pour la première fois dans son bureau. Le luxe de cette pièce contrastait avec la sobriété de l’établissement qui conservait un caractère monacal. Couverts de boiseries les murs encadraient une baie vitrée donnant sur la forêt. Sur une épaisse moquette bleu vif, reposaient deux fauteuils club gainés de cuir fauve. Le directeur, debout devant la fenêtre, derrière son bureau, fumait un gros cigare dont la fumée s’était stabilisée à mi-hauteur de la pièce. Il me pria de m’asseoir et me fit un cours sur les règles de la politesse. Ainsi, j’étais devenue eine junge Dame, une jeune dame (j’allais avoir dix-huit ans), c’était donc à lui à me saluer en premier quand nous nous croisions. » (pp. 119-120)

(1) Dans les années 30, comme dans les années d’après-guerre, il existait à Paris un cercle de gens cultivés et renommés au sein duquel - malgré et quelquefois à cause de solides inimitiés - des couples se formaient et se défaisaient, un peu à l’image de ce qui existe de nos jours dans le cercle du show business. En fréquentant - sur les conseils de Clara Malraux - les conférences organisées par Jean Wahl au Collège philosophique (qui deviendra le Collège de philosophie en 1974), Monique Roman pénétra un petit monde intellectuel où elle se lia d’amitié avec Sylvia Bataille, alors séparée de Georges Bataille et compagne de Jacques Lacan (qu’elle épousera en 1953). Une des soeurs de celle-ci avait épousé André Masson, une autre Théodore Fraenkel, une autre encore Jean-Baptiste Piel. Il y a là de quoi réfléchir à ce qui favorise l’alliance et génère certaines règles complexes de la parenté.
(2) In Monique Lévi-Strauss, Une enfance dans la gueule du loup, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2014.
(3) Claude Lévi-Strauss, “Chers tous deux”. Lettres à ses parents 1931-1942, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2015.
(4) Je ne cite pas Hitler pour sacrifier à la mode de l’évoquer hors de propos, moins encore pour suggérer une comparaison provocatrice entre Mitterrand et lui. Simplement, il me semble que la jeunesse se le voit le plus souvent imposer comme un symbole du mal sans qu’aient été analysées les raisons de son succès, ce qui ne le distingue pas de tous ces politiques dont on n’obtient l’inventaire des turpitudes (parfois bénignes) que sur le mode de la dénonciation partisane. C’est pourtant l’étude rigoureuse et neutre des faits qui seule peut conduire à une approche de la politique et des politiques pour ce qu’elle est et ce qu’ils sont. Du moins le crois-je ; encore suis-je sans doute encore naïf de la supposer possible.