vendredi 13 février 2015

Note de lecture : Hombert & Lenclud

Comment le langage est venu à l’homme
de Jean-Marie Hombert & Gérard Lenclud


Le livre que Jean-Marie Hombert et Gérard Lenclud ont récemment publié, Comment le langage est venu à l’homme (1), comporte une introduction dont l’épigraphe est la suivante : « La vraie question, c’est le langage. » (p. 11) Ces mots sont repris des derniers propos livrés en 1959 par Claude Lévi-Strauss à Georges Charbonnier. En voici un extrait plus large :
« […] le critère même de la culture, c’est le langage ; le problème que vous posez revient au problème de l’origine du langage. Vous savez que c’est la vexata quaestio par excellence, et que les philosophes se sont, depuis très longtemps, heurté à cette contradiction que le langage n’a pas toujours existé, mais que, d’autre part, on ne comprend pas qu’il ait pu naître, puisqu’il ne suffit pas, pour qu’il naisse, que quelqu’un invente le discours, il faut encore que celui d’en face comprenne ce qu’on entreprend de lui dire. Le jour où nous aurons résolu le problème de l’origine du langage, nous aurons compris comment la culture peut s’insérer dans la nature, et comment le passage d’un ordre à l’autre a pu se produire. Mais le problème n’est pas ethnologique, il met en cause la différence fondamentale entre la pensée de l’homme et celle de l’animal, la structure du cerveau humain, et l’apparition d’une fonction spécifiquement humaine, qui est la fonction symbolique… C’est là un problème psychologique, et même anatomique et physiologique, dans la mesure où la structure du cerveau et son mode de fonctionnement devront être nécessairement élucidés ; c’est un problème, j’imagine, dont la solution pourra être considérablement avancée par la cybernétique, et grâce à ces calculatrices électroniques qui permettent d’étudier, de façon expérimentale, à quel niveau de complexité peuvent objectivement correspondre certains formes d’activité qui ressemble jusqu’à un certain point, à l’activité cérébrale, mais ce n’est plus un problème ethnologique. Tout ce que l’ethnologue peut faire, c’est dire à ses collègues des autres disciplines : la vraie question, c’est le langage. Résolvez le problème de la nature et de l’origine du langage, et alors, nous pourrons expliquer le reste : ce qu’est la culture, et comment elle a fait son apparition ; ce que sont les arts, les techniques de la vie matérielle, le droit, la philosophie, la religion. Mais il ne dépend pas de nous, ethnologues, de déchirer le voile. Tout ce que nous savons, c’est que tous les peuples du monde, que l’humanité dans ses manifestations les plus anciennes et les plus humbles, ont connu le langage articulé, que l’émergence du langage est en pleine coïncidence avec l’émergence de la culture, et que, pour cette raison même, la solution n’est pas chez nous. Chez nous, le langage est donné. » (2)

Le même Claude Lévi-Strauss insista aussi, il faut le rappeler, sur le caractère nécessairement soudain - selon lui - de l’apparition du langage chez l’homme :
« Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. A la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s’élabore lentement et progressivement. » (3)

En quelque sorte, j’en étais resté là ; si du moins je puis m’exprimer de la sorte à propos d’une question sur laquelle - notamment en raison du nombre de disciplines à partir desquelles il est possible d’échafauder des hypothèses - j’étais et je reste très mal informé. Les questions relatives aux commencements de l’homme ne peuvent être abordées avec rigueur qu’en glanant des éléments de réponse auprès de recherches aussi variées que celles poursuivies en chimie, en biologie, en physiologie, en paléontologie, en archéologie, en paléoanthropologie, en ethnologie, en linguistique, en éthologie, que sais-je encore. Ce qui exige - pour des profanes tels que moi - d’attendre des synthèses éclairées et compréhensibles, raretés s’il en est. Il faut surtout se garder des informations sommaires et vulgarisées qui magnifient sans discernement les découvertes récentes et flattent les hypothèses qui glorifient ou qui effraient, soucieuses qu’elles sont le plus souvent de se trouver des lecteurs.

Le premier verset de l’Évangile de Jean situe la parole (ou le verbe, ou le logos, selon les traductions) au commencement. Si l’on écarte certaines de ses interprétations métaphoriques, force est de constater qu’il s’agit bien d’une affirmation idéaliste, c’est-à-dire supposant que l’idée a précédé la matière. On pourrait soutenir que cette idée première n’avait peut-être pas besoin d’être exprimée, ni même pensée - sinon par l’Être suprême -, mais c’est une hypothèse qui réclame beaucoup de complaisance envers une histoire qui n’a aujourd’hui pour elle que d’avoir été longuement et pesamment répétée. Si la science et la philosophie ne sont pas vouées à traiter des mêmes questions, il est malaisé de ne pas admettre que les progrès de la connaissance peuvent néanmoins porter atteinte à certaines des réponses suggérées par la philosophie, a fortiori par les mythes. Au commencement, il n’y avait ni parole, ni langage ; celui-ci advint à un moment difficile à déterminer, mais qui en tous cas - sous la forme qui nous incite à le dire tel - n’est guère plus ancien que d’une centaine de milliers d’années. Ce qui fait de cette émergence un événement extrêmement récent.

Évidemment, il reste possible à ceux qui souhaitent conserver leur confiance en une conception créationniste des choses de supposer que l’apparition de ce langage - dont Lévi-Strauss dit « qu’on ne comprend pas qu’il ait pu naître » - soit précisément l’acte créateur par lequel Dieu fit l’homme. Auquel cas la question est résolue. Sinon, il reste à tenter de comprendre ce qui enfanta cette mystérieuse faculté et comment se déroula cet étrange accouchement. Et pour ce faire, il s’impose de mettre en rapport cette faculté et ce que l’on peut savoir de l’organisation cérébrale chez l’homme. Hombert et Lenclud insistent sur cette nécessité :
« Des lors qu’il est question de régions cérébrales et, singulièrement, des aires du langage, il convient de dissiper un malentendu fréquemment entretenu. En guise de préalable, on conviendra qu’une conception matérialiste du mental est seule compatible avec l’ontologie des sciences de la nature. Celle-ci n’exige aucunement que les processus mentaux soient décrits dans le vocabulaire de la chimie et de la physique. Ce serait absurde ; ces processus relèvent de niveaux différents de description. Et il est trivialement évident que le cerveau d’un homme n’abrite pas ses pensées à la façon dont son intestin héberge des parasites. Scanner notre cerveau ne permettrait assurément pas de visualiser nos croyances (par exemple la croyance que la chair de bœuf est plus savoureuse que celle du gnou). Pour le dire autrement, une représentation mentale n’a pas une composition physico-chimique déterminée. L’ontologie des sciences de la nature impose seulement de considérer que les processus mentaux ont pour support des processus physiques. Dans le jargon de la philosophie de l’esprit, on dit que les faits psychiques - former une croyance ou nourrir une intention - “surviennent” sur des faits neurologiques, lesquels sont in fine des faits physico-chimiques. Le dualisme entre l’âme et le corps, entre l’esprit et le cerveau, n’est plus de mise. C’est pourquoi l’on parle de l’architecture de l’esprit/cerveau.
On ne saurait en déduire que l’architecture de l’esprit, le dispositif au moyen duquel il s’empare du monde pour en connaître et, dans le cas de l’homme, pour en dire, est calquée sur l’architecture cérébrale. Il est couramment admis aujourd’hui que le fonctionnement de l’esprit humain repose sur une base constituée par des modules cognitifs présentant une histoire phylogénétique propre, dont la configuration est génétiquement déterminée et qui assurent des opérations mentales dans des domaines spécialisés. Le consensus est établi sur la modularité en ce qui concerne la réalisation des processus perceptuels consistant à traiter des informations procurées par les récepteurs sensoriels. La rapidité et l’automaticité présidant, par exemple, à la reconnaissance des visages sont liées à cette spécificité de domaine. Un assez large accord existe pour ce qui se rapporte à certains processus conceptuels, de nature inférentielle. C’est ainsi que tous les enfants humains naissent avec la capacité à dresser une ligne de partage entre objets inanimés et êtres vivants et à en tirer des conclusions non apprises sur les comportements physiques des uns et des autres ; c’est ainsi également que tous les enfants , à l’exception de ceux souffrant d’autisme, développent l’aptitude à interpréter les agissements d’autrui à la lumière des états mentaux qu’ils lui assignent (la théorie de l’esprit).
 » (pp. 305-306)

On comprend ainsi que, s’il reste une dualité, c’est celle qui touche le langage lui-même. D’une part, il y a ce qui constitue sa logique interne et que la linguistique structurale (Saussure et ses continuateurs) tente d’élucider ; il y a, d’autre part, le contexte physiologique, neurologique et cognitif qui rend cette performance possible. Et au-delà de ça, il y a les circonstances qui ont présidé à l’émergence du langage articulé humain.

Je n’ai aucunement l’intention d’exposer ici - fût-ce brièvement - les différents acquis scientifiques auxquels Hombert et Lenclud font référence pour risquer leur synthèse. Ni même énumérer la liste des différents domaines dans lesquelles ils puisent les découvertes qui ont permis d’écarter certaines hypothèses et d’en consolider d’autres. Tout cela est copieux et ne souffre guère d’être résumé. Il y a cependant une leçon à tirer de l’exercice auquel ils se sont livrés, à savoir le statut qu’il convient d’accorder à la vraisemblance.

Dans un domaine où la certitude est hors de portée, il convient en effet de rendre à la vraisemblance une valeur heuristique. Évidemment, la vraisemblance dont il est question ici n’est pas celle qui retient communément notre attention dans la vie courante, mais bien une forme de vraisemblance placée en quelque sorte sous haute surveillance. Au fur et à mesure que, dans les différentes disciplines ayant un quelconque rapport avec le langage, des découvertes dûment étayées sont réalisées, il importe d’envisager quelles conséquences celles-ci peuvent avoir sur des hypothèses hardiment échafaudées en vue de répondre à la question de son origine. Pour prendre un exemple, que faut-il penser aujourd’hui de l’opinion défendue par Jean-Jacques Rousseau selon laquelle les premiers hommes ayant fait usage de la parole auraient ignoré la division du discours en ses parties constitutives ? (4) Cette hypothèse-là est-elle encore aujourd’hui vraisemblable ? Hombert et Lenclud fournissent à ce sujet tout un ensemble d’arguments récents (cf. pp. 430-467) - en sens divers d’ailleurs - qui éclairent le problème d’une façon tout à fait nouvelle. Et c’est en procédant de la sorte qu’il est possible d’imaginer des scénarios compatibles avec les savoirs d’aujourd’hui, donc vraisemblables. Somme toute, le vraisemblable est avant tout ce dont il n’est actuellement pas possible de démontrer que c'est faux. Il est parfois aussi précieux que le certain, dans la mesure où il met hors course l’invraisemblable. Combien de superstitions, de croyances ineptes, de théories fumeuses ne doivent-elles pas leur succès au fait que l’on éduque insuffisamment à distinguer le vraisemblable de l’invraisemblable. Ce dernier n’a pas à être invalidé, mais bien à être prouvé, le vraisemblable ne devant être soumis qu’à la logique inverse. Qu’il y ait des martiens sur Mars est invraisemblable et il revient donc à celui qui l’affirme de le prouver ; qu’existe un boson de Higgs - ou du moins une chose qui répond à sa définition - est apparu vraisemblable dès les années 60 et il revenait à ceux qui le contestaient de prouver sa non-existence (5). Voilà un principe méthodologique qui est tout aussi précieux dans l’étude du comportement humain que dans les sciences physiques.

Le langage est venu à l’homme dans quelles circonstances ? Quand et comment ? Telles sont les questions sur lesquelles Hombert et Lenclud dressent un tableau du vraisemblable. C’est passionnant à lire. Et à méditer. Bien davantage pour exciter la curiosité du lecteur potentiel que pour révéler quoi que ce soit de la multitude d’informations dont le livre regorge, je me bornerai à fournir une évaluation que l’on y trouve, celle qui suscite peut-être le plus de curiosité, même si ce n’est pas la plus importante : je veux parler de l’évaluation du moment qui vit l’homme acquérir le langage. En fait, deux moments distincts sont estimés capitaux dans l’évolution - puisqu’il s’agirait bel et bien d’une évolution - qui a vu naître le langage.

D’abord le moment où apparaît le signal découplé. De quoi s’agit-il ? Il y a entre 1,7 et 1,5 million d’années, des ancêtres de l’homme actuel, de l’espèce Homo erectus, auraient modifié leur mode d’approvisionnement alimentaire à la suite de circonstances environnementales. Charognards, ils seraient passés progressivement d’une quête aléatoire à une quête calculée des ressources : « […] tombés par hasard sur une carcasse animale encore épargnée par les prédateurs, [ils] seraient revenus au campement annoncer leur trouvaille au moyen d’un signal signifiant tout à la fois qu’une source alimentaire était disponible quelque part dans la nature et qu’elle était à aller chercher et à rapporter en sûreté collectivement. Collectivement, en effet, puisque le volume de la dépouille animale l’imposait. Le signal émis au campement est détaché de sa référence. » (p. 419)
« Le signal découplé assemble, selon une modalité rudimentaire, les éléments de base d’une prédication. » (p. 424)

Et puis, il y a le moment où apparaît le langage compositionnel, c’est-à-dire un langage fait d’une double articulation - phonèmes et syntagmes - et fondé sur le symbole, un langage au sens où l’on désigne l’actuelle faculté de l’homme à penser et à exprimer sa pensée. Et ce moment peut être situé, avec vraisemblance, entre 100.000 et 60.000 ans avant le présent.

C’est dire si l’évolution fut longue - 1,4 million d’années environ - et s’il y a place, là, pour des hypothèses relatives aux étapes par lesquelles elle est passée. D’un questionnement à ce point énigmatique que l’on écartait malaisément l’idée que les choses se soient passées d’un seul coup d’un seul à la thèse assez vraisemblable qu’il s’agisse - comme tous les caractères du vivant - d’une évolution, voilà qui donne à penser.

Je me demande si, pour saisir ce que l’interrogation relative au langage peut avoir de fondamental, il ne s’impose pas de faire un effort d’imagination en vue de mesurer tous les problèmes, toutes les incompréhensions, toutes les angoisses, tous les errements auxquels il nous condamne. Car le langage contient en lui-même la proclamation de ses vertus - telle ce que nous nous empressons d’appeler l’intelligence - et masque ainsi une forme de bonheur qui est peut-être celui des animaux. Après tout, si l’origine du langage est longtemps restée un thème qu’il était jugé prudent de ne pas traiter, c’est parce que cette origine ne peut être appréhendée que par le langage lui-même et d’une façon qui exclut irrémédiablement d’approcher ce qui a bien pu advenir dans l’esprit/cerveau lorsqu’il se risqua à inventer le langage.

Nous n’avons pas la possibilité de juger si l’homme - en ce que le langage et la pensée réflexive qui en découle lui sont spécifiques - marque dans l’évolution ce qui mériterait de s’appeler un progrès. Car l’instance qui juge n’est pas autre que celle qui donne la capacité de juger. Mais il ne nous est pas interdit de supposer que les animaux - dans les dissemblances auxquelles les condamne la diversité des espèces - connaissent une forme de bien-être - je n’ose pas dire de sérénité - qui leur vient de ce que leur système nerveux (quand ils en ont un) reste continûment absorbé par l’ici et maintenant. Et cette forme-là - indéfinissable - a également quelque chose à voir avec la sincérité, certes bien involontaire, mais si profonde, presque sublime à nos yeux qui en manquent tant. Que la quête si malaisée des origines du langage nous conduise à regarder les animaux au moins comme des égaux du monde vivant, voilà qui ne peut que l’encourager.

(1) Jean-Marie Hombert & Gérard Lenclud, Comment le langage est venu à l’homme, Fayard, 2014.
(2) Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss [Plon, 1961], Les Belles Lettres, 2010, pp. 149-150.
(3) Claude Lévi-Strauss, “Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss”, in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1980, p. XXXI.
(4) Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, texte établi par J. Starobinski, Gallimard, Folio, 1990, pp. 67-75.
(5) Il est à noter que la découverte du boson de Higgs a fait l’objet le 4 juillet 2012 d’un communiqué du CERN précisant qu’il avait été identifié avec un degré de confiance de 99,99997 % et d’un nouveau communiqué le 14 mars 2013 précisant que l’examen des caractéristiques de la particule observée conduit à dire qu’« on a une forte indication qu’il s’agit d’un boson de Higgs » (cf. le texte du communiqué).

mercredi 4 février 2015

Note d’opinion : les faits et les valeurs

À propos des faits et des valeurs

Ce 31 janvier 2015, Lucien François était l’invité de l’émission Noms de Dieux de la RTBF (1). Dans la deuxième moitié des années 60, j’avais eu le privilège de suivre son enseignement à l’Université de Liège, alors qu’il n’était encore que l’assistant du professeur Paul Horion (dont il se distinguait assez radicalement, déjà). Et les valeurs qu’il m’a alors inculquées - notamment la valeur des faits - ont pesé sur ma propre évolution intellectuelle. C’est dire si j’ai volontiers écouté ce qu’il pouvait dire dans une émission télévisée qui a le mérite de n’accueillir qu’un seul invité, un mérite un peu terni par une structuration rituelle de l’échange assez grandiloquente et, conséquemment, légèrement ridicule. Lucien François s’est plié de bonne grâce à l’exercice, malgré que l’intervieweur - Edmond Blattchen - ait exagérément mimé la naïveté et l’incompréhension, ce qui a nui à l’approfondissement des questions évoquées.

Je me suis trouvé en plein accord avec les idées que Lucien François a exposées lors de cette émission, à une nuance près. Une nuance qui n’est pas sans importance, car elle conditionne l’adhésion qu’il est possible d’accorder à la thèse défendue dans Le cap des tempêtes (2).

De quelle nuance s’agit-il ?

Il faut repartir d’une formule que Lucien François a qualifiée d’excellente et qu’il a énoncée de mémoire comme suit : « De quelque pays ou de quelque groupe que vous soyez, vous ne devez croire que ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d’un autre pays ou d’un autre groupe. » Et voici la phrase, telle qu’on la trouve dans La logique de Port Royal : « De quelque ordre et de quelque pays que vous soyez, vous ne devez croire que ce qui est vrai, et que ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d’un autre pays, d’un autre ordre, d’une autre profession. » (3) Si Lucien François ne s’est pas souvenu des mots « que ce qui est vrai », c’est que pour lui cela allait sans doute de soi. Car il semble évident que les croyances dont il est question dans cette formule sont celles relatives à ce pour quoi nous disposons de suffisamment de preuves pour les juger vraies. Mais il faut pourtant admettre que ce que Arnauld et Nicole avaient en tête, ce sont des croyances diverses, dont plus d’une ne relèvent pas de simples faits, mais bien de jugements de valeur auxquelles ils adhéraient. Il faudra d’ailleurs attendre Hume pour que soit explicitement précisé que jamais un “doit” ne peut être déduit d’un “est” (4).

Cela signifie que la portée de la formule - qui veut épingler une des multiples erreurs de raisonnement qui éloignent de la vérité - avait aussi une portée morale. Non seulement parce qu’il est juste que la vérité triomphe, mais aussi parce que certaines “vérités” ont une valeur telle qu’il serait déraisonnable de les contester. D’une certaine manière, la formule augure l’impératif catégorique kantien (qui lui s’adresse exclusivement à la morale) : « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. » (5)

Or, ayant rappelé cette formule - dont il nous dit qu’elle « doit être la prière du soir et du matin » - Lucien François ajoute : « Dites ça à ceux qui s’empoignent en ce moment… », comme si les maux qu’engendrent les conflits trouvaient leur source dans l’incapacité des adversaires à s’en tenir aux faits, ou plus exactement comme si les conflits - non contents d’engendrer des maux - avaient en outre la fâcheuse conséquence de distraire les belligérants des faits. Et alors qu’il lui est suggéré d’évoquer la querelle politique qui oppose en Belgique néerlandophones et francophones, il précise : « Il faut leur demander, non leurs jugements de valeurs, mais leurs jugements de faits : racontez-nous l’histoire de votre querelle. Et vous verrez qu’ils n’ont pas la même histoire de leur querelle. Là, ils dérogent à cette règle d’or. Ils devraient au moins être d’accord sur l’exposé des faits ; au minimum, quitte à porter sur ces faits des jugements de valeurs différents. Et ce n’est pas le cas. C’est là le vice majeur de la pensée. »

Je ne voudrais pas laisser croire que je ne mesure pas l’importance qu’il y a à distinguer autant que possible les jugements de valeurs des jugements de faits. C’est d’ailleurs à Lucien François - je me plais à le répéter - que je dois cette vigilance qui m’a sans doute évité bien des méprises et des confusions. Mais, si cet effort de distinction doit être réclamé de tous, encore faut-il - me semble-t-il - être attentif aux circonstances dans lesquelles il convient d’en faire usage. L’activité humaine ne se borne pas à démêler le vrai du faux. Et, à cet égard, il convient de remarquer que les exemples dont Lucien François a parlé pour illustrer les manquements à ce qu’il appelle « la règle d’or » relèvent de l’activité politique. Est-il raisonnable, est-il opportun même de déplorer que, lors de tensions politiques, les adversaires négligent de distinguer faits et valeurs ? La politique est dominée par les jugements de valeurs, par la séduction, l’engouement et l’enrôlement que ce type de jugement peut favoriser. Et rêver qu’il puisse en être autrement revient à méconnaître la nature du politique. Ce serait en outre pousser à succomber à l’argument de l’exactitude, de la vérité et de l’impartialité dont bien des politiques usent mensongèrement. Regretter que les adversaires politiques ne commencent pas par se mettre d’accord sur l’exposé des faits et prétendre qu’en l’occurrence c’est là « le vice majeur de la pensée » n’est pas simplement naïf ; c’est se condamner à ne pas comprendre ce qui caractérise le discours politique et, en évoquant son possible rapport à la vérité, c’est en quelque sorte en masquer davantage les aspects controuvés.

Il revient à Lucien François de dire comment il conçoit exactement la distinction entre jugements de valeurs et jugements de faits. Qu’il me soit néanmoins permis d’indiquer que je le soupçonne d’une conception au caractère très absolu, ce qui représente peut-être l’élément qui m’en sépare. Car, sans même m’engager dans la discussion philosophique à laquelle elle a donné lieu depuis plus d’un siècle (6), je pense que l’usage le plus rationnel de cette distinction consiste à admettre que la véritable difficulté à laquelle elle est confrontée n’est pas d’accepter sa pertinence (7), mais bien de discriminer au cas par cas ce qui relève du fait et ce qui relève de l’appréciation subjective, les deux étant souvent à ce point entremêlés que les désembrouiller relève de la gageure. Lorsque Lucien François regrette que l’histoire de la querelle ne soit pas unifiée par un simple constat de faits, il semble oublier que toute histoire est construite sur un choix de faits qui n’a rien d’objectif et que, les faits s’éclairant l’un l’autre, il est strictement impossible d’espérer isoler de toute interprétation un socle solide d’événements que tous devraient accepter. On ne fait pas de l’histoire comme on fait de la physique ; l’interprétation y précède le plus souvent le constat. A fortiori si l’histoire est racontée par des politiques.

Mais, me dira-t-on, quel est le rapport avec Le cap des tempêtes ?

Dans ce qui est appelé un bonus placé sur le site Internet de l’émission Noms de Dieux (8) et qui a été enregistré avant l’émission proprement dite, il est annoncé que celle-ci portera principalement sur Le cap des tempêtes, ce qui n’a pas été vraiment le cas. Sauf à considérer que la distinction fait/valeur est également l’assise principale du livre. Car dans ce bonus, c’est encore par cette distinction que Lucien François répond à l’affirmation que lui oppose son intervieweur : « Le droit, c’est la justice ! » Il convient, explique-t-il, d’envisager deux manières d’aborder le droit, soit « en tenant compte de ses propres jugements de valeurs », soit en s’efforçant « de l’analyser comme un fait en faisant abstraction de ses jugements de valeurs ». À cette fin, il faudrait donc examiner de nombreux exemples de situations (comme celle suggérée par Blattchen d’un père qui enjoint à son enfant de réussir ses examens, sous peine de ne pas partir en vacances) en vue d’appréhender ce qu’il y a de commun entre « ce qu’on appelle droit et cette figure particulière ». Là résiderait le “jurème”, « plus petit élément typique que contient le droit », un élément dont on découvrirait l’existence dès lors que l’on part de cette idée que, « dans le droit, il y a une exigence, assortie d’une éventuelle sanction »

Je m’en voudrais d’enfermer Lucien François dans les quelques mots qu’il lui a été possible de prononcer sur le sujet face à Edmond Blattchen. Il y a son livre et il y a aussi ce qu’il m’en a dit occasionnellement, qui apportent sur la thèse des commentaires et des nuances très importantes. Reste que, de la même manière que l’histoire ne peut pas être assimilée à un constat de faits, le droit peut difficilement - me semble-t-il - être ramené à « une exigence, assortie d’une éventuelle sanction ». Car cette définition est à ce point dépouillée qu’elle aboutit à caractériser des faits que plus personne ne pourrait reconnaître comme empreints de droit ; ce qui ne serait pas un mal s’il s’agissait d’isoler un virus jusqu’ici inconnu, mais qui pose problème dès lors qu’il s’agit de désigner une institution sociale qui n’a d’autre existence que celle que lui reconnaissent ceux sur qui elle influe.

Il est vrai que le droit et ses théories explicatives ont très souvent fait la part belle à une vision subjective, généralement bien faite pour asseoir le pouvoir de ses auteurs. C’est ce que Lucien François a appelé le “nimbe”. Mais cette vision subjective est tout autant confirmée par beaucoup de ceux qui subissent le droit, en ce qu’ils participent d’une croyance qui les amène - même lorsqu’ils contestent le contenu d’une norme - à ne pas lui contester sa qualité de norme. Je suis porté à croire que le droit est avant tout une valeur qu’il est assez vain de vouloir objectiver (ce qui ne rend pas du tout inutile l’objectivation des pratiques qu’il suscite). Et j’ai déjà eu l’occasion de dire à Lucien François combien sa démarche me faisait penser à celle de Marx, lequel a vainement tenté - dans le livre premier du Capital - d’objectiver la valeur d’un bien.

La valeur de la marchandise que le prix exprime ou devrait exprimer a fait, bien des siècles avant Marx, l’objet de controverses sans fin. La question – à la fois impérieuse et indécidable – a conduit à des affirmations aussi paradoxales que celles de Thomas d’Aquin définissant dans sa Somme théologique le juste prix (ni trop cher, ni trop bon marché). Marx pense sortir de l’ambiguïté en théorisant la valeur-travail. Son raisonnement est très long et très argumenté, plein d’enseignements à bien des égards d’ailleurs, et il aboutit à cette valeur-travail parce que « dans les rapports d’échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps de travail social nécessaire à leur production l’emporte de haute lutte comme loi naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir à n’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête. » (9)

Le but est clair : objectiver la valeur. Or, s’il me paraît possible d’objectiver le rapport à la valeur, et même d’objectiver l’objectivation du rapport à la valeur (pour reprendre la célèbre préoccupation que Bourdieu développe dans Le sens pratique), il est assez vain, je crois, de prétendre trouver un fondement de fait à un type particulier de jugement de valeur, ou pour le dire autrement, de définir comme obéissant à un mécanisme objectif une pratique sociale principalement fondée sur des représentations. Ce qui me pousse à penser que, même si la plus-value était supprimée, le prix des marchandises n’en serait pas pour autant l’expression du travail qui y est accumulé.

Voilà qui m’incline à croire que le droit est toujours compris comme un champ où circulent des représentations (fussent-elles fausses) et que la notion de droit perd peut-être toute pertinence dès lors que ces représentations n’en seraient qu’un complément facultatif. Je me demande si, en passant de l’illusion que le droit coïncide avec la vision la plus irénique que certains s’en font à la définition du même droit ramenée à la réalité cynique de l’usage qui en est fait, on ne doit pas faire son deuil de deux choses : d’abord de la notion même de droit, laquelle appelle l’illusion dont cette définition la dépouille ; ensuite de la possibilité de comprendre l’effet social de ce rapport illusoire au droit, rapport qui pèse certainement davantage sur les comportements que ne pourrait le faire la conscience du rôle joué par la force et par l’arbitraire. Un monde social qui admettrait le jurème comme la bonne définition du droit ne serait-il pas un monde sans droit, et pas seulement un monde sans justice ?

Le droit a longtemps été considéré comme l’institution de laquelle il est espéré que règne un minimum de justice, valeur entre toutes s’il en est. C’était la position des jusnaturalistes, mais pas seulement la leur. Si cette attitude - lorsqu’elle se veut explicative du droit - mérite d’être dénoncée en raison de sa non conformité aux faits, il n’en est pas pour autant acquis que la vérité du droit réside dans les faits. Il doit en effet bien davantage à la façon dont tout un chacun se le représente qu’à des comportements qu’une sorte de behaviorisme adapté à l’objet permettrait d’identifier.

Lucien François a beaucoup apporté à beaucoup. Je regrette un peu qu’on ne parle plus de lui que comme l’auteur du Cap des tempêtes, car je pense - mais peut-être me trompé-je - que ce livre enferme des idées pleines de lucidité dans un jusqu’au-boutisme qui les dénature.

(1) L’émission peut être visionnée ici.
(2) Lucien François, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit, Bruylant, Bruxelles, 2012.
(3) Arnauld et Nicole, Logique de Port Royal, Hachette, 1834, p. 238.
(4) Cf. David Hume, L’entendement. Traité de la nature humaine : Livre 1 et appendice [1739], trad. Philippe Baranger et Philippe Saltel, Flammarion, 1999.
(5) Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de Victor Delbos, éd. électronique réalisée par Philippe Folliot, Collection « Les classiques des sciences sociales », (site internet www.uqac.uquebec.ca), p. 20.
(6) Cf. par exemple à propos des limites de cette distinction : Hilary Putnam, Fait/Valeur : la fin d’un dogme - et autres essais [2002], trad. de Marjorie Caveribière et Jean-Pierre Cometti, Éd. de l’éclat, 2004.
(7) La distinction appartient à cette méfiance méthodologique qu’il convient d’adopter à l’égard de notre propre pensée lorsque nous la vouons à démêler le vrai du faux. Arnauld et Nicole l’avait déjà esquissée comme suit : « Si on examine avec soin ce qui attache ordinairement les hommes plutôt à une opinion qu’à une autre, on trouvera que ce n’est pas la pénétration de la vérité et la force des raisons, mais quelque lien d’amour-propre, d’intérêt ou de passion. C’est le poids qui emporte la balance, et qui nous détermine dans la plupart de nos doutes ; c’est ce qui donne le plus grand branle à nos jugements, et qui nous y arrête le plus fortement. Nous jugeons des choses, non par ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais par ce qu’elles sont à notre égard ; et la vérité et l’utilité ne sont pour nous qu’une même chose. » (Op. cit., p. 237)
(8) Le bonus peut être visionné ici.
(9) Karl Marx, Le capital I, Éd. sociales, 1950, p. 87.


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