lundi 29 septembre 2014

Note de lecture : Emmanuel Carrère et Jésus

Le Royaume
d’Emmanuel Carrère


En cette rentrée de septembre, contrairement à mes habitudes, j’ai fait l’acquisition d’un succès de librairie : Le Royaume d’Emmanuel Carrère (1). Deux choses m’y ont conduit ; d’abord, les livres de Carrère déjà lus ; ensuite, le très stimulant entretien entre Alain Finkielkraut et lui, entendu le 13 septembre 2014 lors de l’émission Répliques sur France Culture.

Ça se lit sans effort, et mû par une envie facilement entretenue de poursuivre. Que faut-il en penser ? Il me paraît d’autant plus important de tenter de l’expliquer qu’il y a notamment là ce que je me permets d’appeler les détestables ingrédients d’un succès de librairie.

Le moins que l’on puisse en dire, c’est qu’Emmanuel Carrère donne là toute la mesure de l’originalité de son écriture. Autant par le sujet traité que par la manière de le traiter ; autant par la place qu’il prend lui-même dans son récit que par le ton employé. Et il serait injuste de ne pas lui reconnaître du talent. Au service de quoi met-il ce talent, voilà la question qui mérite - je crois - d’être posée.

L’objet du livre, c’est la religion chrétienne, telle qu’il la juge par le truchement des textes les plus anciens, et tout spécialement ceux attribués à saint Paul et saint Luc (2). Le royaume, c’est donc celui qu’aurait promis Jésus à ceux à qui il aurait dispensé sa parole. Rien là a priori de bien original. Si ce n’est que, par la même occasion, Emmanuel Carrère raconte comment, il y a un peu plus de vingt ans, il a connu trois ans de foi catholique intense, comment cette foi s’en est allée, et comment il vit son rapport au christianisme sans adhérer aux principales croyances qui l’ont fondé. Il nous est ainsi donné de découvrir une posture, celle de Carrère, qui est selon moi le reflet au moins partiel de ce que sont bon nombre de catholiques européens aujourd’hui : un étrange mélange de foi, de scepticisme et de nombrilisme. C’est ceux-là que dénonçait Benoît XVI lorsqu’il fulminait contre le relativisme.

Reprenons ces composantes. La foi d’abord.

« Non, je ne crois pas que Jésus soit ressuscité. Je ne crois pas qu’un homme soit revenu d’entre les morts. Seulement, qu’on puisse le croire, et de l’avoir cru moi-même, cela m’intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse - je ne sais quel verbe convient le mieux. J’écris ce livre pour ne pas me figurer que j’en sais plus long, ne le croyant plus, que ceux qui le croient et que moi-même quand je le croyais. J’écris ce livre pour ne pas abonder dans mon sens. » (p. 354)
Carrère ne peut donc plus admettre ce fait de résurrection qui constitue le dogme central du christianisme. Mais il garde une sorte de foi light en ce qu’il y aurait chez ceux qui y croient une forme de savoir dont il ne convient surtout pas de nier la valeur. Il se dit sceptique, agnostique, « même pas assez croyant pour être athée » (p. 145) ajoute-t-il joliment. Cette formule, qu’il avait utilisée lors de l’émission Répliques, m’avait alors séduit : « pas assez croyant pour être athée », voilà une manière de dire à laquelle je puis moi-même adhérer. Pour autant cependant que l’on s’entende sur le sens du mot athée. Car il y a somme toute deux manières d’être athée. Si ce mot désigne celui qui ne croit pas à l’existence de Dieu, il n’implique pas qu’il puisse pour autant croire qu’il n’existe pas. Si, au contraire, il désigne celui qui croit que Dieu n’existe pas, cela suppose une croyance à laquelle le sceptique ne peut adhérer. En affirmant qu’il n’est « pas assez croyant pour être athée », Carrère endosse le manteau de ce que j’appelle l’agnostique athée, c’est-à-dire de celui qui ne peut rien croire, un manteau que je suis également prêt à enfiler. Mais tout son livre indique que Carrère n’a pas placé le curseur à cet endroit. Car s’il n’arrive pas à croire certains des dogmes du christianisme - ceux qui réclament d’admettre les miracles -, il est bien loin de ne pas croire à ses dogmes moraux. Je pense à Plotin et à cette foi en une chose unique assez floue que l’on contemple et qui vous inonde de vertu. Carrère n’est peut-être pas très loin de quelque chose comme ça. De l’époque où il avait la foi, entière et fidèle, et où il lisait fiévreusement Simone Weil, il a gardé l’idée qu’il existe des « connaissances utiles au progrès spirituel » (p. 106), comme elle disait. Il pense à l’époque « que l’illusion, ce n’est pas la foi, comme le croit Freud, mais ce qui fait douter d’elle, comme le savent les mystiques » (p. 121). Et tout porte à croire qu’il n’est pas loin de conserver cette conviction.

Lorsque Carrère analyse les paraboles, la foi renaît, d’autant plus forte qu’elle est libérée des miracles récusés. Ainsi :
« Ce texte qu’autrefois j’ai approché en croyant, je l’approche maintenant en agnostique. Je voulais autrefois m’imprégner d’une vérité, de la Vérité, je cherche maintenant à démonter les rouages d’une œuvre littéraire. Pascal dirait qu’autrefois dogmatique je suis devenu pyrrhonien. Il ajoute avec justesse qu’on ne peut sur ce sujet rester neutre. C’est comme les gens qui se déclarent apolitiques : cela veut simplement dire qu’ils sont de droite. Le problème, c’est qu’on ne peut s’empêcher, en ne croyant pas, d’être de droite, c’est-à-dire de se sentir supérieur à celui qui croit. Et cela d’autant plus qu’on a cru ou voulu croire soi-même. On en vient, on connaît - comme les communistes repentis. […]
[…] Tandis que je me livrais à cette lecture de petit malin, quelque chose en moi gardait conscience qu’il n’y a pas de meilleure façon de passer à côté de l’Évangile, et qu’une des choses les plus constantes et les plus claires qu’y dit Jésus, c’est que le Royaume est fermé aux riches et aux intelligents. » (pp.405-407)
Manifestement, Carrère ne veut pas passer à côté de l’Évangile. Et il use d’un argument spécieux rebattu par les fidèles de la gauche, à savoir que le refus de les approuver indiquerait sans coup férir que l’on est de droite. Dans les années soixante, toute critique adressée aux communistes - il faut aussi le rappeler - dévoilait l’appartenance du critiqueur à la C.I.A.

Dans ce qu’il imagine de Luc, Carrère retient surtout qu’il aurait été séduit par le « phrasé » des ultimes témoignages relatifs à Jésus, un ton somme toute, un ton lourd de signification :
« cette façon si particulière de ne pas dire : “Faites ceci, ne faites pas cela”, mais plutôt : “Si vous faites ceci, il arrivera cela.” Ce ne sont pas des prescriptions morales mais des lois de la vie, des lois karmiques, et bien sûr Luc ne sait pas ce que cela veut dire, le karma, mais je suis certain qu’il sent, intuitivement, qu’il y a une énorme différence entre dire : “Ne fais pas à un autre ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse” (ça, c’est la règle d’or, celle dont le rabin Hillel disait qu’elle résumait la Loi et les Prophètes) et dire : “Ce que tu fais à un autre, tu le fais à toi-même.” Ce que tu dis d’un autre, tu le dis de toi-même. Traiter quelqu’un de con, c’est dire : “Je suis un con”, l’écrire sur une pancarte et se la coller sur le front. » (pp. 425-426)

Voulant sauver quelque chose du christianisme, Emmanuel Carrère lui confère des vertus propres à séduire le bobo d’aujourd’hui. Pas de directivité, mais un appel au bon sens. Pas de déterminations irréductibles, mais un karma qu’il convient de laisser s’accomplir. Jésus n’aurait pas été directif, sinon en attirant l’attention de chacun sur son propre karma ! Et Luc l’aurait compris ! Ce qui compte, somme toute, c’est « de faire advenir ce qui est en moi » (p. 429). « Commencer par être bienveillant avec soi-même (p.430), voilà la clé du bonheur selon Luc, telle qu’il l’a comprise en enquêtant sur Jésus. Restent ainsi séduisantes la formule selon laquelle « la soumission à un dogme est un acte de suprême liberté » (p. 566) et l’image d’un Jésus dont « la grande violence […] n’est jamais, absolument jamais dirigée contres les pécheurs mais seulement contre les gens de bien » (p. 580). Je dois avouer que, personnellement, tout cela me paraît aussi difficile à croire que sa résurrection.

Carrère raconte la célèbre anecdote suivante :
« Daniel-Rops, un académicien catholique, a écrit dans les années cinquante un livre sur Jésus qui a eu un prodigieux succès de librairie. Sa femme, au vestiaire du théâtre, se retrouve à côté de François Mauriac. On lui donne son manteau - un somptueux vison. Mauriac palpe la fourrure et glousse : “Doux Jésus…” » (p. 431)
De Daniel-Rops, Mauriac ou Carrère, qui s’en tire le plus mal en la circonstance ? Carrère selon moi, lequel aurait dû résister à l’envie de rapporter ce bon mot. Il n’avait pour but qu’un certain désir de « succès planétaire » dont il voulait s’exorciser, ce qui l’en rend plus coupable encore. Tant il est vrai que la posture, le ton, le phrasé ne sont pas les garants de la vertu, mais bien les masques.

J’ai dit : foi, scepticisme et nombrilisme. Venons-en au scepticisme.

Il y a doutes et doutes. Selon Conche, ceux de Pyrrhon ne sont pas ceux de Sextus Empiricus. En tout cas, ceux de Montaigne ne sont pas ceux de Descartes. On peut douter des sens, de tous à tout instant - rude attitude promise à bien des déboires - ; on peut douter des sens en certaines circonstances - c’est prudent ; on peut aussi douter de ses intuitions - Descartes eut peut-être dû le faire davantage ; on peut douter des connaissances - systématiquement de préférence ; on doit douter de ses croyances - en s’abstenant surtout de croire qu’on n’en a pas.

Emmanuel Carrère se targue de douter. Il doute que Jésus soit ressuscité : ce n’est pas croyable. Et ce doute, combiné à son désir de croire dans certains des aspects du message chrétien, le pousse à enquêter - c’est le mot qu’il utilise - sur les premières traces écrites du christianisme, celles sur la base desquelles la doctrine chrétienne s’est ultérieurement construite. Une enquête n’est pas le fait d’un chercheur, mais plutôt d’un inspecteur de police ; il faut faire parler les témoins, le but étant d’arriver à une vérité que la Justice pourra entériner. Et, ainsi que le fait la Justice, Carrère procède à des reconstitutions :
« J’ai essayé de reconstituer ce que disait Paul : le discours type qu’ont entendu, dans les synagogues de Grèce et d’Asie, vers l’an 50 de notre ère, les gens qui se sont convertis à quelque chose qu’on n’appelait pas encore le christianisme. […] Sans garantir que cette reconstitution soit exacte au mot près, je la crois très proche de la vérité. » (p. 165)
Et il y va de sa version, allant à l’occasion jusqu’à en proposer deux (cf. pp. 166 et ss.) Et lorsqu’il est pris in extremis d’une légère pudeur, il ne craint pas d’ajouter : « L’histoire ne perd rien, je trouve, à être racontée comme cela. » (p. 179)

Que son enquête soit guidée par une subjectivité assumée, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.
« Pour Renan, cela crève les yeux : l’Apocalypse a été écrite [en 68]. Ses images flamboyantes sont autant d’allusions plus ou moins codées à Néron et à la catastrophe qui s’annonce à Jérusalem. D’autres historiens penchent pour une datation de trente ans plus tardive, et pour le règne de Domitien. Bien que la seconde école soit majoritaire, je me rallie à la première parce que l’Apocalypse, sinon, sortirait du cadre temporel de mon livre, or je voudrais parler de l’Apocalypse. » (p. 503-504) En voilà un argument ! Et à propos des lettres de Paul : « On lisait et relisait sans fin ses lettres, et je sais que celle aux Philippiens est contestée, mais en imaginant la joie de la petite église lorsqu’elle en a reçu une qui lui était nommément adressée, j’ai envie de la décréter authentique. » (p. 517-518) Oui, pourquoi pas, après tout ? Et il va même jusqu’à juger admirable ce que saint Luc aurait inventé dans son récit de la nativité :
« Maintenant, ce qui fait la réussite d’un film, ce n’est pas la vraisemblance du scénario mais la force des scènes et, sur ce terrain-là, Luc est sans rival : l’auberge bondée, la crèche, le nouveau-né qu’on emmaillote et couche dans une mangeoire, les bergers des collines avoisinantes qui, prévenus par un ange, viennent en procession s’attendrir sur l’enfant… Les rois mages viennent de Matthieu, le bœuf et l’âne sont des ajouts beaucoup plus tardifs, mais tout le reste, Luc l’a inventé et, au nom de la corporation des romanciers, je dis : respect. » (p. 569)

Carrère va encore bien plus loin et cela mérite, je crois, d’être évoqué. Voici.

Ayant décrit l’attention qu’il prête aux portraits, et tout spécialement à ces peintures où l’on peut distinguer des visages peints d’après un modèle et ceux peints au gré de l’imagination - il cite le Cortège des mages de Benozzo Gozzoli et le Saint Luc dessinant la Vierge de Rogier van der Weyden - Carrère compare ces différences à celles qu’il juge décisives en pornographie, selon que la personne qui s’exhibe paraît commerciale ou non, c’est-à-dire sincèrement gagnée par le plaisir ou en train de le mimer. Et il fait alors, de cette manière intuitive de démêler le vrai du faux, un crible auquel il passe les versets de saint Luc, pour choisir ceux qui seraient dignes d’être crus et ceux auxquels il vaudrait mieux ne pas se fier. Le procédé n’est pas esquissé à la sauvette ; il occupe près de douze pages dont l’essentiel est consacré à détailler une vidéo pornographique, sensée rendre compte au mieux des vertus de cette intuition distinctive.

Ce mélange d’érudition et de trivialité peut séduire, hélas. Il est propre à faire oublier combien cette forme d’intuition peut être trompeuse. D’abord parce que le talent du comédien, comme celui du romancier, se mesure à sa capacité à faire passer pour vrai ce qu’il mime ou décrit. On ne peut ignorer tout ce qui fut dit, depuis très longtemps, sur le théâtre (3) et il y a quelque chose d’assez naïf à supposer que le mensonge, l’affabulation, le simulacre sont intuitivement repérables. Ensuite parce qu’il existe mille et une raisons d’être convaincant à tort, ce que la critique historique, pour sa part, tente depuis longtemps déjà de déjouer. Bref, Carrère veut se présenter comme quelqu’un qui doute - les derniers mots du livre sont : « Je ne sais pas » (p. 630) -, mais il se réserve une manière de sortir du doute qui est pour le moins plus douteuse encore. À moins qu’il ne s’agisse que d’un moyen pour dire ce qu’il veut croire, en dépit de ce que cela peut avoir d’incroyable. Ce sont alors des adhésions irrationnelles - le plus souvent justifiées par la moralité - qui ont un rapport très étroit avec l’air du temps - l’air du temps d’aujourd’hui, bien sûr - et qui, à ce titre, mériteraient la plus grande des circonspections.

Emmanuel Carrère ne se déprend pas du monde social, et moins encore de lui-même. Et c’est peu dire. Ce qui me conduit à évoquer le nombrilisme.

On peut admirer ce que saint Augustin a tenté dans ses Confessions, ce que Montaigne a produit avec ses Essais, ce que Rousseau s’est risqué à faire dans ses propres Confessions, ou encore ce que Proust a construit avec sa Recherche. Mais jouer dans la même cour est une autre affaire. J’ai déjà dit combien Proust avait gâché le roman français, ne serait-ce qu’en faisant naître des imitateurs. Il en va de même de l’essayisme qui s’autorise à digresser comme si de ce seul fait Montaigne allait être égalé. Parler de soi est une entreprise périlleuse, précisément parce que la subjectivité est le plus sérieux des obstacles à l’objectivité. Que l’objectivité ne soit pas accessible et que la subjectivité ne puisse être tue n’y change rien. Il n’y a de savoir véritable - même s’il reste sujet à révision - qui ne soit construit contre la subjectivité. Lorsque la philosophie écarta le sujet - dans les deuxième et troisième quarts du XXe siècle -, elle ne l’a pas nié, mais replacé là où il devait être, c’est-à-dire le plus loin possible des démarches heuristiques. Le retour du sujet dont certains se sont réjouis n’est donc pas une réhabilitation, mais plutôt un péril qu’il a été jugé bon de ne plus conjurer.

Je me garderai de citer de ces phrases, éparpillées dans le livre de Carrère, qui indique combien, « pour parler de [lui], on peut toujours [lui] faire confiance. » (p. 401) Je vais me contenter d’un seul extrait qui m’a semblé très parlant. Carrère ne croit pas que saint Paul ait d’abord été un persécuteur des disciples du Christ. Il écrit :
« L’administration romaine, exerçant seule le pouvoir de police et soucieuse de neutralité dans les querelles religieuses, n’aurait jamais laissé un jeune rabbin fanatique mettre des gens en prison au nom de sa foi. Aurait-il essayé, c’est lui qui s’y serait retrouvé. Si on veut prendre au sérieux ce que dit Paul, cela implique tout autre chose : qu’il ait été une sorte de milicien, auxiliaire d’une armée d’occupation. Un historien dont je reparlerai a soutenu cette thèse audacieuse, mais il n’y a pas besoin d’aller si loin pour, dès maintenant, tirer de l’affabulation de Paul une conclusion instructive sur sa psychologie et son sens de l’effet dramatique. Il n’a peut-être pas été ce Terminator juif qu’il se plaît lui-même à décrire, “ne respirant que haine et meurtre” et semant la terreur dans l’Église dont il sera un jour le pasteur, mais il sait que l’histoire est meilleure racontée comme cela, le contraste plus saisissant. Paul l’apôtre est plus grand d’avoir été Saul l’inquisiteur, et il me semble que ce trait se marie bien dans le tableau avec celui qu’illustre l’épisode de Philippes : cette jouissance qu’il éprouve à se laisser rouer de coups quand il lui suffisait d’un mot pour être libéré - mais ce mot, il attend pour le prononcer d’être, lui, couvert de sang et d’ecchymoses, et ceux qui l’ont frappé dans leur tort jusqu’au cou. » (pp. 192-193) (4)
Au-delà de ce qu’une certaine version du message chrétien aurait d’excessif - celle qui figure notamment dans le Sermon dans la plaine (saint Luc) ou dans le Sermon sur la montagne (saint Matthieu) -, une version dont Carrère admet le côté maximaliste, le premier problème que pose la morale chrétienne réside dans le caractère permanent de ses consignes et dans la nécessité en laquelle le chrétien se trouve en conséquence de l’exhiber, paradoxalement de préférence de la façon la plus humble possible. C’est ce qu’illustre l’attrait exercé sur lui par cet épisode d’un Paul qui se laisse battre pour mieux convaincre. Le moi est central, parce que c’est le moi qui doit être sauvé. Et l’humilité n’est qu’une manière de valoriser le moi, lequel existerait ainsi d’autant mieux qu’il serait à l’abri de la vanité.

Le chrétien ne doit pas seulement être chrétien ; il doit se montrer chrétien. C’est de cette façon qu’il convainc, ses arguments étant bien faits pour toucher le grand nombre. Et le livre d’Emmanuel Carrère a les mêmes ambitions. Il est dès à présent populaire, non seulement parce qu’il évoque avec bienveillance les aspects les plus promis à la renommée du christianisme antique, mais aussi parce qu’il les aborde sans négliger les modes contemporaines.

Remy de Gourmont a osé écrire : « Il faut avoir beaucoup de génie pour ne pas sombrer dans la popularité. » (5) ; et aussi : « Le peuple, c’est tous ceux qui ne comprennent pas. » (6) Dans Paysages, il raconte une femme qui a tiré les meilleures conclusions de pareils propos, sans assumer leur radicalité :
« Je connais une femme qui ne lit rien, ou plutôt qui ne lit que ce qui est exquis, mais comme l’exquis est rare, cela revient au même, ou quasi. Cinq ou six poètes français ou anglais, quelques écrivains d’hier et d’aujourd’hui dont elle aime presque tout, et cela lui suffit comme nourriture spirituelle. Qu’elle a d’esprit et que ne faisons-nous comme elle ! Pour moi qui ai la manie de lire souvent n’importe quoi, tout ce qui me tombe sous la main, que j’en ai été puni ! Il m’arrive de m’embarquer dans un livre nouveau si plat ou si nauséeux que mon esprit en ressent comme un dégoût et, comme on se lave les mains après avoir touché quelque chose de sale, je suis forcé de lire quelques belles pages pour me remettre le cœur. Il y a des lectures qui sont vraiment purificatrices et, par le jeu des concordances, on pourrait leur attribuer un parfum. Mais mieux encore, je les considérais comme des cordiaux. Il faut toujours avoir quelqu’un de ces livres sous la main quand une triste curiosité, presque toujours déçue, vous pousse à ce périlleux exercice de la lecture sans choix. On peut aussi les prendre comme antidote. Quelques pages de Spinoza, le commerce habituel de Flaubert, de Mallarmé, neutralisent admirablement les effets de la sottise en prose ou en vers. Mais l’inconvénient de ce procédé est qu’il vous rend de plus en plus difficile pour les lectures nouvelles, et de tel livre qu’on aurait lu jusqu’à la moitié, les premières pages suffisent à vous dégoûter complètement. Mais aussi quelle joie lorsque, l’esprit muni de cet antidote, qui est aussi une pierre de touche, on se sent entrer sans répugnance, même avec un certain plaisir, dans la connaissance d’une œuvre nouvelle. On s’aperçoit alors que l’art n’est pas tant fait du nouveau (il n’y en a peut-être pas) que de faire une œuvre qui se soutienne auprès des belles œuvres anciennes. » (7)

(1) Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L., 2014.
(2) Je me suis souvent entendu reprocher d’utiliser les dénominations saint Paul ou saint Augustin au lieu de Paul ou Augustin au motif que ce serait là des concessions inutiles à la foi chrétienne. Il ne me paraît pas que je concède quoi que ce soit en utilisant des termes religieux qui sont d’un usage très courant, notamment lorsque leur abandon risque de créer la confusion. Après tout, certains de ceux qui formulent ce reproche ne craignent nullement de parler du Mahatma Gandhi, alors même que la confusion en pareil cas n’est pas possible. Notons en outre qu’il est devenu de bon ton chez certains catholiques de dire Paul et Luc, plutôt que saint Paul et saint Luc, comme si cette sorte de familiarité les rendaient plus crédibles encore.
(3) Cf. par exemple Platon, La république, III, 394 et X, 604-6 ; Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, chap. XIV, Ed. du Fuseau, Lagny-sur-Marn, 1964 ; Diderot, La paradoxe sur le comédien, Flammarion, 1993.
(4) Voici le passage des Actes des apôtres dont Carrère parle : « 16.11 Étant partis de Troas, nous fîmes voile directement vers la Samothrace, et le lendemain nous débarquâmes à Néapolis. 16.12 De là nous allâmes à Philippes, qui est la première ville d'un district de Macédoine, et une colonie. Nous passâmes quelques jours dans cette ville. 16.13 Le jour du sabbat, nous nous rendîmes, hors de la porte, vers une rivière, où nous pensions que se trouvait un lieu de prière. Nous nous assîmes, et nous parlâmes aux femmes qui étaient réunies. 16.14 L'une d'elles, nommée Lydie, marchande de pourpre, de la ville de Thyatire, était une femme craignant Dieu, et elle écoutait. Le Seigneur lui ouvrit le coeur, pour qu'elle fût attentive à ce que disait Paul. 16.15 Lorsqu'elle eut été baptisée, avec sa famille, elle nous fit cette demande: Si vous me jugez fidèle au Seigneur, entrez dans ma maison, et demeurez-y. Et elle nous pressa par ses instances. 16.16 Comme nous allions au lieu de prière, une servante qui avait un esprit de Python, et qui, en devinant, procurait un grand profit à ses maîtres, vint au-devant de nous, 16.17 et se mit à nous suivre, Paul et nous. Elle criait: Ces hommes sont les serviteurs du Dieu Très Haut, et ils vous annoncent la voie du salut. 16.18 Elle fit cela pendant plusieurs jours. Paul fatigué se retourna, et dit à l'esprit: Je t'ordonne, au nom de Jésus Christ, de sortir d'elle. Et il sortit à l'heure même. 16.19 Les maîtres de la servante, voyant disparaître l'espoir de leur gain, se saisirent de Paul et de Silas, et les traînèrent sur la place publique devant les magistrats. 16.20 Ils les présentèrent aux préteurs, en disant: Ces hommes troublent notre ville; 16.21 ce sont des Juifs, qui annoncent des coutumes qu'il ne nous est permis ni de recevoir ni de suivre, à nous qui sommes Romains. 16.22 La foule se souleva aussi contre eux, et les préteurs, ayant fait arracher leurs vêtements, ordonnèrent qu'on les battît de verges. 16.23 Après qu'on les eut chargés de coups, ils les jetèrent en prison, en recommandant au geôlier de les garder sûrement. 16.24 Le geôlier, ayant reçu cet ordre, les jeta dans la prison intérieure, et leur mit les ceps aux pieds. 16.25 Vers le milieu de la nuit, Paul et Silas priaient et chantaient les louanges de Dieu, et les prisonniers les entendaient. 16.26 Tout à coup il se fit un grand tremblement de terre, en sorte que les fondements de la prison furent ébranlés; au même instant, toutes les portes s'ouvrirent, et les liens de tous les prisonniers furent rompus. 16.27 Le geôlier se réveilla, et, lorsqu'il vit les portes de la prison ouvertes, il tira son épée et allait se tuer, pensant que les prisonniers s'étaient enfuis. 16.28 Mais Paul cria d'une voix forte: Ne te fais point de mal, nous sommes tous ici. 16.29 Alors le geôlier, ayant demandé de la lumière, entra précipitamment, et se jeta tout tremblant aux pieds de Paul et de Silas; 16.30 il les fit sortir, et dit: Seigneurs, que faut-il que je fasse pour être sauvé? 16.31 Paul et Silas répondirent: Crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé, toi et ta famille. 16.32 Et ils lui annoncèrent la parole du Seigneur, ainsi qu'à tous ceux qui étaient dans sa maison. 16.33 Il les prit avec lui, à cette heure même de la nuit, il lava leurs plaies, et aussitôt il fut baptisé, lui et tous les siens. 16.34 Les ayant conduits dans son logement, il leur servit à manger, et il se réjouit avec toute sa famille de ce qu'il avait cru en Dieu. 16.35 Quand il fit jour, les préteurs envoyèrent les licteurs pour dire au geôlier: Relâche ces hommes. 16.36 Et le geôlier annonça la chose à Paul: Les préteurs ont envoyé dire qu'on vous relâchât; maintenant donc sortez, et allez en paix. 16.37 Mais Paul dit aux licteurs: Après nous avoir battus de verges publiquement et sans jugement, nous qui sommes Romains, ils nous ont jetés en prison, et maintenant ils nous font sortir secrètement! Il n'en sera pas ainsi. Qu'ils viennent eux-mêmes nous mettre en liberté. 16.38 Les licteurs rapportèrent ces paroles aux préteurs, qui furent effrayés en apprenant qu'ils étaient Romains. 16.39 Ils vinrent les apaiser, et ils les mirent en liberté, en les priant de quitter la ville. 16.40 Quand ils furent sortis de la prison, ils entrèrent chez Lydie, et, après avoir vu et exhorté les frères, ils partirent. » (copié sur http://www.info-bible.org)
(5) In Des pas sur le sable.
(6) In La culture des idées.
(7) Remy de Gourmont, La culture des idées, Robert Laffont, Bouquins, 2008, p. 925.


Autre note sur Carrère :
L’adversaire

vendredi 12 septembre 2014

Note de lecture : Montaigne et la tromperie

Le chapitre « De l’utile et de l’honneste » des Essais
de Montaigne


« En ce peu que j’ai eu à négocier entre nos Princes » (p. 831) nous dit Montaigne, alors qu’il souhaite insister sur le fait que, en semblables circonstances, il « aime mieux faillir à l’affaire, qu’à  » (p. 831) lui-même. Il évoque ainsi une certaine expérience du politique, tandis qu’il parle de l’utile et de l’honnête (1).

Le hasard a voulu que, d’une façon bien plus modique encore, j’aie moi-même quelque peu trempé dans de petites négociations politiques où j’avais été appelé en dépit de mon insignifiance en la matière. Cette expérience fut courte et limitée ; elle m’a néanmoins suffit pour mesurer combien ce milieu faisait toujours primer l’utile sur l’honnête et combien aussi il était malaisé de n’y pas faillir à soi-même. Au point que l’on peut rester perplexe devant l’affirmation de Montaigne : a-t-il vraiment pu agir « d’une façon ouverte, aisée à s’insinuer, et à se donner credit aux premières accointances » comme il le dit, au point d’oser affirmer que la « naïfveté et la vérité pure, en quelque siècle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise. » (p. 831)

Revenons au chapitre entier - “De l’utile et de l’honeste” - tant il convient de se garder d’isoler un propos si l’on veut approcher la pensée de Montaigne. Il importe au contraire de recueillir tout ce qu’il dit, sachant que l’ordre des idées n’est pas nécessairement réfléchi et que les contradictions ne sont pas à bannir, dès lors qu’elles témoignent d’un rapport au réel dont l’incertitude est une des principales dimensions.

La première phrase du chapitre n’est pas à négliger : « Personne n’est exempt de dire des fadaises » (p. 829). C’est que le sujet est scabreux et rien ne permet d’être certain d’en traiter sans s’abuser. Parce que, ainsi que Montaigne le remarque d’emblée, « la confession de la vertu, ne porte pas moins en la bouche de celuy qui la hayt : d’autant que la verité la luy arrache par force, et que s’il ne la veult recevoir en soy, aumoins il s’en couvre, pour s’en parer. » (p. 829) C’est là - à mon sens - un des aspects les plus affligeant de la vertu, à savoir qu’elle sert davantage les menteurs que les sincères. Et la politique est évidemment le domaine où ce travers reste le plus exploité et le plus exploitable.

Montaigne s’en trouve moins affligé que moi. C’est qu’il pense que la nature est ainsi faite et que ses imperfections mêmes ne sont pas sans utilité :
« Nostre bastiment et public et privé, est plein d’imperfection : mais il n’y a rien d’inutile en nature, non pas l’inutilité mesmes, rien ne s’est ingeré en cet univers, qui n’y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez maladives : l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d’une si naturelle possession, que l’image s’en recognoist aussi aux bestes » (p. 830) On pense évidemment à Leibniz et à son idée de compossibilité entre bien et mal, si ce n’est que Montaigne ne se prononce pas sur le meilleur possible. Mieux encore : il ne tranche pas de façon radicale et définitive entre le bien et le mal. Il préfère le bien, encore est-ce un bien personnel, discutable, mouvant. Mais il accepte le mal comme une voie possible, en certaines circonstances, vers l’utilité. Car l’utilité, c’est le bien.

Reprenons tout cela plus en détails. En commençant par l’une des multiples anecdotes que Montaigne a puisées dans ses lectures. Celle-ci, il l’a trouvée dans l’Histoire des rois et princes de Pologne publiée en 1573 par Herburt Fulstin et traduite en français par François Baudouin en 1588 (2) :
« Jaropelc Duc de Russie, practiqua un gentilhomme de Hongrie, pour trahir le Roy de Poulongne Boleslaus, en le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire quelque notable dommage. Cettuy-ci s’y porta en galant homme : s’addonna plus que devant au service de ce Roi, obtint d’estre de son conseil, et de ses plus feaux. Avec ces advantages, et choisissant à point l’opportunité de l’absence de son maistre, il trahit aux Russiens Visilicie, grande et riche cité : qui fut entierement saccagée, et arse par eux, avec occision totale, non seulement des habitans d’icelle, de tout sexe et aage, mais de grand nombre de noblesse de là autour, qu’il y avait assemblé à ces fins. Jaropelc assouvy de sa vengeance, et de son courroux, qui pourtant n’estoit pas sans tiltre (car Boleslaus l’avoit fort offensé, et en pareille conduite) et saoul du fruit de cette trahison, venant à en considérer la laideur nue et seule, et la regarder d’une veue saine, et non plus troublée par sa passion, la print à un tel remors, et contre-cœur, qu’il en fit crever les yeux, et couper la langue, et les parties honteuses, à son executeur. » (pp. 837-838)
Suis-je quelque peu berné par la langue du XVIe siècle ? Toujours est-il qu’il me semble que Montaigne raconte ces faits avec une certaine quiétude, sans rien laisser paraître en tout cas de l’émotion dont il ne manque pas de faire état à l’occasion lorsqu’il évoque semblables horreurs. Il est vrai que le chapitre comporte une multitude d’anecdotes aussi effroyables les unes que les autres et qu’il s’agit principalement d’illustrer combien nombreux sont ceux qui punirent ceux-là dont la trahison a pourtant servi les intérêts. Méfiance, remord, place nette, contre-trahison, bien des choses peuvent expliquer pareil comportement. Mais au-delà des motifs, il y a tout simplement les mœurs qui ont cours dans le champ politique. Et ce qu’il faut en penser.

« Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce seroit mal entendre le monde : je sçay qu’elle a servy souvent profitablement, et qu’elle maintient et nourrit la plus part des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes, ou excusables, illegitimes. » (pp. 835-836)

Que diable faut-il comprendre ?

Si l’on s’en tient au politique, une des questions qu’il inspire, c’est de savoir si l’exercice de la politique condamne à être déshonnête ou si plutôt il est ainsi fait qu’il attire à lui les vicieux. « Montaigne admet […] que le Prince manque exceptionnellement à l’honneur » écrit André Lanly dans un commentaire du chapitre. (3) C’est un peu là ce qui sépare Montaigne de Machiavel. Car le premier insiste beaucoup sur le fait qu’il n’est lui-même à l’aise que lorsqu’il n’a pas à commettre de vilénies - ce qui le conduit à dire qu’il n’est pas fait pour la politique et que les politiques les moins déshonnêtes lui plaisent -, alors que Machiavel désigne une fatalité, celle que résume son propos : « Un homme qui veut être parfaitement honnête au milieu de gens malhonnêtes ne peut manquer de périr tôt ou tard. » (4)

Ce n’est cependant peut-être pas aussi simple. Lisons Montaigne :
« Le Prince, quand une urgente circonstance, et quelque impetueux et inopiné accident, du besoing de son estat, luy fait gauchir sa parolle et sa foy, ou autrement le jette hors de son devoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité, à un coup de la verge divine : Vice n’est-ce pas, car il a quitté sa raison, à une plus universelle et puissante raison : mais certes c’est malheur. De maniere qu’à quelqu’un qui me demandoit : Quel remede ? nul remede, fis-je, s’il fut veritablement gehenné entre ces deux extremes (sed videat ne quaeratur latebra perjurio (5)) il le falloit faire : mais s’il le fit, sans regret, s’il ne luy greva de le faire, c’est signe que sa conscience est en mauvais termes. Quand il s’en trouveroit quelqu’un de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne semblast digne d’un si poisant remede, je ne l’en estimerois pas moins. Il ne se sçauroit perdre plus excusablement et decemment. Nous ne pouvons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut-il souvent, comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau à la pure conduite du ciel. À quelle plus juste necessité se reserve il ? Que luy est-il moins possible à faire que ce qu’il ne peut faire, qu’aux despens de sa foy et de son honneur ? choses, qui à l’aventure luy doivent estre plus cheres que son propre salut, et que le salut de son peuple. Quand les bras croisez il appellera Dieu simplement à son aide, n’aura-t-il pas à esperer, que la divine bonté n’est pour refuser la faveur de sa main extraordinaire à une main pure et juste ? Ce sont dangereux exemples, rares, et maladifves exceptions, à nos règles naturelles : il y faut ceder, mais avec grande moderation et circonspection. Aucune utilité privée, n’est digne pour laquelle nous facions c'est effort à nostre conscience : la publique bien, lors qu’elle est et très-apparente, et très-importante. » (pp. 968-969)

Bien des choses troublent dans ce passage. À commencer par ces « règles naturelles » dont témoignerait la vertu, alors même qu’« il n’y a rien d’inutile en nature, non pas l’inutilité mesmes » et que « nostre estre est simenté de qualitez maladives » ! Je suis tenté de supposer que Montaigne - ainsi que je le pense en protégeant mon sommeil par une conduite la moins déshonnête possible - incline pour son aise vers la vertu, sans oser prétendre qu’elle s’impose à tous en toutes circonstances. Il est somme toute assez naturel, assez simple, assez facile de distinguer le bien du mal, mais il est aussi assez naturel de choisir le mal. Surtout lorsque, en politique, l’utilité emprunte ce chemin. L’utilité est donc un bien pour la recherche duquel un moyen vicieux peut être utilisé à l’occasion. On n’est pas là si loin que ça de Machiavel.

Il y a pourtant un autre aspect du propos qui mérite réflexion. Car ne serait-ce pas faire preuve de naïveté que de supposer qu’il y ait tant de circonstances en lesquelles « une plus universelle et puissante raison », supérieure aux intérêts personnels du Prince, « le jette hors de son devoir ordinaire » ? C’est ici que, très probablement, l’époque intervient. Montaigne écrit en des temps de guerre, des temps où les troubles l’incitent à regarder les lois comme dignes de respect et malaisées à changer, des temps où le rétablissement de la paix se présente comme la plus universelle et la plus puissante des causes à défendre, des temps où bien des politiques œuvrent ou semblent œuvrer malgré tout à cette paix. Au cours de la dernière guerre mondiale, n’a-t-on pas fait de la lutte contre le nazisme une raison universelle et puissante en appui de laquelle Churchill, Roosevelt et même Staline étaient censés travailler sans relâche ? Et qui aurait alors jeté l’opprobre sur celui d’entre ceux-là qui se serait attaché à tromper Hitler et ses affidés ? Notre époque vit à l’inverse à l’heure de régimes politiques qui se veulent les bienfaiteurs des peuples et où la prévarication ne peut servir que des intérêts privés. Ce qui différencie ces situations, ce n’est pas tant le comportement des politiques que le jugement dont ils font l’objet. Nous sommes tous et toujours enclins à bien juger celui qui semble réellement servir une cause qui nous tient à cœur. Et quand le bien collectif se fait indistinct, le bien personnel surnage.

Voilà qui pousse à distinguer ce qu’il peut y avoir de facile - de facilement trompeur - à énoncer les vertus sous la forme d’un catéchisme. Peut-être convient-il d’adapter nos exigences morales aux contraintes rencontrées, ainsi que le faisaient (souvent complaisamment) les jésuites contre lesquels Pascal a tant tempêté. Les mots sont raides, les situations molles.
« La justice en soy, naturelle et universelle, est autrement reglée, et plus noblement, que n’est cette autre justice speciale, nationale, contrainte aux besoins de nos polices : Veri juris germanaeque justitiae solidam et expressam effigiem nullam tenemus : umbra et imaginibus utimur (6). Si que le sage Dandamys, oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes, les jugea grands personnages en toute autre chose, mais trop asservis à la reverence des loix : Pour lesquelles auctoriser, et seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur originelle : et non seulement par leur permission, plusieurs actions vitieuses ont lieu, mais encores à leur suasion. Ex Senatusconsultis plebisque scitis scelera exercentur. (7) Je suy le langage commun, qui fait difference entre les choses utiles, et les honnestes : si que d’aucunes actions naturelles, non seulement utiles, mais nécessaires, il les nomme deshonnestes et sales. » (p. 836)

Horreur de la politique et des politiques, donc, mais avec la conscience que ce mouvement n’est pas totalement justifié et qu’il faut savoir gré à ceux - si rares soient-ils et si impures soient leurs motivations premières - qui font pencher les choses vers le bien public. Et se garder en conséquence de porter des jugements radicaux sur des actes politiques qu’engendrent des situations complexes.

Je ne résiste pas à l’envie d’ajouter un mot au sujet de la démographie. Telles ces espèces animales dont la prolifération - souvent la conséquence d’un déséquilibre écologique - finit par porter atteinte à leur propre comportement et à leur propre destin, il n’est pas exclu que le pullulement humain n’ait lui aussi engendré des changements comportementaux qui rendent assez précaire le recours à la notion de nature. Qu’il soit naturel de s’indigner comme il est naturel de provoquer l’indignation, on peut aisément l’admettre, dès lors que la vie en société réclame depuis très longtemps déjà de résoudre des problèmes dont les principales caractéristiques sont liées au nombre d’individus qu’elle rassemble. Rousseau a parlé d’un contrat social dont il imaginait qu’il s’applique à la population d’une cité comprenant moins de trente mille habitants. Et c’est encore beaucoup. Que dire alors de sociétés de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de millions d’habitants ? Un seul exemple : que penser d’un régime politique qui confie l’essentiel de la direction d’une semblable société à un monarque unique ? ou encore, que penser de cet autre régime qui prévoit de désigner au suffrage universel l’unique personne investie de grands pouvoirs ? Dans des entités aussi peuplées, y a-t-il quelque chose d’étonnant à ce que l’accord au sein d’associations rassemblant quelques dizaines de personnes devienne là aussi si malaisé à trouver ? Il fut un temps où l’espace était trop grand, les rencontres trop rares, les groupes réduits et condamnés à s’entendre. La faim alors régnait. Mais le vice… ?

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 829-844.
(2) Cet ouvrage est disponible sur Internet à cette adresse
(3) Montaigne, Les Essais en français moderne, Gallimard, Quarto, 2009, p. 968.
(4) Nicolas Machiavel, Le Prince, suivi de l’Anti-Machiavel de Frédéric II, trad. de Raymond Naves, Garnier, 1968, p. 55.
(5) “mais qu’il se garde bien de chercher des prétextes à son parjure”, Cicéron, De officiis, III, 29.
(6) “Nous ne possédons pas de modèle solide et précis d’un véritable droit et d’une justice authentique ; nous usons d’images et d’une ombre”, Cicéron, De officiis, III, 17.
(7) “Des crimes sont commis en vertu de sénatus-consultes et de plébiscites”, Sénèque, Lettres à Lucilius, XCV.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

dimanche 7 septembre 2014

Note de lecture : Pierre Macherey

Querelles cartésiennes
de Pierre Macherey


Dieu me garde de formuler le moindre conseil pédagogique. Pourtant, il m’arrive de rêver d’une manière d’enseigner qui permettrait à l’occasion de faire comprendre ce qui me semble essentiel dans une discipline. Ainsi, en philosophie, face à l’insurmontable montagne que représente la multitude d’auteurs que l’histoire de la discipline réclame de connaître (et comment en philosophie se passer de son histoire ?), il m’est souvent arrivé de tenter d’imaginer une façon d’aborder les choses qui déclenche l’intérêt et va directement au primordial. Lorsqu’il me fut donné - assez brièvement - d’enseigner la philosophie, je m’étais résolu à me limiter à quelques grandes figures sur lesquelles m’appesantir suffisamment, plutôt que de pratiquer un survol général souvent superficiel, trompeur et ennuyeux. Même ainsi, la gageure en restait une.

Et voilà que Pierre Macherey, avec ses Querelles cartésiennes (1), me fournit l’exemple d’une façon de traiter d’une de ces grandes figures - et laquelle ! - qui me semble pleine de vertus, la première de celle-ci étant l’envie de lire Descartes qu’elle devrait susciter.

Pourquoi ? Parce que les travaux dont cet exemple témoigne visent à aborder Descartes par les désaccords récents que son œuvre a alimentés et le contenu de la renommée dont il a bénéficié. Loin de moi l’idée que ces querelles présentent davantage d’intérêt que l’œuvre de Descartes lui-même. Mais elles préparent à l’indispensable sentiment d’humilité que réclame sa lecture. N’est-il pas important de se garder de l’impression que la pensée de Descartes, telle qu’elle nous est donnée à connaître au travers d’une langue à la fois si claire et si subtile est aisée à comprendre ? N’est-il pas judicieux de mesurer combien des textes aussi anciens restent énigmatiques à bien des égards, tant parce qu’ils furent écrits dans un contexte différent de celui de notre époque que parce que l’interprétation d’une œuvre est d’autant plus malaisée qu’elle traduit un grand effort d’intelligence ? N’est-il pas meilleur moyen de s’apprêter à ouvrir un ouvrage d’un philosophe que d’écarter toute tentation de s’attendre à y découvrir ce à quoi la doxa prétend le réduire ?

Dans son livre, Pierre Macherey évoque deux querelles, d’abord celle qui opposa Ferdinand Alquié et Martial Gueroult dans la première moitié des années 50, ensuite celle qui mit aux prises Michel Foucault et Jacques Derrida dans les années 60 et encore au-delà.

Il n’est pas question que je résume ici les querelles en question. En effet, résumer c’est trahir. Macherey lui-même s’en garde, se contentant d’indiquer vers quels types de lecture les protagonistes inclinent. S’il fallait se montrer plus rigoureux, cela impliquerait de lire les ouvrages cités et même de se pencher davantage encore sur ces personnalités éminemment complexes. Par exemple, il ne serait pas inutile de s’interroger sur le sens que prend chacune de ces querelles dès lors qu’on les éclaire de ce qui sépare les hommes, Alquié et Gueroult d’un coté, Foucault et Derrida de l’autre. Pareille entreprise nous ferait entrer dans un jeu qui n’est pas sans charme, mais qui s’assimile vite à une régression sans fin, un peu comme lorsque nous consultons un bon dictionnaire et que chaque définition nous incite à courir voir celle des mots dont elle est composée (2).

Peut-être dois-je pourtant tenter ici d’indiquer vers quoi Macherey tente de nous indiquer ce qui caractérise ces diverses lectures de Descartes, ne serait-ce que pour faire voir en quoi il s’agit là d’une bonne méthode pour se préparer à soi-même le lire.

Ferdinand Alquié était un personnage étonnant. Je le connais bien mal, mais ses divers intérêts sont assez notoires pour oser affirmer qu’il n’avait rien de banal. Spécialiste notamment de Descartes, il a publié en 1950 un ouvrage intitulé La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes dans lequel il plaide pour une approche du philosophe qui prend en compte l’évolution de sa pensée au fil de son œuvre. Ce qui le conduit à faire de la découverte du cogito un moment dépassable, assez indépendant du déploiement de l’entendement. Ainsi, il écrit ceci :
« Le monde se divise en deux domaines : il y a celui du réel physique qui n’a pas de valeur et qui peut être soumis à mon action technicienne, de même qu’il est offert à ma connaissance ; car tout cela est du même côté, et, si je puis dire, au-dessous de moi : le monde physique, c’est ce que je comprends, c’est ce sur quoi j’agis, et c’est ce dont je doute. Et, d’un autre côté, il y a le domaine métaphysique : c’est ce que je ne comprends pas, c’est ce sur quoi je ne peux pas agir, et c’est ce dont je ne doute pas ; voici mon être propre, qui est liberté, et l’Être divin que je ne puis qu’admirer et adorer. » (3) Et d’ajouter :
« Le “je pense” ne révèle pas un esprit pur, un entendement en général mais un “moi”, un “je” existant et concret. » (4)

De son côté, Martial Gueroult a publié en 1953 un livre intitulé Descartes selon l’ordre des raisons (5) où il défend une approche de l’œuvre prise dans sa totalité comme un tout cohérent et ordonné « dont on peut effectuer l’exploration en se passant complètement de la référence à un sujet concret, par définition extérieur à l’exercice de la pensée rationnelle qui est tout sauf une intrigue de roman. » (p. 15) À la limite, il s’agit de faire abstraction de Descartes lui-même, pour ne s’attacher qu’à l’œuvre saisie comme un moment unique et minutieusement scrutée selon le postulat d’une rationalité pourchassée jusque dans les détails les plus infimes.

Et Pierre Macherey d’expliquer :
« Entre 1950 et 1970, ils [Alquié et Gueroult] ont été les deux grands maîtres rivaux qui, l’œil fixé en permanence sur l’autre, se partageaient en France les études universitaires d’histoire de la philosophie classique, dans des conditions telles qu’il n’était possible de plaire à l’un qu’en déplaisant à l’autre, nul n’osant ni même n’ayant l’idée, à l’exception du seul Gouhier, d’entreprendre un compromis ou une synthèse entre deux démarches qui apparaissent comme radicalement exclusives l’une de l’autre. » (p. 16)

Il ne faudrait pas en déduire qu’il s’agit-là des seules approches possibles de l’œuvre de Descartes. Mais force est de constater que la notoriété que peut acquérir une polémique tend à convaincre bien des gens que l’alternative ainsi célébrée s’impose à tous.

En ce qui concerne Foucault et Derrida, la polémique est d’une toute autre nature. Elle ne porte plus sur l’œuvre entière, mais bien - pour l’essentiel - sur un petit passage de la première des Méditations touchant la première philosophie. Il me semble utile de reproduire ce passage (6) :
« Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.
Mais, encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples.
 » (7)

Dans l’Histoire de la folie à l’âge classique, publiée une première fois en 1961, Michel Foucault cherche à établir que Descartes a radicalement écarté la folie, comme pure déraison. À l’inverse du rêve ou de l’erreur, la raison n’a pas à se confronter à la folie : elle ne peut que l’exclure. D’où l’enfermement des fous et la construction de prisons à cette fin (8). Il s’agit donc, pour Foucault, de rendre compte des conséquences d’une pensée qui - se voulant exemplaire dans sa rationalité - a créé les conditions d’une discrimination injustifiée.

Jacques Derrida, dans une conférence prononcée en 1963 (9), contredit Foucault en avançant que « le partage entre raison et déraison est beaucoup moins net et tranché que ne le voit Foucault, qui, en cautionnant la représentation de celle-ci comme pure lumière qui s’est exemptée de toute obscurité, est peut-être tombé à son insu dans le piège tendu par la raison triomphante dont il entérine, non sans une certaine candeur, le message, en étant plus attentif à la parole déclarée de Descartes, - rappelons la formule employée par Foucault : “Une certaine décision a été prise” -, qu’à ce qui est réellement écrit et inscrit dans son texte et déborde la portée immédiate de cette parole manifeste. » (p. 38) Et Macherey d’ajouter :
« Non sans malice, et même peut-être avec une certaine dose de malignité, Derrida déclare qu’il se propose de “relire naïvement Descartes” (L’écriture et la différence, p. 74 ; la formule “lecture naïve” revient un peu plus loin, p.95), alors qu’il fait tout ce qu’il peut pour se déprendre des fantasmes attachés à une lecture de premier degré, qui prend au pied de la lettre ce qu’a l’air de dire l’auteur du texte, quand il faudrait au contraire se rendre attentif au fait qu’en réalité il peut dire tout autre chose, ou plutôt, pour reprendre les mots qui viennent d’être utilisés, il peut faire autre chose que ce qu’il dit, cet écart se trouvant quelque part inscrit dans la lettre de son texte, qui n’est en rien transparente à elle-même et se trouve toujours décalée, en excès ou en défaut, par rapport à la parole qu’elle a l’air d’énoncer directement : ce serait l’un des enseignements de ce que Derrida a par ailleurs appelé “grammatologie”. » (p. 39)

Foucault répliquera dans un texte, “Mon corps, ce papier, ce feu” (10), que Macherey analyse assez longuement. Je n’en ferai pas état ici, d’autant qu’y figure à plusieurs reprises l’expression très foucaldienne de sujet de vérité sur laquelle je serais contraint de formuler bien des interrogations étrangères à mon propos du moment.

Ce que Pierre Macherey nous apprend en nous parlant ainsi de ces querelles tient beaucoup plus à la polysémie de l’œuvre de Descartes qu’aux interprétations particulières de sa pensée qu’elles supposent. Car il convient de garder présent à l’esprit que les interprétations de la pensée de Descartes sont autrement nombreuses que peut le laisser croire le récit de ces querelles, un récit qui peut précisément être l’occasion de montrer combien les modes, les engouements et les notoriétés masquent le foisonnement des recherches et la subtilité des analyses, comme d’ailleurs la richesse de la pensée interprétée.

Je ne puis me départir de l’idée que les commentaires d’une œuvre ne méritent d’être lus que si l’on se résout à lire l’œuvre elle-même avec la certitude que l’on y trouvera autre chose que ce qu’y voit le commentateur. Le commentaire aide - parfois beaucoup -, mais il représente la pièce à casser, bien avant ce qui est commenté. Ainsi, je ne me sens pas près d’approuver les interprétations de Foucault et Derrida, d’autant qu’il me semble qu’elles participent d’une espèce de surenchère dans la déconstruction et que, en dépossédant Descartes du sens de son texte - ce qui n’est pas totalement impertinent -, elles encourent elles-mêmes d’être regardées comme des réactions dont le sens a échappé à leurs auteurs. Somme toute, en me faisant voir combien le texte de Descartes ne mérite sans doute pas ces jugements, elles m’éclairent d’une certaine manière à son sujet. Un peu comme les leçons de Deleuze sur Spinoza disent quelque chose sur Spinoza, alors même que le sens qu’il confère à l’Éthique me paraît très librement élaboré.

Voilà donc un livre, Querelles cartésiennes, qui offre l’occasion d’aborder un philosophe majeur par le biais du problème des lectures et des interprétations. Dans la Critique de la raison pure, Emmanuel Kant a osé affirmer « qu’il n’y a rien d’extraordinaire à ce que, soit dans la conversation commune, soit dans les livres, par le rapprochement des pensées qu’il exprime sur son objet, on comprenne bien mieux un auteur qu’il ne s’est compris lui-même, cela parce qu’il n’avait pas suffisamment déterminé sa conception et qu’ainsi il parlait et même pensait quelquefois contrairement à ses propres vues. » (11) Cette phrase peut à son tour donner lieu à diverses interprétations. S’il a voulu dire qu’il est des penseurs qui peuvent penser la pensée d’autrui mieux que lui-même l’a pensée (formule que Bourdieu utilise à quelques reprises), on ne peut que s’insurger. Car s’il s’agit de ce dont le texte témoigne, mieux le penser ne peut vouloir dire que penser autre chose. S’il a simplement évoqué le caractère compréhensible du texte - en dépit des contradictions dans lesquelles tout un chacun peut s’égarer -, mieux le dire relève d’une question d’expression. Ce « et même pensait quelquefois » rend toutes les interprétations incertaines. À quoi s’ajoute le fait qu’il n’y a rien d’illégitime à développer, au départ d’une pensée dont on s’inspire, une autre qui la prolonge, la corrige ou la contredit.

Mais je m’égare, car il ne s’agit en rien ici de préparer à l’herméneutique. Tout au plus de s’en méfier. Car l’important est toujours de retourner soi-même au texte. Non avec l’ambition d’en saisir le vrai sens (même si l’effort à consentir doit y tendre), mais plus prosaïquement de découvrir combien le texte est étranger à la doxa à laquelle il doit sa notoriété.

Et à propos de doxa, il me faut dire un mot de l’annexe que comporte les Querelles cartésiennes, une annexe intitulée “Descartes, philosophe ‘français’ ?” On sait combien l’adjectif cartésien peut caractériser des gens ou des pensées qui doivent très peu à Descartes, voire le méconnaissent totalement. À cet égard, l’histoire du cartésianisme a quelque chose d’exemplaire en ce qu’elle révèle ce que peut avoir de mouvant, au fil du temps, l’exposé d’une pensée. Évidemment, Macherey ne nous livre pas une histoire du cartésianisme : il épingle, en s’aidant d’un ouvrage de François Azouvi (12), quelques propos - de Leibniz, de Fontenelle, de Comte, de Tocqueville et de Durkheim - qui montrent ce que ces lectures promises à la renommée avaient de partielles et de partiales. Mieux : Macherey nous fait toucher du doigt le mythe, comme lorsqu’il cite Maurice Thorez qui, invité en 1946 à discourir à propos du trois cent cinquantième anniversaire de la naissance de Descartes, n’a pas hésité à proclamer : « À travers les tempêtes et les nuits qui se sont abattues sur les hommes, c’est Descartes qui, de son pas allègre, nous conduit vers les lendemains qui chantent. » (p. 101)

Cette annexe s’achève par une évocation du livre d’André Glucksmann Descartes c’est la France (13). Le titre de l’ouvrage en dit assez, mais Macherey ne résiste pas à l’envie de brocarder cet éternel excessif. Et il écrit :
« On appréciera le ton de prophète adopté par celui qui s’est engagé dans la croisade contre l’esprit de prophétie. On s’étonnera de la ruse de l’histoire qui garantit à ce “dissident” autoproclamé de tomber immanquablement du bon côté. Et on plaindra Descartes d’avoir couvert de son autorité l’imposture d’une revendication de tolérance qui est en fait, très dialectiquement, une manifestation d’intolérance. » (p. 112)

Après tout ça, que faire sinon se plonger dans Descartes. Non pour prétendre l’avoir compris, mais pour se donner les moyens de comprendre qu’il n’est pas aisé à comprendre.

(1) Pierre Macherey, Querelles cartésiennes, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2014.
(2) Dans La littérature potentielle, premier essai de l’OuLiPo (Gallimard, Idées, 1973), Raymond Queneau a publié une variante du El Desdichado de Gérard de Nerval (lui-même inspiré de l’Ivanhoé de Walter Scott) où il se contraint à ce qu’il appelle « la littérature définitionnelle », choisissant de remplacer chaque mot important par sa définition. Il eut été possible - il y avait pensé - de remplacer à nouveau chaque mot important de la définition par sa propre définition, et même de poursuivre sans fin l’exercice.
(3) Ferdinand Alquié, La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, PUF, 1950, p. 21 (cité par Pierre Macherey, op. cit., p. 22).
(4) Ferdinand Alquié, op. cit., p. 22 (cité par Pierre Macherey, op. cit., p. 22).
(5) Martial Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Aubier, 1953.
(6) Macherey- dans son livre (p. 34) - cite un passage plus court que celui que je choisis. Il reproduit la traduction réalisée par le duc de Luynes, en prétendant que c’est celle dont Foucault s’est servi (Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Tel, 1972, pp. 56-57), alors que celui-ci - qui ne cite aucun extrait complet, mais quelques phrases éparses - puise selon ses propres dires dans l’édition de 1953 de La Pléiade, laquelle donne à lire la traduction de 1647 réalisée par Descartes lui-même (les Méditations ont d’abord été écrites en latin).
(7) Descartes, Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, p. 268.
(8) Je n’aborderai pas ici la question de savoir ce qu’il convient de penser de la thèse de Foucault, une thèse qui alimentera notamment l’antipsychiatrie (même si Foucault a récusé le terme).
(9) Le texte de cette conférence, présentée au Collège philosophique (l’ancêtre du Collège de philosophie), a été inséré dans L’écriture et la différence (Seuil, Tel Quel, 1967).
(10) Pierre Macherey signale (p. 44) que ce texte a été annexé à la nouvelle édition de 1972 de l’Histoire de la folie à l’âge classique, mais je ne l’y ai pas trouvé. Il est vrai qu’il évoque une édition dans la collection “Idées”, alors que je ne connais que celle de la collection “Tel”.
(11) Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781], trad. de A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Quadrige, 10 éd., 1984, p. 263.
(12) François Azouvi, Descartes et la France. Histoire d’une passion nationale, Fayard, 2002.
(13) André Glucksmann, Descartes c’est la France, Flammarion, 1987.

Autre note sur Descartes :
Descartes et l’ordre politique de Pierre Guenancia