dimanche 20 juillet 2014

Note de lecture : Olivier Christin

Vox populi
d’Olivier Christin


Est-il prérogative plus responsable que celle de voter ? Est-il droit plus fondamental que celui de voter ? Ne devons-nous pas blâmer ceux qui renoncent à en user ? Bref, le vote n’est-il pas le signe le plus tangible du caractère démocratique de nos sociétés ?

L’opinion commune n’a guère d’hésitations sur ces questions. Et s’il arrive que des objections surgissent - souvenons-nous du célèbre « élections, piège à cons » de Sartre (1) -, cela peut être aisément assimilé à une forme de provocation désespérée ou histrionesque (2). Sur cette question - comme sur bien d’autres - il convient, me semble-t-il, de suspendre au moins provisoirement notre jugement devant deux questions auxquels il importe de se garder de répondre trop vite : pourquoi les élections bénéficient-elles aujourd’hui de cette évidence ? pourquoi, d’autre part, les contestations du choix électoral sont-elles si radicales et utopiques ?

Olivier Christin vient de publier un livre, Vox populi (3), qui peut grandement nous aider dans notre réflexion. Il y étudie de façon approfondie les différentes formes d’élections qui, entre le XIIe et le XVIIIe siècle, ont subsisté et évolué dans des institutions comme les villes, les confréries religieuses, les universités, les métiers, etc.

Le thème n’est pas neuf. Dans un article publié peu de temps avant sa mort, Bourdieu avait abordé la question du sens du vote en ces termes :
« On ne dira et redira jamais assez à quel point l’illusion du naturel et l’illusion du “toujours ainsi”, comme nous disions dans Le Métier de sociologue, et l’amnésie de la genèse dans laquelle elles s’enracinent font obstacle à la connaissance scientifique du monde social. Quoi de plus naturel, quoi de plus évident par exemple que l’action de voter que le dictionnaire définit, très (socio)logiquement, de manière tautologique, c’est-à-dire comme “l’acte d’exprimer son opinion par son vote, son suffrage” ? Et on ne verra sans doute jamais un “philosophe politique” poser, avec la très naturelle solennité d’un Heidegger demandant “que signifie penser ?”, la question de savoir “que signifie voter ?”. Et pourtant, toutes les ressources de la “pensée essentielle” ne seraient pas de trop, en ce cas, pour anéantir le voile d’ignorance qui interdit de découvrir la contingence historique de ce qui est institué, ex instituto, et, du même coup, de poser la question des possibles latéraux qui ont été éliminés par l’histoire et des conditions sociales de possibilité du possible préservé. » (4)
Se fondant notamment sur l’enseignement de Durkheim à ce sujet (5), Bourdieu rappelait les deux écueils auxquels se heurte l’idéal d’expression de la volonté des électeurs : d’un côté l’atomisation débouchant sur la pure « agrégation statistique d'opinions individuelles individuellement produites et exprimées » (6) et, de l’autre, « l’appropriation usurpatrice » (7) par le délégué collectivement désigné. Il n’en tire pas moins une recette, exemplaire de son goût pour les formules préconisant la création de conditions :
« Pour échapper à l’agrégation mécanique des opinions atomisées sans tomber dans l’antinomie de la protestation collective – et apporter ainsi une contribution décisive à la construction d’une véritable démocratie –, il faut travailler à créer les conditions sociales de l’instauration d’un mode de fabrication de la “volonté générale” (ou de l’opinion collective) réellement collectif, c’est-à-dire fondé sur les échanges réglés d’une confrontation dialectique supposant la concertation sur les instruments de communication nécessaires pour établir l’accord ou le désaccord et capable de transformer les contenus communiqués et ceux qui communiquent. » (8)
La formule est belle, mais on reste perplexe quant à sa mise en œuvre.

Olivier Christin n’est pas moins circonspect à propos de l’opinion commune contemporaine relative aux vertus du suffrage. Évoquant les votes qui conféraient les charges au sein des universités au XVIIIe siècle, il écrit ceci :
« L’élection universitaire n’a donc, à l’époque moderne, finalement pas grand-chose à voir avec la sélection des meilleurs candidats au sens où l’entendent parfois aujourd’hui d’innombrables manuels scolaires et autres textes à destination du très grand public, qui ressassent sans arguments les mêmes clichés supposés rassurants sur la vie démocratique. À titre d’exemple, on peut se contenter de citer ici l’assertion initiale d’un cours d’éducation civique français en ligne destiné aux classes de première L qui, en s’appuyant sur l’opposition que Montesquieu établissait entre le vote proprement dit et le tirage au sort qu’il jugeait plus égalitaire, affirme : “Le régime électif est une sélection des meilleurs candidats.” (*) Peu importe que tout un ensemble de travaux de sciences politiques récents tende à souligner au contraire la différence entre les processus d’élection libre et les consultations électorales de façade qui ne laissent aux citoyens que le choix entre des candidats sélectionnés : ce n’est pas notre propos. Pour préciser les contours de celui-ci, il faut revenir au sens même de l’analyse de Montesquieu qui, dans l’Esprit des lois (1748), estimait que “le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est celle de l’aristocratie” (**). Non seulement le “suffrage par choix” établit en effet une hiérarchie entre les candidats, distinguant les uns et écartant les autres à l’opposé du sort « qui n’afflige personne », mais il confère aussi aux électeurs un pouvoir discrétionnaire malgré toutes les règles et tous les garde-fous qui placent dans leurs mains les principes de sélection entre les candidats qui remplissent les conditions d’éligibilité. » (p. 120-212)
On pourrait s’étonner qu’il parle des principes de sélection des candidats, comme si le caractère arbitraire du vote s’imposait malgré eux. Ces principes, qui sont le plus souvent choisis de façon très opportuniste par les partis et factions, font autant fi de l’objectif qu’ils sont censés préserver - le choix des meilleurs -, que ne le fait le vote lui-même lorsqu’il les ignore.

L’intérêt du livre d’Olivier Christin réside essentiellement dans le nombre très élevé d’anecdotes et d’exemples puisés dans les traces écrites d’institutions anciennes. Il y apparaît clairement que les procédés électifs ont sans cesse varié et surtout que l’opinion sur leurs travers respectifs a également beaucoup varié, de telle sorte qu’un même argument a pu selon les cas justifier ou condamner telle ou telle pratique. Ainsi, pour prendre un exemple très parlant, on ne peut qu’être étonné de découvrir combien le secret du vote a longtemps suscité la méfiance, une méfiance fondée sur l’idée qu’il aurait pu favoriser les intrigues, les cabales et les pressions, alors même que c’est précisément pour déjouer les mêmes errements que le vote secret s’est aujourd’hui imposé.

Peut-on, parmi l’ensemble des choix sur lesquels repose un procédé électif, dégager une tendance révélée par des siècles de tergiversations ? Christin relève que, en 1915, Otto von Gierke avait pour sa part estimé que le temps avait consacré le triomphe du principe majoritaire (9), au point que son respect était devenu un gage de démocratie. Ce n’est pourtant pas faute que le passé nous ait prévenu contre les effets désastreux d’une minorité dédaignée. Ainsi, lors de l’élection des papes, il arriva qu’il soit proposé aux votants minoritaires de modifier discrètement leurs votes après le décompte final afin que la majorité annoncée soit la plus proche possible de l’unanimité. Ce triomphe du principe majoritaire n’a, en toute hypothèse, rien de définitif, comme le souligne Olivier Christin :
« Depuis quelques décennies […], les analyses se multiplient, qui explorent les limites, les coûts et les dangers de la décision majoritaire, non dans la perspective libérale qui fut celle de Friedrich K. Hayek, mais plutôt avec le souci d’éviter la tyrannie majoritaire, de préserver les droits de la minorité, de limiter les coûts externes de la décision politique pour parler comme Buchanan ou encore de délimiter les espaces et les conditions d’application légitime de la règle majoritaire puisqu’il serait, par exemple, inutile et dangereux à la fois de déterminer les programmes de télévision ou les menus de cantines scolaires par des votes à la majorité : les événements sportifs et les nuggets de poulet ou les pizzas chasseraient sans aucun doute les soirées théâtrales et les légumes verts. » (pp. 271-272)

La démocratie est assez souvent regardée comme un aboutissement. Qui au sein d’un organisme social - a fortiori celui suprême qui emporte la société entière et qu’on nomme politique - qui peut décider et qui peut désigner ? La question est aussi vieille que le monde et n’a pas à ce jour trouvé sa solution. Une des manières de permettre à une solution de perdurer consiste à la vivre comme la solution naturelle, voire la solution finale. Contrairement à ce qui est assez souvent affirmé, la démocratie ne donne jamais la parole à tout le monde. Et elle n’a d’ailleurs pas prouvé qu’il serait bon de le faire. Au XIIIe siècle déjà, on citait volontiers un adage romain, de préférence sous sa forme acronymique : QOT. Ce qui veut dire : ”Quod omnes tangit, ab omnibus tractari et approbari debet”, (”ce qui touche tout le monde doit être considéré et approuvé par tous”). Même si de nos jours on ne fait pas plus mal qu’à l’époque, on ne le dit sans doute pas si bien. C’est que décider et désigner sont toujours les plus insolubles des problèmes auxquels les humains sont confrontés. Notamment parce que ceux-là mêmes qui défendent leurs intérêts préconisent des solutions qu’ils justifient par l’intérêt général et par la participation de tous.

Il est un endroit, assurément peu visible, où des pratiques inusitées se perpétuent vaille que vaille : ce sont les loges maçonniques. Des votes au moyen de ballottes, des candidatures non déclarées, des campagnes non souhaitées, des majorités spéciales, des mandats non renouvelables, des fonctions qui ne se refusent pas, des cooptations sans critère, etc., tout cela voue ces enceintes - qui se veulent initiatiques - à un fonctionnement très inhabituel. On pourrait en déduire que le lieu - qui se prétend quelquefois expérimentateur de modes d’organisation politique - cultive une lucidité particulière à l’égard des immanquables imperfections des modes de décision et de désignation. Le plus souvent, il n’en est rien. Telle une ultime illustration du principe selon lequel, en la matière, les problèmes naissent des solutions, les enjeux occasionnels y surmontent habituellement les questions générales et y suscitent bien des conflits dont témoignent les essaimages et les scissions obédientielles.

Olivier Christin a raison, lorsqu’il évoque l’intérêt que présente le fait de se pencher sur le passé des procédures électives.
« Le retour à l’histoire n’est donc pas curiosité érudite, plaisir d’évoquer des situations érigées en cas ou en problèmes idéal-typiques, mais moyen de comprendre ce que le fonctionnement des institutions et des systèmes électoraux doit à cet héritage pluriel qui dévoile des manières concurrentes mais également légitimes de penser le monde social. » (pp. 274-274)
Il va cependant plus loin, en affirmant son attachement final au souci si ancien - et peut-être si illusoire - de permettre à tous de participer aux décisions et désignations, en tout cas à la réflexion dont les procédures doivent être l’objet :
«  Débattre des correctifs et des changements qu’il faut éventuellement apporter aux modes de détermination de la volonté collective, de désignation de la représentation nationale ou de distribution des charges associées à celles-ci ne peut donc se résumer à un débat technique détaché de toute réflexion sur le type de société en jeu dans les manières de concevoir la participation des individus à la chose publique. Ce ne peut être le monopole de ceux qui, participant déjà à l’exercice du pouvoir ou à la fabrication des outils de légitimation de celui-ci, entendent rester maîtres de la fixation des règles du jeu en proposant ici l’introduction d’une part de proportionnalité ou la création d’un droit d’initiative populaire sous une forme ou sous une autre, là l’introduction de l’obligation de la parité, sexuelle par exemple, pour corriger le biais du vote majoritaire uninominal, ou encore le retour du tirage au sort censé assurer une plus large participation citoyenne à l’activité politique. Car au fond, il s’agit d’affaires qui nous concernent tous et qui doivent donc être décidées par nous tous. QOT aurait-on dit entre le XIIIe et le XVIIIe siècle… » (p. 274).

(1) L’article de Jean-Paul Sartre - dont le titre s’inspire d’un slogan soixante-huitard - a été publié en janvier 1973 dans le n° 318 des Temps modernes, puis republié dans Situations X, Gallimard, 1977, p. 84. Il est disponible sur Internet ici.
(2) Un bon exemple de cette dernière forme est la rhétorique fallacieuse d’Alain Badiou. Celui-ci admet toutes les erreurs qui ont pu être commises au nom du communisme (qu’il prône) - y compris les siennes - pour mieux valoriser des solutions politiques qui n’ont d’autre mérite que de satisfaire illusoirement une égalité pour laquelle combattraient des minorités éclairées. L’organisation sociale qui déboucherait ainsi d’un miraculeux dépérissement de l’État reste évidemment très mystérieuse et ne garde de la crédibilité aux yeux de certains que par l’aura savante que son titre de philosophe - que les médias honorent à l’envi - lui confère. Badiou tombe ainsi dans sa posture de la même manière - si je puis dire - qu’une basse noble tombe dans sa voix. Qui veut mesurer la validité de ce que j’en dis peut regarder ici le numéro du 1er mars 2012 de l’émission “Avant-premières” sur France 2, sous-titrée aussi “Élections, piège à cons”. Évidemment, bien des choses que Badiou dit des élections ne sont pas fausses et mériteraient réflexion ; mais elles ne sont dites que pour solidifier l’engouement envers une effarante utopie communiste.
(3) Olivier Christin, Vox populi, Seuil, collection Liber, 2014.
(4) Pierre Bourdieu, “Le mystère des ministères”, in Actes de la recherche en sciences sociales, 5/2001 (n° 140), p. 7.
(5) Cf. Émile Durkheim, Leçons de sociologie, PUF, Quadrige, 1990, p. 138.
(6) Pierre Bourdieu, op. cit., p. 8.
(7) Ibid.
(8) Ibid.
(*) http ://www.maxicours.com/se/fiche/3/3/394633.html/II
(**) Montesquieu, De l’esprit des lois, livre II, chap. III. Sur l’histoire du tirage au sort, voir surtout H. Buchstein, Demokratie und Lotterie. Das Los als politisches Entscheidungsinstrument von der Antike bis zur EU, Francfort/Main, Campus, 2009.
(9) Sur cette question, il peut être utile d’écouter l’exposé qu’Olivier Christin a présenté le 22 février 2012 à l’occasion d’un séminaire organisé dans le cadre de l’enseignement de Pierre Rosanvallon au Collège de France et intitulé “De la saniorité à la majorité : les progrès de la décision majoritaire à l'époque moderne”.

dimanche 6 juillet 2014

Note de lecture : Jacques Le Goff

Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?
de Jacques Le Goff


Il y a trois mois à peine que Jacques Le Goff est mort. On regrettera longtemps cette voix quelque peu emphatique et graillonneuse avec laquelle, dans l’émission Les lundis de l’histoire sur France Culture, il se plaisait à synthétiser la pensée des invités. On gardera surtout en mémoire bien de ses livres, notamment le très beau Saint Louis (1). Il aimait dire d’un livre qu’il est très beau, avec cette sorte de gourmandise particulière propre aux érudits.

Peu de temps avant sa disparition fut publié un petit livre qu’il venait de rédiger et dont il a dit : « Il s’agit […] d’un livre que je porte en moi depuis longtemps, des idées qui me tiennent à cœur et que j’ai pu formuler, ici ou là, de diverses manières. » (p. 7). Cet ouvrage s’intitule Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? (2)

De quoi s’agit-il ?

Les premiers chapitres laissent penser qu’il est essentiellement question de montrer - notamment par le biais d’un exercice d’histoire de l’histoire - l’arbitraire des périodes historiques et la tardiveté des plus connues d’entre elles. Même si le propos n’a rien là de très novateur, il reste très utile, tant est tenace l’ancrage profond au sein des consciences de ces divisions du passé. Il n’est pas rare que l’on apprenne aux enfants les grandes périodes du passé - Antiquité, Moyen Âge, Renaissance, Temps Modernes - d’une façon qui pousse certains à penser que nos ancêtres moyenâgeux se sont réveillés un jour forcés de constater que la Renaissance venait de commencer. Cette hypothèse risible masque cependant ce que la périodisation de l’histoire peut avoir d’insidieux, particulièrement auprès de ceux qui pensent avoir compris ce qu’elle a d’arbitraire. Et, à cet égard, le livre de Jacques Le Goff est un peu à double tranchant.

En effet, après avoir rappelé les circonstances, les auteurs et les époques qui ont présidé à la création des principales tranches d’histoire aujourd’hui utilisées, il dévoile en quelque sorte son véritable souci, à savoir la proposition de reculer la fin du Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle, ce qui condamne la Renaissance à disparaître, du moins au sens d’une période importante qui aurait succédé dès le XVe siècle aux temps médiévaux. « On l’aura compris, conclut-il, la Renaissance, donnée pour époque spécifique par l’histoire contemporaine traditionnelle, n’est en fait qu’une ultime sous-période d’un long Moyen Âge. » (p. 187)

Jacques Le Goff multiplie tout au long de l’ouvrage les arguments plaidant en faveur de cette nouvelle découpe de l’histoire. Rien ne me permet de croire que les connaissances qu’il a acquises ne justifient pas sa proposition et je serais bien présomptueux de tenter de la contester. Pour tout dire, je n’en ai même pas envie. Mais il y a néanmoins deux aspects de la démonstration au départ desquels je voudrais me permettre d’esquisser un point de vue qui, d’une certaine manière, invalide le sien.

Le premier de ces aspects concerne les critères sur la base desquels on peut raisonnablement estimer qu’une période du passé mérite d’être distinguée d’une autre au point de lui attribuer un nom distinctif, un nom qui va se doter d’une force emblématique de nature à colorer les faits qui s’y inscrivent. Il va de soi que, selon que l’on privilégie les aspects religieux du comportement humain, ou ses aspects économiques, ou ses aspects institutionnels, ou encore Dieu sait quoi, les césures imaginées varient énormément. Et il serait bien embarrassant de vouloir classer les critères en vue de choisir celui qui mérite d’être privilégié. Et que dire alors des diverses formes d’activité qui seraient elles-mêmes les signes révélateurs d’un critère plus général ? L’architecture témoigne-t-elle de l’activité économique ? Les conflits religieux sont-ils révélateurs des manières de penser ? Les structures politiques trahissent-elles les groupes d’intérêts ? On pourrait en discuter à perte de vue. Jacques Le Goff ne nous dit pas ce qu’il juge réellement déterminant. Il multiplie les considérations propres à établir une certaine continuité au cours des siècles allant du XIIe au XVIIIe, ainsi que celles de nature à faire apparaître une coupure au cours de ce dernier siècle. Suis-je naïf de laisser germer en moi l’idée que le médiéviste qu’il fut aurait pu être tenté d’élargir le territoire de ses investigations savantes ?

Le deuxième aspect que je voulais évoquer concerne la périodisation elle-même. Le paradoxe veut qu’il soit nécessaire de périodiser le passé, faute de n’y rien comprendre et que, en même temps, toute périodisation déforme, trompe, illusionne. Je suis depuis longtemps convaincu qu’aucune discipline savante n’est mieux enseignée que lorsque le savoir est abordé par son histoire. J’ai personnellement découvert cette vertu de l’histoire à propos des mathématiques, lesquelles ne m’ont vraiment intéressé - et auxquelles je n’ai enfin pu comprendre davantage - que lorsque j’ai lu un livre déjà bien ancien de Lancelot Hogben (3) qui avait l’immense mérite d’expliquer chaque chapitre des mathématiques à partir des conditions historiques de sa découverte. En même temps, il est indispensable de ne jamais perdre de vue que les catégories, les étapes, les structures, les gradations, les stades qu’il importe de distinguer dans un premier temps en vue de mettre dans les choses une forme d’ordre qui est indispensable à leur saisie par l’esprit doivent impérativement être déconstruites (4) ultérieurement en vue de faire la part de ce qu’elles ont d’artificiel. L’histoire est la première des disciplines où cette démarche s’impose, d’autant plus qu’il est de sa nature même d’inventorier ce qui se succède. Il n’est donc rien de plus important pour améliorer la connaissance du passé que de pratiquer l’histoire de l’histoire, ce qui ne peut que déboucher sur une grande relativisation des entreprises de périodisation, à commencer par celle qui prévaut aujourd’hui et à laquelle nous avons tendance à accorder naïvement le mérite d’être la mieux adaptée à la vérité historique.

Jacques Le Goff ne néglige nullement de faire de l’histoire de l’histoire dans son Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? Mais il en use immédiatement pour proposer sa propre conception des tranches, distincte de celle communément admise. Cela n’a rien d’illégitime, bien sûr. Si ce n’est que sa proposition ne mérite pas moins qu’aucune autre d’être contestée. Somme toute, le livre de Jacques Le Goff est fort intéressant, mais il ne répond pas vraiment à la question qu’il a choisie comme titre. Si je devais moi-même y répondre - tout ignorant que je sois comparé à son grand savoir -, je dirais volontiers qu’il faut dans un premier temps des tranches, question d’y mettre un peu de clarté, avant d’en critiquer la découpe, question de découvrir qu’il est possible d’atteindre à davantage de clarté encore.

(1) Jacques Le Goff, Saint Louis, Gallimard, 1996.
(2) Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Seuil, La Librairie du XXIe siècle, 2014.
(3) Lancelot Hogben, Les mathématiques pour tous, trad. de l’anglais par F. H. Larrouy, Payot, 1950. Ce livre avait été publié une première fois en français en 1946. L’original a été publié en 1936 sous le titre Mathematics for the Million.
(4) J’emploie le mot déconstruire avec une certaine répugnance, parce qu’il a été utilisé par des philosophes et des chercheurs en sciences sociales qui ont cru bon d’ébranler toute conception organisée des choses sans mesurer qu’ils sapaient le plus souvent le savoir lui-même. Tout peut être mis en cause - le langage compris - en ce qu’il relève de l’artefact et n’atteint donc pas le réel. Mais il arrive un moment où ce qui participe initialement d’une entreprise d’élucidation devient un renoncement qui n’a - semble-t-il - d’autre objectif que celle de vous apporter une renommée de subtilité.