vendredi 19 décembre 2014

Note d’opinion : la science

À propos de la science

Bertrand Russel était convaincu que la démarche scientifique et la démocratie allaient de pair. En introduction au recueil de conférences de Jacques Bouveresse qui a été publié sous le titre À temps et à contretemps (1) figure l’extrait suivant :
« Une des convictions fondamentales de Russel est celle de l’existence d’un lien intrinsèque entre la méthode scientifique et le mode de pensée démocratique. Cela est dû notamment à des choses comme l’intronisation par la science du principe de la libre recherche comme principe suprême en matière d’acquisition de la connaissance, l’incitation à adopter une attitude objective et impartiale à l’égard de la réalité, et la renonciation à l’idée de vérité absolue, qui constitue toujours, d’une manière ou d’une autre, le principe du dogmatisme dans la théorie et de la tyrannie en politique. Pour le rationaliste convaincu qu’est Russel, le danger, qui risque de se révéler rapidement mortel, commence lorsqu’on laisse se généraliser, au sein d’une communauté qui est encore en principe démocratique, le sentiment et bientôt la certitude que les désaccords et les conflits les plus importants peuvent et doivent être traités d’une façon qui, pour être sérieuse et efficace, doit commencer par exclure aussi complètement que possible de la confrontation l’intervention de la raison et de l’argumentation rationnelle. » (Emplacement 699)

Voilà assurément une idée intéressante à laquelle il convient de réfléchir, en des temps où - sinon la science - en tout cas la démarche scientifique semble faire de moins en moins souvent bon ménage avec la démocratie ; et des temps aussi où l’irrationnel nargue intellectuellement les adeptes de la rationalité.

Je cite un autre extrait de la conférence de Jacques Bouveresse, de telle sorte que soit mieux précisée la direction de cette réflexion. Toujours parlant de Bertrand Russel, il dit notamment ceci :
« […] la supériorité de la science réside pour une part essentielle, à ses yeux, dans la capacité plus grande qu’elle a de s’affranchir de l’emprise de l’émotion et de distinguer beaucoup plus rigoureusement qu’on ne le fait ailleurs le désir de savoir ce que sont réellement les choses du désir qu’elles se conforment à ce que nous voudrions qu’elles soient. » (2)

Avant toute chose, il me faut préciser que les quelques réflexions que je vais me permettre d’esquisser n’ont aucune valeur en comparaison des conférences de Jacques Bouveresse et qu’il est assurément préférable de le lire que de perdre son temps sur le présent blog. Et c’est tout aussi vrai des livres de Bertrand Russel que Bouveresse commente à ces occasions - principalement The Scientific Outlook et Religion and Science (3) -, même si je perds moi-même mon temps à écrire plutôt que de m’y replonger.

L’idée que la démarche scientifique représente la meilleure voie de recherche de la vérité ne me paraît pas personnellement contestable. Et si ceux qui la contestent, implicitement ou explicitement, sont aussi nombreux, c’est assurément - comme le dit Bouveresse - parce que « le désir de savoir ce que sont réellement les choses » est très souvent confondu avec « le désir qu’elles se conforment à ce que nous voudrions qu’elles soient ». Ce n’est pas de s’affirmer scientifique qui pèse, mais bien de s’astreindre aux précautions, aux méthodes et aux doutes que la démarche réclame.

Que penser dès lors des relations qui pourraient éventuellement exister entre les succès de la science, la confiance faite à la démarche scientifique et les conceptions démocratiques du pouvoir politique ?

La science - si tant est que l’on puisse qualifier ainsi une manière de tenter de savoir qui s’est affirmée à partir de la première moitié du XVIIème siècle - a fortement varié dans ses conceptions au cours des quatre derniers siècles. Et je ne parle évidemment pas ici de ses résultats, mais bien des raisons et des obstacles que la réaffirmation de ses vertus heuristiques a pris en compte. De même, de son côté, la démocratie a fluctué au fil du temps, non seulement dans ses mises en application, mais aussi et surtout dans ses significations usuelles. Tant et si bien que le champ d’étude qui s’offre à celui qui ambitionnerait d’élucider un tant soit peu les rapports que la science et la démocratie ont entretenu et entretiennent aujourd’hui est à ce point vaste qu’il s’impose de s’y aventurer avec la plus grande prudence.

L’émergence de la science a-t-elle favorisé l’éclosion des idées démocratiques ? La méfiance qui progressa à une certaine époque et dans un certain milieu envers le dogmatisme a-t-elle conjointement encouragé la rigueur dans l’établissement du savoir et un souci d’égalité en politique ? En cultivant le respect d’une volonté générale, la conception démocratique du pouvoir a-t-elle tendu vers une forme d’objectivité dont auraient profité les efforts consentis pour démêler le vrai du faux ? Ce sont là des questions auxquelles on aimerait avoir des réponses, mais qui sont bien malaisées à trancher.

Bien sûr, on aimerait que la connaissance et la démocratie se confortent l’une l’autre. Mais, précisément, il n’est pas question ici de satisfaire notre désir « que […] les choses se conforment à ce que nous voudrions qu’elles soient ». Pas plus d’ailleurs qu’il ne faut postuler a priori que « ce que sont réellement les choses » ne puisse éventuellement coïncider avec « ce que nous voudrions qu’elles soient ». Seule une recherche approfondie relative aux principaux éléments en cause - à la fois au regard de l’histoire et au regard des rapports sociaux engagés dans ces processus - permettrait de se faire une idée des liens éventuels unissant ou opposant la science et la démocratie. Mais il s’agirait là d’une recherche particulièrement malaisée en raison de la multiplicité des facteurs déterminants. Ne l’oublions pas, l’étude du comportement humain présente des difficultés spécifiques qui confèrent à ce qui mérite d’être appelé des résultats un caractère incertain, davantage proche de la vraisemblance que de la vérité.

C’est ici que - avec toute la prudence exigée - je voudrais formuler une hypothèse, une hypothèse dont je suis bien conscient qu’elle attend toujours d’être démontrée. Ne serait-ce qu’en renonçant à l’écarter trop vite, celui qui la garderait présente à l’esprit s’éviterait peut-être de prendre la démocratie pour ce qu’elle n’est pas. En effet, qu’il soit moralement souhaitable et politiquement prudent de favoriser le caractère démocratique du pouvoir n’implique pas que les décisions approuvées par le grand nombre soient les plus adéquates. Il y a quelque chose de dramatiquement illusoire à considérer que le peuple - entendons une collectivité - dispose d’une lucidité à laquelle n’accéderait pas l’individu. Et c’est précisément ce qui distingue peut-être le plus décisivement la science de la démocratie.

Il est inutile de rappeler la méfiance que la plupart des philosophes de l’Antiquité cultivaient à l’égard de la doxa. C’est que leur pensée a dû se construire en rupture avec bien des croyances entretenues par l’opinion commune. D’une certaine façon, on retrouve le même souci chez Gaston Bachelard, lorsque celui-ci explicite ce qu’il appelle la “surveillance au carré” et la “surveillance au cube”. De quoi s’agit-il ? Réfléchissant aux conditions dans lesquelles l’activité cognitive peut s’exercer d’une façon efficace, Bachelard écrit ceci :
« La fonction de surveillance de soi prend, dans les efforts de culture scientifique, des formes composées fort propres à nous montrer l’action psychique de la rationalité. En l’étudiant d’un peu près nous aurons une nouvelle preuve du caractère spécifiquement second du rationalisme. On n’est vraiment installé dans la philosophie du rationnel que lorsqu’on comprend que l’on comprend, que lorsqu’on peut dénoncer sûrement les erreurs et les semblants de compréhension. Pour qu’une surveillance de soi ait toute son assurance, il faut en quelque manière qu’elle soit elle-même surveillée. Prennent alors existence des formes de surveillance de surveillance, ce que nous désignerons, pour abréger le langage, par la notation exponentielle : (surveillance)2. Nous donnerons même les éléments d’une surveillance de surveillance de surveillance - autrement dit de (surveillance)3. Sur ce problème de la discipline de l’esprit, il est même assez facile de saisir le sens d’une psychologie exponentielle et d’apprécier comment cette psychologie exponentielle peut contribuer à la mise en ordre des éléments dynamiques de la conviction expérimentale et de la conviction théorique.
[…]
Faut-il remarquer que la (surveillance)3 saisit des rapports entre la forme et la fin ? qu’elle détruit l’absolu de la méthode ? qu’elle juge la méthode comme un moment des progrès de méthode ? Au niveau de la (surveillance)3 plus de pragmatisme morcelé. Il faut que la méthode fasse la preuve d’une finalité rationnelle qui n’a rien à voir avec une utilité passagère. Ou du moins, il faut envisager une sorte de pragmatisme surnaturalisant, un pragmatisme désigné comme un exercice spirituel anagogique, un pragmatisme qui chercherait des motifs de dépassement, de transcendance, et qui demanderait si les règles de la raison ne sont pas elles-mêmes des censures à enfreindre.
 » (4)

Ce qui vaut d’être retenu dans ces propos, c’est l’effort jamais achevé que réclame l’exercice de la raison, jusqu’à pousser la raison à se mettre elle-même en cause. Car il n’est rien d’autre que la raison qui puisse débusquer les pièges de la raison, encore faut-il qu’elle n’en finisse jamais de se surveiller. Une raison incomplètement surveillée est encline à prendre pour vraies - parce que sanctionnées par elle - des assertions insuffisamment étayées. C’est dire si la recherche scientifique est à l’opposé des adhésions communes. C’est dire aussi combien l’opinion commune reste étrangère à ces méthodes d’apprentissage.

Petite parenthèse : quelque part dans Le Royaume (5) (j’ai cherché un peu, mais n’ai pas retrouvé où), Emmanuel Carrère avance l’idée que Jésus aurait livré son message de telle sorte qu’il soit entendu par tout le monde, et non par ceux qui auraient été en mesure d’en déchiffrer une version logique et rationnellement étayée. Autrement dit, cela signifierait que la Parole évangélique est à la Parole divine ce que le savoir vulgarisé est à la connaissance scientifique. Et l’on sait combien ce savoir vulgarisé est loin des connaissances dont il prétend procéder. (6)

Je reviens à mon hypothèse, pour tenter de la formuler. N’existerait-il pas quelque chose comme une fatalité qui veut que la vie en société réclame que les esprits s’attachent à des croyances qui représentent un considérable obstacle à la recherche rationnelle de connaissance ? Ce qui impliquerait que la connaissance, dès lors qu’elle ne s’est pas métamorphosée en croyance - autrement dit qu’elle est encore accompagnée des précautions et des doutes qui résultent des conditions de son acquisition -, reste d’une diffusion extrêmement malaisée dans le corps social. La foule y est très peu réceptive, sauf sous une forme abrégée, doctrinale ou utilitariste.

Si cette hypothèse se révélait plus ou moins exacte - ce qui n’est pas établi aujourd’hui -, cela serait de nature à peser sur la manière de concevoir les rapports entre la science et la démocratie. Non que la démocratie soit un régime politique qui entrave la recherche, mais bien en ce qu’elle n’offre guère davantage de possibilités que les autres régimes de l’accueillir et de la comprendre pour ce qu’elle est vraiment. Il n’est sans doute pas faux de penser que, dans une démocratie, la liberté de penser, comme d’aller et de venir comme on l’entend, favorisent l’indispensable liberté des chercheurs. Mais je suis bien davantage sceptique au sujet de cette « incitation à adopter une attitude objective et impartiale à l’égard de la réalité », tout comme à propos de « la renonciation à l’idée de vérité absolue », dont Jacques Bouveresse nous dit qu’elles auraient fortifié chez Russel l’idée que la science et la démocratie seraient faites pour se rencontrer. En démocratie, la vie politique offre le spectacle de politiciens en mal de séduction, volontiers démagogues, ce qui ne peut guère améliorer la sensibilité à l’objectivité et à l’impartialité. D’autant que l’objectivité et l’impartialité ne peuvent résulter que de démarches qui en mesurent sans cesse l’impossibilité et savent se résoudre à tendre vers une position inaccessible. Quant à la vérité absolue, elle ne se trouve ébranlée en démocratie que par un abandon pur et simple du concept de vérité, ramené selon un relativisme ravageur à l’adage “à chacun sa vérité”.

Bertrand Russel a eu bien sûr sous les yeux une démocratie qui n’avait pas le visage qu’elle a aujourd’hui. L’interpénétration des champs y était moins poussée et les lieux privilégiés où la science pouvait bénéficier de l’exercice très libre d’esprits éclairés restaient préservés et reconnus. À présent, beaucoup de ces lieux ont été submergés par la « marée de merde » dont Simon Leys osa parler un jour (7). Le mérite de ceux qui - dans ce contexte - persistent à défendre les vertus de la raison et misent toujours sur des méthodes rigoureuses pour tenter de démêler le vrai du faux est d’autant plus remarquable qu’ils n’en recueillent plus guère la moindre reconnaissance, laquelle pourrait d’ailleurs être le signe de leur éventuelle compromission.

(1) Jacques Bouveresse, À temps et à contretemps. Conférences publiques, Collège de France, Revues.org, http://philosophie-cdf.revues.org/213.
(2) Jacques Bouveresse, Op. cit., emplacement 1041; conférence donnée lors de l’université européenne d’été organisée par l’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie (IHEST) à Arc-et-Senans le 25 août 2010 sous le titre “Quelle place pour la science dans le débat public ?”.
(3) Bouveresse cite les versions originales anglaises. The Scientific Outlook a été publié en une version électronique (mobipocket.com, 2007/2008) que j’ai déchiffrée comme le peut quelqu’un qui entend assez mal l’anglais ; je n’ai pas lu Religion and Science, pas davantage la version originale anglaise que sa traduction (Science et religion, trad. Philippe-Roger Mantoux, Gallimard, 1990).
(4) Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, PUF, 1949, pp. 75 et 80.
(5) Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L., 2014. (voir ma note du 29 septembre 2014)
(6) Je ne doute pas qu’il s’agit là d’un genre de comparaisons que certains croyants trouveront offensantes. D’autant que, depuis Origène (IIIème siècle), bien des efforts furent consentis pour donner à cette Parole une profondeur dont attesteraient ces savantes méthodes héritées du judaïsme et censées y donner accès. Ainsi, la distinction entre les sens littéral, allégorique, protologique et anagogique postule qu’il y a bien quelque chose à comprendre qui n’est pas à la portée du premier lecteur venu. Mais voilà, je reste personnellement plus sensible aux constats simples et logiques que Diderot s’est permis : « Si la raison est un don du ciel, et que l’on en puisse dire autant de la foi, le ciel nous a fait deux présents incompatibles et contradictoires. » (Additions aux “Pensées philosophiques”, version électronique, Norp-Nop Editions, 2011, Emplacement 15.) ; « …égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n’ai qu’une petite lumière pour me conduire. Survient un inconnu qui me dit : ‘mon ami, souffle ta bougie pour mieux trouver ton chemin’. Cet inconnu est un théologien. » (Ibid., Emplacement 22.)
(7) Cf. le discours qu’il prononça le 18 novembre 2005 à l’Université catholique de Louvain lorsque lui fut remis le titre de docteur honoris causa. L’essentiel de ce texte figure dans ma note du 22 août 2012.

dimanche 7 décembre 2014

Note d’opinion : l’esprit

À propos de l’esprit

Après avoir tenté de formuler un avis sur le livre de Pierre Hadot Plotin ou la simplicité du regard, j’ai terminé la note du 5 octobre 2014 par le propos suivant :
« Je suis personnellement intéressé par la métaphysique, si l’on appelle ainsi cette part de la mystique qui ne dépose rien dans l’habitacle du mystère. Plus cet habitacle se remplit, moins il donne lieu à réflexion, moins il donne lieu à discussion. Et c’est en cela que la contemplation ou la méditation spirituelle ressemblent selon moi à une sorte de sclérose volontaire de l’esprit. »
Ce qui fut commenté le 6 décembre 2014 par Laurent Ledoux de la façon suivante :
« Merci pour cet article intéressant. Tu parles à la fin de celui-ci de "sclérose de l'esprit". J'imagine que tu entends par "esprit" l'intellect, la raison, le "logos" et non pas l'esprit, distinct de l'intellect, et que ce dernier ne peut précisément pas comprendre. D'où la nécessité, selon certains penseurs du moins, des mythes, des rêves, du "mythos", qui offre une autre approche, complémentaire du réel. Se pourrait-il que la véritable sclérose soit d'oublier, de se fermer au "mythos" et ne plus accepter que ce que le "logos" peut appréhender ? »

La réponse que ce commentaire appelle de ma part mérite, je crois, davantage de place que celle qu’offre un simple commentaire ; voilà pourquoi j’ai choisi de lui donner la forme d’une nouvelle note.

Avant toute chose, il me faut confesser que si j’avais su devoir défendre ce propos, je ne l’aurais probablement pas formulé de la sorte. Car il y manque les nuances et les hésitations dans lesquelles l’idée que j’y avance s’est fait un chemin. Mais qu’à cela ne tienne, allons-y.

Laurent Ledoux, sous couvert d’éclaircir ce que vise la sclérose que je me suis permis d’évoquer, pose en effet une question autrement vaste, une question que je n’ai pas abordée et que, pour tout dire, je n’ai pas même imaginée au moment où j’écrivais. C’est la question de la part et du rôle que jouent dans l’esprit le rationnel et l’irrationnel. Il ne se borne cependant pas à la poser ; il la complète d’une autre question, laquelle contient implicitement une hypothèse qui n’a rien d’innocent. L’hypothèse, c’est celle des bienfaits que procureraient à l’humain certaines formes d’irrationalité et qu’un choix inconditionnel de la rationalité compromettrait jusqu’à condamner à la sclérose. L’autre question, c’est celle de la nécessité de ce qu’il appelle le “mythos” sur laquelle certains penseurs - non cités (1) - insisteraient.

Avant même d’entrer dans les nuances que ces questions réclament, je tiens à répondre d’emblée que, non seulement je ne crois pas que « se fermer au “mythos” » serait « la véritable sclérose », mais je suis en outre tenté de croire que d’en prôner l’usage (si tant est que l’on puisse dire qu’on en use) après l’avoir oublié est une voie vers un certain durcissement de l’esprit. Cela mérite bien sûr des explications.

La caractéristique principale du langage - je parle du langage humain, articulé et réflexif -, c’est de se prêter à penser à ce qu’on pense. Le phénomène émane d’un organe que les paléoanthropologues appellent fort justement l’esprit/cerveau, rappelant ainsi « que les faits psychiques ne sont pas isolables de leur substrat matériel » (2). Cette faculté offre à la raison la possibilité de s’exercer, mais tout autant à l’imagination. Ce qui permet de penser que le langage a doté l’homme du meilleur et du pire : un moyen de se représenter les choses telles qu’elles sont ; un moyen aussi de s’illusionner ad libitum. Et cette situation est à ce point complexe que l’imagination seconde la raison lorsqu’elle tente de démêler le vrai du faux, de même que la raison seconde tout autant l’imagination lorsque celle-ci charrie dans les bégonias. Lorsqu’on parle de rationalité et d’irrationalité, il faut donc s’entendre sur ce qui est précisément visé.

Ce que certains ont appelé le miracle grec (3) représente le tournant au cours duquel - au Ve siècle avant J.-C. - une culture a vu naître en son sein le souci du vrai, tel qu’il peut se manifester par un usage critique de la raison. Les choses n’ont évidemment pas été aussi tranchées que ma façon de dire pourrait le laisser croire, ni temporellement ni spatialement. Reste qu’il y eut un temps où les croyances dominaient la totalité de ce qui était pensé, puis un temps où, très progressivement, il y eut, au milieu de cette domination des croyances, quelques îlots d’une forme nouvelle de pensée. Cette forme nouvelle donnait mission à la raison de ne pas s’en laisser compter et de remettre inlassablement en cause ce qu’elle venait de suggérer. La démarche - que l’on se plut, à partir du XVIIe siècle, à appeler scientifique - n’était pas et n’est toujours pas sans failles, loin s’en faut. Mais elle représente la seule voie pour comprendre, la seule voie pour relier les choses entre elles, la seule voie pour accéder à une certaine intelligence des choses. (4)

C’est ici qu’il me paraît utile d’évoquer une forme de rationalité qui ne trouve pas directement sa source dans l’esprit/cerveau. Au moins à certains moments et à certains endroits, il y a une rationalité du comportement humain qui transcende la rationalité de l’esprit humain. Et je ne vise pas ici ce que peut avoir de rationnel un acte irréfléchi qui répond logiquement à une situation. Lorsqu’un animal quelconque donne suite à un stimulus, il y a là quelque chose de conséquent qui a souvent sa raison d’être, bien évidemment. Non, je vise ces comportements qui sont au moins partiellement mus par des croyances collectives, telles les mythes. Claude Lévi-Strauss a amplement expliqué cette inspiration insolite des comportements que peuvent être les mythes dès lors que leur rôle premier ou véritable est en quelque sorte oublié. (5) Le respect que l’on voue au gibier et qui préserve inconsciemment sa place dans l’écosystème ou encore l’interdit alimentaire qui protège d’un risque dont on a désappris l’existence, voilà par quel procès procède cette forme bien spéciale de rationalité (si tant est qu’elle mérite ce nom). Tout mythe a évidemment ses propres raisons d’être, parmi lesquelles certaines peuvent obéir à une logique conservatrice de la vie, du lien social ou de tout autre trait propice à l’espèce, au groupe ou à certains individus. Et la logique que représente l’adéquation entre le comportement induit et une condition de vie échappe en ce cas à la conscience des individus.

Cela dit, cette logique infuse a ses ratés. Et l’inconscience de la logique en défaut comme la disparition éventuelle des groupes qui ont eu à subir ces ratés n’aide évidemment pas à les repérer. Peu importe, dirais-je. Admettons simplement ici que les obstacles que les humains et leurs sociétés ont rencontré pour survivre furent souvent surmontés par une logique qu’ils n’ont pas sciemment délibérée ou même reconnue. La question qui surgit alors est la suivante : vaut-il mieux faire confiance à ces pouvoirs occultes du mythe ou plutôt miser sur un examen rationnel des problèmes à résoudre ? Personnellement, je suis porté à croire qu’il s’agit là d’une fausse question. Voici pourquoi.

D’abord, pas plus que le mythe n’est entretenu pour la logique qu’il contient éventuellement - et pour cause, puisqu’elle n’est pas consciente -, l’accumulation de connaissances procédant de l’exercice d’une rationalité scientifique n’obéit à une stratégie explicite. Mille et un motifs s’entremêlent pour entretenir la libido sciendi et la survie de l’espèce, de la nation ou du groupe n’y occupe qu’une place marginale. Tant et si bien qu’il n’y a là rien de décisif en faveur de la rationalité, d’autant que les découvertes techniques engendrées par les mêmes connaissances sont souvent jugées de nos jours comme ayant fait au moins autant de mal que de bien.

Ensuite, si l’on ne retient que la recherche du vrai - ce qui était l’objet de la note commentée par Laurent Ledoux -, on voit mal l’intérêt qu’il peut y avoir à comparer la force logique des mythes et l’efficacité de la pensée rationnelle, la première ne débouchant en fait sur aucune connaissance.

Enfin, s’il est pertinent d’envisager de choisir la rationalité, contre ce que l’esprit peut contenir d’irrationnel, il est saugrenu de militer pour les mythes, ceux-ci n’apparaissant et ne survivant qu’en dépit des volontés.

Revenons alors au commentaire de Laurent Ledoux. « J’imagine, écrit-il, que tu entends par "esprit" l'intellect, la raison, le "logos" et non pas l'esprit, distinct de l'intellect, et que ce dernier ne peut précisément pas comprendre. » Non, je n’avais pas en tête de limiter ce que j’appelle esprit à la raison lorsque j’évoquais sa sclérose éventuelle. À ceci près que j’ai envisagé l’esprit - fort (ou faible) de toutes ses facettes - alors qu’il tente d’écarter l’erreur. Et j’ai avancé que la contemplation ou la méditation spirituelle - entendues comme il est dit dans la note - lui faisait perdre de sa souplesse. Mieux vaut miser en pareil cas sur un usage rigoureux de la raison.

Il est bien sûr possible de préférer vivre en accordant la primauté au sentiment, à la sensation, aux rêves, aux croyances, aux rites, à la tradition, que sais-je encore. Mais il me paraît très dangereux de prétendre que ce choix conduit vers davantage de vérité, sinon à supposer une vérité transcendante qui ne s’invente que pour s’éviter de croire que l’on poursuit quelque chose qui ne porterait pas son nom. Loin de moi l’idée que le sentiment, le rêve, la croyance ou la tradition n’ont pas une place dans nos vies ; en disconvenir représenterait assurément un autre danger. Mais dès lors qu’il s’agit de démêler le vrai du faux, il convient je crois de s’en garder autant que faire se peut. Ceux qui affirment « la nécessité du “mythos” » et qui prétendent offrir en cela « une autre approche, complémentaire du réel » ont le plus souvent un truc à vendre, ne serait-ce qu’un livre. Car s’il s’agit toujours de la recherche de la vérité, qu’est-ce donc que ce “complément du réel” promis ? Cela fait un peu plus de deux décennies qu’un courant, puissant dans les médias, cherche à imposer l’idée que l’irrationalité aurait des vertus heuristiques ; parfois de façon sournoise, parfois de façon très explicite. Il en est heureusement qui - tel Jacques Bouveresse - abattent un travail colossal pour tenter d’y résister.

Quant à supposer que l’origine de la sclérose de l’esprit serait « d'oublier, de se fermer au "mythos" et ne plus accepter que ce que le "logos" peut appréhender » - idée que Laurent Ledoux ne prend pas explicitement à son compte, mais propage néanmoins délibérément -, elle participe de cette offensive de l’irrationnel bien davantage qu’elle ne manifeste un intérêt pour les mythes. Dans ce contexte, on en vient d’ailleurs volontiers à qualifier de mythe ou de “mythos” des recettes de vie dont les arrières-pensées n’ont rien de mythiques.

Le monde d’aujourd’hui est parcouru d’intérêts colossaux. Ceux-ci pèsent sur la pensée, au moins autant que ne le font les mythes. Des monceaux d’œuvres sont éditées, des flopées de conférences sont données, des myriades de théories sont élaborées aux fins de satisfaire ces intérêts. Pour ce faire, elles se donnent le plus souvent des allures généreuses, scientifiques, philosophiques ou spirituelles. Leur succès - immensément plus grand que celui des recherches consciencieuses - doit beaucoup à la place qu’occupe dans la démarche le souci de séduire, notamment les médias. Rien de cela n’enlève quoi que ce soit à la nécessité pour celui qui cherche autre chose que des panneaux dans lesquels tomber de préserver avant tout son indépendance.

(1) Au-delà du foisonnement de théoriciens “inspirés” qui osent de nos jours défendre les droits du subjectivisme et puisent dans le moralisme la justification de leur irrationalité, je pense personnellement - en raison sans doute du mot “mythos” - au très heideggerien André Malet et à son maître Rudolf Bultmann.
(2) Jean-Marie Hombert & Gérard Lenclud, Comment le langage est venu à l’homme, Fayard, 2014, p. 12.
(3) Cf. la “Prière sur l’Acropole” in Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Garnier-Flammarion, GF 265, 1973.
(4) Je laisse de côté tout ce qui pourrait être dit au sujet de la voie vers le bonheur, a fortiori de la voie vers le salut (s’il en est un).
(5) Je m’épargne de redire ici ce que j’avais tenté d’expliquer dans une note du 28 novembre 2008.

mercredi 19 novembre 2014

Note de lecture : Lichtenberg

Lichtenberg
de Jean-François Billeter


Georg Christoph Lichtenberg est moins connu en France qu’il ne l’est en Allemagne ou dans le monde anglo-saxon. C’est notamment parce qu’il y fut moins traduit. Ce qui ne signifie pas qu’il y est ignoré. Pour ce que j’en sais, il a ainsi donné lieu le 15 janvier 2001 à une journée d’étude de l’IUFM de Besançon intitulée “Les aphorismes de Lichtenberg”. (1) J’en parle parce que Jean-François Billeter, qui vient de publier un livre, Lichtenberg (2), insiste sur le malentendu auquel donne lieu le choix de parler d’aphorismes à propos des cahiers du philosophe allemand. Un aphorisme est fait de quelques mots qui sont censés condenser une doctrine, une théorie, bref c’est une courte proposition qui se donne pour une vérité. Et Lichtenberg - Billeter a raison - propose, assurément, mais sans rien imposer, sans rien prétendre.

On me dira que Lichtenberg semble affirmer et prescrire. Oui, mais c’est ce qu’il affirme ou prescrit qui indique combien tout cela est léger, offert, suggéré, dit en passant. En voici deux exemples, très brefs.
D’abord ceci : « G 82. Il y a en effet beaucoup de gens qui lisent uniquement pour être dispensés de penser. » (p. 70)
Le « en effet » est savoureux, car il ne prolonge aucun propos préalable. Il marque quelque chose comme l’évidence d’une idée qui pour beaucoup n’en a aucune. Ensuite cela :
« J 339. Exerce-toi, exerce tes forces, ce qui te coûte des efforts finira par devenir machinal. » (p. 93)
On pourrait n’y voir qu’une banalité. Mais si, plutôt que d’avoir à l’esprit les divers exercices d’apprentissage auxquels cela s’applique, on réfléchit au profit que l’on peut y trouver dès lors qu’il s’agit de se forger de bonnes habitudes au détriment de mauvaises, aussi triviales celles-ci comme celles-là soient-elles, on y lit le fruit de l’expérience pratique d’un homme.

Revenons au livre de Jean François Billeter. À en lire distraitement le titre, on pourrait croire qu’il s’agit d’une biographie ou d’un travail critique consacré à Lichtenberg. En fait, ce n’est rien d’autre qu’une traduction de certaines des notes figurant dans ses Cahiers. Écartant toutes celles qui concernent les sciences - la physique, la chimie, l’astronomie, les mathématiques -, soit à peu près la moitié d’entre elles, Billeter n’a voulu traduire que celles qui lui plaisaient le plus. C’est un choix qui se défend parfaitement, dès lors que Lichtenberg a écrit ces notes au fil des jours, sans chercher à construire un système, sans même penser à ce que ce qu’il écrivait soit publié.

Arrivé à la dernière page du livre, je n’ai donc lu de Lichtenberg que ce que Billeter a bien voulu que j’en lise. Évidemment, dans la mesure où Lichtenberg lui-même n’a peut-être pas voulu être lu, il serait hardi d’affirmer que j’ai nécessairement méconnu son message. D’autant que s’il est un message dans ses Cahiers, il tient avant tout dans un ton, une humeur, un type de regard, bien éloignés des théories systématiques dont le XVIIIe siècle était friand. Et cela apparaît assez vite, alors même qu’on a à peine lu deux dizaines de notes.

Il est étonnant par exemple que Kant et Lichtenberg aient été contemporains (ils ont même correspondu). Voici une note que le second consacre au premier :
« J 472. Je crois que, tout comme les disciples de Monsieur Kant reprochent toujours à ses adversaires de ne pas le comprendre, ils sont nombreux à penser que Monsieur Kant a raison parce qu’ils le comprennent. Sa façon de penser est nouvelle et diffère beaucoup de la façon habituelle, de sorte que, quand on y entre, on est très porté à la tenir pour vraie, et cela d’autant plus qu’il a tant d’adeptes zélés. Mais on devrait se souvenir que comprendre une façon de penser n’est pas encore une raison de la tenir pour vraie. Je crois que la plupart se sont tellement réjouis d’avoir compris un système très abstrait et rédigé dans un langage obscur qu’ils l’ont de ce fait tenu pour démontré. » (p. 96)
Il est vrai qu’une autre note suggère ceci :
« D 474. Efforce-toi de ne pas être de ton temps. » (p. 43)
Ai-je le droit d’appliquer à la sélection opérée par Billeter la même logique que lui et de choisir, en guise d’illustrations, celles des notes de Lichtenberg qui m’ont le plus plu ? Pourquoi pas ?

On sait que Ludwig Wittgenstein s’est beaucoup intéressé à Lichtenberg. Et cela n’étonne guère, tant certaines des notes semblent correspondre à ce que furent ses principales préoccupations. En voici cinq qui me paraissent en témoigner :
« D 273. Quand on en parle, cela devient plausible, mais quand on y pense, on trouve que c’est faux. Le premier coup d’œil que je jette en esprit sur quelque chose est très important. Notre esprit saisit obscurément la chose par tous ses côtés, ce qui est souvent plus précieux que de la saisir clairement par un seul. » (p. 41)
« D 283. Nous devons comme l’ont observé quelques philosophes bien des erreurs à l’abus des mots ; c’est peut-être à ce même abus que nous devons les axiomes. » (p. 42)
« H 146. Je et me. Je me sens - deux choses. Notre fausse philosophie est incorporée à tout notre langage : nous ne pouvons quasiment pas raisonner sans raisonner faux. On ne songe pas que parler, peu importe de quoi, est une philosophie. Quiconque parle allemand est un philosophe populaire, et notre philosophie académique consiste à imposer des réserves à cette philosophie-là. Toute notre philosophie est amendement de la langue courante, donc amendement d’une philosophie, de la plus commune. Mais la philosophie commune a l’avantage de posséder les déclinaisons et les conjugaisons. Nous enseignons donc toujours la vraie philosophie avec le langage de la fausse. Cela ne sert à rien d’expliquer les mots, car en expliquant les mots je ne touche pas aux pronoms et à leurs déclinaisons. » (p. 80)
« H 151. Reconnaître des objets extérieurs est une contradiction ; il est impossible à l’homme de sortir de lui-même. Quand nous croyons voir des objets, nous ne voyons que nous-mêmes. Nous ne pouvons rien connaître vraiment dans le monde sinon nous-mêmes et les changements qui se produisent en nous. Il nous est tout aussi impossible de ressentir quoi que ce soit à la place des autres, comme on dit ; nous ne ressentons que pour nous-mêmes. Cette proposition semble dure, mais elle ne l’est pas si on la comprend bien. On n’aime ni père, ni mère, ni épouse, ni enfants, mais les sentiments agréables qu’ils nous inspirent et dans lesquels il y a toujours quelque chose qui flatte notre fierté et notre amour-propre. Il ne saurait en aller autrement, et qui nie cette proposition ne la comprend pas. Cependant notre langage ne doit pas être philosophique en cette matière, pas plus qu’il ne doit être copernicien quant au monde qui nous entoure. Je crois que rien ne révèle mieux l’esprit supérieur de l’homme que sa capacité de percer à jour le tour que la nature a voulu lui jouer, pour ainsi dire. Mais il reste cette question : qui a raison, celui qui se croit induit en erreur ou celui qui ne le croit pas ? C’est à coup sûr celui qui ne le croit pas. Mais le fait est que ni l’un ni l’autre parti ne croit qu’il est trompé. Dès que j’ai percé à jour la tromperie, elle n’en est plus une. Le langage a été inventé avant la philosophie. C’est ce qui rend la philosophie difficile, surtout quand on veut l’expliquer à d’autres qui ne pensent pas beaucoup par eux-mêmes. La philosophie est toujours obligée, quand elle parle, de parler le langage de la non-philosophie. » (pp. 81-82)
« K 71. À chaque degré de la connaissance ont cours des propositions dont on ne voit pas qu’elles sont suspendues au-dessus de l’inconnaissable, sans autre appui que la seule croyance. On les accepte sans savoir d’où vient la confiance qu’on a en elles. Le philosophe en a tout autant que l’homme qui croit fermement que l’eau coule toujours vers le bas pour la bonne raison qu’il est impossible qu’elle coule vers le haut. » (pp. 116-117)

Il y a aussi chez Lichtenberg des réflexions que l’on pourrait facilement ranger dans le registre du déterminisme, sans qu’elles aient ce côté abrupt et têtu dont les déterministes imprègnent généralement leurs propositions. En voici l’une ou l’autre :
« F 1205. Chaque fois que tu lis l’histoire d’un grand criminel, remercie le ciel, avant de le condamner, qu’avec ton visage honnête il ne t’ait pas placé au commencement d’une telle suite de circonstances. » (p. 67)
« H 25. Nous croyons que tout a une cause par la même nécessité qu’une araignée tisse sa toile pour attraper des mouches. Elle le fait même avant de savoir qu’il existe des mouches dans ce monde. » (p. 75)
« J 278. Qu’une hypothèse fausse soit parfois préférable à la bonne se voit dans la doctrine de la liberté de l’homme. L’homme n’est pas libre, assurément, mais il faut une étude très profonde de la philosophie pour ne pas se laisser induire en erreur par cette idée ; une étude pour laquelle, parmi mille qui n’ont ni le temps, ni la patience et parmi cent qui les ont, il s’en trouve à peine un qui ait l’esprit nécessaire. La liberté est au fond la forme la plus commode de concevoir la chose, et restera toujours la plus commune tant elle a l’apparence pour elle. » (p. 89)
« K 170. Ce qui me déplaît dans la façon de traiter l’histoire, c’est qu’on voit des intentions dans toutes les actions et déduit tous les événements d’intentions. Cela est vraiment tout faux. Les plus grands événements se produisent indépendamment de toute intention : le hasard répare des fautes, il donne des prolongements imprévus à l’entreprise la plus astucieusement conçue. Les grands événements de ce monde ne sont pas produits, ils se produisent. » (pp. 125-126)
« L 972. Je pense que l’homme est en fin de compte un être si libre qu’on ne peut pas lui disputer le droit d’être ce qu’il croit être. » (p. 142)

Reviennent fréquemment aussi des considérations relatives à la doxa, telles celles-ci :
« RA 43. On s’étonne souvent que Mahomet ait pu à ce point tromper ses gens et qu’avec ses capacités, qu’elles aient été petites ou grandes, il ait créé dans le monde un tel événement, qui est sans commune mesure avec elles. On s’étonne et l’on voit cependant la même chose se produire chaque jour, bien qu’à une plus petite échelle. Il y a dans la république des savants des hommes qui font sensation sans posséder le moindre vrai mérite. Peu de gens s’interrogent sur leur valeur et ceux qui la connaissent passeraient pour des blasphémateurs s’ils exprimaient publiquement leur opinion. La cause en est que l’homme vraiment grand a des qualités que seul l’homme grand apprécie tandis que l’autre a celles qui plaisent à la foule, laquelle impose son verdict par le nombre. » (p. 44-45)
« E 195. Ceux qui prouvent là où il n’y a rien à prouver. Il est une sorte de creux bavardage que l’on fait passer pour lourd de sens par la nouveauté du langage et des métaphores inattendues. Klopstock et Lavater excellent dans cet art. On peut s’y livrer pour plaisanter. C’est impardonnable quand on est sérieux. » (p. 52)
« G 45. Les gens croient de toute façon plus difficilement aux miracles qu’aux traditions relatives aux miracles, et plus d’un Turc, Juif etc. qui se ferait tuer pour sa tradition serait resté de sang-froid en présence du miracle lui-même, lorsqu’il s’est produit. Car à l’instant où il se produit, le miracle n’a pas plus de poids que sa propre valeur ; ce n’est pas être libre-penseur que de l’expliquer par des causes physiques, ce n’est pas blasphémer que de le tenir pour une imposture. De toute façon, nier un fait n’est pas une faute ; cela devient seulement dangereux dans le monde quand on contredit par là d’autres gens qui l’ont déclaré incontestable. Plus d’une chose tout à fait dénuée d’importance devient importante du fait que des gens réputés en ont fait leur affaire - gens que l’on respecte sans trop savoir pourquoi. Il faut voir les miracles de loin pour y croire, comme les nuages s’il faut les tenir pour des corps solides. » (pp. 69-70)

J’ai peut-être tort, après tout, de grouper des notes par thème. L’esprit de Lichtenberg me semble ainsi fait qu’il ne donne sa pleine mesure que dans la courte digression, sans jamais accumuler les savoirs en vue d’on ne sait quel corpus. Il écrivait apparemment pour lui, sans doute pour se souvenir, peut-être simplement pour formuler mieux ce qui lui passait par l’esprit, encore qu’il ne manque pas d’attirer l’attention sur ce que la mise en forme ampute à l’idée jaillissante. Allez ! quelques morceaux choisis encore, d’où peut naître l’envie d’en lire bien davantage.

« F 424. Il y a des choses que nous faisons à chaque instant sans le savoir et que nous faisons de mieux en mieux. À la fin l’homme pourrait tout faire sans le savoir et deviendrait véritablement un animal pensant. La raison rejoint l’animalité. » (p. 60)
Avec ce qui ressemble fort à la même idée, prise à rebours :
« G 85. Se tromper est également humain en ce sens que les animaux se trompent peu ou pas du tout, ou seulement les plus intelligents d’entre eux. » (p. 72)
Et ceci, aussi juste que drôle :
« J 613. Le plus évolué des singes est incapable de dessiner un singe. Cela aussi, seul l’homme sait le faire. Il est aussi seul à trouver que c’est un avantage. » (p. 97)
Et voilà que je regroupe encore. Lichtenberg s’en amuserait sans doute.

Alors, ceci, qui n’est pas rien :
« J 295. Je crois du fond de mon âme et après la plus mûre réflexion que l’enseignement du Christ, nettoyé de la crasse qu’y ont déposée les dévots, et mis franchement dans le langage qui est le nôtre aujourd’hui, représente le meilleur système que je puisse imaginer pour promouvoir la paix et le bonheur dans le monde de la façon la plus rapide, énergique, sûre et générale. Mais je crois aussi qu’il y a un autre système, qui découle entièrement de la pure raison et qui mène au même point, mais il est bon pour les penseurs expérimentés et pas du tout pour les hommes en général. Même s’il était communément reçu, il faudrait encore l’enseignement du Christ pour la pratique. Le Christ s’est soucié du seul contenu et cela, même les athées ne peuvent que l’admirer (tout homme de pensée sentira ce que j’entends ici par “athée”). Comme il eût été facile à un tel esprit de concevoir un système pour la raison pure qui eût entièrement satisfait les philosophes. Mais où sont les hommes correspondants ? Il se serait sans doute passé des siècles pendant lesquels on ne l’aurait pas compris. Et comment un tel système aurait-il servi à instruire le genre humain et à le redresser à l’heure de la mort ? Et qu’est-ce que les jésuites de tous les temps et de toutes les nations n’en auraient pas fait ? Ce qui sert à guider les hommes doit être vrai, mais doit aussi être intelligible pour tous. Même si cela lui est enseigné par des images qu’il s’explique différemment à chaque étape de la connaissance. » (pp. 92-93)

Ou encore ceci, qui n’est pas rien non plus :
«  K 66. Je crois que peu d’hommes ont réfléchi sérieusement à la valeur de ne-pas-être. Le ne-pas-être d’après la mort, je le vois comme l’état dans lequel j’étais avant de naître. Ce n’est pas vraiment de l’apathie, qui est encore quelque chose que l’on ressent, ce n’est rien du tout. Si j’entrais dans cet état-là - quoique les mots “état” et “je” ne conviennent plus ici - je crois qu’il contrebalancerait entièrement la vie éternelle. Pour l’être sentant, ce ne sont pas être et ne-pas-être qui vont de pair, mais le ne-pas-être et la plus haute félicité. Je pense qu’on se trouve également bien dans ces deux états. Être et agir selon la raison en attendant, tel est notre devoir, puisque nous n’avons pas la vue du tout. » (pp. 115-116)

Une dernière, pour que j’en termine avant que vous ne commenciez :
« L 18. Ni nier, ni croire. » (p. 134)

(1) Les actes de cette journée son consultable ici sur Internet.
(2) Jean François Billeter, Lichtenberg, Éd. Allia, 2014.

vendredi 10 octobre 2014

Note d’opinion : la “pensée 68”

À propos de la “pensée 68”

Une nouvelle fois, la presse française disserte sur la “pensée 68”. L’occasion en fut trouvée avec la polémique qui entoure l’exposé inaugural des Rendez-vous de l’histoire de Blois confié à Marcel Gauchet. (1)

Je n’entrerai pas ici dans la discussion de savoir ce qu’est un rebelle, thème des Rendez-vous de cette année. Car le premier constat auquel m’amène la polémique, c’est celui de l’engagement partisan de ceux qui y participent. Il a fallu bien longtemps pour qu’émerge une approche de l’histoire qui se démarque de son utilisation politique ou idéologique, c’est-à-dire une approche qui place l’essentiel de sa vigilance du côté des tentations partisanes et des conditionnements subtils, qui se garde de soi-même et des inclinations que l’on doit à sa propre histoire, bref qui traque l’anachronisme et le chronocentrisme sous toutes ses formes. Loin de moi l’idée que l’on puisse être quitte de ces travers par le seul fait d’une bonne intention. Mais la persistance chez bien des historiens d’une sorte de fierté de l’engagement me laisse perplexe.

Un fait est un fait, nom de Dieu ! Et si rien n’est plus malaisé à cerner qu’un fait, en comparaison de la facilité avec laquelle il est possible de poser un jugement, c’est pourtant à cette difficulté qu’il faut s’atteler et de cette facilité qu’il faut se défier. Du moins si c’est à démêler autant que possible le vrai du faux qu’il s’agit de s’astreindre. Agir est une autre affaire, qui ne devrait pas être celle des historiens, sauf à faire de ceux-ci les mercenaires d’idées préconçues.

La “pensée 68” mérite l’attention des historiens, des vrais veux-je dire - ceux qui usent dans leurs travaux des méthodes les plus scientifiques qui soient. Il est en effet intéressant de s’interroger sur ce que furent les principales idées qui motivèrent les différents mouvements collectifs qui ont généré les événements de mai 68, tout comme il est intéressant de mesurer l’influence que ces idées ont pu avoir ultérieurement, à la fois sur les acteurs de ces mouvements, sur les générations ultérieures et sur l’évolution des oppositions politiques. Rien n’exclut par exemple que ce qui en fut explicitement retenu par ceux qui les invoquent si volontiers - que ce soit pour s’en revendiquer ou pour les déplorer - ne soit assez différent de ce qu’elles furent originairement. Car ce qui surnage en pareil cas est assurément ce qui sert directement l’usage politique qu’il est possible d’en faire.

Évidemment, il ne manquera pas de protagonistes de cette affaire pour affirmer que c’est l’autre qui se montre partisan. Ce qui incite à préférer ceux qui ne se sont en rien mêlés de cette polémique et qui s’astreignent à rapporter le plus objectivement possible ce que fut l’histoire.

Sauf erreur de ma part, il y a une chose en cette affaire qui n’a pas été dite de Marcel Gauchet : c’est qu’il est bien moins historien qu’on ne le dit souvent. S’il a voulu construire une certaine conception de l’histoire, principalement en réaction contre celle des marxistes, c’est en chercheur de la chose politique qu’il s’est principalement comporté. Il n’y a rien là bien sûr qui invalide son droit à parler de la rébellion ; tout au plus faut-il garder présent à l’esprit qu’il le fera sans doute en tant que théoricien des conceptions politiques contemporaines bien davantage qu’en historien. Et lorsqu’on lui prête de combattre Foucault et Bourdieu, il faut aussi comprendre qu’il s’agit là bien davantage d’un combat politique dans lequel les engagements politiques de ceux-ci servent de justification que d’une polémique sur leurs travaux philosophiques et sociologiques. Je ne dirai jamais assez combien il est regrettable que Bourdieu ait finalement choisi le combat politique, plombant ainsi la valeur pourtant si réelle des découvertes qu’il a faites dans le contexte neutre de la recherche scientifique.

Le milieu académique français fut longtemps dominé par les marxistes, lesquels préféraient notamment que l'histoire confirme leurs idées plutôt qu'elle ne leur en donne. Voilà un vice dont la disparition du marxisme ne semble pas l'avoir guéri.

(1) Cf. notamment les articles publiés entre août et octobre 2014 dans les journaux Le Monde, Le Figaro et Libération.

dimanche 5 octobre 2014

Note de lecture : Pierre Hadot

Plotin ou la simplicité du regard
de Pierre Hadot


Qu’il y ait quelque chose plutôt que rien est déjà inintelligible. Que parmi ce qui est, il y ait de l’animé l’est davantage encore. Et que les humains soient là pour affronter ces mystères, cela fait beaucoup. Pour tout dire, cela fait tant qu’il me semble qu’il n’y a pas lieu d’en rajouter.

Je m’explique.

Si nous ignorons tout de l’origine des choses, et même de la nôtre propre, nous n’avons pas de raison de rejeter comme fausse l’idée que la matière - à un certain niveau de complexité et moyennant des conditions assez strictes - génère du vivant, de l’animé (1). Une partie de ces vivants - il faut bien le constater - ont progressivement développé un système nerveux : ce sont ceux qu’on appelle les eumétazoaires hétérotrophes (c’est-à-dire ceux qui adaptent leur mouvement à leur environnement et satisfont ainsi leurs besoins en nourriture). L’hypergenèse du système nerveux a provisoirement abouti à un vivant capable de communiquer par un langage phonique articulé (2), lequel a structuré sa perception en la coulant dans ce qu’on appelle la pensée. Cette étape-là nous préoccupe beaucoup, au point qu’elle a poussé bien des humains à se juger distincts des animaux. Pourtant, il reste à prouver que cette caractéristique mérite une coupure aussi radicale, l’appartenance aux eumétazoaires hétérotrophes révélant judicieusement les points communs à tous les animaux, humains compris.

Ce que j’évoque là - aussi maladroitement que peut le faire quelqu’un qui n’a aucune compétence en biologie et en paléontologie -, c’est un très bref aperçu de la phylogenèse, telle que les recherches scientifiques ont permis de la concevoir aujourd’hui. Et la science n’est assurément pas infaillible. Cependant, il me paraît malaisé de ne pas intégrer ces hypothèses-là dans l’idée que nous nous faisons de l’esprit humain et, par conséquent, des aspirations mystiques dont on discute la pertinence depuis plus de vingt-cinq siècles. Faut-il voir dans l’esprit quelque chose qui ne participe pas de la même nature que le corps et qui - à ce titre - contiendrait des vertus tout à fait particulières et des connexions avec un monde invisible, immatériel, bref transcendant ? Personnellement, je ne le crois pas. Et je pense même que la complexité supplémentaire à laquelle ouvre cette supposition brouille notre vision du monde bien davantage qu’elle ne nous aide à le comprendre.

J’entends déjà certains me traiter de scientiste. Restons calmes : je n’ai parlé que de tenter de comprendre (avec la certitude de n’y pas parvenir) et non d’essayer d’être heureux. Et même s’il semble impossible de mimer la foi pour satisfaire je ne sais quelle aspiration au bonheur, force est de constater que la mystique fascine également bien des incroyants (3). Les hypothèses scientifiques me conduisent à ne pas adhérer à certaines croyances, mais je reste méfiant à l’égard de celles - parfois simplement forgées par antinomie - qu’elles pourraient insidieusement m’imposer. À quoi il faut immédiatement ajouter que la recherche scientifique n’est aucunement apte à répondre à certaines questions - parmi lesquelles figurent celles que je soulevais dans l’incipit de ma note - et que l’importance que les conceptions mystiques ont prise au fil de l’histoire et au gré des mondes sociaux témoigne de quelque chose auquel nul ne peut rester indifférent. Il existe, je crois, des questions métaphysiques qui méritent d’être posées, mais je n’arrive pas à croire que la solution soit d’ordre mystique. D’où une curiosité insatiable pour des hypothèses dont je n’arrive pas à accepter la construction.

Voilà pourquoi, par exemple, je viens d’achever la lecture de Plotin ou la simplicité du regard de Pierre Hadot (4). Hadot m’a toujours inspiré suffisamment confiance pour que je tente de comprendre ce qu’il appelle la spiritualité. Et Plotin, à cet égard, est un très bon sujet, car il occupe une place singulière dans l’histoire de la pensée occidentale, épargné qu’il fut par les dogmes chrétiens (même s’il alimenta copieusement la doctrine chrétienne en formation).

Je vais me borner ici à évoquer quelques exemples d’affirmations qui me plongent dans la perplexité. Bien sûr, je n’ignore pas qu’il s’agit d’idées extrêmement répandues et très anciennes et qu’il peut donc paraître assez prétentieux d’en contester la pertinence. Je parle évidemment d’idées parfaitement distinctes de quelque superstition ou miracle que ce soit. Il s’agit en fait de croyances qui ne relèvent pas du réfutable, mais auxquelles l’impossibilité de toute confirmation empirique confère néanmoins un caractère d’invention.

Commençons par l’âme, au sens d’une entité distincte de l’esprit et qui, tout en étant d’une autre nature que le corps, ferait néanmoins partie du moi. Je cite Hadot, lequel cite Plotin. Parlant de l’expérience intérieure, il écrit :
« Il se situe lui-même et son expérience au sein d’une hiérarchie de réalités qui s’étend d’un niveau suprême, Dieu, à un niveau extrême, la matière. L’âme humaine, selon cette doctrine, se trouve dans une situation intermédiaire entre des réalités qui lui sont inférieures, la matière, la vie du corps, et des réalités qui lui sont supérieures, la vie purement intellectuelle, propre à l’intelligence divine, et, plus haut encore, l’existence pure du principe de toutes choses. Selon ce cadre, qui correspond à une hiérarchie dans la tradition platonicienne, chaque degré de la réalité ne peut s’expliquer dans le degré supérieur : l’unité du corps, sans l’unité de l’âme qui l’anime ; la vie de l’âme, sans la vie de l’Intellect supérieur qui contient le monde des Formes et des Idées platoniciennes et qui illumine l’âme et lui permet de penser ; la vie de l’Intellect lui-même, sans la simplicité du Principe divin et absolu.
  Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que tout ce langage traditionnel sert à exprimer une expérience intérieure, c’est donc que ces niveaux de réalité deviennent des niveaux de la vie intérieure, des niveaux du moi. Nous retrouvons ici l’intuition centrale de Plotin : le moi humain n’est pas irrémédiablement séparé du modèle éternel du moi, tel qu’il existe dans la pensée divine. Ce vrai moi, ce moi en Dieu, nous est intérieur. Dans certaines expériences privilégiées, qui haussent le niveau de notre tension intérieure, nous nous identifions à lui, nous devenons ce moi éternel ; sa beauté indicible nous émeut, et, nous identifiant à lui, nous nous identifions à la Pensée divine elle-même, dans laquelle il est contenu.
Ces expériences privilégiées nous révèlent donc que nous ne cessons pas, que nous n’avons jamais cessé d’être en contact avec notre véritable moi. Nous sommes toujours en Dieu :

Et, s’il faut avoir l’audace de dire avec plus de clarté ce qui me paraît juste contrairement à l’opinion des autres, notre âme non plus ne s’est pas enfoncée en sa totalité dans le sensible, mais il y a quelque chose d’elle qui demeure toujours dans le monde spirituel. (Ennéades, IV 8, 8, 1.)

S’il en est ainsi, tout est en nous et nous sommes en toutes choses. Notre moi s’étend de Dieu à la matière puisque nous sommes là-haut dans le temps même où nous sommes ici-bas.
Comme dit Plotin, en reprenant une expression homérique (*), “notre tête reste fixée au dessus du ciel”. Mais tout de suite surgit un doute :

Si nous avons en nous de si grandes choses, pourquoi n’en avons-nous pas conscience, pourquoi, la plupart du temps, restons-nous sans exercer ces activités supérieures ? Pourquoi certains hommes ne les exercent-ils jamais ? (V 1, 12, 1.)

Plotin y répond immédiatement :

C’est que tout ce qui se trouve dans l’âme n’est pas conscient pour autant, mais que cela parvient à “nous” en parvenant à la conscience. Lorsqu’une activité de l’âme s’exerce sans rien communiquer à la conscience, cette activité ne parvient pas à l’âme totale. Il s’ensuit alors que “nous” ne savons rien de cette activité, puisque “nous” sommes liés avec la conscience, et que “nous” ne sommes pas une partie de l’âme, mais l’âme totale. (V 1, 12, 5.) » (pp. 30-32)

Il me semble - mais je dois bien sûr dire ce genre de choses avec la plus grande prudence - que l’idée première, dans tout cela, est celle d’une verticalité. Il y a un bas et un haut. En bas, ce qui est trivial, vil, sale, matériel ; en haut, ce qui est beau, juste, spirituel. Cet axe regroupe ce qui participe du pur lorsqu’il tend vers le haut et ce qui se condamne à l’impur lorsqu’il glisse vers le bas. Porphyre, le principal disciple de Plotin, insiste sur la différence de jugement auquel donne lieu haut et bas, ce qui illustre la difficulté que les païens avaient à admettre l’Incarnation :

« Comment admettre que le divin soit devenu embryon, qu’après sa naissance, il ait été enveloppé de langes, tout sali de sang, de bile et pis encore. » (cité par Hadot, p. 26)

Bref, tout ne se vaut pas : la pensée est plus estimable que l’excrément. Est-elle pour autant d’une autre nature ? Est-elle absolument plus estimable ? Ou n’est-ce que nous qui la jugeons telle ? J’ai bien des difficultés à admettre que cette préférence puisse correspondre à une objectivité, ou mieux encore à une réalité surpassant le réel que nos sens appréhendent. Me voici ainsi privé du tout premier fondement dont le reste découle. Et je ne puis donc m’insinuer dans ma pensée comme dans un autre monde et y déceler quelque chose dont elle serait redevable à ce que les mystiques appellent une âme.

Passons ensuite à cette posture de la pensée appelée contemplation. Ici encore, je cite Hadot :
« C’est à la source plotinienne que puiseront les philosophies modernes de la Vie. Qu’est-ce que le “phénomène originel” (Urphänomen) de Goethe (**), sinon la Forme telle que Plotin la conçoit ? Et n’est-ce pas dans la méditation de la philosophie plotinienne que Bergson a puisé sa conception de l’Immédiat, sa critique du finalisme, son sens des “totalités organiques” (***) ?
Nous retrouvons dans cette démarche plotinienne une critique de la réflexion et de la raison humaine analogue à la critique de la réflexion et de la conscience qu’avait provoquée la découverte des niveaux du moi. Dans les deux cas, la simplicité de la vie échappe aux prises de la réflexion. Vivant dans le dédoublement, le calcul, le projet, la conscience humaine croit qu’on ne peut trouver qu’après avoir cherché, qu’on en peut construire qu’en assemblant des pièces, qu’on en peut obtenir une fin qu’en en prenant les moyens. Partout, elle introduit une médiation. La Vie, qui trouve sans chercher, qui invente le tout avant les parties, qui est en même temps fin et moyen, en un mot qui est immédiate et simple, est donc insaisissable à la réflexion. Pour l’atteindre, comme pour atteindre notre moi pur, il faudra laisser la réflexion pour la contemplation.
 » (pp. 58-59)

Vais-je dire une énormité ? Il me semble pourtant que cette Vie (avec un grand V) « qui trouve sans chercher, qui invente le tout avant les parties, qui est en même temps fin et moyen, en un mot qui est immédiate et simple », c’est celle de ces animaux qui ne sont pas humains et dont nous avons peut-être la naïveté de croire qu’ils sont moins que nous. Ce qui veut dire que, sauf à renoncer à laisser faire la conscience humaine - ce qui paraît bien malaisé -, sauf aussi à ne pas chercher à comprendre, la raison et la réflexion sont les seules voies grâce auxquelles on peut espérer ne pas nourrir trop de chimères, ne pas s’illusionner exagérément, ne pas divaguer continûment. Et la Vie immédiate et simple, telle que conçue par Plotin, telle qu’explicitée par Hadot, c’est encore un produit de la raison et de la réflexion, même lorsqu’on la nomme contemplation.

Quant aux vertus d’une démarche réflexive qui s’abstrait du contingent pour se concentrer sur la pensée elle-même et sur les compléments transcendants qu’elle s’invente, je ne parviens pas à m’en convaincre et je suis même surtout disposé à croire qu’elle égare, plus qu’elle ne guide. Qu’elle s’appelle contemplation, méditation, retraite spirituelle, que sais-je encore, cette ambition de se fondre dans sa propre profondeur intérieure relève de l’illusion qu’un bien caché mais décisif y réside. Que celui qui y croit puisse en tirer un bénéfice, je n’ai pas l’intention de le nier. Après tout, l’homéopathie assouvit aussi des souhaits, toute fumeuse qu’elle soit. Mais mon souci du vrai - si malaisé soit-il à satisfaire - me pousse à croire que le Tout - en ce qu’il a de matériel - est plein de choses autrement déterminantes, plein de richesses et de diversité, plein de mystères propres à nous étonner, bref autrement empli que ne peut l’être notre faible conscience - faible à comprendre, faible à nous guider, faible à nous combler -, juste apte à croire au reflet d’autre chose qu’elle-même qui serait pourtant de même nature.

Dans Plotin ou la simplicité du regard, Pierre Hadot commente un extrait des Ennéades d’une façon qu’il me paraît utile de rapporter ici. Voici d’abord l’extrait commenté :
« Pour ce qui est des activités contemplatives et intellectuelles de l’homme de bien, elles peuvent peut-être être entravées par les circonstances extérieures, si elles se rapportent à des choses particulières, par exemple celles qu’il ne peut faire avancer que par des recherches et des investigations. Mais “la plus haute science (****)” [celle du Bien] est toujours à sa disposition et demeure toujours avec lui, et il la posséderait encore plus s’il était dans le fameux taureau de Phalaris. Il est vain de nommer “agréable” une telle situation, le répéterait-on deux fois et encore plus souvent. Car celui qui parle ici de plaisir est celui-là même qui souffre. Mais, pour nous autres, ce qui souffre est différent de ce qui, bien qu’il soit lié à ce qui souffre et aussi longtemps qu’il y est lié par la nécessité, n’est pas privé de la contemplation intégrale du Bien. » (cité par Hadot, p. 123)
Voici ensuite le commentaire d’Hadot, placé en une note destinée à expliciter l’allusion au taureau de Phalaris :
« Phalaris, tyran d’Agrigente, faisait brûler ses victimes dans un taureau d’airain. Selon les stoïciens et les épicuriens, le sage, même dans le taureau de Phalaris, est encore heureux. C’est aux épicuriens (Cicéron, Tusculanes, II, 7, 17 ; H. Usener, Epicurea, Leipzig, 1887 [rééd. Stuttgart, 1966], § 601) que Plotin fait allusion dans les lignes qui suivent (celui qui parle ici de plaisir…). Les épicuriens ne distinguent pas entre le moi purement spirituel et le moi corporel. Ils n’admettent qu’un moi corporel. Si le moi corporel est lui-même totalement plongé dans la souffrance, il ne peut affirmer en même temps qu’il est dans un état agréable. Il faut bien supposer que c’est le moi spirituel, celui qui est toujours plongé dans la contemplation du Bien, qui fait cette affirmation. » (p. 123)

Le raisonnement me semble un peu spécieux. Car est-il vraiment nécessaire d’accorder une attention au divin, faut-il vraiment hypostasier la pensée, pour être en mesure de relativiser la douleur ? Se dire encore heureux bien que l’on cuise dans le taureau d’airain frise la provocation. Y conserver une dose de détachement suffisante pour en minimiser l’atrocité réclame une grande force de caractère. La foi aide-t-elle en ces circonstances ? Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. En tout cas, n’admettre qu’un moi corporel, comme on le dit des épicuriens, ne me paraît pas rendre insurmontable le projet de faire bonne figure face à la douleur. Hadot précise : « Telle est la sagesse plotinienne. Sagesse mystique, qui n’a pas de sens pour celui qui n’a pas éprouvé l’union divine » (p. 124) ; j’en conviens volontiers.

Les mystiques sont souvent enclins à croire que tout est écrit, que chacun a son destin, que la voie est tracée. Ce sont même eux qui ont été parmi les premiers à insister sur le déterminisme (cf. saint Augustin). Plotin n’échappe pas à cette tentation. Ainsi, Hadot précise :
« Le drame de l’univers a un plan providentiel. Chacun a un rôle à jouer dans la pièce et c’est le seul rôle qui lui convienne, le seul rôle qu’il aurait choisi, mieux encore, celui qu’il choisit au fond de lui-même. Dans ce drame absolu, acteurs et personnages ne sont pas distincts : mal jouer, c’est être un mauvais personnage ; un beau rôle, c’est une bonne interprétation :

Dans le drame véritable, dont les œuvres des hommes doués du don de la poésie ne sont que de fragmentaires imitations, c’est l’âme qui est l’actrice. Elle reçoit son rôle du poète de l’univers ; comme les acteurs reçoivent leur masque, leur costume : robe brillante ou haillons, l’âme reçoit son lot propre, non pas au hasard, mais selon le plan de l’univers. Si elle s’adapte à son destin, elle est en harmonie et elle s’insère dans l’ordre du drame qui est le plan de l’univers. (III 2, 17,32.) » (pp. 180-181)

Tout cela est fort bien dit et on ne peut qu’être séduit par le lyrisme dont l’explication est empreinte. Mais osons user de notre raison : il est loin d’être assuré qu’existe ce qui mérite d’être appelé un plan de l’univers ; moins encore que nous y soyons individuellement inscrit ; et la probabilité qu’une semblable inscription s’accomplisse par le biais d’une âme participant d’une double nature semble faible. Quant à supposer que nous puissions nous distraire de ce synopsis et ainsi mal faire, alors que notre bien consisterait au contraire à en accepter pleinement le rail, voilà qui procède - me semble-t-il - d’une supposition très hardie.

On me répondra qu’il en est qui adhèrent à cette vision des choses et qui y trouvent de quoi être comblés. C’est vrai et cette forme de réussite est un démenti très respectable à mon scepticisme. D’autant que l’argument selon lequel la discussion doit se limiter à la recherche de la vérité, sans considération pour le bonheur, est facilement réfuté, car le croyant ne voit évidemment pas de vérité plus estimable que celle que constitue sa foi. Je ne puis comprendre ce qui permet à certains d’être croyant, de la même manière que ceux-là ne peuvent comprendre ce qui me permet de ne pas l’être. À quoi il est bon d’ajouter que l’histoire révèle que les époques inclinent selon les cas à voir les choses d’une certaine manière et que je suis porté à croire que c’est le moment, le lieu et tous les détails de ma propre histoire qui m’ont amené à croire ce que je crois ; c’est là un déterminisme auquel je crois.

Je regarde donc les mystiques avec respect, car je ne cesse de m’interroger sur ce qui les détermine à croire. Évidemment, le mysticisme, c’est un peu comme les poupées russes. Il y en a un premier, puis il y a ce qui l’entoure, en couches successives, jusqu’à devenir des superstitions. Il y a même des sociétés où l’on commence par ça. Toutes ces couches sont intéressantes d’un certain point de vue, mais c’est le premier noyau qui mérite le plus d’attention d’un point de vue philosophique ; les autres couches relevant davantage de l’anthropologie. Je situe la pensée de Pierre Hadot au niveau de ce premier noyau et je tente donc de la comprendre au mieux avec l’espoir d’en apprendre sur le plan philosophique.

Ceci m’amène à évoquer une petite déception. Elle réside dans un paragraphe du livre de Pierre Hadot, un paragraphe que voici :
« Sans doute est-ce nous mystifier nous-mêmes, que d’ignorer notre conditionnement matériel, psychologique ou sociologique. Mais il y a une mystification, tout aussi tragique, bien que plus subtile, à s’imaginer que la vie humaine se réduit à ses aspects analysables, mathématisantes, quantifiables ou exprimables. Une des grandes leçons de la philosophie de Merleau-Ponty aura été de montrer que c’est la perception, c’est-à-dire l’expérience vécue, au sens plein du terme, qui donne son sens à la représentation scientifique (□). Mais c’est admettre implicitement que l’existence humaine prend son sens à partir de l’indicible (□□). Cette part de l’indicible au sein même du langage scientifique ou du langage quotidien, Wittgenstein l’a vue avec pénétration : “Ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons l’exprimer par le langage (□□□).” “Il y a un inexprimable : c’est ce qui se montre (sans pouvoir se dire) ; c’est cela le mystique (□□□□).” » (p. 193)
Pourquoi Hadot a-t-il ressenti le besoin de convoquer Merleau-Ponty et Wittgenstein pour appuyer l’idée - somme toute difficilement contestable - que la vie ne se réduit ni à ce dont la raison peut juger, ni à ce que le langage peut évoquer ? Je n’aime guère cette façon - hélas fréquente - de chercher à prouver les bonnes raisons que l’on a de penser ce qu’on pense en alléguant que pensent également ainsi des penseurs renommés. Or, en l’occurrence, il y a - me semble-t-il - quelque chose comme un glissement d’une problématique de questionnement à une affirmation de foi. Je m’explique.

Les deux auteurs appelés à la rescousse, Merleau-Ponty et Wittgenstein, traitent, dans les pages citées, de l’indicible, c’est-à-dire de ce qui nous porte à supposer que le langage, et même notre conscience, ne sont pas en mesure d’exprimer, alors même que nous sommes convaincus que ce qui peut être dit ou pensé se heurte à une limite et n’épuise pas le réel. Lorsque Merleau-Ponty analyse par exemple ce qui sépare la noèse et le noème, il explore le plus rationnellement possible ce qui explique - notamment au niveau de la perception - la conscience de cette limite et sa pertinence théorique. Quand Wittgenstein évoque le mystique (5), il le fait en tentant le plus rationnellement possible de comprendre ce que représente la même limite. Tout cela me paraît parfaitement légitime et pertinent, car rien n’est assigné à ce qui constitue l’au-delà de la limite. Mais cela ne peut, en aucune façon, apporter de l’eau au moulin de ceux qui lestent cet au-delà d’un sens imaginé, un sens dont l’unique réalité est qu’il fut déjà et depuis longtemps imaginé par un grand nombre de gens.

Je suis personnellement intéressé par la métaphysique, si l’on appelle ainsi cette part de la mystique qui ne dépose rien dans l’habitacle du mystère. Plus cet habitacle se remplit, moins il donne lieu à réflexion, moins il donne lieu à discussion. Et c’est en cela que la contemplation ou la méditation spirituelle ressemblent selon moi à une sorte de sclérose volontaire de l’esprit.

(1) J’appelle ici animé ce qui se meut par soi-même, et non ce qui possède une âme comme le suggère l’étymologie.
(2) Sur l’apparition du langage, cf. Jean-Marie Hombert et Gérard Lenclud, Comment le langage est venu à l’homme, Fayard, 2014.
(3) Je ne résiste pas à l’envie de vous renvoyer au plaisant texte que Michel Volkovitch a publié sur son blog en octobre 2014 dans la rubrique “Journal infime” sous le titre Le Seigneur reviendra.
(4) Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Gallimard, Folio, 1997. Ce livre fut publié une première fois en 1963, puis encore de manière inchangée en 1973 et en 1988 ; l’édition de 1997 a pour sa part été très largement modifiée à la lumière des importants travaux de traduction et de commentaire de Plotin que Pierre Hadot avait entre-temps menés à bien.
(*) IV 3, 12, 5 ; cf. Homère, Iliade, IV, 43, et Platon, Timée, 90 a.
(**) Sur cette notion, cf. G. Bianquis, Études sur Goethe, Paris, Les Belles-Lettres, 1951, p. 45-80 (“L’Urphänomen dans l’œuvre de Goethe”). Voir Conversations de Goethe avec Eckermann [18 février 1829], trad. Chuzeville, Paris, Gallimard, 1988, p. 277-278.
(***) Sur la philosophie bergsonienne de la vie, cf. V. Jankélévitch, Bergson, Paris, Alcan, 1931 (nouvelle édition refondue, Paris, Presses universitaires de France, 1959). Sur Plotin et la philosophie de la nature, cf. P. Hadot, “L’apport du néoplatonisme à la philosophie de la nature en Occident”, dans Eranos-Jahrbuch, t. 37, 1968, p. 91-131.
(****) Platon, Républ., 505 a.2.
(□) Cf. M. Merleau-Ponty, La phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1945, p. 491.
(□□) Car il y a déjà un indicible de la perception.
(□□□) L. Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, 4.121 (voir la traduction de P. Klossovski, Paris, NRF, 1961).
(□□□□) Ibid., 6.522.
(5) Dans le cas de Wittgenstein - sans trancher la question de savoir s’il avait lui-même une propension au mysticisme (question ardue s’il en est) -, la remise dans son contexte des mots cités est révélatrice :
« 6.432 - Comment est le monde, voilà qui est absolument indifférent pour ce qui est plus élevé. Dieu ne se révèle pas dans le monde.
6.4321 - Les faits n’appartiennent tous qu’au problème, non à la solution.
6.44 - Ce qui est mystique, ce n’est pas
comment est le monde, mais le fait qu’il est.
6.45 - Contempler le monde sub specie aeterni, c’est le contempler en tant que totalité - mais totalité limitée.
Le sentiment du monde en tant que totalité limitée constitue l’élément mystique.
6.5 - Une réponse qui ne peut être exprimée suppose une question qui elle non plus ne peut être exprimée.
L’énigme n’existe pas.
Si une question se peut absolument poser, elle
peut aussi trouver sa réponse.
[…]
6.522 - Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se
montre, il est l’élément mystique.
6.53 - La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire, donc les propositions des sciences de la nature - donc quelque chose qui n’a rien à voir avec la philosophie - et puis à chaque fois qu’un autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu’il n’a pas donné de signification à certains signes dans ses propositions. Cette méthode ne serait pas satisfaisante pour l’autre - il n’aurait pas le sentiment que nous lui enseignons de la philosophie - mais
elle serait la seule rigoureusement juste.
6.54 - Mes propositions sont élucidantes à partir de ce fait que celui qui me comprend les reconnaît à la fin pour des non-sens, si, passant par elles - sur elles - par dessus elles, il est monté pour en sortie.
Il faut qu’il surmonte ces propositions ; alors il acquiert une juste vision du monde.
7. - Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.
 »
(Tractatus, trad. Pierre Klossowski, Gallimard, Tel, 1961, pp. 104-107.)

Autres notes sur Hadot :
Pierre Hadot est mort
N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels

lundi 29 septembre 2014

Note de lecture : Emmanuel Carrère et Jésus

Le Royaume
d’Emmanuel Carrère


En cette rentrée de septembre, contrairement à mes habitudes, j’ai fait l’acquisition d’un succès de librairie : Le Royaume d’Emmanuel Carrère (1). Deux choses m’y ont conduit ; d’abord, les livres de Carrère déjà lus ; ensuite, le très stimulant entretien entre Alain Finkielkraut et lui, entendu le 13 septembre 2014 lors de l’émission Répliques sur France Culture.

Ça se lit sans effort, et mû par une envie facilement entretenue de poursuivre. Que faut-il en penser ? Il me paraît d’autant plus important de tenter de l’expliquer qu’il y a notamment là ce que je me permets d’appeler les détestables ingrédients d’un succès de librairie.

Le moins que l’on puisse en dire, c’est qu’Emmanuel Carrère donne là toute la mesure de l’originalité de son écriture. Autant par le sujet traité que par la manière de le traiter ; autant par la place qu’il prend lui-même dans son récit que par le ton employé. Et il serait injuste de ne pas lui reconnaître du talent. Au service de quoi met-il ce talent, voilà la question qui mérite - je crois - d’être posée.

L’objet du livre, c’est la religion chrétienne, telle qu’il la juge par le truchement des textes les plus anciens, et tout spécialement ceux attribués à saint Paul et saint Luc (2). Le royaume, c’est donc celui qu’aurait promis Jésus à ceux à qui il aurait dispensé sa parole. Rien là a priori de bien original. Si ce n’est que, par la même occasion, Emmanuel Carrère raconte comment, il y a un peu plus de vingt ans, il a connu trois ans de foi catholique intense, comment cette foi s’en est allée, et comment il vit son rapport au christianisme sans adhérer aux principales croyances qui l’ont fondé. Il nous est ainsi donné de découvrir une posture, celle de Carrère, qui est selon moi le reflet au moins partiel de ce que sont bon nombre de catholiques européens aujourd’hui : un étrange mélange de foi, de scepticisme et de nombrilisme. C’est ceux-là que dénonçait Benoît XVI lorsqu’il fulminait contre le relativisme.

Reprenons ces composantes. La foi d’abord.

« Non, je ne crois pas que Jésus soit ressuscité. Je ne crois pas qu’un homme soit revenu d’entre les morts. Seulement, qu’on puisse le croire, et de l’avoir cru moi-même, cela m’intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse - je ne sais quel verbe convient le mieux. J’écris ce livre pour ne pas me figurer que j’en sais plus long, ne le croyant plus, que ceux qui le croient et que moi-même quand je le croyais. J’écris ce livre pour ne pas abonder dans mon sens. » (p. 354)
Carrère ne peut donc plus admettre ce fait de résurrection qui constitue le dogme central du christianisme. Mais il garde une sorte de foi light en ce qu’il y aurait chez ceux qui y croient une forme de savoir dont il ne convient surtout pas de nier la valeur. Il se dit sceptique, agnostique, « même pas assez croyant pour être athée » (p. 145) ajoute-t-il joliment. Cette formule, qu’il avait utilisée lors de l’émission Répliques, m’avait alors séduit : « pas assez croyant pour être athée », voilà une manière de dire à laquelle je puis moi-même adhérer. Pour autant cependant que l’on s’entende sur le sens du mot athée. Car il y a somme toute deux manières d’être athée. Si ce mot désigne celui qui ne croit pas à l’existence de Dieu, il n’implique pas qu’il puisse pour autant croire qu’il n’existe pas. Si, au contraire, il désigne celui qui croit que Dieu n’existe pas, cela suppose une croyance à laquelle le sceptique ne peut adhérer. En affirmant qu’il n’est « pas assez croyant pour être athée », Carrère endosse le manteau de ce que j’appelle l’agnostique athée, c’est-à-dire de celui qui ne peut rien croire, un manteau que je suis également prêt à enfiler. Mais tout son livre indique que Carrère n’a pas placé le curseur à cet endroit. Car s’il n’arrive pas à croire certains des dogmes du christianisme - ceux qui réclament d’admettre les miracles -, il est bien loin de ne pas croire à ses dogmes moraux. Je pense à Plotin et à cette foi en une chose unique assez floue que l’on contemple et qui vous inonde de vertu. Carrère n’est peut-être pas très loin de quelque chose comme ça. De l’époque où il avait la foi, entière et fidèle, et où il lisait fiévreusement Simone Weil, il a gardé l’idée qu’il existe des « connaissances utiles au progrès spirituel » (p. 106), comme elle disait. Il pense à l’époque « que l’illusion, ce n’est pas la foi, comme le croit Freud, mais ce qui fait douter d’elle, comme le savent les mystiques » (p. 121). Et tout porte à croire qu’il n’est pas loin de conserver cette conviction.

Lorsque Carrère analyse les paraboles, la foi renaît, d’autant plus forte qu’elle est libérée des miracles récusés. Ainsi :
« Ce texte qu’autrefois j’ai approché en croyant, je l’approche maintenant en agnostique. Je voulais autrefois m’imprégner d’une vérité, de la Vérité, je cherche maintenant à démonter les rouages d’une œuvre littéraire. Pascal dirait qu’autrefois dogmatique je suis devenu pyrrhonien. Il ajoute avec justesse qu’on ne peut sur ce sujet rester neutre. C’est comme les gens qui se déclarent apolitiques : cela veut simplement dire qu’ils sont de droite. Le problème, c’est qu’on ne peut s’empêcher, en ne croyant pas, d’être de droite, c’est-à-dire de se sentir supérieur à celui qui croit. Et cela d’autant plus qu’on a cru ou voulu croire soi-même. On en vient, on connaît - comme les communistes repentis. […]
[…] Tandis que je me livrais à cette lecture de petit malin, quelque chose en moi gardait conscience qu’il n’y a pas de meilleure façon de passer à côté de l’Évangile, et qu’une des choses les plus constantes et les plus claires qu’y dit Jésus, c’est que le Royaume est fermé aux riches et aux intelligents. » (pp.405-407)
Manifestement, Carrère ne veut pas passer à côté de l’Évangile. Et il use d’un argument spécieux rebattu par les fidèles de la gauche, à savoir que le refus de les approuver indiquerait sans coup férir que l’on est de droite. Dans les années soixante, toute critique adressée aux communistes - il faut aussi le rappeler - dévoilait l’appartenance du critiqueur à la C.I.A.

Dans ce qu’il imagine de Luc, Carrère retient surtout qu’il aurait été séduit par le « phrasé » des ultimes témoignages relatifs à Jésus, un ton somme toute, un ton lourd de signification :
« cette façon si particulière de ne pas dire : “Faites ceci, ne faites pas cela”, mais plutôt : “Si vous faites ceci, il arrivera cela.” Ce ne sont pas des prescriptions morales mais des lois de la vie, des lois karmiques, et bien sûr Luc ne sait pas ce que cela veut dire, le karma, mais je suis certain qu’il sent, intuitivement, qu’il y a une énorme différence entre dire : “Ne fais pas à un autre ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse” (ça, c’est la règle d’or, celle dont le rabin Hillel disait qu’elle résumait la Loi et les Prophètes) et dire : “Ce que tu fais à un autre, tu le fais à toi-même.” Ce que tu dis d’un autre, tu le dis de toi-même. Traiter quelqu’un de con, c’est dire : “Je suis un con”, l’écrire sur une pancarte et se la coller sur le front. » (pp. 425-426)

Voulant sauver quelque chose du christianisme, Emmanuel Carrère lui confère des vertus propres à séduire le bobo d’aujourd’hui. Pas de directivité, mais un appel au bon sens. Pas de déterminations irréductibles, mais un karma qu’il convient de laisser s’accomplir. Jésus n’aurait pas été directif, sinon en attirant l’attention de chacun sur son propre karma ! Et Luc l’aurait compris ! Ce qui compte, somme toute, c’est « de faire advenir ce qui est en moi » (p. 429). « Commencer par être bienveillant avec soi-même (p.430), voilà la clé du bonheur selon Luc, telle qu’il l’a comprise en enquêtant sur Jésus. Restent ainsi séduisantes la formule selon laquelle « la soumission à un dogme est un acte de suprême liberté » (p. 566) et l’image d’un Jésus dont « la grande violence […] n’est jamais, absolument jamais dirigée contres les pécheurs mais seulement contre les gens de bien » (p. 580). Je dois avouer que, personnellement, tout cela me paraît aussi difficile à croire que sa résurrection.

Carrère raconte la célèbre anecdote suivante :
« Daniel-Rops, un académicien catholique, a écrit dans les années cinquante un livre sur Jésus qui a eu un prodigieux succès de librairie. Sa femme, au vestiaire du théâtre, se retrouve à côté de François Mauriac. On lui donne son manteau - un somptueux vison. Mauriac palpe la fourrure et glousse : “Doux Jésus…” » (p. 431)
De Daniel-Rops, Mauriac ou Carrère, qui s’en tire le plus mal en la circonstance ? Carrère selon moi, lequel aurait dû résister à l’envie de rapporter ce bon mot. Il n’avait pour but qu’un certain désir de « succès planétaire » dont il voulait s’exorciser, ce qui l’en rend plus coupable encore. Tant il est vrai que la posture, le ton, le phrasé ne sont pas les garants de la vertu, mais bien les masques.

J’ai dit : foi, scepticisme et nombrilisme. Venons-en au scepticisme.

Il y a doutes et doutes. Selon Conche, ceux de Pyrrhon ne sont pas ceux de Sextus Empiricus. En tout cas, ceux de Montaigne ne sont pas ceux de Descartes. On peut douter des sens, de tous à tout instant - rude attitude promise à bien des déboires - ; on peut douter des sens en certaines circonstances - c’est prudent ; on peut aussi douter de ses intuitions - Descartes eut peut-être dû le faire davantage ; on peut douter des connaissances - systématiquement de préférence ; on doit douter de ses croyances - en s’abstenant surtout de croire qu’on n’en a pas.

Emmanuel Carrère se targue de douter. Il doute que Jésus soit ressuscité : ce n’est pas croyable. Et ce doute, combiné à son désir de croire dans certains des aspects du message chrétien, le pousse à enquêter - c’est le mot qu’il utilise - sur les premières traces écrites du christianisme, celles sur la base desquelles la doctrine chrétienne s’est ultérieurement construite. Une enquête n’est pas le fait d’un chercheur, mais plutôt d’un inspecteur de police ; il faut faire parler les témoins, le but étant d’arriver à une vérité que la Justice pourra entériner. Et, ainsi que le fait la Justice, Carrère procède à des reconstitutions :
« J’ai essayé de reconstituer ce que disait Paul : le discours type qu’ont entendu, dans les synagogues de Grèce et d’Asie, vers l’an 50 de notre ère, les gens qui se sont convertis à quelque chose qu’on n’appelait pas encore le christianisme. […] Sans garantir que cette reconstitution soit exacte au mot près, je la crois très proche de la vérité. » (p. 165)
Et il y va de sa version, allant à l’occasion jusqu’à en proposer deux (cf. pp. 166 et ss.) Et lorsqu’il est pris in extremis d’une légère pudeur, il ne craint pas d’ajouter : « L’histoire ne perd rien, je trouve, à être racontée comme cela. » (p. 179)

Que son enquête soit guidée par une subjectivité assumée, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.
« Pour Renan, cela crève les yeux : l’Apocalypse a été écrite [en 68]. Ses images flamboyantes sont autant d’allusions plus ou moins codées à Néron et à la catastrophe qui s’annonce à Jérusalem. D’autres historiens penchent pour une datation de trente ans plus tardive, et pour le règne de Domitien. Bien que la seconde école soit majoritaire, je me rallie à la première parce que l’Apocalypse, sinon, sortirait du cadre temporel de mon livre, or je voudrais parler de l’Apocalypse. » (p. 503-504) En voilà un argument ! Et à propos des lettres de Paul : « On lisait et relisait sans fin ses lettres, et je sais que celle aux Philippiens est contestée, mais en imaginant la joie de la petite église lorsqu’elle en a reçu une qui lui était nommément adressée, j’ai envie de la décréter authentique. » (p. 517-518) Oui, pourquoi pas, après tout ? Et il va même jusqu’à juger admirable ce que saint Luc aurait inventé dans son récit de la nativité :
« Maintenant, ce qui fait la réussite d’un film, ce n’est pas la vraisemblance du scénario mais la force des scènes et, sur ce terrain-là, Luc est sans rival : l’auberge bondée, la crèche, le nouveau-né qu’on emmaillote et couche dans une mangeoire, les bergers des collines avoisinantes qui, prévenus par un ange, viennent en procession s’attendrir sur l’enfant… Les rois mages viennent de Matthieu, le bœuf et l’âne sont des ajouts beaucoup plus tardifs, mais tout le reste, Luc l’a inventé et, au nom de la corporation des romanciers, je dis : respect. » (p. 569)

Carrère va encore bien plus loin et cela mérite, je crois, d’être évoqué. Voici.

Ayant décrit l’attention qu’il prête aux portraits, et tout spécialement à ces peintures où l’on peut distinguer des visages peints d’après un modèle et ceux peints au gré de l’imagination - il cite le Cortège des mages de Benozzo Gozzoli et le Saint Luc dessinant la Vierge de Rogier van der Weyden - Carrère compare ces différences à celles qu’il juge décisives en pornographie, selon que la personne qui s’exhibe paraît commerciale ou non, c’est-à-dire sincèrement gagnée par le plaisir ou en train de le mimer. Et il fait alors, de cette manière intuitive de démêler le vrai du faux, un crible auquel il passe les versets de saint Luc, pour choisir ceux qui seraient dignes d’être crus et ceux auxquels il vaudrait mieux ne pas se fier. Le procédé n’est pas esquissé à la sauvette ; il occupe près de douze pages dont l’essentiel est consacré à détailler une vidéo pornographique, sensée rendre compte au mieux des vertus de cette intuition distinctive.

Ce mélange d’érudition et de trivialité peut séduire, hélas. Il est propre à faire oublier combien cette forme d’intuition peut être trompeuse. D’abord parce que le talent du comédien, comme celui du romancier, se mesure à sa capacité à faire passer pour vrai ce qu’il mime ou décrit. On ne peut ignorer tout ce qui fut dit, depuis très longtemps, sur le théâtre (3) et il y a quelque chose d’assez naïf à supposer que le mensonge, l’affabulation, le simulacre sont intuitivement repérables. Ensuite parce qu’il existe mille et une raisons d’être convaincant à tort, ce que la critique historique, pour sa part, tente depuis longtemps déjà de déjouer. Bref, Carrère veut se présenter comme quelqu’un qui doute - les derniers mots du livre sont : « Je ne sais pas » (p. 630) -, mais il se réserve une manière de sortir du doute qui est pour le moins plus douteuse encore. À moins qu’il ne s’agisse que d’un moyen pour dire ce qu’il veut croire, en dépit de ce que cela peut avoir d’incroyable. Ce sont alors des adhésions irrationnelles - le plus souvent justifiées par la moralité - qui ont un rapport très étroit avec l’air du temps - l’air du temps d’aujourd’hui, bien sûr - et qui, à ce titre, mériteraient la plus grande des circonspections.

Emmanuel Carrère ne se déprend pas du monde social, et moins encore de lui-même. Et c’est peu dire. Ce qui me conduit à évoquer le nombrilisme.

On peut admirer ce que saint Augustin a tenté dans ses Confessions, ce que Montaigne a produit avec ses Essais, ce que Rousseau s’est risqué à faire dans ses propres Confessions, ou encore ce que Proust a construit avec sa Recherche. Mais jouer dans la même cour est une autre affaire. J’ai déjà dit combien Proust avait gâché le roman français, ne serait-ce qu’en faisant naître des imitateurs. Il en va de même de l’essayisme qui s’autorise à digresser comme si de ce seul fait Montaigne allait être égalé. Parler de soi est une entreprise périlleuse, précisément parce que la subjectivité est le plus sérieux des obstacles à l’objectivité. Que l’objectivité ne soit pas accessible et que la subjectivité ne puisse être tue n’y change rien. Il n’y a de savoir véritable - même s’il reste sujet à révision - qui ne soit construit contre la subjectivité. Lorsque la philosophie écarta le sujet - dans les deuxième et troisième quarts du XXe siècle -, elle ne l’a pas nié, mais replacé là où il devait être, c’est-à-dire le plus loin possible des démarches heuristiques. Le retour du sujet dont certains se sont réjouis n’est donc pas une réhabilitation, mais plutôt un péril qu’il a été jugé bon de ne plus conjurer.

Je me garderai de citer de ces phrases, éparpillées dans le livre de Carrère, qui indique combien, « pour parler de [lui], on peut toujours [lui] faire confiance. » (p. 401) Je vais me contenter d’un seul extrait qui m’a semblé très parlant. Carrère ne croit pas que saint Paul ait d’abord été un persécuteur des disciples du Christ. Il écrit :
« L’administration romaine, exerçant seule le pouvoir de police et soucieuse de neutralité dans les querelles religieuses, n’aurait jamais laissé un jeune rabbin fanatique mettre des gens en prison au nom de sa foi. Aurait-il essayé, c’est lui qui s’y serait retrouvé. Si on veut prendre au sérieux ce que dit Paul, cela implique tout autre chose : qu’il ait été une sorte de milicien, auxiliaire d’une armée d’occupation. Un historien dont je reparlerai a soutenu cette thèse audacieuse, mais il n’y a pas besoin d’aller si loin pour, dès maintenant, tirer de l’affabulation de Paul une conclusion instructive sur sa psychologie et son sens de l’effet dramatique. Il n’a peut-être pas été ce Terminator juif qu’il se plaît lui-même à décrire, “ne respirant que haine et meurtre” et semant la terreur dans l’Église dont il sera un jour le pasteur, mais il sait que l’histoire est meilleure racontée comme cela, le contraste plus saisissant. Paul l’apôtre est plus grand d’avoir été Saul l’inquisiteur, et il me semble que ce trait se marie bien dans le tableau avec celui qu’illustre l’épisode de Philippes : cette jouissance qu’il éprouve à se laisser rouer de coups quand il lui suffisait d’un mot pour être libéré - mais ce mot, il attend pour le prononcer d’être, lui, couvert de sang et d’ecchymoses, et ceux qui l’ont frappé dans leur tort jusqu’au cou. » (pp. 192-193) (4)
Au-delà de ce qu’une certaine version du message chrétien aurait d’excessif - celle qui figure notamment dans le Sermon dans la plaine (saint Luc) ou dans le Sermon sur la montagne (saint Matthieu) -, une version dont Carrère admet le côté maximaliste, le premier problème que pose la morale chrétienne réside dans le caractère permanent de ses consignes et dans la nécessité en laquelle le chrétien se trouve en conséquence de l’exhiber, paradoxalement de préférence de la façon la plus humble possible. C’est ce qu’illustre l’attrait exercé sur lui par cet épisode d’un Paul qui se laisse battre pour mieux convaincre. Le moi est central, parce que c’est le moi qui doit être sauvé. Et l’humilité n’est qu’une manière de valoriser le moi, lequel existerait ainsi d’autant mieux qu’il serait à l’abri de la vanité.

Le chrétien ne doit pas seulement être chrétien ; il doit se montrer chrétien. C’est de cette façon qu’il convainc, ses arguments étant bien faits pour toucher le grand nombre. Et le livre d’Emmanuel Carrère a les mêmes ambitions. Il est dès à présent populaire, non seulement parce qu’il évoque avec bienveillance les aspects les plus promis à la renommée du christianisme antique, mais aussi parce qu’il les aborde sans négliger les modes contemporaines.

Remy de Gourmont a osé écrire : « Il faut avoir beaucoup de génie pour ne pas sombrer dans la popularité. » (5) ; et aussi : « Le peuple, c’est tous ceux qui ne comprennent pas. » (6) Dans Paysages, il raconte une femme qui a tiré les meilleures conclusions de pareils propos, sans assumer leur radicalité :
« Je connais une femme qui ne lit rien, ou plutôt qui ne lit que ce qui est exquis, mais comme l’exquis est rare, cela revient au même, ou quasi. Cinq ou six poètes français ou anglais, quelques écrivains d’hier et d’aujourd’hui dont elle aime presque tout, et cela lui suffit comme nourriture spirituelle. Qu’elle a d’esprit et que ne faisons-nous comme elle ! Pour moi qui ai la manie de lire souvent n’importe quoi, tout ce qui me tombe sous la main, que j’en ai été puni ! Il m’arrive de m’embarquer dans un livre nouveau si plat ou si nauséeux que mon esprit en ressent comme un dégoût et, comme on se lave les mains après avoir touché quelque chose de sale, je suis forcé de lire quelques belles pages pour me remettre le cœur. Il y a des lectures qui sont vraiment purificatrices et, par le jeu des concordances, on pourrait leur attribuer un parfum. Mais mieux encore, je les considérais comme des cordiaux. Il faut toujours avoir quelqu’un de ces livres sous la main quand une triste curiosité, presque toujours déçue, vous pousse à ce périlleux exercice de la lecture sans choix. On peut aussi les prendre comme antidote. Quelques pages de Spinoza, le commerce habituel de Flaubert, de Mallarmé, neutralisent admirablement les effets de la sottise en prose ou en vers. Mais l’inconvénient de ce procédé est qu’il vous rend de plus en plus difficile pour les lectures nouvelles, et de tel livre qu’on aurait lu jusqu’à la moitié, les premières pages suffisent à vous dégoûter complètement. Mais aussi quelle joie lorsque, l’esprit muni de cet antidote, qui est aussi une pierre de touche, on se sent entrer sans répugnance, même avec un certain plaisir, dans la connaissance d’une œuvre nouvelle. On s’aperçoit alors que l’art n’est pas tant fait du nouveau (il n’y en a peut-être pas) que de faire une œuvre qui se soutienne auprès des belles œuvres anciennes. » (7)

(1) Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L., 2014.
(2) Je me suis souvent entendu reprocher d’utiliser les dénominations saint Paul ou saint Augustin au lieu de Paul ou Augustin au motif que ce serait là des concessions inutiles à la foi chrétienne. Il ne me paraît pas que je concède quoi que ce soit en utilisant des termes religieux qui sont d’un usage très courant, notamment lorsque leur abandon risque de créer la confusion. Après tout, certains de ceux qui formulent ce reproche ne craignent nullement de parler du Mahatma Gandhi, alors même que la confusion en pareil cas n’est pas possible. Notons en outre qu’il est devenu de bon ton chez certains catholiques de dire Paul et Luc, plutôt que saint Paul et saint Luc, comme si cette sorte de familiarité les rendaient plus crédibles encore.
(3) Cf. par exemple Platon, La république, III, 394 et X, 604-6 ; Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, chap. XIV, Ed. du Fuseau, Lagny-sur-Marn, 1964 ; Diderot, La paradoxe sur le comédien, Flammarion, 1993.
(4) Voici le passage des Actes des apôtres dont Carrère parle : « 16.11 Étant partis de Troas, nous fîmes voile directement vers la Samothrace, et le lendemain nous débarquâmes à Néapolis. 16.12 De là nous allâmes à Philippes, qui est la première ville d'un district de Macédoine, et une colonie. Nous passâmes quelques jours dans cette ville. 16.13 Le jour du sabbat, nous nous rendîmes, hors de la porte, vers une rivière, où nous pensions que se trouvait un lieu de prière. Nous nous assîmes, et nous parlâmes aux femmes qui étaient réunies. 16.14 L'une d'elles, nommée Lydie, marchande de pourpre, de la ville de Thyatire, était une femme craignant Dieu, et elle écoutait. Le Seigneur lui ouvrit le coeur, pour qu'elle fût attentive à ce que disait Paul. 16.15 Lorsqu'elle eut été baptisée, avec sa famille, elle nous fit cette demande: Si vous me jugez fidèle au Seigneur, entrez dans ma maison, et demeurez-y. Et elle nous pressa par ses instances. 16.16 Comme nous allions au lieu de prière, une servante qui avait un esprit de Python, et qui, en devinant, procurait un grand profit à ses maîtres, vint au-devant de nous, 16.17 et se mit à nous suivre, Paul et nous. Elle criait: Ces hommes sont les serviteurs du Dieu Très Haut, et ils vous annoncent la voie du salut. 16.18 Elle fit cela pendant plusieurs jours. Paul fatigué se retourna, et dit à l'esprit: Je t'ordonne, au nom de Jésus Christ, de sortir d'elle. Et il sortit à l'heure même. 16.19 Les maîtres de la servante, voyant disparaître l'espoir de leur gain, se saisirent de Paul et de Silas, et les traînèrent sur la place publique devant les magistrats. 16.20 Ils les présentèrent aux préteurs, en disant: Ces hommes troublent notre ville; 16.21 ce sont des Juifs, qui annoncent des coutumes qu'il ne nous est permis ni de recevoir ni de suivre, à nous qui sommes Romains. 16.22 La foule se souleva aussi contre eux, et les préteurs, ayant fait arracher leurs vêtements, ordonnèrent qu'on les battît de verges. 16.23 Après qu'on les eut chargés de coups, ils les jetèrent en prison, en recommandant au geôlier de les garder sûrement. 16.24 Le geôlier, ayant reçu cet ordre, les jeta dans la prison intérieure, et leur mit les ceps aux pieds. 16.25 Vers le milieu de la nuit, Paul et Silas priaient et chantaient les louanges de Dieu, et les prisonniers les entendaient. 16.26 Tout à coup il se fit un grand tremblement de terre, en sorte que les fondements de la prison furent ébranlés; au même instant, toutes les portes s'ouvrirent, et les liens de tous les prisonniers furent rompus. 16.27 Le geôlier se réveilla, et, lorsqu'il vit les portes de la prison ouvertes, il tira son épée et allait se tuer, pensant que les prisonniers s'étaient enfuis. 16.28 Mais Paul cria d'une voix forte: Ne te fais point de mal, nous sommes tous ici. 16.29 Alors le geôlier, ayant demandé de la lumière, entra précipitamment, et se jeta tout tremblant aux pieds de Paul et de Silas; 16.30 il les fit sortir, et dit: Seigneurs, que faut-il que je fasse pour être sauvé? 16.31 Paul et Silas répondirent: Crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé, toi et ta famille. 16.32 Et ils lui annoncèrent la parole du Seigneur, ainsi qu'à tous ceux qui étaient dans sa maison. 16.33 Il les prit avec lui, à cette heure même de la nuit, il lava leurs plaies, et aussitôt il fut baptisé, lui et tous les siens. 16.34 Les ayant conduits dans son logement, il leur servit à manger, et il se réjouit avec toute sa famille de ce qu'il avait cru en Dieu. 16.35 Quand il fit jour, les préteurs envoyèrent les licteurs pour dire au geôlier: Relâche ces hommes. 16.36 Et le geôlier annonça la chose à Paul: Les préteurs ont envoyé dire qu'on vous relâchât; maintenant donc sortez, et allez en paix. 16.37 Mais Paul dit aux licteurs: Après nous avoir battus de verges publiquement et sans jugement, nous qui sommes Romains, ils nous ont jetés en prison, et maintenant ils nous font sortir secrètement! Il n'en sera pas ainsi. Qu'ils viennent eux-mêmes nous mettre en liberté. 16.38 Les licteurs rapportèrent ces paroles aux préteurs, qui furent effrayés en apprenant qu'ils étaient Romains. 16.39 Ils vinrent les apaiser, et ils les mirent en liberté, en les priant de quitter la ville. 16.40 Quand ils furent sortis de la prison, ils entrèrent chez Lydie, et, après avoir vu et exhorté les frères, ils partirent. » (copié sur http://www.info-bible.org)
(5) In Des pas sur le sable.
(6) In La culture des idées.
(7) Remy de Gourmont, La culture des idées, Robert Laffont, Bouquins, 2008, p. 925.


Autre note sur Carrère :
L’adversaire