mardi 26 février 2013

Note de lecture : Montaigne & André Lanly

Le chapitre « Sur la solitude » des Essais
de Montaigne, adaptés par André Lanly


Il m’a toujours semblé, jusqu’à présent, qu’il était préférable de lire Montaigne sans le secours d’une adaptation en langue moderne. Certains ont cru voir du snobisme dans cette préférence. Nullement. Le fait est qu’aucune adaptation ne me semblait suffisamment fidèle, sauf à tant limiter l’adaptation que la facilité d’accès s’en trouvait à ce point affaiblie qu’il valait mieux réserver l’effort à faire à l’original. (1) À cela s’ajoute sans doute qu’une longue habitude m’avait rendu le langage de Montaigne suffisamment familier pour le préférer à quelque transposition que ce soit.

Et puis, j’ai découvert le travail réalisé par André Lanly (2). Son adaptation des Essais n’est pas récente, mais je n’y suis personnellement entré qu’il y a peu. Frédéric Schiffter - qui ne recule jamais devant une fulmination - l’aurait critiquée (3), regrettant qu’elle neutralise le ton de conversation que rend l’original. Il est vrai que la saveur des tournures de Montaigne y est perdue, mais s’il est une chose qu’une traduction ne peut évidemment pas rendre, c’est bien la saveur d’une langue.

Je voudrais tenter de montrer comment André Lanly peut aider à comprendre Montaigne, en m’attachant à un chapitre des Essais qui, selon moi, prête particulièrement à interprétation. Il s’agit du chapitre XXXIX du livre I intitulé « Sur la solitude ». (4)

Commençons par en rappeler le sujet. La solitude dont parle ici Montaigne, c’est celle qui résulte du retrait du monde, des affaires, de la politique. Dans le chapitre VIII du même livre, titré « Sur l’oisiveté » (pp. 41-42), il décrit à quels tourments le confronte le fait de se retirer en 1571 en son château. Mal préparé à l’épreuve, « faisant le cheval échappé, [son esprit] se donne cent fois plus de souci à lui-même qu’il n’en prenait pour autrui ; et il enfante pour [lui] tant de chimères et de monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans dessein, que, pour en contempler à [son] aise l’ineptie et l’étrangeté, [il a] commencé de les enregistrer, espérant avec le temps lui en faire honte à lui-même. » (p. 42). Trente chapitres plus tard, il semble que son esprit s’est adapté, ou du moins qu’il ait compris à quelles conditions la solitude est bénéfique.

Par exemple, ce n’est pas seulement les gens et les lieux qu’il faut quitter ; c’est aussi et surtout ce qui d’eux demeure en nous.
« Si on ne se décharge pas d’abord, soi et son âme, du poids qui l’accable, le mouvement la fera meurtrir davantage (*) : de même dans un navire les charges gênent moins quand elles sont arrimées. Vous faites plus de mal que de bien au malade en le faisant changer de place. Vous faites pénétrer en lui le mal comme dans un sac (**) en le remuant, de même que les pieux s’enfoncent plus profondément et plus solidement quand on leur donne mouvements et secousses. C’est pourquoi ce n’est pas assez de s’être éloigné du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place : il faut s’éloigner des manières d’être du peuple qui sont en nous ; il faut se séquestrer et se reprendre à soi-même. (***) » (pp. 294-295)
Cette recommandation de prendre ses distances avec le peuple, que veut-elle dire au juste ? Simplement qu’il importe de se forger des jugements personnels qui soient autant que possible libérés de l’influence des autres. Mais n’y a-t-il pas dans ce même mouvement quelque chose comme une illusion : celle de dédaigner les opinions de la doxa, comme si nous n’en quittions pas une pour en adopter une autre, comme si l’indépendance d’esprit impliquait le mépris du commun ? Face à ce genre de question, il reste très utile de retourner à la version originale du texte.
« Si on ne se descharge premierement et son ame, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler davantage ; comme en un navire, les charges empeschent moins, quand elles sont rassises : Vous faictes plus de mal que de bien au malade de luy faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant : comme les pals s’enfoncent plus avant, et s’affermissent en les branslant et secouant. Parquoy ce n’est pas assez de s’estre ecarté du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires, qui sont en nous : il se faut sequestrer et r’avoir de soy. » (5)
Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin ont explicité en bas de page les mots « conditions populaires » de la façon suivante : « les raisons qui nous font rechercher la foule. » Curieuse interprétation, assurément. Car, en l’occurrence, ce ne sont pas, je crois, les motifs qui nous pousseraient à retourner au monde, aux affaires, à la politique qu’il faut craindre, mais bien de quoi l’un, les unes et l’autre nous ont chargé l’esprit et qu’on emporte facilement avec soi. Et si André Lanly a évité d’user du mot « populaires », c’est qu’il est aisément compris aujourd’hui comme relatif aux couches modestes de la société.

La question n’est pas tranchée pour autant. Et d’ailleurs, peut-elle l’être ? Se retirer du monde peut obéir à deux mouvements différents : se déprendre pour se mieux reprendre - un mouvement qui se préoccupe avant tout de sa propre indépendance d’esprit -, et s’écarter pour tourner le dos - un mouvement, sinon de mépris, au moins de défiance. J’ai envie de dire que ces deux mouvements sont si étroitement liés qu’il est bien malaisé de les dissocier. Car la nécessité de « ramener » son âme et de « la replier sur elle-même » (p. 295) n’apparaît qu’en raison des égarements auxquels le monde, les affaires et la politique conduisent. C’est la dose du premier de ces mouvements qui importe, car sans celui-ci le second n’est que présomption. « La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi » (p. 298), écrit Montaigne : et le monde dont il est question ici n’est pas celui des mondains, mais bien le cosmos.

Prenons un autre exemple. Qui peut le plus aisément se retirer du monde ?
« Il y a des tempéraments plus accordés que d’autres à ces préceptes [concernant (****)] la retraite. Ceux qui ont une faculté de comprendre molle et sans rigueur, une sensibilité et une volonté délicates et qui ne se mettent pas au service [d’autrui] et ne s’emploient pas facilement - [gens] dont je suis et par disposition naturelle et par raison -, [ceux-là] se plieront mieux à ce dessein que les âmes actives et occupées qui embrassent tout et s’engagent partout, qui se passionnent pour toutes choses, qui s’offrent, qui se proposent et qui se donnent en toutes occasions. » (p. 299)
Les mots « qui ne se mettent pas au service [d’autrui] » sont-ils dignes d’un bon catholique comme l’était Montaigne, du moins dans ses pratiques ? Sont-ils tout simplement dignes d’un homme de cœur ? Retournons à l’original.
« Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de la retraite les unes que les autres. Celles qui ont l’apprehension molle et lasche, et un’affection et volonté délicate, et qui ne s’asservit et ne s’employe pas aysément, desquels je suis, et pas naturelle condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil, que les ames actives et occupées, qui embrassent tout, et s’engagent par tout, qui se passionnent de toutes choses : qui s’offrent, qui se presentent, et qui se donnent à toutes occasions. » (6)
Une chose saute immédiatement aux yeux. Lanly traduit « ne s’asservit » par « ne se mettent pas au service [d’autrui] », ce qui pose au moins deux questions. La première porte sur le sens du verbe asservir au XVIe siècle. Car selon que l’on comprenne « rend esclave », « conquiert » ou « séduit », le sens de la phrase varie. Dans le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1694, on trouve ceci : « Asservir. v. a. Assujettir, reduire sous sa puissance. Ce conquerant a asservi plusieurs nations. On dit fig. Asservir ses passions, pour dire, Dompter ses passions. Et fig. & poëtiq. en parlant d'une belle femme. Ses charmes ont asservi tant de coeurs, tant d'amants. » (7) La deuxième question concerne le pluriel dont use Lanly. Dans l’original, le verbe est au singulier, car c’est la volonté qui est en cause, du moins si l’on admet qu’il se rapporte au dernier des substantifs qui le précèdent. Lanly a mis une s à délicates, signifiant par là que la sensibilité (l’affection) autant que la volonté sont délicates et risquent de se mettre au service d’autrui (de s’asservir).

Tout cela ne fait qu’accroître l’incertitude. Non pas qu’il faille donner tort à Lanly, car asservir ne s’emploie plus aujourd’hui que dans le sens de réduire à un état de servilité. Et - il faut bien l’admettre -, ce qui est facilement menacé de se rendre à autrui, c’est sans doute autant la sensibilité que la volonté. Laissons-nous convaincre par l’idée et les mots pour la dire, selon l’époque où on les lit, seront ceux de l’original ou ceux de la traduction.

« Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute libre, dans laquelle nous établissons notre vraie liberté et notre principale retraite dans la solitude » (p. 296), nous dit Montaigne. Mais cette arrière-boutique se doit d’être aussi ordonnée que la boutique. Et les dangers qui pèsent sur cet ordre sont nombreux. Ainsi, les livres peuvent aisément être nocifs.
« Cette occupation (qui consiste à se consacrer aux livres) est aussi pénible que toute autre, et aussi ennemie de la santé, qui doit être principalement prise en considération, et il ne faut pas se laisser endormir par le plaisir qu’on y prend : c’est ce même plaisir qui perd celui qui administre sa maison et ses biens avec économie (*****), l’avaricieux, le voluptueux et l’ambitieux. [...] si le mal de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire ; mais la volupté, pour nous tromper, marche devant et nous cache la suite. » (p. 302)
De même, toute occupation comporte des périls, dès lors qu’elle accapare trop ou trop peu.
« À l’administration de la maison, à l’étude, à la chasse et à tout autre exercice, il faut s’adonner [en allant] jusqu’aux dernières limites du plaisir et veiller à ne pas s’engager plus avant, là où la peine commence à se mêler [à ces activités]. En matière de travail (******) et d’occupation, il faut garder seulement ce qui est nécessaire pour nous tenir en haleine et pour nous préserver des inconvénients que traîne après elle l’autre conduite extrême, [faite] d’une oisiveté molle et assoupie. » (p. 303)
On objectera que peu nombreux sont ceux qui peuvent appliquer cette sagesse, tant leur simple survie réclame des asservissements et des douleurs auxquels il n’est pas possible d’échapper. Mais le conseil porte sur la part de temps qui ne dépend que de nous, laquelle - si petite soit-elle - grandit avec le retrait du monde, des affaires et de la politique.

Le chapitre « Sur la solitude » est très épicurien, pour autant qu’on n’oublie pas l’aspect ascétique de l’épicurisme. Même Dieu y est évoqué de manière épicurienne. Montaigne ne doute pas que celui dont la foi peut meubler la solitude « se bâtit [...] une vie voluptueuse et délicate qui dépasse toute autre forme de vie. » (p. 302) Mais lui, Montaigne, - le constat est certain - ne le peut pas.

(1) C’est par exemple le cas des Essais, tels qu’adaptés par Claude Pinganaud (Arléa, 1992). Cette adaptation en français moderne ne manque certes pas de qualités, parmi lesquelles une grande fidélité à l’original, mais elle n’a guère permis un meilleur accès à l’œuvre.
(2) Montaigne, Les Essais en français moderne, Gallimard, Quarto, 2009.
(3) Cf. Alain Jean-André, Relire les Essais de Montaigne, sur Internet, blog « Les chroniques de la luxiotte », page ici dessous.
(4) En version originale, il est intitulé « De la solitude» (Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 241-252).
(*) Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, XXVIII.
(**) On pourrait garder le mot du texte (vous ensachez le mal...) : on sait que l’on secoue les sacs pour que leur contenu se tasse.
(***) C’est-à-dire : reprendre possession de soi. Cf. Sénèque : De tranquillitate animi, XIV, ou Lettres à Lucilius, VII.
(5) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 243. Ici, je n’ai pas reproduit les notes, tant de bas de page que de fin de volume.
(****) Et même : conseillant.
(6) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 247.
(7) Voir sur le site Internet LEXILOGOS la page ici dessous.
(*****) Le mot du texte est : « le mesnagier » ; plus haut, Montaigne a conseillé à ceux qui s’occupent du « mesnage » (ou de la « mesnagerie ») la modération ; ceux qui le font de manière immodérée et avec passion sont perdus : c’est ce qui est dit ici.
(******) Le mot du texte est « embesoignement ».

Autres notes sur Montaigne :
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« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
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Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

jeudi 21 février 2013

Note de lecture : Clifford C. Geertz

Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir
de Clifford C. Geertz


Ce que je vais me permettre de dire à propos de ce livre relève davantage des impressions premières que d’une analyse informée. Car je connais très mal Clifford C. Geertz, dont je n’ai rien lu d’autre.

C’est sans nul doute à tort que j’ai sans cesse différé, sinon renoncé, à me plonger dans cette œuvre qui fait parler d’elle depuis la première moitié des années septante (1). À tort, parce qu’il est assez probable que Geertz a initié quelque chose qui n’est pas sans rapport avec l’émergence de cette sociologie pragmatique aujourd’hui triomphante. Cela dit, il est sans doute également significatif - mais cela ne m’excuse pas - que j’aie reculé devant une œuvre dont j’appréhendais les inclinations. Mes appréhensions étaient-elles justifiées ? Oui et non, crois-je pouvoir dire.

Oui, parce que les travaux de terrain - à Bali, à Java et au Maroc - auxquels il s’est référé pour construire sa conception de l’anthropologie, tout comme cette conception elle-même, ont été fortement critiqués. Oui surtout, parce que les théories de Geertz ont alimenté un courant dit postmoderne dont je persiste à penser qu’il a fortement stérilisé la recherche en sciences sociales.

Non, parce qu’il serait injuste de nier ce que les écrits de Geertz contiennent d’intéressant, quelle qu’en soit la portée finale. La mise en cause des théories objectivistes comporte bien évidemment des vertus, comme celle de dénoncer ces formes spécifiques d’illusion qu’elles peuvent induire. La question est de déterminer à quel moment cette mise en cause en vient à jeter le bébé avec l’eau du bain.

Savoir local, savoir global (2) rassemble des essais publiés entre 1974 et 1980, auxquels s’ajoute une conférence inédite donnée en 1981. Il n’est certainement pas inutile, pour donner à comprendre un aspect important de la démarche de Geertz, de citer quelques phrases de l’introduction du livre, là où il indique les avantages de l’essai.
« Pour faire des détours et prendre les petites routes, rien n’est plus commode que la forme de l’essai. On peut décoller dans n’importe quelle direction, sûr que si cela ne marche pas on peut revenir en arrière et repartir dans quelque autre avec une perte de temps et une déception seulement minimes. Des rectifications en cours de route sont assez faciles, car on n’a pas à défendre 100 pages d’exposé préalable, comme dans une monographie ou un traité. S’égarer dans des routes encore plus petites et de plus vastes détours ne fait guère de mal, car on ne s’attend pas à un travail toujours rectiligne, il viendra de toute façon, sinueux et improvisé, apparaissant en des endroits imprévus. Et quand il n’y a rien de plus à dire sur le sujet pour le moment, ou peut-être jamais, on peut simplement laisser tomber. “Les œuvres ne sont pas achevées, disait Valéry, elles sont abandonnées.” » (p. 6) (3)
Voilà assurément une façon d’envisager les choses qui n’est pas totalement inadéquate. Mais elle représente, selon moi, une étape qu’il faut dépasser. Livrer le fruit des détours et des petites routes sans prendre la peine de passer à une étape de vérification, de confrontation, de structuration et d’exposition des données et des idées qu’elles suggèrent, c’est se limiter à une bien petite partie du chemin que doit représenter une recherche digne de ce nom. Voilà aussi une conception des choses qui apparaît compatible avec les genres flous, avec des approches de l’objet étudié - ou plutôt de la sensibilité étudiée - qui s’en remet souvent au hasard, à l’intuition, au stéréotype. Voilà enfin de quoi ironiser sur les méthodes objectivantes, longues, lourdes et patientes.

Plutôt que d’analyser chacun des essais dans ce qu’il nous apprend, je voudrais faire un petit détour par la micro-histoire, dont certains représentants américains se sont laissé contaminer par l’anthropologie de Geertz bien avant les chercheurs d’autres disciplines. Cela permettra peut-être de comprendre de quelle façon le geertzisme a pu influencer les sciences sociales en général et n’être ainsi pas tout à fait innocent du basculement de la sociologie dans le courant pragmatiste.

Il convient peut-être de rappeler ici que la micro-histoire - dont les principaux tenants furent italiens (Giovanni Levi et Carlo Ginzburg, notamment) - doit beaucoup à une sorte de précurseur, à savoir Edward Palmer Thompson. Cet historien britannique, politiquement engagé à gauche, a préconisé dès les années 60 une history from below qui suscitera l’intérêt, après mai 68, des théoriciens des minorités opprimées (femmes, immigrés, homosexuels, etc.). C’était, en réalité, une voie propice a priori à des découvertes auxquelles ne pouvait conduire la macro-histoire. Mais elle a pu, en certains cas, induire une telle attention pour les propos des humbles que le pas ne fut pas long à franchir pour que certains proclament la justesse des raisons que ceux-ci se donnent d’agir.

À cet égard, le rôle de Clifford C. Geertz a peut-être été quelque peu parallèle, dans la mesure par exemple où il a dénoncé le structuralisme « en tant qu’une sorte de rationalisme hautement technique » (p. 14) Curieuse expression assurément que ce rationalisme hautement technique, auquel il conviendrait de résister. Voilà une critique du structuralisme qui est à l’exact opposé de celle que Bourdieu a explicitée dans Le sens pratique (4) et qui ne prend même pas la peine de préciser pourquoi il conviendrait de se méfier d’un rationalisme, fût-il hautement technique. Parlant de formes d’expression exotiques qualifiées d’artistiques, Geertz affirme « que la remise dans le contexte de tels “signifiants” est une façon plus utile de comprendre comment ils signifient, et quoi, que celle qui consiste à les forcer en paradigmes schématiques ou à les dépouiller entièrement pour en abstraire les systèmes de règles qui sont supposés les “engendrer”. » (p. 14). On sent là combien il regarde l’analyse désintéressée, objectivante, relativiste, comme une menace pour l’appréhension des sensibilités.

Évidemment, dès lors que l’on cherche l’origine d’un courant tel celui de la sociologie pragmatique, on est facilement tenté d’en reculer sans cesse les prémices. Me laisserais-je aller que j’évoquerais William James et les méfaits que sa philosophie a induits dans tant de domaines au cours du XXe siècle. Ce serait sans doute là emprunter un raccourci assez réducteur.

(1) Sa célébrité aux États-Unis remonte à la publication de The Interpretation of Cultures (Basic Books, New York) en 1973.
(2) Clifford C. Geertz, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, trad. par Denise Paulme, PUF, Quadrige, 2012 [1ère éd. en français en 1986 ; 1ère éd. en anglais en 1983 chez Basic Books, Inc., New York].
(3) La traduction du livre de Geertz, que l’on doit à l’ethnologue Denise Paulme, pèche par une syntaxe et une ponctuation à l’occasion défaillantes. Il est malaisé, dans ces conditions, de se faire une idée de ce que André Mary appelle à son propos « un style et un bonheur d’écriture incontestables » (“De l’épaisseur de la description à la profondeur de l’interprétation” in Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, n° 6, 1998, p. 59).
(4) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Ed. de Minuit, Le sens commun, 1980, pp. 68-70.

vendredi 15 février 2013

Note de lecture : Alain Testart

Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac
d’Alain Testart


Lorsque Jean-Jacques Rousseau rédigea son deuxième Discours, alors qu’il se risquait à évoquer les humains dans leur commencement, il écrivit :
« Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les Recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce Sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la Nature des choses qu’à montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos Physiciens sur la formation du Monde. » (1)

Il est sans doute des physiciens d’aujourd’hui qui jugeraient la comparaison outrageante. Ils auraient torts, car tout tient au degré de vraisemblance. Les faits que Rousseau écartent n’en sont pas vraiment. Car enfin, comment savoir ce que fut la vie des hommes en des temps très anciens ? Écartons donc l’idée de pouvoir établir des faits et - c’est toujours là l’invitation de Rousseau - penchons-nous sur le vraisemblable. La science et la philosophie d’inspiration cartésienne a banni le vraisemblable de ses considérations, au point que le commun est conduit à assimiler le savoir scientifique à des certitudes. (2) Pourtant, entre le certain et le probable, il existe toute une palette de conjectures qui va des plus étayées aux plus osées. Et certains objets de recherche ne s’offrent qu’à des constructions de l’esprit qui sont loin d’être totalement vérifiées. Il faut s’en contenter ou désespérer d’en savoir jamais quoi que ce soit.

Que ne donnerait-on pas pour pouvoir se faire une idée précise de la façon dont vivaient les hommes il y a 20.000 ans par exemple, quel langage ils utilisaient, quels rapports familiaux ils entretenaient, quelle division du travail ils pratiquaient, quels lieux ils occupaient et comment ils y habitaient, comment ils cuisinaient, que sais-je encore ? J’imagine une toundra glacée, en bordure d’un inlandsis (3), rare en ressources, parcouru par des bêtes féroces, et j’imagine aussi tous ces gestes de survie qu’il faut accomplir, jour après jour, année après année, millénaire après millénaire. Combien nombreuses sont les questions que la vie sociale soulève aujourd’hui et qu’une bonne connaissance des origines de l’homme pourrait éclairer !

C’est dire avec quelle impatience curieuse (4) je me suis plongé dans le dernier livre d’Alain Testart, Avant l’histoire (5), qu’il a sous-titré L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, annonçant ainsi couvrir une période qui va très approximativement de 18.000 à 4.000 ans avant le présent.

Disons-le d’emblée, il faut attendre la page 198 - sur les 512 que compte le livre - pour obtenir enfin quelques indications sur la vie sociale des populations paléolithiques. C’est qu’il convient d’abord d’évoquer les axiomes et les méthodes propres à fonder des hypothèses. Il ne faut pourtant en aucune manière le regretter, car c’est absolument passionnant. Pour moi qui n’ai pratiquement pas suivi le développement des savoirs en ce domaine et qui en était resté à Leroi-Gourhan, la leçon est éminemment profitable. Et je ne suis sans doute pas le seul à me tourner vers ces questions de façon très occasionnelle, principalement en raison des aspects austères et très spécialisés des techniques dont on peut espérer des avancées.

Le trouble le plus commun que l’on doit au paléolithique est évidemment suscité par les peintures pariétales. Que signifient ces dessins réalisés si loin de la lumière, à une époque où la lutte pour la survie devait mobiliser l’essentiel des énergies ? En 1965, André Leroi-Gourhan avait publié, en collaboration avec Lucien Mazenod et le photographe Jean Vertut, un livre assez curieusement intitulé Préhistoire de l’art occidental, où sont synthétisées les idées qui allaient le conduire à refuser les explications magiques, chamaniques et totémistes des peintures pariétales. Je n’ai connu ce livre que bien plus tard, dans l’édition de 1971 (6). Le titre est curieux, car il suppose que les peintures étudiées préfigurent ce que nous appelons l’art aujourd’hui, ce qui n’est probablement pas ce que Leroi-Gourhan avait en tête.

Dans un chapitre intitulé “La religion des paléolithiques”, André Leroi-Gourhan écrit ceci :
« Il est évident que le fond du système repose sur l’alternance, la complémentarité ou l’antagonisme de valeurs mâles et femelles et qu’on pourrait penser à “un culte de la Fécondité”. Si l’on y réfléchit bien, cette réponse est à la fois satisfaisante et dérisoire, car on ne peut pas compter beaucoup de religions primitives ou évoluées, dont le squelette ne consiste pas dans la confrontation des mêmes valeurs, qu’il s’agisse de couples divins comme Jupiter et Junon ou de principes comme le Yin et le Yang. Les paléolithiques connaissaient sans doute une division du monde animal et humain en deux moitiés confrontées et concevaient que l’union de ces deux moitiés régissait l’économie des êtres vivants. Concevaient-ils cette union à notre manière ou à celle des Australiens et des Canaques ? Pensaient-ils fécondation comme des biologistes ou croyaient-ils que l’action du mâle ne faisait que nourrir l’esprit qui s’était introduit dans le corps de la femelle ? Ils possédaient probablement une autre manière d’expliquer que nous n’imaginons pas. » (7)
La méthode qu’il avait utilisée pour aboutir à ces conclusions avait été qualifiée de structurale, parce qu’elle reposait principalement sur l’analyse interne des ensembles de peintures, de la disposition des éléments qui les composaient (y compris par des procédés statistiques) et de leur valeur symbolique. Ce qui justifia alors de s’écarter des interprétations magiques, chamaniques et totémistes. Par un étonnant retour des choses, Alain Testart revient à ces interprétations-là, mais pour des raisons qui avalisent en grande partie la recherche méthodologique nouvelle que l’on doit à Leroi-Gourhan. Je vais y revenir.

C’est en quelque sorte ce retour vers des conceptions un temps critiquées (8) qui réclame une longue introduction méthodologique. Testart commence par refaire l’histoire de l’idée d’évolution, ce qui constitue à soi seule une très intéressante recherche sur les avatars d’une idée dont on croit un peu vite qu’elle a été calquée sur l’évolutionnisme biologique. En paléoethnologie, les choses sont toujours complexes. Pour n’être pas trop long, je ne peux, à ce sujet, que renvoyer vers le livre et citer un passage où Testart laisse percer ses propres convictions :
« Ma position est aussi éloignée de l’antiévolutionnisme que de l’évolutionnisme tel qu’il a été conçu et pratiqué jusqu’à présent. Je ne dis pas que les données ethnographiques ne peuvent en aucun cas être utilisées aux fins de reconstruire l’évolution en raison de la seule différence de temps qui les sépare, car c’est là une position antiévolutionniste qui ne traduit à mon avis que le scepticisme et l’absence d’imagination scientifique de celui qui la professe. Le temps n’est pas en lui-même significatif de changement ; tout le problème est de savoir si, relativement à ce que l’on examine et pour la durée que l’on considère, il a été conservatif ou transformatif. Ce que je dis est que les données ethnographiques du présent sont très difficilement utilisables et que, pour pouvoir le faire, il faut se doter de deux garde-fous méthodologiques. Je le dis contre le vieil évolutionnisme du XIXe siècle et contre le néo-évolutionnisme du XXe qui ont pareillement l’air de faire comme si rien n’était plus simple : regardons, disent-ils presque de la même voix, les peuples actuels restés à l’état primitif, et nous aurons une image adéquate de ceux du passé. L’erreur, c’est qu’il peut exister chez ces peuples actuels certains traits qui ne s’expliquent, précisément, que par leur situation actuelle. [...] Il faut donc étudier les données actuelles pour pouvoir démêler celles qui sont susceptibles d’être transposées dans le passé et celles qui ne le sont pas. C’est le premier garde-fou. Le second, c’est que l’on ne peut pas supposer que des sociétés actuelles sont la continuation dans le présent de sociétés anciennes sans s’interroger sur le lien historique entre les deux, sans se demander pourquoi il y aurait continuité, sans essayer de reconstruire cette histoire. » (pp. 63-64)

Ce qui est en jeu dans ce long cheminement dans les méthodes (historicisme, phylogenèse, diffusionnisme, transformisme, mécanisme, darwinisme, etc.), c’est d’établir les meilleurs garants de la vraisemblance. Non seulement, il est légitime d’échafauder des hypothèses dont les preuves décisives nous échappent, dès lors que l’on reste conscient du niveau approximatif de probabilité auquel elles correspondent, mais il y a même là un modèle heuristique dont les sciences de la nature devraient quelquefois s’inspirer.

Pour se faire une idée des sociétés paléolithiques, il faut principalement se fonder sur l’archéologie et sur la paléontologie, mais aussi sur le comparatisme. On peut étudier les restes matériels de ces sociétés, inorganiques (outils, matériaux de construction, traces, etc.) ou organiques (squelettes). On peut aussi, avec d’importantes précautions, comparer les situations qui furent les leurs avec celles connues par les peuples techniquement archaïques qu’on a pu observer au cours des derniers siècles. La concomitance de ces voies de recherche est indispensable. Et c’est ici que je reviens à Leroi-Gourhan et à ce qu’en dit Testart :
« À la fin du XIXe siècle et encore longtemps au XXe, on se contenta de parallèles et, pour justifier une hypothèse explicative, il parut suffisant de citer telle ou telle coutume qui l’illustrait. L’abus de cette méthode facile conduisit de la part de l’archéologie à un complet rejet dudit comparatisme - par parenthèse, le comparatisme en anthropologie sociale consiste à comparer entre elles les coutumes ethnographiques connues, tandis qu’en archéologie le comparatisme est l’utilisation de données ethnographiques réputées comparables avec des données archéologiques ; l’une et l’autre discipline ont rejeté, à des dates et pour des raisons différentes, le comparatisme. On connaît le mot célèbre d’André Leroi-Gourhan disant qu’il fallait “découdre le manteau d’arlequin” (*) dont on avait affublé l’homme préhistorique en empruntant aux Australiens et aux Fuégiens. Il a beaucoup fait pour l’archéologie, enseignant qu’il fallait étudier le matériau archéologique, l’étudier sous tous ses aspects, et l’étudier lui seul pour en tirer toutes les informations qu’il contenait, toutes le preuves ou tous les indices de preuve possibles, plutôt que d’aller les chercher dans le comparatisme avec quelque peuple exotique. Mais Leroi-Gourhan fut ethnologue avant d’être archéologue. Et quand il propose son interprétation des peintures pariétales en fonction d’un dualisme sexuel, ne présentant comme preuve de son interprétation que les caractéristiques de ces peintures, aurait-il pu former pareille hypothèse s’il n’avait rien su du dualisme sexuel chez les Eskimo, ou de l’importance du dualisme dans les sociétés primitives ? C’est, je crois, parce que Leroi-Gourhan fut un très grand connaisseur du matériau ethnographique qu’il a pu l’oublier lorsqu’il rédigeait, refusant de citer d’autres témoins que les données archéologiques pour appuyer les hypothèses qu’il avançait, négligeant l’intuition qui l’avait conduit à les former. » (pp. 190-191)
Est-il déraisonnable de supposer que, quelles que soient nos déterminations méthodologiques, nous raisonnons en mobilisant la totalité de ce que nous avons identifié à des connaissances ?

Mais alors, que nous apprend le livre de Testart sur les sociétés paléolithiques ? D’abord et avant tout à être prudent dans nos imaginations et, en même temps, à ne pas se priver d’en forger, pour autant qu’elles soient surveillées. C’est ainsi que l’on est amené à réfléchir à des hypothèses construites autant sur le mode déductif qu’inductif. Les paléolithiques étaient des chasseurs-cueilleurs, parmi lesquels il est intéressant de distinguer les nomades des sédentaires. Et les sédentaires étaient eux-mêmes différents, selon qu’ils stockaient ou non. De même, les nomades étaient, selon Testart, de type A ou de type B, c’est-à-dire qu’ils se distinguaient principalement par le mariage, les mâles, dans le premier type, contractant une obligation viagère à l’égard de la belle-mère, alors que, dans le second, ils se libéraient assez vite du prix à payer pour obtenir épouse. Ces catégories, Testart insiste beaucoup, doivent être appréhendées comme des moyens de caractériser des situations simplifiées, la réalité mêlant souvent les traits, selon les lieux et les époques. Mais l’intérêt de ces catégories serait notamment de séparer des traits culturels dont les uns sont propices à l’évolution (type B) quand les autres, d’un caractère plus achrématique (9), favorisent la stagnation.

Reste alors ce qu’on a longtemps appelé la révolution néolithique. À propos de quoi, on découvre que les cas de figure sont multiples, que l’ordre des découvertes varie et que le rythme des changements fluctue. Si l’agriculture naît il y a environ 7.500 ans au Moyen Orient, elle n’apparaîtra dans ce qui constitue aujourd’hui les îles Britanniques qu’aux environs de 4.000 ans. Et pour toutes ces variations, il est utile de rechercher le rapport qu’elles entretiennent avec les techniques, mais aussi avec les formes de propriété, usufondée (10) ou fundiaire (11). Cette dernière distinction est d’importance, car elle illustre le mode selon lequel Testart se permet, partant d’un constat relatif aux sociétés subactuelles, d’extrapoler vers les lointains temps passés. Ainsi :
« De tout cela, je conclus que si les Germains n’avaient encore que le régime usufondé à l’époque du Christ, c’est qu’il en allait de même pour les peuples qui les ont précédés. Je vais même poser comme hypothèse majeure que cette forme de propriété, générale dans le monde en dehors de l’Eurasie à l’époque subactuelle et très probablement déjà présente chez les chasseurs-cueilleurs, était le fait du néolithique, dans le monde et en Europe. » (p. 434)

On est ainsi invité, par exemple, à réfléchir à l’hypothèse que l’esclavage est apparu avec le néolithique, ou encore à celle que le monumentalisme - notamment le mégalithisme -, né avec le néolithique, est étroitement lié à des sociétés pratiquant la richesse ostentatoire. Et je ne dirai quasi rien, ici, des conjectures relatives aux systèmes politiques, la lecture du livre devant conserver ses récompenses. Si l’Europe s’y voit attribuer une sorte de précocité démocratique (évidemment bien différente de ce que l’adjectif désigne aujourd’hui), cela n’est qu’une supposition.
« Rien n’est sûr, donc, dans cette façon de rechercher les organisations politiques à partir des restes matériels, mais comme l’archéologie est la science des restes matériels, il n’est pas d’autre façon de procéder. Y renoncer, c’est renoncer au plus noble projet de cette discipline. S’y engager, toutefois, c’est accepter de ne proposer que des vérités probables. » (p. 451)

Je souhaite achever la présente note par deux remarques.

La première concerne Lévi-Strauss et Rousseau. Le premier, emboîtant le pas au second, s’est plu à faire l’éloge du néolithique - et à se reconnaître d’ailleurs « une intelligence néolithique » (12) -, période qui aurait rompu avec les grandes peurs du paléolithique liées au caractère très sauvage de la vie, sans avoir encore inventé ces sciences et ces arts aptes à corrompre l’homme. Alain Testart nous donne une toute autre image de cette période de l’évolution humaine, renversant un lieu commun fondé sur des observations parcellaires. Et il ajoute :
« La vieille idée rousseauiste du “bon sauvage” a fait le reste : ce ne pouvait être que de paisibles cultivateurs. » (pp. 495-496)
Faudrait-il alors reculer cette période édenique au paléolithique, peut-être même au paléolithique inférieur (-2,9 millions à - 300.000) ? Sans doute pas. Si tout cela est hypothétique, la cohérence des hypothèses force à se dire qu’il n’y eut pas de temps édenique et que l’homme a évolué et vécu dans de constantes souffrances dont la nature et les formes ont seules varié. Ce qui n’enlève pas grand-chose à l’uchronie de Rousseau, tant il s’agit pour lui de faire son Alceste.

La deuxième remarque porte sur le scepticisme dont je n’arrive pas me départir. On pourrait penser que l’intérêt que je manifeste pour toutes ces hypothèses scientifiques relatives à la préhistoire témoigne d’une certaine naïveté, puisqu’elle suppose de donner du crédit à ce qui ne sont en définitive que des croyances. Bien loin de là ! S’il est vrai que tout se ramène à des croyances, il importe de distinguer entre celles-ci, notamment à partir de la manière dont elles se sont construites. Et si ce n’est pas moi qui ai développé le raisonnement qui les engendre, je crois en savoir assez sur celui qui l’a fait pour juger que la méthode utilisée donne à ces croyances-là davantage de poids qu’à bien d’autres. Autrement dit, ma foi en la science se résume à la reconnaissance de méthodes plus aptes à cerner l’erreur que quoi que ce soit d’autre. (13) En lisant Testart, on parvient à écarter des idées qui traînent - qu’on le veuille ou non - au sujet des origines de l’homme, pour les remplacer par un jeu d’hypothèses dont on attend que l’avenir les invalide. À cet égard, je trouve que Avant l’histoire a quelque chose d’exemplaire.

(1) Jean-Jacques Rousseau, deuxième "Discours", Œuvres complètes, t. III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 132-133.
(2) Sur cette question du vraisemblable, cf. Chaïm Perelman et Lucie Olbrecht-Tyteca, Traité de l’argumentation, Éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1988, notamment pp. 1-3.
(3) Inlandsis est le nom que l’on donne aux calottes glaciaires lorsque celles-ci dépassaient une dimension qui justifie le nom de calotte.
(4) Ma curiosité devait aussi beaucoup à la visite que j’ai faite, l’année passée, au Centre de préhistoire du Pech Merle à Cabrerets, une des rares grottes françaises (avec celle de Font-de-Gaume) où il reste possible de voir un très riche ensemble de peintures pariétales originales du paléolithique.
(5) Alain Testart, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2012.
(6) André Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art occidental, Éd. d’art Lucien Mazenod, 1971.
(7) Ibid., p. 120. On ne peut évidemment pas réduire rien qu’à cela la pensée de Leroi-Gourhan.
(8) Alain Testart a notamment polémiqué avec Claude Lévi-Strauss à partir du milieu des années 80 à propos de son livre Le totémisme aujourd’hui (PUF, 1962). Il en accepte l’idée principale, à savoir que le rapport à étudier n’est pas celui créé entre le totem et le clan, mais bien celui qui, entre clans, rappelle le rapport entre totems ; il en rejette par contre le caractère très secondaire affirmé par Lévi-Strauss (cf. notamment l’article d’Alain Testart, “Réponse à Lévi-Strauss”, L’Homme, octobre-décembre 1988, vol. 28, n° 108, pp. 160-161).
(*) André Leroi-Gourhan, Les religions de la préhistoire (paléolithique), PUF, 1964, p. 4.
(9) Qui ignorent l’accumulation, la richesse.
(10) « fondée sur l’usage continu à travers le temps » (p. 408)
(11) « fondée sur la considération du fonds, indépendamment du travail qu’il suscite ou de l’usage qui en est fait » (p. 408)
(12) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 44.
(13) Sur cette question, cf. Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire. Sur la vérité, la croyance & la foi, Agone, Marseille, 2007, plus particulièrement les pp. 93-103.

dimanche 3 février 2013

Note de lecture : Pierre Guenancia

Descartes et l’ordre politique
de Pierre Guenancia


Pourquoi lire Descartes ?

Depuis fort longtemps, Descartes me fascine. Il y a d’abord son écriture, une façon de s’exprimer qui touche et qu’on ne peut s’empêcher de lire avec bienveillance. Et puis, il y a surtout ce mélange de folie et de raison qui me semble à la base de son cheminement intellectuel. Qui n’aurait envie de tout récuser et de reprendre toute question - quelle qu’elle soit - à partir d’une page blanche ? S’y appliquer a, je crois, quelque chose de fou. Et en même temps, on sent ce qu’il y a de peu raisonnable à y renoncer. Mais au fur et à mesure que la page blanche se remplit, il importe de tenir la gageure : n’y jamais introduire quoi que ce soit de douteux. Et là, je pense que c’est mission impossible ! C’est là aussi qu’il faut juger Descartes, à condition de le faire en cherchant avant tout à le comprendre.

« Il y a quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter ; ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qu’il me reste pour agir.
Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. Or, il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein, de prouver qu’elles sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais à bout ; mais, d’autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paraissent manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j’y trouverai , suffira pour me les faire toutes rejeter. Et pour cela il n’est pas besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait d’un travail infini ; mais, parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice, je m’attaquerai d’abord aux principes, sur lesquelles toutes mes anciennes opinions étaient appuyées.
» (1)
Voilà comment s’exprime René Descartes à l’orée de sa “Première Méditation”, intitulée “Des choses que l’on peut révoquer en doute”. Qui découvrirait ce texte pour la première fois serait probablement partagé entre deux réactions : “Que cela commence bien ! ” pourrait-il se dire, face à une énonciation aussi claire et aussi réfléchie ; “Quelle audace ! ” pourrait-il également s’exclamer, devant un projet à ce point ambitieux.

Descartes s’est trompé, et plus d’une fois. Il faut évidemment le dire avec la plus grande circonspection, car il est des erreurs qui valent mieux que des vérités dès lors que l’argumentation sur laquelle elles reposent nous apprend bien davantage que l’énoncé sec d’un fait. Il s’est trompé sur le vide, chacun le sait. Il a également développé une conception des animaux - mais est-ce vraiment une erreur ? - que je ne puis approuver (2). Quant à Dieu - auquel je n’arrive pas à croire -, il me semble plus intéressant d’étudier en quoi l’approche sur la question par Descartes diffère de celle d’autres auteurs de la même époque (3) - Montaigne, Pascal, Hobbes, Spinoza, Leibniz, par exemple - plutôt que de lui opposer ce qui n’est en définitive qu’une préférence. Enfin, il y a sa contribution au savoir scientifique qui pécha davantage par sa certitude première (4) d’arriver à bout de tout, plutôt que par ses découvertes et inventions.

Et puis, il y a tout le reste. Tout ce qui se niche dans ses textes les plus célèbres comme dans ses lettres les moins connues. C’est ce qui n’a jamais cessé d’alimenter commentaires, réfutations et gloses depuis le XVIIe siècle. Il est même possible d’exploiter les silences de Descartes, ou du moins ses demi-silences. C’est ce qu’a fait Pierre Guenancia dans un livre paru en 1983 et qui vient d’être réédité, complété d’une postface : Descartes et l’ordre politique (5).

Non seulement Descartes n’a jamais exprimé des opinions politiques, mais il n’a même jamais explicitement abordé la question du politique. Guenancia s’est engouffré dans cette brèche afin d’en rechercher la signification. Et cette exploration se révèle des plus intéressantes.

Bien que, dans son livre, Guenancia parte de Descartes pour aboutir à définir ce que sont ses idées propres - celle d’un cartésien d’aujourd’hui -, il me semble utile de commencer par tenter de préciser quelles sont ces idées-là. Elles se fondent précisément sur un refus d’accorder à la politique l’importance qu’on lui reconnaît habituellement.
« Lorsque la philosophie devient la servante de la politique, il ne faut pas attendre d’elle qu’elle apporte aux hommes les moyens de former librement leurs jugements. » (p. 34)
« Il arrive que l’on se demande pourquoi le discours politique est tellement fastidieux et à la limite exaspérant. Il donne fréquemment l’impression d’avoir déjà été entendu mais de ne pas craindre pour autant de se répéter indéfiniment, de marteler inlassablement, quel que soit le sujet, la même et unique chose. On peut rapporter ces effets à l’état d’extrême fossilisation atteint par la plupart des organisations politiques et consolidé par la discipline collective qu’elles exigent, mais cela n’explique pas pourquoi la pensée politique, même libre de toute servitude à l’égard d’un parti ou d’une cause, a une tendance invincible à inscrire tout problème particulier dans une vision globale de la société et à écarter sans même les considérer des solutions qui ne seraient pas politiques. On voit déjà mieux d’où vient la monotonie du discours politique : c’est qu’il est toujours politique. Il ne peut donc pas concevoir plus d’une cause à tous les effets rencontrés et il la tient par conséquent pour radicale comme le remède qu’il propose pour y mettre fin. C’est alors naturellement que s’impose l’image d’une totalité qui répartit sa signification sur chaque chose et dont l’intelligibilité requiert une lecture d’ensemble. Chaque parcelle “concerne” l’ensemble comme il est concerné par elle, et la moindre perturbation en un point du système social est perçue comme la secousse qui précède le séisme ou, selon le bord sur lequel on se tient, les premières clameurs de la lutte finale. Et puisque seul le tout est autonome, il n’existe pas dans cette représentation d’affection locale ni de remède spécifique : chaque point, si minime soit-il, s’inscrit dans une “stratégie d’ensemble” et, en retour, une stratégie d’ensemble est nécessaire en chaque point. » (pp. 47-48)

On comprend, à la lecture de cet extrait, que l’horripilation que le discours politique suscite chez Guenancia trouve sa principale source dans son attachement à cette conscience libre qui découvre en elle-même la preuve de sa propre existence. Mais rien n’interdit de penser que cette foi dans le libre arbitre lui permet en tout cas d’apercevoir certains des inconvénients des visions politiques, en ce qu’elles ont souvent de totalisant. Et Guenancia en est lui-même bien conscient.
« L’affirmation du libre arbitre engendre alors une conception de l’homme, des rapports interhumains, de la société et de la politique qui écarte une à une les perspectives dont les analyses précédentes ont montré l’affinité avec l’idée de totalité. » (p. 53)

Mais c’est sans doute encore insuffisant que d’évoquer simplement le libre arbitre. Car encore faut-il qu’il en soit usé au moyen de la raison. Et Guenancia d’affirmer :
« Les lois, dit à peu près Descartes, sont faites “pour remédier à l’inconstance des esprits faibles” et, dans un autre texte, “pour ne pas se faire de mal les uns aux autres”. Cette phrase, ajoute-t-il avec beaucoup de hardiesse, résume toutes les conceptions des philosophes du droit naturel qui s’accordent pour dire que la place de la politique dans la cité est inversement proportionnelle à celle que la raison occupe chez les individus. » (pp. 56-57)
Je suis loin d’être aussi certain de l’accord sur ce point entre toutes les conceptions philosophiques du droit naturel. D’autant que la position de Guenancia repose essentiellement sur le cogito cartésien. Ainsi, dans sa postface, il précise :
« Je puis concevoir mon être de chose qui pense sans poser qu’un monde existe, mon existence de chose qui pense est plus certaine que toute autre chose. » (p. 377)
Voilà qui donne la mesure, à la fois, du cartésianisme de Guenancia et du retrait sur l’individu auquel il aspire.
Plus explicite encore :
« C’est ce que le terme désuet de “substance” exprimait très bien : la chose qui pense est (si l’on met de côté Dieu, toujours...) la seule substance véritable parce que c’est la seule chose qui ne dépend que de soi pour être ou exister. Je n’ai pas besoin d’un autre acte que celui de ma conscience pour être certain de mon existence. » (p. 377)
Remarquons que dire que « la chose qui pense [...] est la seule chose qui ne dépend que de soi pour être ou exister » déborde même la thèse cartésienne (Descartes aurait sans doute réservé cette affirmation à Dieu lui-même, mais pas aux hommes). Voilà le genre d’exultation à laquelle peut conduire la certitude en laquelle Guenancia vit « que nos pensées sont les seules choses qui dépendent absolument de nous » (p. 387)

Mais revenons à la politique. La radicalité de l’adhésion de Guenancia à la Willensfreiheit (6) l’amène malgré tout - et peut-être ne devrais-je pas dire malgré tout - à aborder le politique avec une certaine lucidité. Ainsi en va-t-il de ce qu’il dit de la science du politique :
« Si par rationalité, on entend le caractère déterminable des faits, alors il n’y a pas de rationalité dans l’histoire humaine. Si on entend par rationalité la capacité à juger l’événement selon sa dimension propre, alors bien sûr il y a une rationalité liée à l’événement. Élargissons la question : si la science de la politique est une sorte d’entreprise de classification des principaux types d’organisation, des formes de régimes, etc., elle a l’utilité des entreprises de classification mais elle ne permet pas de dire ce qui va se passer dans telle ou telle situation, ni comment il faut réagir à l’événement. Elle nous présente simplement les grands types d’organisation politique, et nous permet de classer les faits historiques dans des formes plus ou moins homogènes. On ne conteste pas l’utilité de cette connaissance, mais nous donne-t-elle des moyens d’agir dans l’histoire, de reconnaître des processus en œuvre dans l’actualité, de prévoir au moins l’avenir (à défaut de le prédire comme dans les sciences de la nature) ? Ce n’est pas sûr du tout. L’utilité de la science du politique est alors celle de l’histoire : elle nous donne la connaissance de ce qui s’est passé et permet, du fait de la relative continuité que le temps, ne serait-ce que par sa forme, met entre les événements, de reconnaître des formes de récurrence. » (p. 394)
Et pour que nul ne se méprenne sur l’opinion de Guenancia, j’extrairai encore une phrase :
« La dépolitisation veut dire non pas le règne du chacun pour soi des idéologies libérales, mais la fondation de la solidarité entre les hommes sur des formes non politiques d’action, et la recherche des moyens pour assurer la dignité de la vie humaine : nourriture, santé, éducation. » (pp. 390-391)

Je voudrais à présent, le plus modestement possible, tenter d’expliciter quelque peu mon propre point de vue sur la question. Oui, la politique embrigade et prive l’individu de ses chances de penser en toute indépendance. Oui, il convient donc de s’en garder autant que possible. Mais je ne puis le justifier, comme Guenancia, en m’adossant sur le caractère substantiellement particulier de l’esprit humain. Et moins encore en excipant des facultés du libre arbitre. Car, sur ce point, je me sens davantage en accord avec Leibniz et Spinoza qu’avec Descartes.

Posons l’hypothèse que la liberté (7) n’existe pas, sinon sous la forme d’une illusion qui nous fait supporter les déterminations et qui participent en outre à leur puissance. La volonté, en ce cas, est elle aussi illusoire. Je veux ce que je suis déterminé à vouloir, donc je suis déterminé à vouloir. Mais l’illusion que c’est moi qui veux, librement, représente en quelque sorte une surdétermination de l’objet de cette volonté, de telle sorte que, en l’accueillant illusoirement comme mienne, je me mets en accord avec ce pour quoi je suis déterminé. Voilà qui m’empêche peut-être de sombrer dans la sidération à laquelle me voue la conscience d’être déterminé.

C’est que l’esprit humain ne me semble manifester aucune substance intrinsèque. (8) Différents animaux, dont l’homme, ont connu un développement particulièrement important de leur système nerveux, lequel s’est révélé apte, à partir d’une certain niveau de l’évolution - mais lequel ? -, à percevoir qu’il perçoit et ensuite à penser qu’il pense. Est-ce un progrès ? On peut le croire, mais encore faudrait-il disposer d’un critère pertinent. On peut également voir ce perfectionnement du système nerveux comme un inconvénient, une forme d’adaptation permettant de résoudre certains problèmes, au prix de nouveaux, dont rien ne dit qu’ils soient moins ardus que les premiers.

Où est dans tout cela l’indépendance d’esprit ? Elle n’est certes pas dans cette vertu qu’auraient certains esprits d’éviter les influences des groupes pour mieux laisser l’âme cartésienne - cette glande pinéale d’où jaillirait ex nihilo les choix du sujet - se déterminer seule. Elle est plutôt dans cette vigilance particulière qui détecte les partis pris et tente continûment de démêler le vrai du faux. Remy de Gourmont a suggéré une méthode - qu’il appela la dissociation d’idées (9) - et qui me plaît beaucoup. Il s’agit d’une technique de discernement qui tend à désagréger les amalgames que constituent les appréciations, les jugements, les points de vue, les idéologies, de telle sorte que l’on puisse substituer à l’idée reçue l’ensemble de celles qui la composent et trier le bon grain de l’ivraie. Il est à noter qu’il est également très opportun d’appliquer le même procédé vis-à-vis d’autrui : séparer ce que l’on sait de la personne qui s’exprime pour ne juger que de la pertinence de ce qui est dit. Bref, faire sienne - autant que possible - la devise de Rousseau : vitam impendere vero, “consacrer la vie à la vérité”. Que pour y parvenir, il faille se garder des allégeances, des adhésions, des affiliations, il faille surtout se tenir à l’écart de la politique, c’est évident.

Ce qui est amusant, c’est que la dissociation est également une idée que, d’une certaine manière, on retrouve chez Descartes. La décomposition du complexe en ses éléments est en effet un point essentiel de sa méthode. (10) Mais il part de la dualité entre l’esprit et la matière et en déduit qu’il convient de soumettre celle-ci au bon usage de celui-là, alors que j’inclinerais plutôt à courber nos ressources intellectuelles aux nécessités de l’objet étudié, celui-ci et celles-là étant en définitive de même nature.

On pourrait aisément me reprocher d’avoir ici bien mal rendu justice à Pierre Guenancia et à son livre, dans la mesure où j’ai circonscrit fortement la question de l’ordre politique à celle de la distance qu’il en faut prendre. Et c’est vrai que, dans Descartes et l’ordre politique, Guenancia approfondit avec beaucoup de subtilité les fondements de cette philosophie qui marqua un tournant si capital dans l’histoire de la pensée occidentale. Dans une deuxième partie, il confronte avec la même subtilité la pensée de Descartes, tout particulièrement vis-à-vis de la politique et de l’État, principalement avec celles de Hobbes, de Pascal et de Spinoza. (11) Voilà qui indique clairement combien j’en recommande la lecture.

(1) Descartes, Œuvres et Lettres, textes présentés par André Bridoux, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, pp. 267-268.
(2) Je suis enclin à considérer ce qui justifie la conception de l’animal-machine comme une véritable erreur, mais se mêle à mon propre jugement des considérations morales dont je serais hardi d’affirmer qu’elle ne me guide pas autant que les faits.
(3) Une des principales différences tient, pour reprendre le joli mot de Geneviève Rodis-Lewis, à ce que « Descartes n’est pas un savant comme les autres, mais déjà un penseur visant à situer l’homme entre Dieu et l’animal » (Descartes [1995], Calmann-Lévy, 2e éd., 2010, p. 85). Je parle évidemment de différences entre les croyants, à l’exclusion des libertins. Ces derniers restent souvent incertains quant à leurs déclarations sur Dieu. Par exemple, lorsque Maurice de Nassau - dont Descartes fut le soldat - mourut, le 23 avril 1625, quelle phrase prononça-t-il exactement ? Selon Geneviève Rodis-Lewis, citant Guez de Balzac, il aurait dit : « Je crois que 2 et 2 sont quatre, et que 4 et 4 sont 8 » (Op. cit., p. 94), formule reprise par Molière pour son Dom Juan. Alors que Françoise Hildesheimer lui attribue les propos que voici : « Je vois bien qu’il n’y a rien de certain que les mathématiques. » (Monsieur Descartes. La fable de la raison, Flammarion, 2010, p. 151).
(4) Bien des cartésiens ne disent rien de l’évolution de la pensée de Descartes au fil de sa vie. Toute controversée qu’elle soit, la question mérite pourtant d’être creusée. C’est ce qu’a fait Nicolas Grimaldi dans un très intéressant livre intitulé L’expérience de la pensée dans la philosophie de Descartes (Vrin, 2010).
(5) Pierre Guenancia, Descartes et l’ordre politique. Critique cartésienne des fondements de la politique, Gallimard, Tel, 2012.
(6) J’emploie ce mot allemand qui rend mieux compte que l’expression libre arbitre de ce qui, dans cette conception, unit la volonté à la liberté.
(7) Je parle ici de la liberté qu’aurait la conscience d’opérer des choix, non bien sûr de la liberté que je puisse les exprimer, liberté bien tangible celle-là.
(8) « Irrécusable, irréfragable, incessamment exigente, immédiatement évidente il y a, d’une part, l’expérience de notre liberté. Mais ce souci proprement cartésien d’assumer absolument cette liberté postule d’autre part une ontologie de la nécessité. Ainsi le projet même de Descartes se trouve sourdement renfermer le dualisme qu’explicitera sa doctrine : l’esprit est liberté, la nature est nécessité. Il faut donc que l’esprit soit indépendant de la nature et la nature d’une autre substance que l’esprit. » (Nicolas Grimaldi, Op. cit., p. 85)
(9) Remy de Gourmont, La culture des idées, Robert Laffont, Bouquins, 2008, pp. 46-61 et 149 et ss.
(10) Cf. les Ve et VIe des Règles pour la direction de l’esprit, et le second des quatre préceptes cités dans la deuxième partie du Discours de la méthode (Descartes, Op. cit., pp. 52-57 et p. 138).
(11) Je ne suis pas toujours d’accord avec ce que Guenancia dit de Pascal. Mais, ne pouvant allonger davantage la présente note, je garde mes remarques à ce sujet pour une autre occasion.

Autre note sur Descartes :
Querelles cartésiennes de Pierre Macherey