dimanche 7 octobre 2012

Note de lecture : Michel Onfray

L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus
de Michel Onfray


Il est sans doute raisonnable de garder le silence sur les livres que les média encensent à mauvais escient. Mais je pense à celles et ceux avec qui j’eus, par le passé, le plaisir de débattre d’Onfray. Ils étaient en nombre pour admirer ses livres et ses interventions télévisées, et rares à approuver mes objections. Aujourd’hui qu’Onfray publie un livre sur Albert Camus (1), je puis moins que jamais en démordre.

Michel Onfray se proclame matérialiste, athée, hédoniste, libertaire, ami des pauvres, anticapitaliste... Je suis peut-être moi-même un peu tout cela à l’occasion, mais pas à sa manière. Car tout est dans la manière. De ces convictions, lui se fait des drapeaux qu’il brandit de façon polémique, une façon qui plaît beaucoup aux journalistes et aux animateurs de télévision. Et les choix ainsi proclamés deviennent alors des points de ralliement, des camps qu’il faut défendre et dont les adversaires doivent être pointés du doigt. Ce simplisme des opinions pollue toute analyse en la ramenant à une recherche obsessionnelle des appartenances. L’ordre libertaire en est la parfaite illustration.

Le livre se présente - et est d’ailleurs présenté (2) - comme une réhabilitation de Camus, trop souvent victime du préjugé qui en fait « un philosophe pour classes terminales ». Le projet ainsi défini est assurément intéressant, comme d’ailleurs l’essentiel des raisons qu’Onfray avance pour définir en Camus un auteur très attachant. Non, Camus n’était pas un idéologue, ni davantage un intellectuel parisien. Oui, il a pris courageusement position contre la peine de mort, contre une épuration aveugle, contre les violents de tout bord. Oui, il chercha des solutions politiques équilibrées, respectueuses de la liberté de l’individu. Oui, il refusa de camper sur des principes au profit d’une réflexion faite de nuances et de sens pratique. Oui, il refusa de taire les crimes commis au nom du progressisme et de sacrifier aux modes intellectuelles. Et je ne puis qu’approuver le soin qu’Onfray met à rappeler ce que Camus avait parfaitement compris, à savoir que les attentats révolutionnaires et les crimes de la répression s’encourageaient les uns les autres aux dépens de toute justice. Si là s’était arrêtée la démonstration d’Onfray, on lui aurait volontiers pardonné de ne rien dire de l’écrivain. Mais...

On me dira sans doute que, de la sorte, pour l’essentiel, le travail d’Onfray mérite d’être approuvé et que tout reproche ne peut que s’attacher à des détails, traduisant trop d’opiniâtreté dans la critique. Je pense que mes objections ne portent pas sur des détails et que les faiblesses dont je voudrais parler sont majeures. De quoi s’agit-il ?

Ce qui donne peut-être à l’œuvre d’Albert Camus toute sa valeur, c’est d’abord et avant tout son indépendance d’esprit, une indépendance d’esprit qu’il convient de juger dans le contexte où elle s’est exprimée. Onfray l’évoque, c’est évident, mais il l’enferme dans un cercle idéologique qui la mutile. Pour rendre apparent ce cercle étouffant, je voudrais insister sur trois aspects de L’ordre libertaire qui, me semble-t-il, en donne la mesure.

1. Le vrai sujet du livre : Michel Onfray

L’ambition proclamée d’Onfray, c’est donc d’évoquer Albert Camus. Mais ce dont il parle le plus, c’est de lui. Il s’agit moins en effet de se préoccuper de savoir ce que pensait Camus, qui il aimait, ce qu’il combattait, ce qu’il craignait, que de décrire un système de pensée qui est celui d’Onfray et, à partir de là, de distribuer les bons et les mauvais points. Camus n’est presque qu’un prétexte, notamment un prétexte à formuler des haines et des dégoûts.

Il y a une complète antinomie entre la manière dont Camus s’exprimait - avec prudence, sans parti pris, respectueux des autres - et le ton presque vengeur avec lequel Onfray distribue les opprobres et les honneurs, selon une ligne de démarcation idéologique qui lui est propre. C’est assez conforme à ce penchant qu’il a à dénoncer ce à quoi lui-même succombe et à encenser ce qu’il se révèle incapable de pratiquer. Un exemple entre mille ? Voici :
« Salir permet de ne pas lire. De Jean-Paul Sartre à Albert Memmi (qui obtint une préface de Camus pour La Statue de sel en 1953, avant d’en récupérer une de Sartre pour son Portrait du colonisé en 1957) en passant par Beauvoir et l’équipe des Temps modernes, ou bien Raymond Aron (qui, dans L’Algérie et la république, parle en pensant à lui de “l’attitude de colonisateur de bonne volonté”) ou, plus tard, Edward Saïd (Camus, c’est “le colon écrivant pour un public français”, écrit-il dans Albert Camus ou l’inconscient colonial, et quelques autres plumitifs du genre Brochier (pour Camus, “les Arabes ne sont acceptables que dans la mesure où ils sont stupides et exploitables”, écrit-il dans Camus, philosophe pour classes terminales), Camus défendrait le colonialisme dont il se contenterait de proposer l’aménagement ! Il aurait été le philosophe des Pieds-noirs, le penseur des colons, la caution intellectuelle des Français d’Algérie ! Puis, en glissant d’infamie en infamie, l’idéologue de l’OAS - créée après sa mort !
La guerre froide dispose d’une méthode : la criminalisation de l’adversaire, le refus de prendre en considération ce qu’il écrit ou dit réellement, l’insinuation malveillante, le procès d’intention, la condamnation avant l’examen du dossier, le recours à l’insulte, la déformation des thèses, la lecture binaire du monde où le bien et le mal se séparent comme deux moitiés d’orange, l’attaque
ad hominem. Cette méthode fut celle de Sartre - elle reste celle de ses thuriféraires, souvent aguerris au PCF des années 1950, un parti soviétophile dont ils furent les idiots utiles pendant des années. » (p. 394)
Peut-on croire un instant que ce que Sartre, Memmi, Beauvoir, Aron ou Saïd ont écrit puisse se résumer aux accusations radicales et définitives qu’Onfray énumère (« philosophe des Pieds-noirs » ; « penseur des colons » ; « caution intellectuelle des Français d’Algérie » ; « idéologue de l’OAS ») ? La méthode qu’il dit être celle de la guerre froide, et qu’il détaille avec une insistance qui témoigne d’un goût certain pour la dénonciation, n’est-elle pas plutôt celle dont il use à leur égard ? Que n’a-t-il analysé la position de ces auteurs en ce qu’elle divergeait à certains égards de celle de Camus - et aussi en ce qu’elle convergeait parfois avec la sienne - afin d’offrir les moyens de comprendre les points de vue, de les comparer et de rendre éventuellement justice à chacun (si tant est que cela soit possible) pour chacune des problématiques qu’ils ont abordés, et qui sont multiples. Salir permet de ne pas lire ? On pourrait le croire en constatant combien Onfray salit en se fondant sur ce que la revue Esprit a très justement appelé « une lecture TGV ».

Ainsi, Onfray ne nous apprend pratiquement rien sur Camus ; il prête à Camus ses propres convictions et cherche dans son œuvre ce qui pourrait attester de cette concordance. Prenons l’exemple de l’athéisme. Onfray écrit :
« Au monothéisme qui oppose Dieu à la nature, donc Dieu et les hommes, et les hommes et la nature, Camus revendique un certain paganisme qui détermine une façon d’être nietzschéen. La formule de ce paganisme assimilable à un panthéisme débarrassé des dieux du panthéon antique ? “À Tipasa, je vois équivaut à je crois” [Camus, Œuvres complètes I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2006, p. 109]. On comprend que les défenseurs de l’idéal ascétique chrétien voient dans cette déclaration d’amour à la vie sans dieux et sans autre culte que celui de la nature, sans officiants, sans textes, sans lois, sans clergé, sans prêtres, une dangereuse machine de guerre contre le monothéisme avec ses livres, ses lois, son clergé, ses prêtres - autrement dit le pouvoir des clercs qui se réclament de Dieu pour châtrer les hommes. Camus veut que chacun soit ici-bas un dieu pour lui-même - leçon de philosophie, leçon hédoniste, leçon épicurienne, leçon nietzschéenne, leçon libertaire. » (pp. 109-110)
Peut-on croire un instant que Camus ait adhéré à cette caricaturale diatribe qui ramène l’athée à un sot ? Ce n’est manifestement pas du Camus, mais bien plutôt du Meslier dont Onfray nous apprend que « Camus n’a probablement pas lu le Testament », mais que, « sans le savoir, il propose une politique libertaire déjà défendue par ce curé inventeur français de l’athéisme, du matérialisme, de l’hédonisme, du sensualisme [...] » (p. 410) (sic !).

Peut-on croire un instant que cet anticléricalisme sommaire reflète bien les conceptions de Camus ? De qui diable L’ordre libertaire décrit-il ainsi la pensée ? Pas de Camus, bien sûr, mais d’Onfray lui-même. Et le simplisme de cette pensée nous vaut une multitude de répétitions, aussi lassantes qu’incantatoires. Car Onfray, dans son goût de brocarder, schématise jusqu’à la sottise. Ainsi, décrivant ce que la France représente face à l’Allemagne de l’époque nazie, il ne craint pas d’écrire :
« Le conflit qui oppose les deux pays depuis 1940 est celui de l’épée germanique contre l’esprit français. Or, Camus le croit, l’esprit triomphe toujours de l’épée. Aimer son pays signifie une chose pour un habitant de Berlin, une autre pour un citoyen de Paris : le premier ne met rien au-dessus de l’amour de son pays, de sa patrie, de sa nation, il aime une idée pure, un concept sec ; le second ne sacrifie pas la vérité, la liberté et la justice à son pays, car il chérit une passion. Dans cette guerre, l’Allemagne est colère ; la France, intelligence. Le Reich veut la puissance ; la France défend les valeurs de sa République.
L’Allemagne nazie voulait une Europe bien particulière, celle du sang, de la race dite pure, celle qui permettait au pays qui l’initiait de viser plus grand encore et de réaliser l’Empire, elle pensait en termes de territoire, d’espace vital, de géographie, de propriété ; la France aspirait à une Europe des Lumières, des idées, des pensées et des cultures, des grands hommes de la littérature et des beaux-arts, de la spiritualité, elle envisageait les choses sur le terrain de l’esprit. L’Allemagne construisait son Europe sur le socle millénaire chrétien ; la France intégrait l’épopée chrétienne, certes, mais comme un élément constitutif parmi d’autres influences deux fois millénaires - on songe à la Méditerranée, bien sûr, aux Grecs présocratiques, aux sagesses païennes préchrétiennes, aux influences orientales passées sur l’Afrique du Nord puis transfigurées par le Berbère saint Augustin, au néoplatonisme alexandrin aussi.
» (p. 311)
On rougit pour l’auteur de pareilles sornettes.

En fait, Onfray ne cesse de parler de Camus en usant de mots qui sont les siens, ce qui serait encore son droit s’il s’agissait de cerner ce qui, dans la pensée de celui-ci, résiste à une approche insuffisamment attentive de son œuvre. Mais c’est au contraire pour placer Camus derrière l’écran de ses propres convictions que Onfray agit de la sorte. Évoquant ce texte de jeunesse intitulé Entre oui et non, il écrit :
« Il formule le discours de la méthode de cette phénoménologie non philosophique qui constitue une autre façon de pratiquer la philosophie - une façon française, autrement dit, personnelle et subjective, littéraire et esthétique, sensualiste et empirique, autobiographique et psychologique, humaniste et claire. » (p. 97)
Un tel galimatias est propre à Onfray, et rien qu’à lui.

Quant au cahier de photos placé au centre de l’ouvrage, peut-on croire un instant qu’il illustre la vie philosophique d’Albert Camus ? Ce florilège d’horreurs ne vise qu’à témoigner du sérieux de la pensée d’Onfray, assurément d’une façon très contestable, à la manière de ces prêtres qu’il déteste tant et qui, à l’occasion, établissent un catalogue des péchés pour mieux prouver leur propre vertu.

Est-il quelque chose de plus détestable que ce système qui consiste à s’approprier un auteur pour en faire abusivement son porte-parole ? C’est tout simplement immoral.

2. L’assise idéologique du propos

Michel Onfray aime s’affirmer libertaire hédoniste ; il le répète sans lassitude et consacre bien des pages de son livre à définir ce qu’il faut entendre par là : une forme d’anarchisme débarrassé de toute violence.

Jusqu’à présent, Onfray s’était surtout plu à faire mine de remettre à l’honneur des penseurs méconnus - méconnus parce que mis à l’index -, tels Aristippe ou Jean Meslier. Sur le modèle des sectateurs d’un ordre extraterrestre discret, ces penseurs auraient entretenu la flamme d’une vérité que tous les puissants de la Terre n’aurait cessé de vouloir celer. Ici, Onfray embringue Camus dans l’affaire, recrue de choix assurément. Il y a bien sûr des angles à raboter et des courbes à fracturer pour en faire un bienheureux martyr de la cause. Qu’à cela ne tienne ! Onfray s’en charge.

Dans ce genre d’entreprise, l’important est de bien désigner les amis et surtout les ennemis - si nombreux -, selon une ligne de partage la plus dualiste qui soit. Quoi de plus propice à l’embrigadement que de mélanger les amis et les ennemis de Camus à ses propres amis et ennemis, quitte à magnifier exagérément les affinités et à durcir autant que possible les inimitiés. Et rien de tel que de supposer que Camus lui-même partageait cette vision manichéenne du monde : « [...] il y a également dans l’homme de quoi sauver l’homme, une part lumineuse. Si les darwiniens de droite, via Spencer, insistent sur la lutte pour la vie qui sélectionne les plus adaptés, les darwiniens de gauche, via Kropotkine, pointent un tropisme naturel positif, constructeur, par lequel l’adaptation s’effectue également. Cette force positive se manifeste dans l’association, la solidarité, le secours aux moins adaptés. Darwinisme de droite et darwinisme de gauche, le libéral Spencer et le libertaire Kropotkine, pulsion de mort et pulsion de vie, Caligula et Cherea, Cottard et Rieux, la Collaboration et la Résistance, Hitler et Jean Moulin, l’envers et l’endroit, l’exil et le royaume, Tipasa et Paris, l’Europe judéo-chrétienne et l’Algérie méditerranéenne, les régimes liberticides et l’idéal libertaire, Camus connaît le perpétuel mouvement de balancier entre ces deux pôles magnétiques. » (p. 247)

Il reste alors à définir sa propre idéologie comme étant celle de Camus : « La vraie civilisation place la vérité avant la fable, la vie avant le rêve. La volonté dionysienne nourrit l’internationalisme, abolit les nationalismes et ses frontières [sic !]. La région est ici la chance de l’univers et l’occasion d’en finir avec les territoires enclos, les pays fermés. La culture n’est défendable qu’une fois mise au service de la vie - or, trop souvent, les intellectuels l’utilisent pour la mort et ses entreprises. Tipasa fonctionne en personnage conceptuel de l’éthique et de la politique d’Albert Camus. Et Prague comme anti-Tipasa. Le soleil et la mer, la Méditerranée et la vie, Dionysos et la joie, la gauche et le bonheur, Tipasa et Alger, la douceur grecque et le quichottisme hispanique, le théâtre et la nature, la fierté kabyle et l’hospitalité nord-africaine, le sens de l’amitié et le goût du parage, le drapeau noir espagnol et la fraternité ouvrière, la passion pour le peuple et le métissage des peaux, la grande santé et le cosmopolitisme, le sens de l’honneur et celui de l’éternité, la loyauté et la grandeur d’âme, le tout dans une intempestivité revendiquée, voilà la définition d’une gauche dionysienne et d’une spiritualité communiste - Camus y croit fermement. » (p. 182)
Peut-on croire un instant que cette envolée - bel exemple de la rhétorique de chaire de vérité - nous aide à comprendre la pensée de Camus ? La gauche (dionysienne !) ainsi définie apparaît surtout comme une moussaka dont les couches alternent les goûts et les vertus. Méfions-nous, cela risque d’être indigeste ! D’ailleurs, méfions-nous plus généralement des textes où le verbe se fait rare ; à force d’aligner les substantifs dans une copie, celle-ci finit par ressembler à un Powerpoint.

Dès lors qu’une même clôture est vouée à tout séparer - d’un côté le bien sans mal et de l’autre le mal sans bien -, il fallait que les institutions qui abritent notamment l’enseignement et la recherche trouvent également leur place, du côté du mal bien sûr. Car Onfray s’est découvert des points communs avec Camus : origine modeste, vie provinciale, cursus académique marginal. Voilà qui va lui permettre d’entonner son antienne préférée, en prétendant y mêler la voix de Camus : « Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus prend soin de se démarquer de la philosophie des professionnels, des institutionnels, des professeurs, des universitaires. Péché mortel : les professionnels, les institutionnels, les professeurs, les universitaires lui font payer cet affront et colportent ce lieu commun que Camus ne fut pas philosophe parce qu’il n’abordait pas la discipline avec leurs tics et leurs travers. En figure emblématique de cette philosophie des professeurs, Sartre a fourni le thème ; les variations ne se comptent plus dans l’abondante bibliographie des gloses. » (p. 206)

Est-il quelque chose de plus inadmissible que ce procédé visant à condamner une catégorie de gens ainsi défini, sans nuance, sans exception, sans le moindre discernement ? C’est parfaitement démagogique.

Et puis, il y a cette profession de foi anarchiste dont Onfray prétend qu’elle correspond à un engagement pris aussi par Camus.
« L’idéal communaliste libertaire a réellement fonctionné à plusieurs reprises dans l’Histoire avec plus ou moins de bonheur : les communes médiévales chères au cœur des Frères et des Sœurs du Libre Esprit [sic !] ; la Commune de Paris, bien sûr, et l’on sait combien elle joue un rôle architectonique dans la pensée politique de Camus, plus que la Révolution française ; les communautés dite utopiques américaines du XIXe siècle ; les expériences des Milieux libres dans les premières années du XXe siècle, à la période dite de la Belle Époque ; la commune libre de Kronstadt de 1917 ; les communes de la révolution libertaire espagnole en 1936 ; les communautés post-soixante-huitardes. Cette ligne de force très peu spectaculaire, intellectuellement moins flamboyante, mais efficace et concrète, pragmatiste et réaliste, se trouve négligée, voire caricaturée, par la tradition anarchiste révolutionnaire insurrectionnelle, violente, brutale, paramilitaire, pour tout dire contaminée par le marxisme. » (p. 412)
Le procédé reste toujours le même : repérer dans le passé des auteurs ou des événements peu connus et se les approprier en affirmant leur affiliation aux idées que l’on défend aujourd’hui. Faire des adeptes du Libre Esprit et autres turlupins des anarchistes avant la lettre, ce n’est pas faire œuvre d’historien ; c’est asservir l’histoire à ses propres penchants (3). Et l’astuce qui consiste à distinguer l’anarchisme des idées de l’anarchisme violent (comme il distinguait un darwinisme de gauche et un darwinisme de droite), faisant ainsi passer entre eux cette clôture décidément bien pratique qui isole le bien du mal, cela relève d’un romantisme aveugle. Pour avoir été séduit dans ma prime jeunesse par les mouvements anarchistes, je connais assez leur histoire pour savoir que l’idéal et la violence y étaient quasi toujours étroitement mêlés et participaient tout deux à illusionner le militant sur le possible. Écrire que la ligne de certains de ces mouvements étaient « efficace et concrète, pragmatiste et réaliste », c’est entretenir ces illusions. Ce qui est bien éloigné de l’esprit dans lequel Camus s’est exprimé.

3. Le caractère non philosophique de l’approche

La vie philosophique d’Albert Camus, tel est le sous-titre du livre d’Onfray. On était donc en droit de s’attendre à une analyse des conceptions philosophiques de Camus, en ce qu’elles expliquent son comportement et ses prises de position. Or, rien de cela ne nous est proposé. Il y a bien dans l’ouvrage des mots - souvent répétés - qui ont une résonance philosophique : ontologique, phénoménologique, métaphysique, existentiel, organique, dialectique, etc. Mais ils y prennent un sens à ce point trivial qu’ils eussent été avantageusement remplacés par des mots plus communs. Un exemple ? Évoquant ce qu’il faut comprendre de La peste, Onfray écrit :
« Cette ontologie dite par le roman est politique. Si la peste gît en nous, la politique devient affaire de nature humaine, de psychologie, d’anthropologie et non d’économie, d’histoire ou des disciplines qui arrivent après, longtemps après. Si le mal existe, il n’est pas le produit de circonstances extérieures sur lesquelles on pourrait agir pour les supprimer, comme le pensent les marxistes. En rousseauiste convaincu, Marx croit en effet que la nature est bonne et que la société capitaliste a aliéné les hommes. Pour en finir avec cette aliénation, une révolution économique supprimera la propriété privée des moyens de production et réalisera l’appropriation collective des machines, des usines, des outils du travail. Alors, comme par miracle dialectique, le mal disparaîtra et le paradis se réalisera sur terre. Au nom de cette vision simpliste de l’Histoire qui fait l’impasse sur l’ontologie, le XXe siècle se couvre de cadavres. » (p. 249)
Que diable l’ontologie vient-elle faire dans cette galère ? Marx simpliste d’avoir fait l’impasse sur l’ontologie ! On aura tout lu ! Et si La peste se résume à l’idée que le mal fait partie de la nature humaine - ce qui pouvait s’énoncer de manière moins amphigourique -, on comprend mal pourquoi Camus a pris la peine d’écrire un roman.

On sait combien Onfray s’est volontiers proclamé nietzschéen. Encore faut-il là aussi faire passer au milieu de l’œuvre du philosophe allemand la clôture entre bien et mal. Autrement dit, il y a un bon Nietzsche et un mauvais, entre lesquels Camus aurait su distinguer. Mais laissons Onfray nous expliquer tout cela :
« En bon nietzschéen, donc, Camus part de cette impasse ontologique, du moins des conséquences dramatiques de cette métaphysique, pour en conserver une partie et en récuser une autre : il souscrit à l’amor fati, au grand “oui” à la vie, tant que cette affirmation a pour objet ce qui l’augmente ; en revanche, il dit “non” à ce qui veut la mort ou le contraire de la vie. Nietzsche disait oui à tout ; Camus dira oui seulement à ce qui augmente la vie. Pour le reste - il se révolte. Voilà le sens de son nietzschéisme de gauche [...]. C’est également celui de son hédonisme libertaire. » (p. 80) (4)
Et encore :
« Dans un texte datant de 1949 intitulé Le Temps des meurtriers, Camus assigne une tâche particulière au philosophe artiste. Il faut, dit-il, qu’il soit farouchement “du côté de la vie, non de la mort” [Camus, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2008, p. 364]. Autrement dit, le nietzschéisme de Camus suppose l’affirmation et le consentement à ce qui est, mais dans la mesure où ce qui est “dit la vie”. Le grand “oui” doit être un oui à la vie. Si ce qui est “dit la mort”, veut la mort, flatte la mort, cajole la mort, alors il faut dire “non”. Célébrer la nécessité de ce qui dit la vie et l’aimer ; refuser ce qui dit la mort et le détester. Le philosophe artiste consent à la vie positive ; il récuse la vie négative. Sa tâche consiste à mettre sa détermination, son vouloir et son talent au service d’autrui. L’artiste n’est pas un être d’exception, mais un individu comme tous les autres. Dès lors, paradoxe, il ne se différencie des autres que parce qu’il se met au service des autres. Et de la vie. Donc de la vie des autres. » (p. 95)
Rien de cela ne se trouve bien sûr chez Camus, dont l’intérêt pour Nietzsche est autrement subtil. On imagine assez aisément quel aurait pu être l’éclat de rire par lequel ce dernier aurait accueilli ce discours, qui mutile sa pensée et lui attribue une attitude qui - n’en déplaise à Onfray autant qu’elle aurait déplu à Nietzsche lui-même - doit tant au christianisme.

Il n’est pas une page de son livre où Onfray ne trahisse Camus. La longue paraphrase de quelques passages de ce merveilleux texte qu’est Noces (pp. 108-109) n’a d’autre but que de lui faire endosser sa propre vision de ce qu’il appelle « l’expérience incandescente », laquelle justifie surtout des rejets et des haines.

Et à propos de haine, il s’impose d’évoquer Sartre. Loin de moi l’idée que Sartre ne puisse faire l’objet de critiques, tant en ce qui concerne ses idées qu’en ce qui concerne son comportement. Personnellement, je ne l’ai jamais apprécié. Mais je ne puis pour autant approuver des propos haineux qui usent de l’insinuation de façon délibérément malveillante. (5) En voici un exemple :
« Sartre ne semble pas souffrir de l’Occupation. On est sidéré de lire dans Paris sous l’Occupation, un texte paru dans France libre, à Londres en 1945. Sartre ressent une certaine compassion pour les Allemands qui occupent Paris, il ne parvient pas à les haïr, la preuve, “ils offraient, dans le métro, leur place aux vieilles femmes, ils s’attendrissaient volontiers sur les enfants et leur caressaient la joue ; on leur avait dit de se montrer corrects et ils se montraient corrects, avec timidité et application, par discipline ; ils manifestaient même parfois une bonne volonté naïve qui demeurait sans emploi” (18) - l’Occupation, pas si terrible que ce que l’on dit ?
Le même Sartre s’attardant sur l’analyse de son sentiment compassionnel en présence d’un accident de la circulation qui met en dangereuse posture un “colonel allemand” (21) ne cache pas qu’il doit lutter fermement et “souvent” pour ne pas “haïr” les Alliés avec leurs bombardements. Le philosophe trouve également qu’en entretenant leurs locomotives pour qu’elles soient en état de marche, d’une certaine manière, les cheminots collaboraient : “le zèle qu’ils mettaient à défendre notre matériel servait la cause allemande” (37). Ces considérations ne choquent pas Sartre qui, en 1949, n’écarte pas ce texte et les publie à nouveau dans le volume intitulé
Situations III. » (p. 226)
Moi non plus, elles ne me choquent nullement. Et je trouve plutôt courageux d’en avoir maintenu la publication. Onfray rappelle ces propos avec l’espoir que l’on y verra une preuve supplémentaire des compromissions de Sartre avec l’ennemi. Disons-le tout net : c’est petit.

Est-il besoin d’en dire davantage ?

Il existe de par le monde tant de gens qui écrivent des choses intéressantes, sur Camus comme sur quoi que ce soit d’autre, et qui restent privés de toute notoriété, laquelle va prioritairement à des hurluberlus du genre de Michel Onfray. On serait tenté de se demander pourquoi. Ne serait-ce pas tout simplement parce que ceux-là ont choisi de dire ce qui apporte la notoriété plutôt que ce qu’ils pensent ? Ou plus probablement sans doute, ne se sont-ils pas habitués à adhérer à ce qui rapporte de la notoriété ?

(1) Michel Onfray, L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, Flammarion, 2012.
(2) Par exemple, sur le site du journal Le Figaro, Paul-François Paoli - qui n’est ni matérialiste, ni athée, ni hédoniste, ni libertaire - fait un éloge appuyé du travail d’Onfray, sans doute parce qu’il alimente une critique acerbe de Sartre et de l’intelligentsia qui l’entoura ; de l’art de choisir son pire ennemi. C’est ici.
(3) Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le sens qu’Onfray attribue au douar-commune (voir pp. 413-414). C’était bien loin d’une « formule kabyle d’un proudhonisme concret », et bien proche d’une circonscription administrative créée pour sédentariser les tribus nomades.
(4) Ailleurs, Onfray n’hésite pas à affirmer que de ces deux nietzschéismes, l’un est français, l’autre allemand, poussant plus loin encore le ridicule.
(5) Dans le numéro 668 de la revue Les Temps modernes, on trouve trois articles consacrés au livre de Michel Onfray. On n’est pas étonné d’y découvrir des propos qui vont à contre-courant de la presse et malmènent l’auteur de L’ordre libertaire : Sartre devait être défendu. Mais les questions et les jugements posés sont néanmoins très souvent justifiés. « Qu’est-ce donc que ce XXIe siècle pour qu’il transforme en héros ou en héraut un moraliste qui frappe sous la ceinture, un philosophe qui répugne à penser, un juge dont le seul principe est la partialité, un libertaire ivre d’autoritarisme dogmatique, un hédoniste qui ignore la joie, un débagouleur de plateaux télévisés ? » se demande Juliette Simont dans un article intitulé “Le siècle d’Onfray” (p. 112) ; « Ce qui est juste dans ce livre bâclé n’est pas neuf. Ce qui s’y veut neuf est peu fondé. Son dogmatisme, ses outrances et ses à-peu-près le desservent. » conclut Jeanyves Guérin à l’issue de son article “Michel Onfray et Camus : le pavé de l’ours” (p. 124) ; et Jean Bourgault regrette : « Il aurait fallu que l’auteur de L’Ordre libertaire aille moins vite, qu’il ait le scrupule, en lisant Camus, de se demander ce qu’est un texte - il aurait fallu qu’il ait eu un peu de cette vigilance inquiète dont ces mots de Péguy, autre intellectuel en guette avec les institutions, se faisaient l’écho. Il aurait fallu qu’Onfray lise Camus sans cette précipitation que l’on sent partout dans L’Ordre libertaire, sans la recherche paniquée de pureté dans laquelle il se débat. Ce sera peut-être pour une autre fois. C’est tout ce que je lui souhaite : qu’il commence à lire, qu’il se libère des labyrinthes du ressentiment. » (p. 162)

Autres notes sur Michel Onfray :
Traité d’athéologie
À propos de la vanité
Autre note sur Albert Camus :
À propos de la commémoration de la mort d’Albert Camus

2 commentaires:

  1. Bonjour Jean

    J'ai été un lecteur assidu, et peut être même comme vos amis un fervent du Onfray... de la première période. J'ai beaucoup aimé "Politique du rebelle" (à l'exception de sa tentative d'analogie entre l'entreprise et le camp de concentration...) dont je connais encore par coeur l'incipit, "La Sculpture de soi", "L'antimanuel de Philosophie", quelques passages de son journal "Le désir d'être un volcan" etc. Mais je suis beaucoup moins, voire pas du tout, le Onfray plus récent qui en effet se caractérise plus par une littérature égotique et parfois inutilement polémique (quand il ne s'agit pas carrément d'interprétation psycho-historique fumeuse, comme faire de Freud un collabo du IIIe Reich par exemple... quoique d'autres critiques, plus épistémologiques, sur la méthode psychanalytique, me semblent en revanche valides).

    Quoiqu'il en soit, votre critique me confirme dans mes récentes impressions sur les dernières publications d'Onfray. Surtout j'aime beaucoup votre second paragraphe, qui révèle une saine intransigeance de la raison face aux drapeaux idéologiques et identitaires. Il peut être repris et étendu, me semble t-il, au delà du seul cas Onfray. Je fais donc référence à ce passage-ci: "De ces convictions, lui se fait des drapeaux qu’il brandit de façon polémique, une façon qui plaît beaucoup aux journalistes et aux animateurs de télévision. Et les choix ainsi proclamés deviennent alors des points de ralliement, des camps qu’il faut défendre et dont les adversaires doivent être pointés du doigt. Ce simplisme des opinions pollue toute analyse en la ramenant à une recherche obsessionnelle des appartenances. L’ordre libertaire en est la parfaite illustration."

    Bien à vous. C.

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    1. Est-ce l’âge qui m’y conduit, cher Cédric ? Toujours est-il que je suis de moins en moins porté à juger les auteurs (et les humains en général) à partir de ce à quoi ils croient, mais bien plutôt en considération de ce qu’ils font de leurs croyances. Et ce n’est pas afin de faire triompher la raison pratique sur la raison théorique (encore que !) ; ce serait davantage pour accorder plus d’importance à l’inclination qu’à la conviction. Il est par exemple des croyances qui “ralentissent” la générosité ; celui qui y adhère et qui, cependant, la contraint à supporter son propre sens des autres, celui-ci me plaît. À l’inverse, celui qui défend des idées que j’approuve en inclinant son propos de telle sorte qu’il trahit de vilains sentiments, celui-là me déplaît.
      Cela dit, je préfère admirer que blâmer. Et viendra peut-être le jour où je serai assez sage pour ne plus que célébrer et applaudir.
      Merci pour votre commentaire.

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