jeudi 27 décembre 2012

Note d’opinion : le mariage pour tous

À propos du mariage pour tous

Depuis quelque temps, j’assiste en spectateur navré au débat qui agite la France au sujet de ce qu’on a décidé d’appeler le mariage pour tous. Pourquoi navré ? Parce que, comme cela arrive bien souvent, dès lors qu’une question est politisée, des camps se forment et les arguments échangés s’éloignent rapidement des véritables enjeux.

Reprenons les choses en leur début. Pour des motifs irrationnels, souvent religieux, les homosexuels suscitent partout dans le monde, mais à des degrés divers, le blâme et la haine. Depuis quelques dizaines d’années, un large mouvement prônant tolérance et respect a incité bien des pays à adopter des législations les protégeant et en a convaincus beaucoup à sortir de la clandestinité où le mépris, voire les violences, les avaient condamnés. Aujourd’hui, une cinquantaine de pays possèdent toujours une législation qui condamne les homosexuels à de lourdes peines, parfois à la prison à vie, quelquefois à la mort.

Parmi les mesures proposées en vue de mettre un terme aux discriminations inadmissibles dont les homosexuels font l’objet, certaines visaient une égalisation des droits des couples, quelle que soit leur composition. Ce fut notamment le cas du Pacte civil de solidarité (PACS) instauré en France en 1999. Non réservé aux homosexuels - ni même aux couples sexuellement liés -, le PACS a ouvert un nouveau chapitre des relations familiales, après celui implicitement créé par la forte augmentation du concubinage au cours des quatre dernières décennies. En effet, la coexistence de régimes juridiques distincts organisant les droits au sein des familles, selon qu’il n’y a aucun contrat, un contrat appelé PACS ou un contrat de mariage, apporte d’importantes modifications aux situations matérielles, sociales et psychologiques des personnes en couple et de leurs proches. Seule une longue durée permettra d’en mesurer les conséquences sur l’évolution de la société.

En 2001, les Pays-Bas ont ouvert le mariage aux couples homosexuels. Depuis lors, plus d’une vingtaine de pays ou d’états (américains, mexicains et brésilien) ont fait de même. Et, en France, on en discute en ce moment l’opportunité.

En fait, pour l’essentiel, deux camps s’affrontent. D’un côté, sur la lancée de la reconnaissance des homosexuels, il y a ceux qui voient dans le mariage pour tous une simple étape supplémentaire, indispensable à l’égalisation de la condition des couples. De l’autre, il y a ceux qui profitent de cette revendication pour dénoncer un projet déstabilisateur de la famille et désigner ceux qui en bénéficieraient comme des fauteurs de troubles. Il existe bien, à l’occasion, de multiples nuances dans les opinions, mais la part la plus publique du débat a cristallisé les opinions, accordant même aux attitudes les plus extrêmes le bénéfice usurpé de la clarté. C’est ainsi que les accusations prennent le pas sur les arguments, les “pour” se plaisant à dénoncer l’homophobie des “contre” et ceux-ci l’atteinte aux valeurs voulue par ceux-là. Tant et si bien que la question anthropologique est totalement escamotée.

Car il y a bien une question anthropologique. Repartons de ce constat malaisément contestable : le mariage a jusqu’à présent désigné, dans toutes les sociétés connues, anciennes comme lointaines, le couple formé d’un homme et d’une femme, habituellement en vue de la procréation. On peut évidemment décider qu’il en soit dorénavant autrement. Long sera sans doute le temps nécessaire pour apprécier l’opportunité de semblable décision. Mais elle marque assurément une importante rupture dans l’équilibre des sociétés, quoiqu’il soit par ailleurs. Non pas parce que les couples homosexuels y trouvent une officialisation nouvelle, mais bien parce qu’ils se fondent dans un statut jusqu’à présent réservé aux couples hétérosexuels. Après tout, on aurait pu imaginer un lien nouveau, désigné d’un mot nouveau - même s’il génère des droits semblables à ceux produits par le mariage -, pour reconnaître des relations que rien ne permet de juger moins honorables que les relations hétérosexuelles, mais qui s’en distinguent par la fatalité de leur stérilité.

L’anthropologie nous apprend que le mariage est une institution qui fut toujours en rapport direct avec la parenté. Il est vrai que la filiation n’est pas biologiquement fondée, mais elle adopte toujours l’apparence de la consanguinité. Elle peut résulter d’une reconnaissance ou d’une adoption, sans véritable consanguinité. Mais elle inscrit l’individu concerné dans le groupe, comme s’il était consanguin. Par exemple, en Europe occidentale, sociétés dites “bilatérales”, elle l’intègre au groupe composé des parents, des grands-parents, des arrière-grands-parents, etc., c’est-à-dire dans deux chaînes composées chacune des deux sexes. Dans les sociétés “unilinéaires”, la filiation passe par une chaîne unisexuée, l’autre sexe n’étant pas intégré dans le groupe. En toute hypothèse, quel que soit le type de filiation, il est construit sur le modèle de la reproduction et il n’associe jamais deux personnes du même sexe au niveau d’une même génération. Il n’associait pas, devrais-je dire, puisque le mariage des homosexuels rompt cette constante.

Cela annonce-t-il des bouleversements considérables, voire regrettables ? Très franchement, je l’ignore. Mais ce que certains appellent le principe de précaution (qui réclame qu’on l’applique lui-même avec précaution) ne devrait-il pas inciter à réfléchir posément, sans passion, sans interférences idéologiques, à cette égalisation des couples qui, d’une certaine manière, efface une différence ? On touche là, en effet, à un avatar supplémentaire de cette rage égalisatrice qui se plaît à dire égales des choses qui ne le sont pas. Ce qui nuit, en définitive, à l’objectif que poursuit le combat contre les discriminations, car celles qui méritent d’être combattues sont évidemment celles qui sont injustifiées. Ne pas discriminer alors que les situations sont distinctes correspond à une forme regrettable d’aveuglement. Que l’on souhaite que tous les couples, hétérosexuels ou homosexuels, bénéficient des mêmes droits, du même respect, de la même reconnaissance, me semble souhaitable. Faut-il y parvenir au prix d’une assimilation qui oblitère une différence dont on peut soupçonner qu’elle a un certain poids social et psychologique ? Toute la question est là.

Il est intéressant de noter que les enquêtes d’opinion réalisées récemment révèlent que bien davantage de Français sont hostiles à l’adoption et au recours à la PMA (1) par les couples homosexuels qu’au mariage qui les lierait. C’est que les interrogations relatives au sort des enfants, voire aux nouvelles techniques de procréation, suscitent des inquiétudes plus directement et plus concrètement éprouvées que celles liées aux structures proprement dites de la parenté. En l’occurrence, une préoccupation en occulte une autre. Les débats relatifs à l’opportunité de joindre ou de disjoindre les deux questions, celle du mariage et celle des enfants, n’ont d’autre fondement que politicien. En ce qui concerne les enfants, la question est là de savoir par qui il convient de les faire élever, à qui il faut ou il est possible de les confier. Et, à ce sujet, les antécédents sont variés et ne permettent pas, je crois, de trancher dans l’absolu en faveur d’une solution plutôt qu’une autre. Il est sans doute exagéré de prétendre qu’il suffit de les aimer. Mais ne l’est-il pas tout autant d’affirmer qu’une mère et un père, voire une femme et un homme, sont nécessaires ? Quant à la question de la PMA, je suis encore bien davantage incapable d’en juger l’intérêt et la légitimité, même si j’estime qu’il est important - et même urgent - d’y réfléchir. Quand Jean-Christophe Cambadélis déclare : « Le texte gouvernemental pour le mariage pour tous est une très belle avancée du droit à l'égalité, mais il ne faudrait pas maintenant que le désaccord sur la PMA vienne ternir l'unanimité sur ce texte qui fait progresser notre pays » (Cf. Le Monde du 21 décembre 2012, p. 2), il ne donne pas un avis fondé sur une réflexion ; il fait de la politique.

On pourrait aisément m’objecter que la modification de dispositions légales relatives aux personnes relève de la politique, et que n’en pas faire revient à laisser faire. Ce n’est assurément pas faux. Mais lorsqu’on refuse de se précipiter en politique, on découvre de multiples raisons de n’y plus entrer. Car les réflexions propres à éclairer les choix ne semblent pertinentes que lorsqu’elles échappent au champ politique. Pour esquisser ce que cette répulsion du politique signifie, je me bornerai à citer un court passage du livre de Pierre Guenancia, Descartes et l’ordre politique, un passage où, évoquant la pensée de Descartes, celle de Hobbes et celle de Spinoza, il évoque les limites du politique, telles que la société contemporaine nous pousse à les oublier :
« L’idée qui circule avec autant d’évidence dans ces trois cas c’est que la société n’a pas pour fonction de rendre les hommes heureux ou raisonnables ; et encore l’aurait-elle qu’elle ne disposerait pas du pouvoir nécessaire à l’accomplir. La société, entendons l’organisation politique, empêche les hommes de trop déraisonner et en ce sens elle est utile mais elle ne les réforme pas positivement. C’est une idée très ancienne, réactivée dans les temps modernes, que le bonheur des individus dépend d’une bonne organisation sociale et que dans une société juste et authentique les hommes le seraient également. Aussi les philosophes de l’époque classique sont-ils plus “actuels” que les philosophies sociales de notre temps lorsqu’ils nous invitent à mesurer avec lucidité les pouvoirs respectifs de la société et de l’individu et à ne pas reporter d’une façon paresseuse sur les “structures” la fonction, mais aussi le pouvoir qui va avec, de nous rendre “meilleurs” que nous ne sommes. Nous commençons seulement à soupçonner que toute société secrète de l’aliénation parce que aucune ne fabrique les anticorps qui l’immuniseraient. La société, dont on parle comme d’un organisme, ne possède pas d’autorégulation qui fait de celui-ci une unité autonome, tendant à un équilibre constant. Mais il y a davantage chez Spinoza : s’il est d’accord avec Hobbes pour refuser aux valeurs une objectivité, reconnaître que chacun cherche avant tout son intérêt, si leurs descriptions de la nature humaine s’accordent pour l’essentiel, il ouvre une perspective qui perce comme une éclaircie dans le sombre paysage hobbien. Le pouvoir de la raison s’aiguise d’abord dans l’entreprise de démystification des puissances qui s’appuient sur l’ignorance et la crainte pour gouverner les hommes, leurs croyances et leurs conduites. » (2)

Qui peut prétendre savoir quel équilibre il convient d’établir entre une réflexion dont la qualité dépend de la façon dont on se déprend de soi-même, à commencer par ce qui, en nous, nous est dicté par le champ politique, et la part de l’action propre à donner un sens à cette réflexion. D’autant que la réflexion communiquée est déjà une action.

On l’aura compris, j’ignore s’il est ou non opportun d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels. Me refusant à entrer dans les débats qui, au nom d’un camp, stigmatise l’autre, j’avoue mon hésitation. Les conséquences des règles déjà adoptées dans certains pays, si elles se mesurent un jour - sans doute dans un avenir lointain -, le seront probablement sans aucune référence aux arguments aujourd’hui échangés dans le champ politique français. Et face à cet aspect profond des choses en cause, sans rien oublier du respect et de la reconnaissance dus aux homosexuels, j’hésite. J’hésite et je revendique le droit à l’hésitation. Car il me parait propice à pousser la réflexion, mais aussi l’écoute des autres, bien au-delà de ce que les débats communs autorisent.

(1) Procréation médicalement assistée.
(2) Pierre Guenancia, Descartes et l’ordre politique. Critique cartésienne des fondements de la politique (1ère éd. : 1983), Gallimard, Tel, 2012, pp. 229-230.

mardi 18 décembre 2012

Note de lecture : André Maurois

Prométhée ou la vie de Balzac
d’André Maurois


Balzac est un peu au roman ce que Molière est au théâtre : une réussite en laquelle résident peut-être les clés du genre. Mais il ne suffit sans doute pas de les chercher dans l’œuvre ; encore faut-il aussi s’interroger sur les conditions de sa production. Et cela, d’autant plus qu’il existe un mystère Balzac : comment l’homme qu’il fut a-t-il pu écrire ce qu’il a écrit ?

Je ne doute pas que l’on puisse poser cette question pour bien des écrivains. Mais en l’occurrence, elle s’impose immédiatement, dès lors que l’on est quelque peu informé de ce que fut la vie de cet étrange énergumène à qui vint un jour l’idée de prétendre dresser l’exact tableau du monde social au moyen de son œuvre.

Qui veut comprendre un tant soit peu l’auteur de La comédie humaine doit rechercher une bonne biographie. Auquel cas, sans la moindre hésitation, je recommande celle que nous devons à André Maurois, Prométhée ou la vie de Balzac (1) : c’est un chef d’œuvre !

La biographie est un genre ardu. Il a souvent produit de mauvais livres. C’est qu’il s’agit de faire preuve, pour y exceller, de qualités rarement réunies : acharnement à se documenter, rigueur dans l’analyse des sources, talent de conteur, clarté, et surtout - le plus important - capacité à s’effacer devant son sujet. Maurois, mieux que personne, arrive à accorder à la pensée de celui dont il raconte la vie une totale prééminence sur la sienne. Et à rester suffisamment dans l’ombre pour que toute lumière lui profite. Même si l’on sent continûment combien il aime Balzac, Maurois se garde de l’hagiographie et montre que le génie de l’auteur de La comédie humaine transcende les travers de l’homme.

Il serait hasardeux d’oser définir en quelques lignes tout ce qui fait la richesse de Prométhée ou la vie de Balzac. D’autant que le cas Balzac n’est pas simple. Tout dans sa vie flirte avec la démesure. Et l’œuvre, dont il convient d’expliquer la force en dépit de cette vie, ne se révèle peut-être pleinement que dans sa globalité.
« Il ressemblait à un architecte qui, portant en lui l’image d’une cathédrale et manquant des moyens nécessaires à son immense dessein, ne pourrait que sculpter et tailler des fragments. Les profanes, voyant quelques pierres, en critiquent la forme sans savoir où elles doivent aller. » (p. 258)

Peut-on, comme le fait Maurois, suggérer que les romans de Balzac représentent une sorte de contre-pied de sa vie ?
« [...] l’artiste crée dans un univers dont il est le dieu ; dès qu’il se trouve aux prises avec des obstacles et des hasards qu’il ne peut modeler lui-même, il s’enfuit dans l’œuvre où ses pires échecs deviennent ses meilleurs sujets. » (p. 306)
Oui, sans doute. Mais c’est encore trop simple. Et Maurois nous donne bien d’autres grains à moudre, parmi lesquels transparaît un homme aussi délirant que séducteur. La femme de Metternich rapporte ceci de ce que se seraient dits son mari et Balzac le 20 mai 1835 :
« “ ‘Monsieur, je n’ai lu aucun de vos ouvrages, mais je vous connais et il est clair que vous êtes fou, ou que vous vous égayez aux dépens des autres fous, et que vous voulez les guérir au moyen d’une folie encore plus grande.’
Balzac répondit que Clément avait deviné juste, que cela était son but et qu’il l’atteindrait. Clément a été enchanté de la manière dont il voit et juge les choses.”
» (p. 293)

Étrange, cet envoûtement pour le personnage, au-delà même de ses frasques ! Et il en va de même pour ceux qui l’ont lu. Flaubert, conscient que l’écriture de Balzac n’avait pas coûté à celui-ci tous les efforts que lui-même consentait laborieusement, s’inclina pourtant devant son génie, jusqu’à risquer une théorie :
« “Je hasarde ici une proposition que je n’oserais dire nulle part : c’est que les grands hommes écrivent souvent mal, et tant mieux pour eux. Ce n’est pas là qu’il faut chercher l’art de la forme, mais chez les second (Horace, La Bruyère)...” (*1) » (p. 448)

Comme lui-même l’a cru quelquefois, comme nombreux de ses proches l’ont dit, Balzac n’écrit que poussé par la nécessité, rêvant d’un temps où il pourrait enfin écrire à son aise. Quand meurt Mme de Berny - sa première maîtresse et sa protectrice -, Zulma Carraud le plaint, mais elle l’exhorte surtout à écrire autrement :
« “J’ai vu une large plaie dans votre cœur et j’ai pleuré avec vous cet être angélique dont vous avez ignoré les plus grandes souffrances. Honoré, n’y a-t-il pas eu réaction en vous, chez vous ? Je n’ai aucun des titres qu’elle avait pour vous parler, mais aussi je ne suis arrêtée par aucune des pudeurs qui la firent se taire si souvent. Malgré votre prière de ne pas évoquer un tel sujet, je vous demanderai si, le jour où un coup si fatal vous fut porté, vous ne comprîtes pas qu’il y avait autre chose dans la vie qu’un canif de huit cents francs et qu’une canne qui n’a d’autre mérite que d’attirer les regards sur vous ? Quelle célébrité pour l’auteur d’Eugénie Grandet...” La stoïcienne de Frapesle blâmait son ami Honoré. Dans quelle aberration l’avaient jeté ces nuages d’encens, ces femmes du monde, ces dandys fastueux ? Il se plaignait d’être ruiné ? Mais n’était-ce pas sa faute ? Il avait gagné, depuis huit ans, des fortunes et pourtant fait plus de dettes qu’au temps de ses débuts. Fallait-il donc de telles sommes, à un homme de pensée, pour vivre ? Devait-il chercher tant de jouissances matérielles ? Est-ce écrire que de le faire le couteau sur la gorge ? “Honoré, quelle vie vous avez faussée, et quel talent vous avez arrêté dans son essor !...” Elle avait raison quant à la vie faussée, tort quant au talent. “Quand donc, dearest, vous verrai-je travailler pour travailler ?... Vous feriez de si belles, de si bonnes choses alors !” Mais il les faisait ! Malgré traverses, orages et excès, son démon ne l’abandonnait pas. » (pp. 343-344)
En fait :
« Non seulement il gardait foi en l’avenir, mais aussi goût très vif pour le présent. A la châtelaine de Wierzchownia, il peignait une vie dramatique : une meute de créanciers à ses trousses, une autre de journalistes aux crocs menaçants, le deuil [de Mme de Berny], l’épuisement. Tout cela était, hélas ! vrai. Seulement il fallait, en regard de ce passif, mettre un actif inaliénable de vitalité. Balzac perd sur tous les tableaux ; son instinct lui dit que tout s’arrangera. Sa vie n’est-elle pas un roman ? Il la corrigera sur épreuves. Le jour même ou, pour manger, il doit emprunter au docteur Nacquart et à un vieil ouvrier “plus confiant que les gens du monde”, il s’offre pour six cents francs une nouvelle canne. Plus il se voit acculé, plus il achète, pour se donner l’illusion de la puissance. Et d’ailleurs, est-ce une illusion ? Il sait que, cette fois encore, il aura, comme Vautrin, la force de défier la société - et de vaincre. » (p. 347)

Sa force ? Peut-être sa capacité à comprendre face à la page blanche ce qu’il oublie dans la vie. Car, dans Le lys dans la vallée, il parvient à mettre dans la bouche d’Henriette ce conseil prodigué à Félix :
« “Une des règles les plus importantes de la science des manières est un silence presque absolu sur vous-même.” » (p. 298)
S’il a souvent voulu l’appliquer, il en a toujours été incapable.

Mais venons-en au projet de peindre la société.

Il faut se garder d’y voir la moindre prescience sociologique. Car ce en quoi Balzac nous fait entrer, ce n’est assurément pas une explication du monde social. Il peint un monde qui est celui qui échappe à toute mesure, à toute statistique, à tout effort d’élucidation. Et lorsqu’il y distingue des classes, ce sont en fait des types que différencient les intérêts et les mœurs. Ainsi, dans La fille aux yeux d’or :
« Elle commence par un brillant essai sur Paris, “vaste champ incessamment remué par une tempête d’intérêts” où l’on rencontre, non des visages, mais des masques. “Masques de faiblesse, masques de force, masques de misère, masques de joie, masques d’hypocrisie ; tous exténués, tous empreints des signes ineffaçables d’une haletante avidité. Que veulent-ils ? De l’or, ou du plaisir” (*2)
Dans cet enfer, “où tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint”, Balzac distingue cinq classes :
le monde qui n’a rien, l’ouvrier, le prolétaire, le boutiquier ; puis, deuxième groupe : le monde qui a quelque chose, commerçants en gros, employés, clercs, en un mot, le bourgeois. Que veut le bourgeois ? “Le briquet du garde national, un immuable pot-au-feu, une place décente au Père-Lachaise et, pour sa vieillesse, un peu d’or légitimement gagné.” (*3) Troisième cercle de cet enfer “qui peut-être un jour aura son Dante”, les avoués, avocats, médecins, notaires, tous confesseurs de cette société qu’ils méprisent. Quatrième cercle : le monde des artistes, visages noblement brisés, mais brisés, assassinés par les rivalités, les calomnies. Enfin, cinquième cercle, l’aristocratie, la haute propriété, les salons aérés, dorés, le monde riche, oisif, renté. Là rien de réel. La politesse couvre un mépris continuel. La vanité règne, et l’ennui. Une vie creuse modèle des visages de carton, “cette physionomie des riches où grimace l’impuissance, où se reflète l’or et d’où l’intelligence a fui.” C’était, en quelques pages, une fresque géante, poussée au noir, mais admirable. » (pp. 277-278)
On est là devant un tableau, en aucun cas face à une analyse.

Maurois a raison de s’intéresser aux opinions politiques de Balzac, contre tant d’autres qui y répugnent. C’est que le gaillard n’est guère progressiste. Mais il est face à la politique comme il est face à la société : plein d’intuitions, plein d’espérances, plein d’une force rageuse.
« Le meilleur régime politique est, selon Balzac, celui qui produit la plus grande énergie. Or il pense que ce maximum d’énergie s’obtient en concentrant l’autorité de l’État. On se souvient de la conversation imaginée par lui entre Catherine de Médicis et Roberspierre. Il admet ces deux agents de la raison d’État ; il admire Napoléon pour les mêmes motifs. Il a été, comme la plupart des enfants de son âge, “un enfant d’Austerlitz” ; il n’a pas oublié ses premiers enthousiasmes. » (p. 431)
Pourquoi est-il ainsi ? Maurois nous l’indique dès les premières lignes de son livre, avec l’acuité d’un bon historien. Car :
« En 1799, année où naquit Honoré de Balzac, la France réagissait comme une convalescente après une grave maladie. Dix années de fièvre la laissait écœurée, inquiète et lasse. Un plébiscite presque unanime approuva la constitution consulaire. La nation n’était pas violée, elle se donnait. Les catholiques souhaitaient pratiquer leur religion en paix ; les jacobins nantis acceptaient, non sans sarcasmes, la restauration du culte, à la condition qu’ils garderaient leurs prébendes. » (p. 5)

Ce terreau, et celui de sa famille, le tiennent éloigné des rêves démocratiques. Et lorsque survient une révolution, celle de 1830, il n’y voit qu’une occasion manquée de se donner un vrai chef.
« Après la révolution de 1830, il eût peut-être accepté le régime du roi bourgeois, si celui-ci avait été fort. Seulement “nous avons fait une grande révolution et elle est allée tomber entre les mains de quelques petits hommes... La pire faute de la révolution de Juillet est de ne pas avoir donné trois mois de dictature à Louis-Philippe, pour assurer fortement les droits du peuple et du trône.” Si l’on veut le bien-être des masses, l’absolutisme (ou la plus grande somme de pouvoir possible) est le seul moyen d’atteindre ce but. “Ce qu’on nomme un gouvernement représentatif est une tempête perpétuelle... Or, le propre d’un gouvernement est la fixité.” (*4) Après deux ans de monarchie constitutionnelle, dont il a déploré la mollesse et l’inefficacité, Balzac, en 1832, s’est rapproché du légitimisme, non par dévotion affective comme Chateaubriand, non par ambition mondaine comme l’a cru la vigilante Zulma, mais parce que l’absolutisme du roi légitime sera, pense-t-il, le mieux accepté.
Plus tard, cette politique de Balzac scandalisera Flaubert et Zola. “Et il était catholique, légitimiste, propriétaire... Un immense bonhomme, mais de second ordre.” Balzac de second ordre ! Quelle folie ! Alain, plus républicain que Flaubert, comprenait la politique balzacienne. On a dit : “Il soutient le trône et l’autel sans croire ni à l’un ni à l’autre.” Vrai, si l’on entend : croyance en leur valeur absolue ; faux, s’il s’agit de leur valeur pratique.
» (p. 431-432)

La question mérite d’être creusée. Car on comprend bien que les opinions politiques de Balzac n’obéissaient pas à un penchant idéologique. Elles étaient plutôt empreintes d’une certaine naïveté. Ce n’est pas la lecture de Hobbes qui lui a donné l’idée qu’un seul chef tout-puissant puisse améliorer les choses. Il le ressent de la sorte parce qu’il s’y voit. Or, cette faculté d’identification, c’est cela sans doute à quoi on doit la force de ses romans. Le même homme qui ne sut jamais garder un sou pouvait parfaitement imaginer la manière d’être de Frédéric de Nucingen. Et quand, au détour d’un récit, il dépeint un milieu, il n’hésite ni à prendre de la hauteur pour croquer la réalité, ni à s’y projeter pour satisfaire des sentiments à ce point déçus qu’ils vibrent sous sa plume. Ainsi en va-t-il dans Les employés ou la femme supérieure, comme Maurois l’a très justement remarqué.
« Balzac ne peut pas toucher à un sujet sans l’approfondir. Ce qui devait être un drame conjugal [La femme supérieure] devient une large étude historique. Sous Napoléon, la volonté de l’Empereur avait retardé la toute-puissance de la bureaucratie, “ce rideau pesant placé entre le bien à faire et celui qui peut l’ordonner” (*5) Sous un gouvernement constitutionnel, le ministre étant instable et occupé à défendre son existence devant les Chambres, les Bureaux règnent et créent une puissance d’inertie qui s’appelle le rapport, et qui retarde l’action efficace. “Les plus belles choses de la France se sont accomplies quand il n’existait pas de rapport et que les décisions étaient spontanées...” Entièrement composée de petits esprits, la bureaucratie mettait obstacle à la prospérité du pays, retenait sept ans dans ses cartons un projet de canal (ici paraît le bout de l’oreille de Surville) éternisait les abus et s’éternisait elle-même.
De telles réflexions ont conduit Rabourdin - et Balzac - à une refonte du personnel. Réduire à trois le nombre des ministères, employer peu de monde, doubler ou tripler les traitements, voilà les moyens. L’impôt sera personnel et mobilier. Balzac et Rabourdin suppriment les impôts indirects. “Les fortunes individuelles s’expriment admirablement en France par le loyer, par le nombre des domestiques, par les chevaux et les voitures de luxe qui se prêtent à la fiscalité.” Les impôts seront lourds. Qu’importe ? “Le budget n’est pas un coffre-fort, mais un arrosoir ; plus il puise et répand d’eau, plus un pays prospère...” (*6) Il faut remarquer que ces idées si neuves sont contraires à celles du parti légitimiste. L’auteur, comme son personnage, ramait à contre-courant. Mais la belle Célestine allait, par sa fidélité dans le malheur, consoler Xavier Rabourdin d’une inévitable disgrâce. Qui consolerait Balzac ?
» (pp. 362-363)

Maurois penche pour distinguer Balzac des romantiques.
« Balzac souhaite, pour ses héros comme pour lui-même, non pas “une chaumière et un cœur, mais un palais avec la bien-aimée” (*7). C’est une attitude toute contraire à celle des romantiques. En amour comme en politique, Balzac rame à contre-courant. » (p. 437)

Il faut évidemment s’entendre sur ce que fut le romantisme. Si Balzac est contemporain du romantisme français, il s’en distingue à bien des égards. Plus que tout autre, il n’éprouve aucun attrait pour la bohème. Et il a, sur les passions, des idées très éloignées de ce qu’en pensent Lamartine, Hugo ou Nerval. Mais lorsque Maurois note ce qui sépare, selon Balzac, la passion de l’art, n’est-ce pas là encore une de ces lucidités propres à réjouir les romantiques ?
« L’excès des passions tue l’art, de même il tue parfois la puissance virile. Un homme peut “manquer” la femme qu’il adore, alors qu’il se révélera amant vigoureux pour une courtisane qu’il n’aime pas, comme un ténor peut faire un fiasco lamentable au moment où il éprouve les plus nobles émotions musicales. “Quand un artiste a le malheur d’être plein de la passion qu’il veut exprimer, il ne saurait la peindre, car il est la chose même au lieu d’en être l’image. L’art procède du cerveau et non du cœur. Quand le sujet vous domine, vous en êtes l’esclave et non le maître. Vous êtes comme un roi assiégé par son peuple. Sentir trop vivement au moment où il s’agit d’exécuter, c’est l’insurrection des sens contre la faculté...” (*8) Bref l’imagination use les forces d’un homme qui ne les retrouve plus ensuite pour l’action. De même que l’idée tue, elle émascule. » (pp. 358-359)

Avec Balzac, Maurois a sans conteste trouvé un sujet à la mesure de son talent. Et si son tempérament est à l’opposé du sien, c’est avec la même ardeur qu’on dévore leurs livres.

(1) André Maurois, Prométhée ou la vie de Balzac, Hachette, 1965.
(*1) Correspondance, t. III, pp. 31-32 (Paris, Conard.)
(*2) Balzac : La fille aux yeux d’or, “Pléiade”, t. V, p. 255.
(*3) Ibidem, pp. 261,267,269.
(*4) Balzac : Pensées, sujets, fragments, dans Œuvres complètes, t. XXVIII, p. 707. (Club de l’Honnête Homme.)
(*5) Balzac, Les employés, “Pléiade”, t. VI, p. 873.
(*6) Ibidem, pp. 879-880.
(*7) Félicien Marceau : Balzac et son monde, p. 260 (Paris, Gallimard, 1955.)
(*8) Balzac : Massimilla Doni, “Pléiade”, t. IX, p. 381.


Autre note sur Maurois :
Histoire d'Angleterre

Autre note sur Balzac :
Le cousin Pons

vendredi 7 décembre 2012

Note de lecture : Pierre Mayer

Préface au Cap des tempêtes de Lucien François
par Pierre Mayer


Le cap des tempêtes de Lucien François (1) en est à sa deuxième édition.

Celle-ci est enrichie d’une préface, que l’on doit à Pierre Mayer. Juriste renommé, celui-ci ne cache assurément pas son admiration pour le livre. Son accord avec la thèse défendue est à ce point profond qu’il m’étonne. Car ce spécialiste de l’arbitrage devrait savoir que ce qui mérite davantage de susciter l’interrogation dans le comportement humain n’est pas le recours à la force ou à la menace, mais au contraire l’incroyable multiplicité de circonstances qui voient les hommes obéir à quelque chose qu’aucune force ne conforte. Et si le droit endigue des vœux propres à inspirer la violence, il traduit également des souhaits qui refusent précisément toute légitimité à celle-ci.

Norberto Bobbio a parlé d’un cap des tempêtes à propos de la théorie positiviste, lorsque celle-ci s’attaque à la question de la prééminence de la règle de droit par rapport à toute autre règle que divers lieux du monde social se donnent. C’est qu’écarter le devoir-être de la règle rend autrement malaisée l’explication de cette prééminence. « La plupart des juristes, même positivistes, font entrer dans la définition du droit la notion de justice, justice à laquelle n’aspire pas, et que ne fait pas régner, la bande de voleurs. Mais telle ne peut être la réponse d’un positiviste conséquent, comme l’est Lucien François », écrit Pierre Mayer. Voilà qui me paraît un peu court !

Car enfin, une chose est d’étudier le droit en recherchant son adéquation avec ce que l’on croit être le juste, comme ont pu le faire bien des jusnaturalistes. Une autre est d’étudier ce que le droit positif doit à cette conception-là. Et il me semble qu’un positiviste conséquent devrait précisément s’atteler à expliquer les traces que l’idée de droit naturel a pu laisser, au fil du temps, dans le droit positif.

Bien que n’étant pas un grand connaisseur des théories du droit, je voudrais me permettre d’exposer l’idée que je me fais du positivisme de Lucien François.

Si l’on admet que celui que l’on nomme positiviste dans le champ des recherches juridiques a choisi d’approcher le droit tel qu’il est - c’est-à-dire en se contentant du droit positif - et de se désintéresser du droit tel qu’il devrait être, on est forcé de constater que Le cap des tempêtes représente une entreprise qui dépasse, si je puis dire, ce positivisme-là. Car le droit positif y est lui-même appréhendé en ne considérant que les faits, à l’exclusion des multiples intentions dont certains croient qu’elle participent à le faire ce qu’il est. En ce sens, Lucien François se rapproche beaucoup d’un certain positivisme philosophique. Il me semble que le premier paragraphe d’un article intitulé “Putnam et la critique de la dichotomie fait/valeur” que Antoine Corriveau-Dussault a publié en 2007 circonscrit bien le cadre dans lequel Lucien François veut contraindre sa pensée. Le voici :
« Les positivistes logiques défendent la distinction fait/valeur sur la base de leur division tripartite des énoncés. Les énoncés se répartissent selon eux en trois classes : les énoncés analytiques, les énoncés synthétiques, et les énoncés vides de sens. Les énoncés analytiques sont ceux qui sont vrais en vertu de leur seule signification (par exemple les énoncés tautologiques comme « Tous les célibataires sont non-mariés »). Les énoncés synthétiques sont les énoncés empiriques, c’est-à-dire ceux pour lesquels une méthode de vérification expérimentale peut être imaginée. Les énoncés qui n’entrent pas dans ces deux classes sont considérés vides de sens. C’est le cas principalement des énoncés éthiques et métaphysiques. Ces énoncés n’étant ni tautologiques, ni vérifiables empiriquement, ils sont rejetés comme du non-sens. C’est ce qui conduit les positivistes à opposer faits et valeurs. Selon eux, les faits sont du domaine de la science, et sont objectifs parce qu’ils constituent des descriptions du monde tel qu’il est dont l’exactitude peut être vérifiée empiriquement. À l’opposé, les valeurs sont du domaine de l’éthique (et de l’esthétique), et sont subjectives parce qu’elles sont des prescriptions de comment le monde devrait être qui ne réfèrent à rien de vérifiable empiriquement. L’opposition fait/valeur constitue donc, depuis le positivisme logique, le principal argument en faveur du subjectivisme moral. » (2)

Ce n’est cependant pas tout. Car les valeurs ainsi rangées parmi les énoncés vides de sens ne sont telles que lorsqu’on y adhère, lorsqu’on les fait siennes, lorsqu’elles constituent une part de ce qui prétend démêler le vrai du faux. Mais lorsqu’elles sont l’énoncé de l’autre, elles deviennent un fait. Car un énoncé vide de sens qui est perçu, à tort, comme en en ayant un, devient un fait pour ceux sur qui il a des effets. Voilà ce dont la notion de nimbe que Lucien François utilise rend bien mal compte.

Les sciences de la nature et les sciences de l’homme affrontent des difficultés différentes, en raison même de la nature des faits qu’elles envisagent d’expliquer. Pour les premières, les jugements de valeur sont effectivement irrelevants, du moins serait-il souhaitable qu’ils le soient. Par contre, pour les secondes, ils font partie de ce qu’il convient d’expliquer ou font même partie de l’explication des faits constitutifs de l’objet de recherche. Supposer le contraire conduit à se cantonner dans une sorte de behaviorisme peu propice à des découvertes sociologiques. Car, de sociologie, il en est question dans la préface de Pierre Mayer. « Parvenu à la fin de l’ouvrage, le lecteur s’interroge légitimement : le discours qu’il vient de lire, est-ce un discours juridique ou un discours sociologique? En décrivant des phénomènes de fait, en réduisant le droit à un ensemble de faits, l’auteur ne se place-t-il pas en dehors du droit pour ne porter sur lui qu’un regard extérieur, celui du sociologue? » s’interroge-t-il.

Sans qu’il ait été besoin de préciser ce qui distingue le fait du droit lors de l’application de ce dernier - usage soit professionnel soit naïf du mot “fait” -, Mayer aurait dû s’interroger, me semble-t-il, sur la méthode. Lucien François accomplit-il un travail quelque peu sociologique en exposant son analyse du droit ? Même si son intention fut telle, c’est un fait : il y réussit peu. Car on ne s’explique pas mieux ce qu’est le droit en sachant que la force régit bien des rapports humains. Si celle-ci était à ce point déterminante, qu’importe le droit ! Et si le droit ne procède que d’illusions, celles-ci ont une réalité qu’il est illusoire d’ignorer.

Selon Mayer, c’est le pouvoir qui fascine Lucien François. Il écrit : « [...] plus il avance dans sa démonstration, plus Lucien François se concentre sur ce qui, plus que tout, le fascine : le pouvoir, et ce sur quoi il repose. Ce n’est pas sensible dans l’exemple du “plus petit jurème” : celui qui l’énonce est menaçant, mais ne prétend pas posséder un pouvoir. En revanche, lorsque le jurème s’installe dans des relations durables, la notion d’“archème” doit être introduite. Sa place grandit avec les “agrégats”, “ensembles d’archèmes agglutinés”. Et lorsque l’agrégat se fait dominateur sur un territoire, ce qui correspond au phénomène de l’Etat, la tâche que s’assigne l’auteur est d’analyser lucidement comment le pouvoir s’établit, comment il coexiste avec d’autres agrégats, comment il s’exerce et comment il se maintient. »
J’incline pourtant à croire que c’est la force, et non le pouvoir, qui fascine l’auteur du Cap des tempêtes. Car il n’y est question que du pouvoir de la force, ce qui est bien distinct du pouvoir, dont les sources sont multiples et les formes diverses. Multiplicité et diversité, tel se présente le monde social, et la gageure d’en rendre compte par la simplicité et l’univocité, aussi subtil et compliqué soit le chemin pour y arriver, n’est pas prête d’être tenue.

Ce qu’il y a d’amusant dans la thèse de Lucien François - et que Pierre Mayer ne semble pas avoir aperçu -, c’est que le droit sans le Sollen peut être interprété comme une vision illusoire de celui-ci, illusoire en ce qu’elle méconnaît certaines des principales déterminations du droit. Et la sociologie ne perdrait sans doute pas son temps si elle s’attelait à analyser ce qui a conduit certains juristes, soucieux de se démarquer des jusnaturalistes les plus illusionnés, à rejeter ces déterminations-là comme n’ayant pas davantage de réalité que le nimbe qui entoure la tête des saints.

(1) Lucien François, Le cap des tempêtes, 2e éd., Bruylant & L.G.D.J, Bruxelles, 2012.
(2) Antoine Corriveau-Dussault, “Putnam et la critique de la dichotomie fait/valeur” in Phares (Revue philosophique étudiante de l'Université Laval), volume 7, 2007, disponible sur Internet ici.


Autres notes sur le même thème :
« Que pense l’équipage ? » de Marc Jacquemain in Le droit sans la justice.
À propos des faits et des valeurs
Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs

lundi 3 décembre 2012

Note d’opinion : la corrida

À propos de la corrida

Je viens d’écouter en différé le numéro du 24 novembre 2012 de l’émission Répliques (1), consacré à la corrida. C’est peu dire que les propos d’Alain Finkielkraut m’ont étonné. Ses propos, mais aussi ses actes. Car enfin, fallait-il assister en septembre dernier à la Feria des vendanges de Nîmes ? Une parole qu’il aime citer me revient en tête : « Un homme, ça s’empêche » (2)

Ça s’empêche de quoi, en l’occurrence ? D’abord, de faire fi de ce qui le choquait, le révulsait même - c’est lui qui le précise -, dans ce genre de spectacle. Et donc de s’y rendre. Mondanité ? Peut-être. Ensuite, de se laisser séduire par des formes de beauté qui doivent quelque chose à des transgressions morales. Et là, la question n’est pas simple ; j’y reviendrai.

Je voudrais avant tout rendre hommage à Élisabeth de Fontenay qui a su faire face, avec une dignité exemplaire, aux arguties de Francis Wolff et à l’entêtement fiévreux de Finkielkraut. Elle a su rappeler les mots de Plutarque et de Montaigne à propos de la douceur que les animaux méritent. Elle a surtout su montrer ce que pouvait avoir d’anachronique, de dépassé, cette morale aristocratique qui sous-tend l’idéal tauromachique des aficionados les plus intellectifs et qui doit presque tout à l’honneur militaire, à l’honneur du nom, ce avec quoi la philosophie lui a fait rompre.

Alain Finkielkraut, citant Wolff, admira la formule « tu seras tel que tu te montres » et il la lia à ce propos (qu’il prêta à Machiavel) : « Parais ce que tu souhaites être ». C’était une manière d’accréditer l’idée que la valeur de la tauromachie tient au stoïcisme de celui qui la pratique. Mais le stoïcisme, le courage qu’il suppose, ne peuvent être dissociés du prétexte à leur exercice. D’autant que, insistant alors sur l’importance de la forme, Finkielkraut déplaça la question vers les rigueurs d’une tradition dont le stoïcisme n’est en rien le garant.

Tentons de cerner le problème, tel qu’il peut être abordé sous l’angle formel. Primitivement (si le mot m’est permis), une tradition ne se justifie pas, sinon en arguant qu’il fut toujours ainsi fait. Et les traditions unanimement considérées telles ne se heurtent ni au droit, ni à la morale, ni même à la raison ; elles participent du ciment du monde social. Une tradition est d’autant plus solide qu’elle confirme des valeurs, tels le courage ou l’honneur, au sein même de ses exigences formelles.

Lorsque deux cultures se rencontrent, elles mesurent leurs différences à l’impossibilité en laquelle elles se trouvent d’accepter certaines des traditions de l’autre, ce que l’histoire n’a cessé d’illustrer. Mais lorsqu’une tradition cesse d’être unanimement acceptée, elle cesse également de ne se justifier que par sa permanence. Elle devient alors la cible de multiples raisonnements, tantôt faits pour la justifier, tantôt faits pour la déconsidérer. Alors, et alors seulement, ces raisonnements vont puiser dans l’arsenal moral.

C’est incontestablement le cas de la tauromachie. Les Canaries (depuis 1991) et la Catalogne (depuis le début de l’année) sont deux régions d’Espagne qui l’ont interdite. Il y a donc un désaccord à propos de cette tradition, laquelle est contrainte de se justifier autrement que par sa pérennité. En France, le désaccord est plus ancien, puisqu’il remonte aux premières années d’application de la loi Grammont de 1850. C’est pour consolider une jurisprudence favorable aux corridas que cette loi fut complétée en 1951 d’un alinéa précisant qu’elle « n'est pas applicable aux courses de taureaux lorsqu'une tradition ininterrompue peut être évoquée » ; la pérennité motive ainsi l’exception, mais pas l’ubiquité.

La pratique de la tauromachie pose donc aujourd’hui une question morale. Et Élisabeth de Fontenay a raison de dire que les crimes du XXe siècle ont changé l’exigence morale même. Car la beauté doit dorénavant s’effacer devant toute souffrance infligée. Et, comme elle, j’ai eu un hoquet d’indignation lorsque Finkielkraut a osé citer une définition du courage qui serait d’Hannah Arendt (« l’homme courageux est l’homme qui a décidé que ce n’est pas le spectacle de la peur qu’il veut donner »). Lorsque le courage n’a d’autre fondement que de s’exhiber, il me semble bien éloigné de ce que celle-ci a voulu dire.

Je ne puis qu’approuver Élisabeth de Fontenay lorsqu’elle précise qu’il n’est pas nécessaire de s’inscrire dans l’antispécisme des animalitaires (Peter Singer, Tom Regan, Gary Francione) pour réclamer la suppression des corridas. Il s’agit simplement de mettre un terme à une tradition qui a perdu son approbation unanime et qui heurte la sensibilité de ceux qui jugent que la cause du vivant est la première cause de l’homme. Tuer sans autre raison qu’assister au spectacle de la mise à mort n’est pas, n’est plus moralement acceptable. « Je ne peux tuer l’animal que si je risque moi-même ma vie » : c’est ainsi que Francis Wolff a défini l’autorisation de supplicier le taureau qu’il accorde au matador ; voilà une billevesée que le taureau, de son côté, s’épargne de proférer.

J’ai personnellement assisté une fois dans ma vie à une corrida. C’était au début des années 60, à Céret, dans les Pyrénées orientales. En fait de courage, j’ai le souvenir de celui dont j’ai cru faire la preuve en allant voir un spectacle que la plupart des membres de ma famille craignaient d’affronter. Et la course m’a effectivement effrayé. Au-delà de cela, j’ai aussi conservé le souvenir d’animaux qui s’obstinent à donner de la corne ailleurs que sur l’adversaire véritable, préférant la cape ou la muleta au corps du torero. Je ne veux pas dire que celui-ci ne court aucun danger. Mais la manière de se battre du taureau témoigne d’une maladresse et même d’une naïveté - est-ce la faiblesse de sa vue qui l’explique ? - qui le font davantage ressembler à une victime qu’à un combattant.

En faisant entrer la corrida dans son émission, Finkielkraut y a fait entrer la passion, dans ce qu’elle a de plus irrationnel. D’avoir su qu’il avait assisté à la Feria des vendanges, un fidèle auditeur lui a écrit qu’il se priverait dorénavant de l’écouter. Je n’irai pas jusque-là, même s’il m’a fortement déçu. Qu’a-t-il pensé de la dernière minute de l’émission, lorsque Élisabeth de Fontenay et lui-même se sont traités de fous et que Francis Wolff s’est permis d’évoquer son dégoût ? Triste péroraison d’un débat dont l’animateur voulut qu’il justifiât une mauvaise cause.

(1) France Culture, samedi peu après 9 h., 24 novembre 2012, « Face à la corrida »
(2) Cf. Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, Stock/Flammarion, 2009, p. 136, où ce propos tiré du Premier homme de Camus est discuté.

Autres notes sur Finkielkraut :
Un cœur intelligent
Discours sur la vertu
À propos d’un Finkielkraut qui ne convainc guère
Finkielkraut et Luchini
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

mardi 13 novembre 2012

Note de lecture : Georges Charbonnier

Trois des
Entretiens avec Claude Lévi-Strauss
de Georges Charbonnier


Au cours des trois derniers mois de l’année 1959, la Radiodiffusion-télévision française diffusa une série d’entretiens entre Claude Lévi-Strauss et Georges Charbonnier. Ceux-ci furent ultérieurement publiés par ce dernier sous le titre Entretiens avec Claude Lévi-Strauss (1).

Le premier entretien a porté sur le métier d’ethnologue, les sept derniers sur l’art, les entretiens 2 à 4 sur l’évolution différenciée des sociétés humaines. La présente note ne traitera que de ces trois derniers.

Si j’ai souhaité revenir sur ce texte déjà ancien, c’est que la dégradation de l’environnement des humains (et par la même occasion de bien des animaux) s’accompagne d’une foule de suggestions relatives à des comportements qui participeraient à réduire les dangers. Or, dans la plupart des cas, ces comportements sont sans véritable effet sur les menaces en cause et n’aboutissent qu’à soulager les consciences de l’angoisse qu’elles pourraient y instiller (2). Outre qu’il est impossible de prédire ce que les dernières atteintes à l’environnement peuvent entraîner comme dommages pour le vivant - excepté de pronostiquer qu’il y aura effectivement des dommages -, il se révèle tout aussi impossible de déterminer à quel prodige on pourrait s’en remettre pour les éviter ou les amoindrir. Car les modifications de vie que réclamerait un véritable infléchissement des évolutions les plus regrettables ne sont du pouvoir d’aucun pouvoir, aussi puissant soit-il (3).

Et c’est là qu’il reste utile de tenter de comprendre les choses sous un autre angle, un angle qui échappe quelque peu à l’influence de ces enceintes mentales propres à l’époque. Certains des propos tenus en 1959 par Claude Lévi-Strauss offrent, je crois, l’occasion de tenter pareil exercice de mise à distance.

Avant tout, il convient de fixer soigneusement les limites de cet exercice, notamment en tenant compte des conditions dans lesquelles Lévi-Strauss s’est exprimé. Nous sommes à la fin des années 50 - il y a plus de cinquante ans de cela -, c’est-à-dire à une époque où la préoccupation écologique est ignorée du grand public. Les propos en cause appartiennent à l’expression orale ; ils n’ont donc pas fait l’objet de la même vigilance que celle que l’on réserve généralement à l’écrit. Enfin, il ne faut évidemment pas y voir les idées les plus pertinentes que Lévi-Strauss a pu défendre, mais plutôt parmi les plus hardies.

Tout en précisant ce que cela peut avoir de sommaire, le propos vise à caractériser certaines sociétés dites primitives - celles que l’on pourrait qualifier de plus typées - en insistant sur ce qui les différencie des sociétés dites modernes. Et tout tourne essentiellement autour de la notion de progrès. Car s’il fallait définir la notion la plus générale partagée par les membres d’une société particulièrement primitive, c’est-à-dire primitive au sens de société se vivant comme en son état premier, c’est l’absence absolue de toute conception d’une évolution progressive qu’il conviendrait d’évoquer. Lévi-Strauss en dit ceci :
« Chacune de ces sociétés considère que son but essentiel, sa fin dernière, est de persévérer dans son être, de continuer telle que les ancêtres l’ont instituée et pour la seule raison, d’ailleurs, que les ancêtres l’ont faite ainsi ; il n’y a pas besoin d’autre justification ; “nous avons toujours fait de cette façon-là”, c’est la réponse que nous recevons immanquablement, quand nous demandons à un informateur la raison de telle coutume ou de telle institution. Elle n’a pas d’autre justification que son existence. Sa légitimité tient à sa durée. » (p. 50)

Si l’on a longtemps cru que ce constat témoignait d’une sorte d’incapacité de ces sociétés - cette croyance restait très vivace à la fin des années 50 -, il apparaît qu’il est surtout opportun de s’interroger sur la solution implicitement choisie. N’y a-t-il pas une sorte de sagesse inconsciente à éviter le changement, en ce qu’il pourrait déboucher sur une mise en péril de ce qui fait vivre et la société et les hommes ? Cette question s’impose d’autant plus que l’organisation interne de la société primitive la conduit à des solutions politiques qui paraissent inaccessibles aux sociétés modernes. Les choses s’y passent comme si l’on acceptait de se priver d’une amélioration technique des conditions de vie dès lors que cette amélioration supposerait une quelconque dysharmonie au sein du corps social.
« Il y a un grand nombre de sociétés primitives - je ne dirai pas toutes, mais on les rencontre dans les régions du monde les plus diverses - où nous voyons une ébauche de société politique et de gouvernement soit populaire, soit représentatif, puisque les décisions y sont prises par l’ensemble de la population réunie en grand conseil, ou bien par des notables, chefs de clans ou prêtres, chefs religieux. Dans ces sociétés, on délibère, et on vote. Mais les votes n’y sont jamais pris qu’à l’unanimité. On semble croire que s’il existait, au moment d’une décision importante, et dans une fraction aussi minime qu’on voudra de la société, des sentiments d’amertume, tels ceux qui s’attachent à la position de vaincu dans une consultation électorale, ces sentiments mêmes, la mauvaise volonté, la tristesse de n’avoir pas été suivi, agirait avec une puissance presque magique pour compromettre le résultat obtenu. » (p. 35)

Le premier élément qui frappe, lorsqu’on compare la société primitive et la société moderne, c’est la signification que prend l’histoire dans chacune d’elle : « Ce que je disais peut se résumer de la façon suivante : les sociétés que nous appelons primitives, jusqu’à un certain point, peuvent être considérées comme des systèmes sans entropie ou à entropie extrêmement faible, fonctionnant à une espèce de zéro absolu de température - non pas la température du physicien, mais la température “historique” ; c’est d’ailleurs ce que nous exprimons en disant que ces sociétés n’ont pas d’histoire - et par conséquent, elles manifestent au plus haut point des phénomènes d’ordre mécanique qui l’emporte, chez elle, sur les phénomènes statistiques. Il est frappant que les faits pour l’étude desquels les ethnologues sont le mieux à l’aise : les règles de la parenté et du mariage, les échanges économiques, les rites et les mythes, peuvent souvent être conçus sur le modèle de petites mécaniques fonctionnant de façon très régulière et accomplissant certains cycles, la machine passant successivement par plusieurs états avant de retourner au point initial, et de recommencer son parcours.
Les sociétés à histoire, comme la nôtre, ont, je dirais, une température plus haute, ou plus exactement il existe de plus grands écarts entre les températures internes du système, écarts qui sont dus aux différenciations sociales.
Il ne faudrait donc pas distinguer des sociétés “sans histoire” et des sociétés “à histoire”. En fait, toutes les sociétés humaines ont une histoire, également longue pour chacune puisque cette histoire remonte aux origines de l’espèce. Mais, tandis que les sociétés dite primitives baignent dans un fluide historique auquel elles s’efforcent de demeurer imperméables, nos sociétés intériorisent, si l’on peut dire, l’histoire pour en faire le moteur de leur développement.
» (pp. 38-39)

Dans cette manière d’appréhender le rapport à l’histoire qu’entretiennent les sociétés primitive et moderne, Lévi-Strauss introduit donc cette idée de température qui lui permet de caractériser une autre différence, celle qui porte sur le degré d’inégalité entre les membres du corps social. Partant de la notion générale de différence, il dit ceci :
« Je crois qu’il faut partir de cette notion, qui peut d’ailleurs se concrétiser sous des formes extrêmement diverses, de sociétés qui sont fondées sur l’exploitation d’une partie du corps social par une autre partie, ou bien de sociétés - je m’excuse d’employer des termes modernes et qui n’ont pas beaucoup de sens dans ce contexte -, mais enfin, des sociétés qui ont un caractère démocratique, et qui seraient ces sociétés que nous appelons primitives. En somme, les sociétés ressemblent un petit peu à des machines, et nous savons qu’il en existe de deux grands types : les machines mécaniques et les machines thermodynamiques. Les premières sont celles qui utilisent l’énergie qu’on leur a fournie au départ, et qui, si elles étaient très bien construites, s’il n’y avait pas du tout de frottement et d’échauffement, pourraient fonctionner de façon théoriquement indéfinie avec l’énergie initiale qui leur a été fournie au départ. Tandis que les machines thermodynamiques, comme la machine à vapeur, fonctionnent sur une différence de température entre leurs parties, entre la chaudière et le condenseur ; elles produisent énormément de travail, beaucoup plus que les autres, mais en consommant leur énergie et en la détruisant progressivement.
Je dirais que les sociétés qu’étudie l’ethnologue, comparées à notre grande, à nos grandes sociétés modernes, sont un peu comme des sociétés “froides”, par rapport à des sociétés “chaudes”, comme des horloges par rapport à des machines à vapeur. Ce sont des sociétés qui produisent extrêmement peu de désordre, ce que les physiciens appellent “entropie”, et qui ont une tendance à se maintenir indéfiniment dans leur état initial, ce qui explique d’ailleurs qu’elles nous apparaissent comme des sociétés sans histoire et sans progrès.
Tandis que nos sociétés ne sont pas seulement des sociétés qui font un grand usage de la machine à vapeur ; au point de vue de leur structure, elles ressemblent à des machines à vapeur, elles utilisent pour leur fonctionnement une différence de potentiel, laquelle se trouve réalisée par différentes formes de hiérarchie sociale, que cela s’appelle l’esclavage, le servage, ou qu’il s’agisse d’une division en classes, cela n’a pas une importance fondamentale quand nous regardons les choses d’aussi loin et dans une perspective aussi largement panoramique. De telles sociétés sont parvenues à réaliser dans leur sein un déséquilibre qu’elles utilisent pour produire, à la fois, beaucoup plus d’ordre - nous avons des sociétés à machinisme - et aussi beaucoup plus de désordre, beaucoup plus d’entropie, sur le plan même des relations entre les hommes.
» (pp. 33-34)

La métaphore de l’horloge et de la machine à vapeur est évidemment discutable. Mais elle a le mérite de mieux faire comprendre que la volonté de rester froides aboutit pour les sociétés primitives à autre chose que cette forme d’immobilisme regrettable qu’on y a longtemps vu. Sans trop le vouloir, ces sociétés s’épargnent les maux dont souffrent les sociétés modernes. Et, selon Lévi-Strauss, la priorité qui favorise l’économie de ces déboires, c’est le souci de maintenir un minimum d’harmonie, sinon d’égalité, entre tous les membres du groupe, fût-ce au prix d’une grande déficience technique.

S’il existe ainsi au sein des sociétés primitives une sorte de détermination non consciente qui maintient des conditions de survie que seule l’existence de sociétés différentes mettra finalement en péril, il existe peut-être aussi au sein des sociétés modernes une sorte de détermination non consciente qui les pousse, envers et contre tout - et notamment en dépit de l’affirmation de vœux d’égalité, telle par exemple que la tradition issue de la Révolution française en assure la persistance -, à générer des inégalités, seules propices à donner au progrès les moyens de progresser. Il est frappant de constater que la lutte pour le pouvoir, la concurrence et la rage de s’enrichir - c’est-à-dire - de posséder davantage qu’autrui - restent les moteurs de l’innovation sous toutes ses formes. Mais écoutons Lévi-Strauss : « Le grand problème de la civilisation a donc été de maintenir un écart. Nous avons vu cet écart s’établir avec l’esclavage, puis avec le servage, ensuite par la formation d’un prolétariat.
Mais, comme la lutte ouvrière tend, dans une certaine mesure, à égaliser le niveau, notre société a dû partir à la découverte de nouveaux écarts différentiels, avec le colonialisme, avec les politiques dites impérialistes, c’est-à-dire chercher constamment, au sein même de la société, ou par l’assujettissement de peuples conquis, à réaliser un écart entre un groupe dominant et un groupe dominé ; mais cet écart est toujours provisoire, comme dans une machine à vapeur qui tend à l’immobilité, parce que la source froide se réchauffe et que la source chaude voit sa température s’abaisser.
Les écarts différentiels tendent donc à s’égaliser et chaque fois, il a fallu créer de nouveaux écarts différentiels : quand cela est devenu plus difficile au sein même du groupe social, en réalisant des combinaisons plus complexes, comme celles dont ont donné l’exemple les empires coloniaux.
Vous me disiez donc : est-ce que c’est inéluctable ? Est-ce que c’est irréversible ? On pourrait concevoir que, pour nos sociétés, le progrès et la réalisation d’une plus grande justice sociale doivent consister dans un transfert d’entropie de la société à la culture. J’ai l’air d’énoncer quelque chose de très abstrait, et pourtant, je répète seulement après Saint-Simon, que le problème des temps modernes est de passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses. “Gouvernement des hommes”, c’est : société, et entropie croissante ; “administration des choses”, c’est : culture, et création d’un ordre toujours plus riche et complexe.
Pourtant, entre les sociétés justes de l’avenir et les sociétés qu’étudie l’ethnologie, subsistera toujours une différence, presque une opposition. Elles travailleraient sans doute toutes à une température très proche du zéro d’histoire, mais les unes sur le plan de la société, les autres sur le plan de la culture. C’est ce que nous exprimons, ou percevons de façon confuse, quand nous disons que la civilisation industrielle est déshumanisante.
» (pp. 40-41)

Je n’ignore pas combien l’idée de déterminations aussi puissantes et aussi latentes heurte le sens commun. Pourtant, nul ne peut nier que, selon une formule elle-même bien commune, “on n’arrêt pas le progrès”. C’est que la doxa est pleine de paradoxes. Et une conviction totalement partagée au sein du monde social ne suffit pas à décourager les comportements qui la contredisent. Lorsque Georges Charbonnier demande à Lévi-Strauss si « le progrès n’est pas entièrement déterminé », celui-ci répond ceci :
« Cela me semble bien être le cas puisque, si l’on nous demandait de nous déclarer ouvertement pour ou contre certains progrès - et le problème se pose à l’heure actuelle avec le développement de l’énergie atomique -, il est au moins concevable qu’un grand nombre d’hommes disent : “Non, il vaut mieux ne pas avoir cela, il vaut mieux rester en l’état actuel.” Le fait de posséder une automobile ne m’apparaît pas comme un avantage intrinsèque ; c’est une dépense indispensable, dans une société où beaucoup d’autres gens ont une automobile ; mais si je pouvais choisir, et si tous mes compatriotes voulaient bien y renoncer aussi, avec quel soulagement porterais-je la mienne au rebut ! » (p. 51)

On objectera que ces diverses considérations sur ce qui différencie la société primitive de la société moderne ne nous indique en aucune manière quel genre de solutions il serait possible d’apporter aux différents défis majeurs auxquels les humains sont désormais confrontés. Et cela, d’autant plus qu’elles ont un caractère très hypothétique, très incertain. Lévi-Strauss ne nous révèle pas l’histoire du genre humain ; il raisonne à propos de l’ordre caché des choses, de la même manière que l’a fait Jean-Jacques Rousseau dans ses deux Discours. Et le mérite des hypothèses ainsi avancées réside principalement dans la vertu qu’elles ont de disqualifier les projets illusoires, les promesses sophistiques et les analyses antinomiques dont les politiques et les media nous abreuvent. Sans voir ce qui peut être tenté, le propos de Claude Lévi-Strauss nous permet d’apercevoir ce qu’il est vain d’entreprendre.

Rousseau pensait qu’il revenait à la science, si coupable d’avoir dénaturé l’homme, de lui permettre de reconstruire avec celle-ci un rapport heureux, un rapport équilibré. Pourrait-on imaginer qu’il soit conforme à la pensée de Lévi-Strauss de miser sur le progrès pour qu’il s’auto-infléchisse, qu’il en vienne à nous épargner les désastres qu’il porte en lui ? Il est un fait qui met en péril cette espérance. C’est que, parmi les effets que l’on doit au progrès, il en est un qui a en quelque sorte servi de multiplicateur, au point d’être aujourd’hui la cause première des maux les plus pernicieux : l’explosion démographique. À elle seule, elle crée la famine, la violence, l’altération de l’environnement, des mœurs et des pouvoirs ; elle définit surtout des entités sociales d’une dimension qui rend toute ordonnance sociale aimable impossible. Lévi-Strauss en fit, sa vie durant, son inquiétude majeure :
« Ne croyez-vous pas que cette espèce d’impuissance de l’homme devant lui-même tient, dans une très large mesure, à l’énorme expansion démographique des sociétés modernes ? On peut concevoir que des petites sociétés, des petits groupes composés de quelques dizaines de milliers de personnes, à la limite de quelques centaines de milliers, puissent réfléchir sur leur condition et prendre des décisions conscientes et mûries pour la modifier. L’incapacité où nous sommes tient, me semble-t-il, à l’extraordinaire masse humaine au sein de laquelle nous vivons, car nous ne sommes même plus sous le régime d’une civilisation nationale, nous tendons de plus en plus à réaliser une civilisation mondiale ou quasi mondiale, et c’est ce nouvel ordre de grandeur, ce changement d’échelle dans les dimensions de la société humaine qui la rendent incontrôlable. » (p. 52)

Tout cela n’est-il pas désespérant ? Certes oui, dans le sens où les espérances illusoires qui ont fait le malheur des humains s’en trouvent ébranlées. Le jour où l’on sera sûr d’avoir récusé toutes ces espérances-là - jour qui n’est pas pour demain -, il restera à reconstruire des espérances lucides... s’il en est.

(1) Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, 1ère éd., Plon, 1961 ; nouvelle éd., Les Belles Lettres, 2010. Les références citées dans la note renvoient à l’édition de 2010.
(2) Les comportements suggérés ne sont pas pour autant sans effet. Ils déterminent notamment des consommations nouvelles qui, souvent, participent à l’enrichissement de bien des opportunistes.
(3) Un seul exemple permettra de mesurer cette impuissance : s’il faut réduire le rejet de dioxyde de carbone dans l’atmosphère - ce qui est recommandé par les spécialistes les plus avisés -, la première des décisions à prendre serait d’arrêter immédiatement l’extraction du pétrole des profondeurs de la croûte terrestre ; au lieu de cela, la recherche de nouveaux gisements bat son plein.

Autres notes sur Lévi-Strauss :
Claude Lévi-Strauss
Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest d’Imbert
Le père Noël supplicié
Claude Lévi-Strauss est mort
À propos d’une analogie
Claude Lévi-Strauss de Marcel Hénaff
La fin de la suprématie culturelle de l’Occident
...ce que nous apprend la civilisation japonaise
L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon
Lévi-Strauss de Loyer
De Montaigne à Montaigne
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson

mercredi 31 octobre 2012

Note de lecture : Jean Echenoz

14
de Jean Echenoz


Il existe une forme de désespoir qui pue l’intelligence. Non pas qu’il alimente quelque lucidité que ce soit, mais parce qu’il ignore plus aisément ces illusions sur lesquelles la vie humaine se donne des raisons d’être. Et lorsqu’il s’agit d’évoquer l’horreur de la guerre, il s’évite de l’opposer aux enchantements ordinaires de la vie ordinaire, entrant dans l’absolu de la condition du soldat comme dans un monde qui n’appelle aucune comparaison.

C’est cette forme de désespoir que Jean Echenoz donne à voir dans 14 (1).

A priori, l’exercice semble irréalisable : parler de la Première Guerre mondiale pour en dire autre chose que ce qui fut déjà dit ; et le dire sous la forme du roman. Il ne s’agit pas - entendons-nous bien - de prendre cette guerre comme décor, ni même d’en mesurer les effets sur les esprits, sur les destins ou sur les familles. Non. Il est simplement question de rendre la guerre, de la faire toucher du doigt à ceux qui ne la connaissent que par le bagage historique commun, ou même par ceux qui la connaissent en profondeur (comme on connaît un cours en profondeur). Et là alors, tout revient à n’en dire ni trop, ni trop peu, à choisir le ton, l’endroit dont on s’exprime, le détail qui parle... (2)

Je n’ai guère envie, cette fois, de reproduire des extraits du livre. Car il forme un tout. Tout extrait parcouru isolément ne peut que nuire à l’impression d’ensemble que procure une lecture d’à peine plus d’une heure, qu’il faut mener d’une traite. Juste un seul, qui permet de montrer jusqu’où mène la gageure relevée par Echenoz. Car l’écriture a ses exigences, même lorsque le projet a déjà maîtrisé la plupart des écueils, parmi lesquelles il faut repérer ce qui constitue les prémices d’une pente sur laquelle il ne faut pas glisser. Et alors, Echenoz n’hésite pas à nous faire connaître le rappel à l’ordre qu’il s’adresse. Arcenel, un des soldats suivis, s’est en quelque sorte égaré dans la campagne, à l’écart du régiment et du front :
« Se laissant plutôt aller à surveiller les signes du printemps - c’est toujours émouvant à observer, le printemps, même quand on commence à connaître le système, c’est une bonne façon de se changer les idées -, Arcenel s’est montré tout aussi attentif au silence, silence à peine teinté par les grondements du front jamais si loin, et qui ce matin tendaient d’ailleurs à s’atténuer. Silence certes imparfait, pas complètement retrouvé mais presque, et presque mieux que s’il était parfait car griffé par les cris d’oiseaux qui l’amplifiaient en quelque sorte et qui, faisant forme sur fond, l’exaltaient - comme un amendement mineur donne sa force à une loi, un point de couleur opposée décuple un monochrome, une infime écharde confirme un lissé impeccable, une dissonance furtive consacre un accord parfait majeur, mais ne nous emballons pas, revenons à notre affaire. »... (p. 98-99)

Lorsqu’on referme la dernière page de ce livre, on reste interdit, presque sidéré. Car la Première Guerre, la guerre plus généralement, est sortie de cet état de normalité que la connaissance du passé confère aux événements. On en ressent l’horreur et l’absurdité, en même temps qu’on se sent incapable d’en distinguer les causes, a fortiori les responsabilités. Il y a bien sûr ces insensés qui ont lancé le pays dans la guerre sans en deviner les moindres conséquences ; il y a aussi ces forcenés qui ont imprimé au combat ses formes les plus cruelles, les plus technologiques ; il y a encore ces aveugles qui ont transformé la victoire en un terreau fertile pour les atrocités de la suivante. Et on se dit que tout cela s’inscrit dans une sorte de nécessité, d’une façon telle qu’on ne peut croire que l’on eût soi-même été moins insensé, moins forcené, moins aveugle. Alors, s’il reste un espoir, il réside dans cette forme de désespoir qui donne à cette désolation sa vraie mesure. L’effroi qu’il suscite a peut-être quelque chose du garde-fou...

(1) Jean Echenoz, 14, Les Éditions de Minuit, 2012.
(2) Pour les clins d’œil “culturels” dont Echenoz use à l’occasion, je vous invite à lire l’excellent article que CéCédille a placé sur son blog Diacritiques.


Autre note sur Jean Echenoz :
Ravel

mardi 23 octobre 2012

Note de lecture : Montaigne et la chasteté

Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
de Montaigne


En novembre 1866, George Sand et Gustave Flaubert ont échangé des courriers où il fut question de la chasteté. Sand écrivait :
« [...]Y penses-tu quelquefois au “vieux troubadour de pendule d’auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour” ? Eh bien, oui, quand même ! Vous n’êtes pas pour la chasteté, monseigneur, ça vous regarde. Mois, je dis qu’elle a du bon, la rosse ! » (1)
Et Flaubert répliqua :
« J’ai relu, à propos de votre dernière lettre (et par une filière d’idées toute naturelle), le chapitre du père Montaigne intitulé “quelques vers de Virgile”. Ce qu’il dit de la chasteté est précisément ce que je crois.
C’est l’effort qui est beau et non l’abstinence en soi. Autrement il faudrait maudire la chair comme les catholiques ? Dieu sait où cela mène ! Donc, au risque de rabâcher et d’être un Prudhomme, je répète que votre jeune homme a tort ! S’il est continent à vingt ans, ce sera un ignoble paillard à cinquante. Tout se paye ! Les grandes natures, qui sont les bonnes, sont avant tout prodigues et n’y regardent pas de si près à se dépenser. Il faut rire et pleurer, aimer, travailler, jouir et souffrir, enfin vibrer autant que possible dans toute son étendue.
Voilà, je crois, le vrai humain.
» (2)

Pour comprendre de quelle façon Sand et Flaubert entrent dans le sujet, il faut savoir que le troubadour évoqué - qu’elle prendra ultérieurement comme surnom lors de leurs échanges épistolaires - était une figure dont les romantiques des années 30 firent le succès (3). Je n’en dirai pas davantage ici (4), car mon propos n’est en l’occurrence que d’emboîter le pas à cette « filière d’idées bien naturelle » et de retourner à Montaigne - le chapitre du livre III des Essais intitulé “Sur des vers de Virgile” (5) - que ces quelques mots de Flaubert m’ont également incité à relire. Le thème de la chasteté y est évoqué, mais de manière incidente, alors que Montaigne évoque bien des aspects de la sexualité humaine. Je doute d’ailleurs que, de toutes ces considérations, on puisse tirer de quoi donner raison à Flaubert ou à George Sand.

De toutes les mœurs évoquées et les conseils prodigués, on ne peut que conclure à l’extrême relativité des choses. Et Montaigne nous indique la voie de cette relativité, en ce qu’il explique clairement que l’âge influe autant sur l’opinion que sur les capacités.
« À mesure que les pensemens utiles sont plus pleins, et solides, ils sont aussi plus empeschans, et plus onereux. Le vice, la mort, la pauvreté, la maladie, sont subjets graves, et qui grevent. Il faut avoir l’ame instruitte des moyens de soustenir et combattre les maux, et instruite des regles de bien vivre, et de bien croire : et souvent l’esveiller et exercer en cette belle estude. Mais à une ame de commune sorte, il faut que ce soit avec relasche et moderation : elle s’affolle, d’estre trop continuellement bandée. J’avoy besoing en jeunesse, de m’advertir et solliciter pour me tenir en office : L’alegresse et la santé ne conviennent pas tant bien, dit-on, avec ces discours sérieux et sages : Je suis à present en un autre estat. Les conditions de la vieillesse, ne m’advertissent que trop, m’assagissent et me preschent. De l’excez de la gayeté, je suis tombé en celuy de la severité : plus fascheux. Parquoy, je me laisse à cette heure aller un peu à la desbauche, par dessein : et employe quelque fois l’ame, à des pensemens folastres et jeunes, où elle se sejourne : Je ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant, et trop meur. Les ans me font leçon tous les jours, de froideur, et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint : il est à son tour de guider l’esprit vers la reformation : il regente à son tour : et plus rudement et imperieusement : Il ne me laisse pas une heure, ny dormant by veillant, chaumer d’instruction, de mort, de patience, et de pœnitence. Je me deffens de la temperance, comme j’ay faict autresfois de la volupté : elle me tire trop arriere, et jusques à la stupidité. Or je veux estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excez, et n’a pas moins besoing de moderation que la folie. Ainsi, de peur que je ne seche, tarisse, et m’aggrave de prudence, aux intervalles que mes maux me donnent. » (p. 882)
Merveilleux texte, où l’on retrouve cette idée tenace que l’esprit et le corps interagissent continûment, chacun apportant à l’autre sa science propre. Évidemment, on ne peut dès lors identifier clairement qui est celui qui veut ainsi « estre maistre » de soi. Serait-ce ce tout qui résulte d’une si étroite jointure de l’esprit et du corps qu’il forme une instance où se le disputent sensations et réflexions ? C’est là en tout cas que se mûrit l’idée que le grand âge dicte en partie les opinions et qu’il convient d’être suffisamment lucide sur cette détermination pour lui opposer, par la volonté, une résistance dont les armes logent dans l’arsenal des souvenirs de jeunesse.

Il est une autre détermination, dont Montaigne ne parle pas, qu’il ignore même : c’est l’inclination de la pensée propre à l’époque, ce que Foucault a appelé l’épistémè (6). En effet, il est notamment malaisé de lire ce que Montaigne dit du mariage sans constater d’abord combien les idées ainsi avancées heurteraient le sens commun d’aujourd’hui. À peine a-t-il cité les vers de Virgile qui décrivent sur un mode poétique la beauté de l’acte charnel entre époux divins (Vénus et Vulcain), que Montaigne poursuit :
« L’amour hait qu’on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle laschement aux accointances qui sont dressées et entretenues soubs autre titre : comme est le mariage. L’alliance, les moyens, y poisent par raison, autant ou plus, que les graces et la beauté. On ne se marie pas pour soy, quoy qu’on die : on se marie autant ou plus, pour sa postérité, pour sa famille : L’usage et l’interest du mariage touche nostre race, bien loing pardelà nous. Pourtant me plaist cette façon, qu’on le conduise plustost par main tierce, que par les propres : et par le sens d’autruy, que par le sien : Tout cecy, combien à l’opposite des conventions amoureuses ? Aussi est-ce une espece d’inceste, d’aller employer à ce parentage venerable et sacré, les efforts et les extravagances de la licence amoureuse, comme il me semble avoir dict ailleurs : Il faut (dit Aristote) toucher sa femme prudemment et severement, de peur qu’en la chatouillant trop lascivement le plaisir ne la face sortir hors de ses gons de raison. Ce qu’il dit pour la conscience, les medecins le disent pour la santé. Qu’un plaisir excessivement chaud, voluptueux, et assidu, altere la semence, et empesche la conception. Disent d’autrepart, qu’à une congression languissante, comme celle là est de sa nature : pour la remplir d’une juste et fertile chaleur, il s’y faut presenter rarement, et à notables intervalles. » (pp. 891-892)
L’exercice vaut d’être tenté : plaçons-nous par la pensée dans un milieu de petite noblesse en cette deuxième moitié du XVIe siècle, pleine de guerres et de fureurs, où la préservation des biens et des moyens d’existence est souvent une question de survie, et demandons-nous en quoi cette vision du mariage est tout indiquée. On peut assez aisément en convenir, d’autant qu’il n’est pas exigé que nous en adoptions aujourd’hui les raisons, parmi lesquelles traînent ce que nous soupçonnons être des croyances erronées. On se demandera peut-être ce qu’il advient des fruits des amours extra-conjugales ; mais la question n’est assurément pas spécifique au XVIe siècle, une époque où il s’explique aisément qu’elle ne s’imposait pas aux classes favorisées. Quant au mensonge, inévitable en ces mœurs, Montaigne l’assume, au point de le recommander - au moins par omission - en ce qui concerne le mariage lui-même : « Car bonne femme et bon mariage, se dit, non de qui l’est, mais duquel on se taist. » (p. 912)

Dans la notice qu’ils ont rédigée à propos de ce chapitre V du Livre III des Essais, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin parlent de « la surprise du lecteur contemporain » (p. 1736) que susciterait la citation de Lucrèce relative aux amours de Mars et de Vénus (p. 915), face à cette citation de Virgile (p. 891) qui en explique le titre. Sauf à admettre que la surprise puisse naître à chaque page de l’œuvre - ou presque -, c’est-à-dire chaque fois que Montaigne saute du coq à l’âne, il n’y a rien là d’étonnant ni de propre à contredire les commentaires des vers de Virgile, d’autant que Mars et Vénus n’étaient pas mariés. La citation de Lucrèce n’est pas commentée et elle est immédiatement suivie d’une longue digression sur le langage et la beauté de la poésie latine.

Dans « Sur des vers de Virgile », Montaigne ne parle pas que du mariage. Il évoque aussi, entre autres, les femmes et le plaisir. Il y a cependant une chose dont il ne dit mot, c’est de l’amour, lorsqu’il survit à la fornication. Tout au plus évoque-t-il l’amitié qu’il est heureux que les époux se portent. Serait-ce que La Boétie aurait épuisé sa réserve d’amour ? Ou que rien de durable ne puisse selon lui se construire sur la passion charnelle ? Une passion assurément terrible, lorsqu’on la considère un peu prosaïquement :
« Or donc, laissant les livres à part, et parlant plus materiellement et simplement : je trouve après tout, que l’amour n’est autre chose, que la soif de cette jouyssance en un subject desiré : Ny Venus autre chose, que le plaisir à descharger ses vases : comme le plaisir que nature nous donne à descharger d’autres parties : qui devient vicieux ou par immoderation, ou par indiscretion. Pour Socrates, l’amour est appetit de generation par l’entremise de la beauté. Et considerant maintefois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvemens escervelez et estourdis, dequoy il agite Zenon et Cratippus (*) : cette rage indiscrette, ce visage enflammé de fureur et de cruauté, au plus doux effect de l’amour : et puis cette morgue grave, severe, et ecstatique, en une action si folle, qu’on ayt logé pesle-mesle nos delices et nos ordures ensemble : et que la supreme volupté aye du transy et du plaintif, comme la douleur : je crois qu’il est vray, ce que dit Platon, que l’homme a esté faict par les Dieux pour leur jouet.

Quaenam ista iocandi
Saeuitia (**) » (p. 920)


La question est même de nature anthropologique, tant les usages se montrent partout bien singuliers envers l’acte sexuel :
« Sommes nous pas bien bruttes, de nommer brutale l’operation qui nous faict ? Les peuples, ès religions, se sont rencontrez en plusieurs convenances : comme sacrifices, luminaires, encensements, jeusnes, offrandes : et entre autres, en la condamnation de cette action. Toutes les opinions y viennent, outre l’usage si estendu des circoncisions. Nous avons à l’aventure raison, de nous blasmer, de faire une si sotte production que l’homme : d’appeler l’action honteuse, et honteuses les parties qui y servent (à cette heure sont les miennes proprement honteuses). » (p. 921) (7)

La seule approche de la chasteté qui vaut, chez Montaigne, c’est celle qui vise à maîtriser les débordements de l’esprit, bien plus que ceux du corps.
« La philosophie n’estrive point contre les voluptez naturelles, pourveu que la mesure y soit joincte : et en presche la moderation, non la fuitte. L’effort de sa resistance s’emploie contre les estrangeres et bastardes. Elle dit que les appetits du corps ne doivent pas estre augmentez par l’esprit. Et nous advertit ingenieusement, de ne vouloir point esveiller nostre faim par la saturité : de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre : d’eviter toute jouyssance, qui nous met en disette : et toute viande et breuvage, qui nous altere, et affame. Comme au service de l’amour elle nous ordonne, de prendre un object qui satisface simplement au besoing du corps, qui n’esmeuve point l’ame : laquelle n’en doit pas faire son faict, ains suyvre nuement et assister le corps. » (p. 936)
« Car c’est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyve point ses appetits au dommage de l’esprit. Mais pourquoy n’est-ce pas aussi raison, que l’esprit ne suive pas les siens, au dommage du corps ? » (p. 937)
« Nous ne sommes ingenieux qu’à nous mal mener : c’est le vray gibbier de la force de nostre esprit : dangereux util en desreglement. » (p. 922)

Si Montaigne ne traite pas des sentiments amoureux, il en dit par contre beaucoup sur des choses que notre époque ignore, des choses qui tiennent quelquefois à l’animalité de nos déterminations. Faut-il y voir une leçon profitable pour vivre aujourd’hui ? Moins sans doute dans ses consignes proprement dites que dans la relativité qui frappe chaque approche d’une même empreinte aveugle.

En toute hypothèse, il y a deux choses qu’il ne faut pas perdre de vue. La première, c’est que Montaigne envisage les choses en ce qu’elles peuvent être un secours à lui-même.
« Je n’ay point autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l’avarice, l’ambition, les querelles, les procès, font à l’endroit des autres, qui comme moy, n’ont point de vacation assignée, l’amour le feroit plus commodément : Il me rendroit la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne : R’asseureroit ma contenance, à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la corrompre : Me remettroit aux estudes sains et sages, par où je me peusse rendre plus estimé et plus aymé : ostant à mon esprit le desespoir de soy : Me divertiroit de mille pensées ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques, que l’oysiveté nous charge en tel aage, et le mauvais estat de nostre santé : reschaufferoit aumoins en songe, ce sang que nature abandonne : soustiendroit le menton, et allongeroit un peu les nerfs, et la vigueur et allegresse de la vie, à ce pauvre homme, qui s’en va le grand train vers sa ruine. » (p. 937)
La seconde, c’est qu’il doute autant de ce qu’il avance que nous puissions le faire, parlant de « [...] ce notable commentaire, qui m’est eschappé d’un flux caquet : flux impetueux par fois et nuisible » (p. 941).

(1) George Sand, Gustave Flaubert, Correspondance 1863-1876, Éditions Paleo, Clermont-Ferrand, 2011, p. 50.
(2) Ibid., p. 51-52.
(3) Voir notamment Elme-Marie Caro, George Sand, Librairie Hachette et Cie, 1887 (disponible sur Internet à l’adresse http://www.gutenberg.org/files/13038/13038.txt ).
(4) Sur Sand, Flaubert et la chasteté, voir aussi André Maurois, Lélia, ou la vie de George Sand, Librairie Générale Française, Le Livre de poche, 2004 (1ère éd. : 1952), pp. 613-618. À noter que, dans les courriers ultérieurs, Sand et Flaubert poursuivront sur ce thème, en l’élargissant aux personnages des romans écrits, et aussi au problème plus vaste des effets de l’abstinence en général.
(5) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 882-941.
(6) Il y a bien une allusion à ce que le siècle a de spécifique, lorsque Montaigne évoque le dégoût de l’abstinence, mais ce serait en faire trop de cas que d’y voir la prise de conscience d’une détermination. Voici le passage : « Je leur conseille donc, et à nous aussi, l’abstinence : mais si ce siècle en est trop ennemy, au moins la discretion et la modestie. [...] Qui ne veut exempter sa conscience, qu’elle exempte son nom : si le fons n’en vaut guere, que l’apparence tienne bon. » (p. 927)
(*) Cratippus cité par erreur : lire Chrisippe.
(**)« Cruelle façon de se jouer. » (Allusion à saint Augustin, voir La Cité de Dieu, XIV, XX : « De la très-vaine vilennie et deshonnesteté des Cyniques », ed. Vivès, p. 43.)
(7) Dans l’édition modernisée des Essais qu’il a publiée en 1992 chez Arléa, Claude Pinganaud donne de ces deux dernières phrases des versions plus longues que voici : « Toutes les opinions y viennent, outre l’usage si étendu du tronçonnement du prépuce qui en est une punition. Nous avons à l’aventure raison de nous blâmer de faire une si sotte production que l’homme ; d’appeler l’action honteuse, et honteuses les parties qui y servent (à cette heure sont les miennes proprement honteuses et peineuses [misérables]. » (p. 677)

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

dimanche 7 octobre 2012

Note de lecture : Michel Onfray

L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus
de Michel Onfray


Il est sans doute raisonnable de garder le silence sur les livres que les média encensent à mauvais escient. Mais je pense à celles et ceux avec qui j’eus, par le passé, le plaisir de débattre d’Onfray. Ils étaient en nombre pour admirer ses livres et ses interventions télévisées, et rares à approuver mes objections. Aujourd’hui qu’Onfray publie un livre sur Albert Camus (1), je puis moins que jamais en démordre.

Michel Onfray se proclame matérialiste, athée, hédoniste, libertaire, ami des pauvres, anticapitaliste... Je suis peut-être moi-même un peu tout cela à l’occasion, mais pas à sa manière. Car tout est dans la manière. De ces convictions, lui se fait des drapeaux qu’il brandit de façon polémique, une façon qui plaît beaucoup aux journalistes et aux animateurs de télévision. Et les choix ainsi proclamés deviennent alors des points de ralliement, des camps qu’il faut défendre et dont les adversaires doivent être pointés du doigt. Ce simplisme des opinions pollue toute analyse en la ramenant à une recherche obsessionnelle des appartenances. L’ordre libertaire en est la parfaite illustration.

Le livre se présente - et est d’ailleurs présenté (2) - comme une réhabilitation de Camus, trop souvent victime du préjugé qui en fait « un philosophe pour classes terminales ». Le projet ainsi défini est assurément intéressant, comme d’ailleurs l’essentiel des raisons qu’Onfray avance pour définir en Camus un auteur très attachant. Non, Camus n’était pas un idéologue, ni davantage un intellectuel parisien. Oui, il a pris courageusement position contre la peine de mort, contre une épuration aveugle, contre les violents de tout bord. Oui, il chercha des solutions politiques équilibrées, respectueuses de la liberté de l’individu. Oui, il refusa de camper sur des principes au profit d’une réflexion faite de nuances et de sens pratique. Oui, il refusa de taire les crimes commis au nom du progressisme et de sacrifier aux modes intellectuelles. Et je ne puis qu’approuver le soin qu’Onfray met à rappeler ce que Camus avait parfaitement compris, à savoir que les attentats révolutionnaires et les crimes de la répression s’encourageaient les uns les autres aux dépens de toute justice. Si là s’était arrêtée la démonstration d’Onfray, on lui aurait volontiers pardonné de ne rien dire de l’écrivain. Mais...

On me dira sans doute que, de la sorte, pour l’essentiel, le travail d’Onfray mérite d’être approuvé et que tout reproche ne peut que s’attacher à des détails, traduisant trop d’opiniâtreté dans la critique. Je pense que mes objections ne portent pas sur des détails et que les faiblesses dont je voudrais parler sont majeures. De quoi s’agit-il ?

Ce qui donne peut-être à l’œuvre d’Albert Camus toute sa valeur, c’est d’abord et avant tout son indépendance d’esprit, une indépendance d’esprit qu’il convient de juger dans le contexte où elle s’est exprimée. Onfray l’évoque, c’est évident, mais il l’enferme dans un cercle idéologique qui la mutile. Pour rendre apparent ce cercle étouffant, je voudrais insister sur trois aspects de L’ordre libertaire qui, me semble-t-il, en donne la mesure.

1. Le vrai sujet du livre : Michel Onfray

L’ambition proclamée d’Onfray, c’est donc d’évoquer Albert Camus. Mais ce dont il parle le plus, c’est de lui. Il s’agit moins en effet de se préoccuper de savoir ce que pensait Camus, qui il aimait, ce qu’il combattait, ce qu’il craignait, que de décrire un système de pensée qui est celui d’Onfray et, à partir de là, de distribuer les bons et les mauvais points. Camus n’est presque qu’un prétexte, notamment un prétexte à formuler des haines et des dégoûts.

Il y a une complète antinomie entre la manière dont Camus s’exprimait - avec prudence, sans parti pris, respectueux des autres - et le ton presque vengeur avec lequel Onfray distribue les opprobres et les honneurs, selon une ligne de démarcation idéologique qui lui est propre. C’est assez conforme à ce penchant qu’il a à dénoncer ce à quoi lui-même succombe et à encenser ce qu’il se révèle incapable de pratiquer. Un exemple entre mille ? Voici :
« Salir permet de ne pas lire. De Jean-Paul Sartre à Albert Memmi (qui obtint une préface de Camus pour La Statue de sel en 1953, avant d’en récupérer une de Sartre pour son Portrait du colonisé en 1957) en passant par Beauvoir et l’équipe des Temps modernes, ou bien Raymond Aron (qui, dans L’Algérie et la république, parle en pensant à lui de “l’attitude de colonisateur de bonne volonté”) ou, plus tard, Edward Saïd (Camus, c’est “le colon écrivant pour un public français”, écrit-il dans Albert Camus ou l’inconscient colonial, et quelques autres plumitifs du genre Brochier (pour Camus, “les Arabes ne sont acceptables que dans la mesure où ils sont stupides et exploitables”, écrit-il dans Camus, philosophe pour classes terminales), Camus défendrait le colonialisme dont il se contenterait de proposer l’aménagement ! Il aurait été le philosophe des Pieds-noirs, le penseur des colons, la caution intellectuelle des Français d’Algérie ! Puis, en glissant d’infamie en infamie, l’idéologue de l’OAS - créée après sa mort !
La guerre froide dispose d’une méthode : la criminalisation de l’adversaire, le refus de prendre en considération ce qu’il écrit ou dit réellement, l’insinuation malveillante, le procès d’intention, la condamnation avant l’examen du dossier, le recours à l’insulte, la déformation des thèses, la lecture binaire du monde où le bien et le mal se séparent comme deux moitiés d’orange, l’attaque
ad hominem. Cette méthode fut celle de Sartre - elle reste celle de ses thuriféraires, souvent aguerris au PCF des années 1950, un parti soviétophile dont ils furent les idiots utiles pendant des années. » (p. 394)
Peut-on croire un instant que ce que Sartre, Memmi, Beauvoir, Aron ou Saïd ont écrit puisse se résumer aux accusations radicales et définitives qu’Onfray énumère (« philosophe des Pieds-noirs » ; « penseur des colons » ; « caution intellectuelle des Français d’Algérie » ; « idéologue de l’OAS ») ? La méthode qu’il dit être celle de la guerre froide, et qu’il détaille avec une insistance qui témoigne d’un goût certain pour la dénonciation, n’est-elle pas plutôt celle dont il use à leur égard ? Que n’a-t-il analysé la position de ces auteurs en ce qu’elle divergeait à certains égards de celle de Camus - et aussi en ce qu’elle convergeait parfois avec la sienne - afin d’offrir les moyens de comprendre les points de vue, de les comparer et de rendre éventuellement justice à chacun (si tant est que cela soit possible) pour chacune des problématiques qu’ils ont abordés, et qui sont multiples. Salir permet de ne pas lire ? On pourrait le croire en constatant combien Onfray salit en se fondant sur ce que la revue Esprit a très justement appelé « une lecture TGV ».

Ainsi, Onfray ne nous apprend pratiquement rien sur Camus ; il prête à Camus ses propres convictions et cherche dans son œuvre ce qui pourrait attester de cette concordance. Prenons l’exemple de l’athéisme. Onfray écrit :
« Au monothéisme qui oppose Dieu à la nature, donc Dieu et les hommes, et les hommes et la nature, Camus revendique un certain paganisme qui détermine une façon d’être nietzschéen. La formule de ce paganisme assimilable à un panthéisme débarrassé des dieux du panthéon antique ? “À Tipasa, je vois équivaut à je crois” [Camus, Œuvres complètes I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2006, p. 109]. On comprend que les défenseurs de l’idéal ascétique chrétien voient dans cette déclaration d’amour à la vie sans dieux et sans autre culte que celui de la nature, sans officiants, sans textes, sans lois, sans clergé, sans prêtres, une dangereuse machine de guerre contre le monothéisme avec ses livres, ses lois, son clergé, ses prêtres - autrement dit le pouvoir des clercs qui se réclament de Dieu pour châtrer les hommes. Camus veut que chacun soit ici-bas un dieu pour lui-même - leçon de philosophie, leçon hédoniste, leçon épicurienne, leçon nietzschéenne, leçon libertaire. » (pp. 109-110)
Peut-on croire un instant que Camus ait adhéré à cette caricaturale diatribe qui ramène l’athée à un sot ? Ce n’est manifestement pas du Camus, mais bien plutôt du Meslier dont Onfray nous apprend que « Camus n’a probablement pas lu le Testament », mais que, « sans le savoir, il propose une politique libertaire déjà défendue par ce curé inventeur français de l’athéisme, du matérialisme, de l’hédonisme, du sensualisme [...] » (p. 410) (sic !).

Peut-on croire un instant que cet anticléricalisme sommaire reflète bien les conceptions de Camus ? De qui diable L’ordre libertaire décrit-il ainsi la pensée ? Pas de Camus, bien sûr, mais d’Onfray lui-même. Et le simplisme de cette pensée nous vaut une multitude de répétitions, aussi lassantes qu’incantatoires. Car Onfray, dans son goût de brocarder, schématise jusqu’à la sottise. Ainsi, décrivant ce que la France représente face à l’Allemagne de l’époque nazie, il ne craint pas d’écrire :
« Le conflit qui oppose les deux pays depuis 1940 est celui de l’épée germanique contre l’esprit français. Or, Camus le croit, l’esprit triomphe toujours de l’épée. Aimer son pays signifie une chose pour un habitant de Berlin, une autre pour un citoyen de Paris : le premier ne met rien au-dessus de l’amour de son pays, de sa patrie, de sa nation, il aime une idée pure, un concept sec ; le second ne sacrifie pas la vérité, la liberté et la justice à son pays, car il chérit une passion. Dans cette guerre, l’Allemagne est colère ; la France, intelligence. Le Reich veut la puissance ; la France défend les valeurs de sa République.
L’Allemagne nazie voulait une Europe bien particulière, celle du sang, de la race dite pure, celle qui permettait au pays qui l’initiait de viser plus grand encore et de réaliser l’Empire, elle pensait en termes de territoire, d’espace vital, de géographie, de propriété ; la France aspirait à une Europe des Lumières, des idées, des pensées et des cultures, des grands hommes de la littérature et des beaux-arts, de la spiritualité, elle envisageait les choses sur le terrain de l’esprit. L’Allemagne construisait son Europe sur le socle millénaire chrétien ; la France intégrait l’épopée chrétienne, certes, mais comme un élément constitutif parmi d’autres influences deux fois millénaires - on songe à la Méditerranée, bien sûr, aux Grecs présocratiques, aux sagesses païennes préchrétiennes, aux influences orientales passées sur l’Afrique du Nord puis transfigurées par le Berbère saint Augustin, au néoplatonisme alexandrin aussi.
» (p. 311)
On rougit pour l’auteur de pareilles sornettes.

En fait, Onfray ne cesse de parler de Camus en usant de mots qui sont les siens, ce qui serait encore son droit s’il s’agissait de cerner ce qui, dans la pensée de celui-ci, résiste à une approche insuffisamment attentive de son œuvre. Mais c’est au contraire pour placer Camus derrière l’écran de ses propres convictions que Onfray agit de la sorte. Évoquant ce texte de jeunesse intitulé Entre oui et non, il écrit :
« Il formule le discours de la méthode de cette phénoménologie non philosophique qui constitue une autre façon de pratiquer la philosophie - une façon française, autrement dit, personnelle et subjective, littéraire et esthétique, sensualiste et empirique, autobiographique et psychologique, humaniste et claire. » (p. 97)
Un tel galimatias est propre à Onfray, et rien qu’à lui.

Quant au cahier de photos placé au centre de l’ouvrage, peut-on croire un instant qu’il illustre la vie philosophique d’Albert Camus ? Ce florilège d’horreurs ne vise qu’à témoigner du sérieux de la pensée d’Onfray, assurément d’une façon très contestable, à la manière de ces prêtres qu’il déteste tant et qui, à l’occasion, établissent un catalogue des péchés pour mieux prouver leur propre vertu.

Est-il quelque chose de plus détestable que ce système qui consiste à s’approprier un auteur pour en faire abusivement son porte-parole ? C’est tout simplement immoral.

2. L’assise idéologique du propos

Michel Onfray aime s’affirmer libertaire hédoniste ; il le répète sans lassitude et consacre bien des pages de son livre à définir ce qu’il faut entendre par là : une forme d’anarchisme débarrassé de toute violence.

Jusqu’à présent, Onfray s’était surtout plu à faire mine de remettre à l’honneur des penseurs méconnus - méconnus parce que mis à l’index -, tels Aristippe ou Jean Meslier. Sur le modèle des sectateurs d’un ordre extraterrestre discret, ces penseurs auraient entretenu la flamme d’une vérité que tous les puissants de la Terre n’aurait cessé de vouloir celer. Ici, Onfray embringue Camus dans l’affaire, recrue de choix assurément. Il y a bien sûr des angles à raboter et des courbes à fracturer pour en faire un bienheureux martyr de la cause. Qu’à cela ne tienne ! Onfray s’en charge.

Dans ce genre d’entreprise, l’important est de bien désigner les amis et surtout les ennemis - si nombreux -, selon une ligne de partage la plus dualiste qui soit. Quoi de plus propice à l’embrigadement que de mélanger les amis et les ennemis de Camus à ses propres amis et ennemis, quitte à magnifier exagérément les affinités et à durcir autant que possible les inimitiés. Et rien de tel que de supposer que Camus lui-même partageait cette vision manichéenne du monde : « [...] il y a également dans l’homme de quoi sauver l’homme, une part lumineuse. Si les darwiniens de droite, via Spencer, insistent sur la lutte pour la vie qui sélectionne les plus adaptés, les darwiniens de gauche, via Kropotkine, pointent un tropisme naturel positif, constructeur, par lequel l’adaptation s’effectue également. Cette force positive se manifeste dans l’association, la solidarité, le secours aux moins adaptés. Darwinisme de droite et darwinisme de gauche, le libéral Spencer et le libertaire Kropotkine, pulsion de mort et pulsion de vie, Caligula et Cherea, Cottard et Rieux, la Collaboration et la Résistance, Hitler et Jean Moulin, l’envers et l’endroit, l’exil et le royaume, Tipasa et Paris, l’Europe judéo-chrétienne et l’Algérie méditerranéenne, les régimes liberticides et l’idéal libertaire, Camus connaît le perpétuel mouvement de balancier entre ces deux pôles magnétiques. » (p. 247)

Il reste alors à définir sa propre idéologie comme étant celle de Camus : « La vraie civilisation place la vérité avant la fable, la vie avant le rêve. La volonté dionysienne nourrit l’internationalisme, abolit les nationalismes et ses frontières [sic !]. La région est ici la chance de l’univers et l’occasion d’en finir avec les territoires enclos, les pays fermés. La culture n’est défendable qu’une fois mise au service de la vie - or, trop souvent, les intellectuels l’utilisent pour la mort et ses entreprises. Tipasa fonctionne en personnage conceptuel de l’éthique et de la politique d’Albert Camus. Et Prague comme anti-Tipasa. Le soleil et la mer, la Méditerranée et la vie, Dionysos et la joie, la gauche et le bonheur, Tipasa et Alger, la douceur grecque et le quichottisme hispanique, le théâtre et la nature, la fierté kabyle et l’hospitalité nord-africaine, le sens de l’amitié et le goût du parage, le drapeau noir espagnol et la fraternité ouvrière, la passion pour le peuple et le métissage des peaux, la grande santé et le cosmopolitisme, le sens de l’honneur et celui de l’éternité, la loyauté et la grandeur d’âme, le tout dans une intempestivité revendiquée, voilà la définition d’une gauche dionysienne et d’une spiritualité communiste - Camus y croit fermement. » (p. 182)
Peut-on croire un instant que cette envolée - bel exemple de la rhétorique de chaire de vérité - nous aide à comprendre la pensée de Camus ? La gauche (dionysienne !) ainsi définie apparaît surtout comme une moussaka dont les couches alternent les goûts et les vertus. Méfions-nous, cela risque d’être indigeste ! D’ailleurs, méfions-nous plus généralement des textes où le verbe se fait rare ; à force d’aligner les substantifs dans une copie, celle-ci finit par ressembler à un Powerpoint.

Dès lors qu’une même clôture est vouée à tout séparer - d’un côté le bien sans mal et de l’autre le mal sans bien -, il fallait que les institutions qui abritent notamment l’enseignement et la recherche trouvent également leur place, du côté du mal bien sûr. Car Onfray s’est découvert des points communs avec Camus : origine modeste, vie provinciale, cursus académique marginal. Voilà qui va lui permettre d’entonner son antienne préférée, en prétendant y mêler la voix de Camus : « Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus prend soin de se démarquer de la philosophie des professionnels, des institutionnels, des professeurs, des universitaires. Péché mortel : les professionnels, les institutionnels, les professeurs, les universitaires lui font payer cet affront et colportent ce lieu commun que Camus ne fut pas philosophe parce qu’il n’abordait pas la discipline avec leurs tics et leurs travers. En figure emblématique de cette philosophie des professeurs, Sartre a fourni le thème ; les variations ne se comptent plus dans l’abondante bibliographie des gloses. » (p. 206)

Est-il quelque chose de plus inadmissible que ce procédé visant à condamner une catégorie de gens ainsi défini, sans nuance, sans exception, sans le moindre discernement ? C’est parfaitement démagogique.

Et puis, il y a cette profession de foi anarchiste dont Onfray prétend qu’elle correspond à un engagement pris aussi par Camus.
« L’idéal communaliste libertaire a réellement fonctionné à plusieurs reprises dans l’Histoire avec plus ou moins de bonheur : les communes médiévales chères au cœur des Frères et des Sœurs du Libre Esprit [sic !] ; la Commune de Paris, bien sûr, et l’on sait combien elle joue un rôle architectonique dans la pensée politique de Camus, plus que la Révolution française ; les communautés dite utopiques américaines du XIXe siècle ; les expériences des Milieux libres dans les premières années du XXe siècle, à la période dite de la Belle Époque ; la commune libre de Kronstadt de 1917 ; les communes de la révolution libertaire espagnole en 1936 ; les communautés post-soixante-huitardes. Cette ligne de force très peu spectaculaire, intellectuellement moins flamboyante, mais efficace et concrète, pragmatiste et réaliste, se trouve négligée, voire caricaturée, par la tradition anarchiste révolutionnaire insurrectionnelle, violente, brutale, paramilitaire, pour tout dire contaminée par le marxisme. » (p. 412)
Le procédé reste toujours le même : repérer dans le passé des auteurs ou des événements peu connus et se les approprier en affirmant leur affiliation aux idées que l’on défend aujourd’hui. Faire des adeptes du Libre Esprit et autres turlupins des anarchistes avant la lettre, ce n’est pas faire œuvre d’historien ; c’est asservir l’histoire à ses propres penchants (3). Et l’astuce qui consiste à distinguer l’anarchisme des idées de l’anarchisme violent (comme il distinguait un darwinisme de gauche et un darwinisme de droite), faisant ainsi passer entre eux cette clôture décidément bien pratique qui isole le bien du mal, cela relève d’un romantisme aveugle. Pour avoir été séduit dans ma prime jeunesse par les mouvements anarchistes, je connais assez leur histoire pour savoir que l’idéal et la violence y étaient quasi toujours étroitement mêlés et participaient tout deux à illusionner le militant sur le possible. Écrire que la ligne de certains de ces mouvements étaient « efficace et concrète, pragmatiste et réaliste », c’est entretenir ces illusions. Ce qui est bien éloigné de l’esprit dans lequel Camus s’est exprimé.

3. Le caractère non philosophique de l’approche

La vie philosophique d’Albert Camus, tel est le sous-titre du livre d’Onfray. On était donc en droit de s’attendre à une analyse des conceptions philosophiques de Camus, en ce qu’elles expliquent son comportement et ses prises de position. Or, rien de cela ne nous est proposé. Il y a bien dans l’ouvrage des mots - souvent répétés - qui ont une résonance philosophique : ontologique, phénoménologique, métaphysique, existentiel, organique, dialectique, etc. Mais ils y prennent un sens à ce point trivial qu’ils eussent été avantageusement remplacés par des mots plus communs. Un exemple ? Évoquant ce qu’il faut comprendre de La peste, Onfray écrit :
« Cette ontologie dite par le roman est politique. Si la peste gît en nous, la politique devient affaire de nature humaine, de psychologie, d’anthropologie et non d’économie, d’histoire ou des disciplines qui arrivent après, longtemps après. Si le mal existe, il n’est pas le produit de circonstances extérieures sur lesquelles on pourrait agir pour les supprimer, comme le pensent les marxistes. En rousseauiste convaincu, Marx croit en effet que la nature est bonne et que la société capitaliste a aliéné les hommes. Pour en finir avec cette aliénation, une révolution économique supprimera la propriété privée des moyens de production et réalisera l’appropriation collective des machines, des usines, des outils du travail. Alors, comme par miracle dialectique, le mal disparaîtra et le paradis se réalisera sur terre. Au nom de cette vision simpliste de l’Histoire qui fait l’impasse sur l’ontologie, le XXe siècle se couvre de cadavres. » (p. 249)
Que diable l’ontologie vient-elle faire dans cette galère ? Marx simpliste d’avoir fait l’impasse sur l’ontologie ! On aura tout lu ! Et si La peste se résume à l’idée que le mal fait partie de la nature humaine - ce qui pouvait s’énoncer de manière moins amphigourique -, on comprend mal pourquoi Camus a pris la peine d’écrire un roman.

On sait combien Onfray s’est volontiers proclamé nietzschéen. Encore faut-il là aussi faire passer au milieu de l’œuvre du philosophe allemand la clôture entre bien et mal. Autrement dit, il y a un bon Nietzsche et un mauvais, entre lesquels Camus aurait su distinguer. Mais laissons Onfray nous expliquer tout cela :
« En bon nietzschéen, donc, Camus part de cette impasse ontologique, du moins des conséquences dramatiques de cette métaphysique, pour en conserver une partie et en récuser une autre : il souscrit à l’amor fati, au grand “oui” à la vie, tant que cette affirmation a pour objet ce qui l’augmente ; en revanche, il dit “non” à ce qui veut la mort ou le contraire de la vie. Nietzsche disait oui à tout ; Camus dira oui seulement à ce qui augmente la vie. Pour le reste - il se révolte. Voilà le sens de son nietzschéisme de gauche [...]. C’est également celui de son hédonisme libertaire. » (p. 80) (4)
Et encore :
« Dans un texte datant de 1949 intitulé Le Temps des meurtriers, Camus assigne une tâche particulière au philosophe artiste. Il faut, dit-il, qu’il soit farouchement “du côté de la vie, non de la mort” [Camus, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2008, p. 364]. Autrement dit, le nietzschéisme de Camus suppose l’affirmation et le consentement à ce qui est, mais dans la mesure où ce qui est “dit la vie”. Le grand “oui” doit être un oui à la vie. Si ce qui est “dit la mort”, veut la mort, flatte la mort, cajole la mort, alors il faut dire “non”. Célébrer la nécessité de ce qui dit la vie et l’aimer ; refuser ce qui dit la mort et le détester. Le philosophe artiste consent à la vie positive ; il récuse la vie négative. Sa tâche consiste à mettre sa détermination, son vouloir et son talent au service d’autrui. L’artiste n’est pas un être d’exception, mais un individu comme tous les autres. Dès lors, paradoxe, il ne se différencie des autres que parce qu’il se met au service des autres. Et de la vie. Donc de la vie des autres. » (p. 95)
Rien de cela ne se trouve bien sûr chez Camus, dont l’intérêt pour Nietzsche est autrement subtil. On imagine assez aisément quel aurait pu être l’éclat de rire par lequel ce dernier aurait accueilli ce discours, qui mutile sa pensée et lui attribue une attitude qui - n’en déplaise à Onfray autant qu’elle aurait déplu à Nietzsche lui-même - doit tant au christianisme.

Il n’est pas une page de son livre où Onfray ne trahisse Camus. La longue paraphrase de quelques passages de ce merveilleux texte qu’est Noces (pp. 108-109) n’a d’autre but que de lui faire endosser sa propre vision de ce qu’il appelle « l’expérience incandescente », laquelle justifie surtout des rejets et des haines.

Et à propos de haine, il s’impose d’évoquer Sartre. Loin de moi l’idée que Sartre ne puisse faire l’objet de critiques, tant en ce qui concerne ses idées qu’en ce qui concerne son comportement. Personnellement, je ne l’ai jamais apprécié. Mais je ne puis pour autant approuver des propos haineux qui usent de l’insinuation de façon délibérément malveillante. (5) En voici un exemple :
« Sartre ne semble pas souffrir de l’Occupation. On est sidéré de lire dans Paris sous l’Occupation, un texte paru dans France libre, à Londres en 1945. Sartre ressent une certaine compassion pour les Allemands qui occupent Paris, il ne parvient pas à les haïr, la preuve, “ils offraient, dans le métro, leur place aux vieilles femmes, ils s’attendrissaient volontiers sur les enfants et leur caressaient la joue ; on leur avait dit de se montrer corrects et ils se montraient corrects, avec timidité et application, par discipline ; ils manifestaient même parfois une bonne volonté naïve qui demeurait sans emploi” (18) - l’Occupation, pas si terrible que ce que l’on dit ?
Le même Sartre s’attardant sur l’analyse de son sentiment compassionnel en présence d’un accident de la circulation qui met en dangereuse posture un “colonel allemand” (21) ne cache pas qu’il doit lutter fermement et “souvent” pour ne pas “haïr” les Alliés avec leurs bombardements. Le philosophe trouve également qu’en entretenant leurs locomotives pour qu’elles soient en état de marche, d’une certaine manière, les cheminots collaboraient : “le zèle qu’ils mettaient à défendre notre matériel servait la cause allemande” (37). Ces considérations ne choquent pas Sartre qui, en 1949, n’écarte pas ce texte et les publie à nouveau dans le volume intitulé
Situations III. » (p. 226)
Moi non plus, elles ne me choquent nullement. Et je trouve plutôt courageux d’en avoir maintenu la publication. Onfray rappelle ces propos avec l’espoir que l’on y verra une preuve supplémentaire des compromissions de Sartre avec l’ennemi. Disons-le tout net : c’est petit.

Est-il besoin d’en dire davantage ?

Il existe de par le monde tant de gens qui écrivent des choses intéressantes, sur Camus comme sur quoi que ce soit d’autre, et qui restent privés de toute notoriété, laquelle va prioritairement à des hurluberlus du genre de Michel Onfray. On serait tenté de se demander pourquoi. Ne serait-ce pas tout simplement parce que ceux-là ont choisi de dire ce qui apporte la notoriété plutôt que ce qu’ils pensent ? Ou plus probablement sans doute, ne se sont-ils pas habitués à adhérer à ce qui rapporte de la notoriété ?

(1) Michel Onfray, L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, Flammarion, 2012.
(2) Par exemple, sur le site du journal Le Figaro, Paul-François Paoli - qui n’est ni matérialiste, ni athée, ni hédoniste, ni libertaire - fait un éloge appuyé du travail d’Onfray, sans doute parce qu’il alimente une critique acerbe de Sartre et de l’intelligentsia qui l’entoura ; de l’art de choisir son pire ennemi. C’est ici.
(3) Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le sens qu’Onfray attribue au douar-commune (voir pp. 413-414). C’était bien loin d’une « formule kabyle d’un proudhonisme concret », et bien proche d’une circonscription administrative créée pour sédentariser les tribus nomades.
(4) Ailleurs, Onfray n’hésite pas à affirmer que de ces deux nietzschéismes, l’un est français, l’autre allemand, poussant plus loin encore le ridicule.
(5) Dans le numéro 668 de la revue Les Temps modernes, on trouve trois articles consacrés au livre de Michel Onfray. On n’est pas étonné d’y découvrir des propos qui vont à contre-courant de la presse et malmènent l’auteur de L’ordre libertaire : Sartre devait être défendu. Mais les questions et les jugements posés sont néanmoins très souvent justifiés. « Qu’est-ce donc que ce XXIe siècle pour qu’il transforme en héros ou en héraut un moraliste qui frappe sous la ceinture, un philosophe qui répugne à penser, un juge dont le seul principe est la partialité, un libertaire ivre d’autoritarisme dogmatique, un hédoniste qui ignore la joie, un débagouleur de plateaux télévisés ? » se demande Juliette Simont dans un article intitulé “Le siècle d’Onfray” (p. 112) ; « Ce qui est juste dans ce livre bâclé n’est pas neuf. Ce qui s’y veut neuf est peu fondé. Son dogmatisme, ses outrances et ses à-peu-près le desservent. » conclut Jeanyves Guérin à l’issue de son article “Michel Onfray et Camus : le pavé de l’ours” (p. 124) ; et Jean Bourgault regrette : « Il aurait fallu que l’auteur de L’Ordre libertaire aille moins vite, qu’il ait le scrupule, en lisant Camus, de se demander ce qu’est un texte - il aurait fallu qu’il ait eu un peu de cette vigilance inquiète dont ces mots de Péguy, autre intellectuel en guette avec les institutions, se faisaient l’écho. Il aurait fallu qu’Onfray lise Camus sans cette précipitation que l’on sent partout dans L’Ordre libertaire, sans la recherche paniquée de pureté dans laquelle il se débat. Ce sera peut-être pour une autre fois. C’est tout ce que je lui souhaite : qu’il commence à lire, qu’il se libère des labyrinthes du ressentiment. » (p. 162)

Autres notes sur Michel Onfray :
Traité d’athéologie
À propos de la vanité
Autre note sur Albert Camus :
À propos de la commémoration de la mort d’Albert Camus