jeudi 18 août 2011

Note de lecture : Honoré de Balzac

Le cousin Pons
d’Honoré de Balzac


Je viens de relire Le cousin Pons (1).

Il n’est sans doute pas de moyen plus efficace pour mesurer combien nous évoluons sans bien nous en rendre compte que de relire un ouvrage dont les qualités nous ont frappés. Car il arrive souvent que la relecture nous le fasse découvrir tout autre que ce que son souvenir nous en avait laissé. Et là où nous cherchions à retrouver des plaisirs qui ne se rappelaient plus leur cause, nous en trouvons de nouveaux, à ce point étrangers aux anciens, que nous pourrions croire lire une autre oeuvre. Mais c’est nous qui sommes autres. Et ce changement non conscient participe à nous rendre aveugle à nous-mêmes. La relecture est un exercice qui rend sensible à notre propre altération, même si sa mesure reste très malcommode.

Tout cela rend très utiles ces notes qu’il nous arrive de prendre au fil des lectures. Malheureusement, je n’en ai pas prises lors de ma première découverte du Cousin Pons. Et je n’avais conservé du bonheur pris à le lire que ces fortes impressions que laisse un récit qui bouleverse. En cela, je n’arrivais plus guère - si ce n’est par sa particulière noirceur - à le distinguer d’autres romans de Balzac. Je dois à sa relecture des sentiments qui me semblent nouveaux (2), parce que je ne peux croire les avoir oubliés.

Je partirai de la plus simple des questions : qu’est-ce qui rend ce roman captivant ? On serait tenté d’écarter d’emblée l’écriture, laquelle, comme on le sait, n’était pas l’objet de soins très attentifs de la part de l’auteur. Balzac écrivait le plus souvent debout, devant un écritoire. Il se relisait rarement et il était le plus souvent mû, dans son travail, par des considérations de rendement. Les journaux attendaient ses feuilletons et, quand les péripéties du récit ne lui apparaissaient pas clairement, il n’hésitait pas à pondre de longues digressions sinon savantes, du moins informées. Balzac ne paraît pas s’être forgé une conception précise du style, comme Stendhal le fit et comme Flaubert le fera davantage encore. Pourtant, il serait évidemment déraisonnable de croire que la question de la langue de Balzac ne se pose pas.

Dans son Contre Sainte-Beuve, Proust évoque ce qu’il appelle la vulgarité de Balzac.
« Je ne parle pas, écrit-il, de la vulgarité de son langage. Elle était si profonde qu’elle va jusqu’à corrompre son vocabulaire, à lui faire employer de ces expressions qui feraient tache dans la conversation la plus négligée. Les Ressources de Quinola devaient s’appeler d’abord Les Rubriques de Quinola. Pour peindre l’étonnement de d’Arthez : “Il avait froid dans le dos.” Quelquefois elles semblent au lecteur homme du monde contenir une vérité profonde sur la société : “Les anciennes amies de Vandenesse, Mmes d’Espard, de Manerville, Lady Dudley, quelques autres moins connues, sentirent au fond de leur cœur des serpents se réveiller, elles furent jalouses du bonheur de Félix ; elles auraient volontiers donné leurs plus jolies pantoufles pour qu’il lui arrive malheur.” Et chaque fois qu’il veut dissimuler cette vulgarité, il a cette distinction des gens vulgaires, qui est comme ces poses sentimentales, ces doigts précieusement appuyés sur le front qu’ont d’affreux gros boursiers dans leur voiture au Bois. Alors il dit “chère”, ou mieux “cara”, “addio” pour adieu, etc. » (3)
Seul Proust pouvait voir là de la vulgarité. Et ce disant, il nous apprend davantage sur lui-même que sur Balzac. Mais si ce n’est pas de celle-là, de quelle vulgarité veut-il donc parler ?

J’y reviendrai dans un instant. Car il ne faudrait pas esquiver la question de l’écriture. Et si j’ai évoqué Proust, c’est que je pense qu’il n’a pas tout à fait tort lorsqu’il affirme : « Le style est tellement la marque de la transformation que la pensée de l’écrivain fait subir à la réalité, que, dans Balzac, il n’y a pas à proprement parler de style. » (4)

Ici se pose la question du narrateur (5) : qui est-il ? Est-ce Balzac lui-même ? Est-ce un narrateur fabriqué pour la cause ? Serait-ce un peu des deux ? Ou, pour poser la question autrement, Balzac écrit-il le récit comme il lui est naturel d’écrire ou incline-t-il sa plume du côté d’un narrateur plus propre que lui à parler de ces personnages, de ces milieux et de ces faits qui en forment la trame ? Je ne me risquerai pas à trancher la question. Évidemment, nul n’écrit sur un mode qui, d’une manière ou d’un autre, ne soit propre à l’objet auquel il voue sa plume ? Et, en l’occurrence, Balzac raconte. Avec ce souci partagé par ceux qui racontent : soutenir l’intérêt, la curiosité pour le récit. Au milieu de son roman, Balzac éprouve le besoin d’annoncer que l’on va voir ce que l’on va voir.
« Ici commence le drame, ou, si vous voulez, la comédie terrible de la mort d’un célibataire livré par la force des choses à la rapacité des natures cupides qui se groupent à son lit, et qui, dans ce cas, eurent pour auxiliaires la passion la plus vive, celle d’un tableaumane, l’avidité du sieur Fraisier, qui, vu dans sa caverne, va vous faire frémir, et la soif d’un Auvergnat capable de tout, même d’un crime, pour se faire un capital. Cette comédie, à laquelle cette partie du récit sert en quelque sorte d’avant-scène, a d’ailleurs pour acteurs tous les personnages qui jusqu’à présent ont occupés la scène. » (pp. 225-226)
On le voit, le style s’accorde au but poursuivi. Il importe peu de dévoiler la fin de Pons ; ce qui compte, c’est d’éveiller l’intérêt envers ces formes extrêmes de cruauté qui en auront raison. Et le lecteur va être récompensé de sa patience : après avoir pris le temps de faire connaissance avec tous les personnages, il comprendra parfaitement le drame - qualifié aussi de comédie - dont le dévoilement va commencer. Qu’il ne soit pas très heureux de parler d’« avant-scène » pour un partie du roman où la même phrase précise que les personnages « ont occupés la scène » est de peu d’importance : il est clair que ce sont à présent ces personnages-là qui vont être les acteurs de la tragédie.

L’efficacité du récit est ainsi subordonnée à un style qui, avant tout, veut faire entendre la voix du conteur. Ce qui est dit prime sur la façon de le dire. Il y a même quelquefois des manières de dire qui annonce des procédés qui seront ceux du cinéma. J’en vois un exemple à la fin du chapitre XXIII. Nous savons encore très peu de choses sur Rémonencq, mais Balzac souhaite que nous soyons avertis de la menace qu’il représente, même si c’est sans trop savoir laquelle. Pons vient de recevoir Brunner, qu’il pousse au mariage avec Cécile de Marville, alors que ce dernier évoque la grande valeur de sa collection de tableaux :
« Brunner salua Pons et disparut, emporté par son brillant équipage. Pons regarda fuir le petit coupé sans faire attention à Rémonencq qui fumait sa pipe sur le pas de la porte. » (p. 138)
Ce « sans faire attention à Rémonencq qui fumait sa pipe sur le pas de la porte. », qui sont les derniers mots du chapitre, ressemble fort à ces plans de film qui achèvent une scène tout en ayant l’air d’être sans rapport avec le scénario et dont pourtant le spectateur ne peut se convaincre de l’innocence... Il faut suggérer, susciter l’émotion, exciter l’imagination. Et tant pis pour la correction, dussions-nous souffrir qu’une protagoniste « dégringola par les escaliers » (p. 354), là où il eût fallu parler de l’escalier. Tant pis aussi si la phrase est lourde et entachée de répétitions, comme ici par exemple :
« Depuis le jour où, par un mot plein d’or, Rémonencq avait fait éclore dans le coeur de cette femme un serpent contenu dans sa coquille pendant vingt-cinq ans, le désir d’être riche, cette créature avait nourri le serpent de tous les mauvais levains qui tapissent le fond des coeurs, et l’on va voir comment elle exécutait les conseils que lui sifflait le serpent. » (p. 192)
Balzac ne s’est manifestement pas relu. Mais aurait-il gardé le souffle du récit si son esprit en avait suspendu la décharge pour s’attarder à la forme ? C’est par le poids de la même urgence qu’il ose finir son roman par cette dernière phrase, bien faite croit-il pour réfuter les critiques formelles : « Excusez les fautes du copiste ! » (p. 383) C’est cependant aussi peu crédible que ne le sont les accusations que certains hauts fonctionnaires laissent sourdre à l’encontre de leur secrétaire pour des courriers qu’ils ont eu le tort de ne pas relire.

Je reviens à présent à la vulgarité visée par Proust. Je le cite :
« Balzac met tout à fait sur le même plan les triomphes de la vie et de la littérature. “Si je ne suis pas grand par La Comédie humaine, écrit-il à sa soeur, je le serai par cette réussite” (la réussite du mariage avec Mme Hanska).
Mais, vois-tu, cette vulgarité même est peut-être la cause de la force de certaines de ses peintures. Au fond, même dans ceux d’entre nous chez qui c’est précisément l’élévation, de ne pas vouloir admettre les mobiles vulgaires, de les condamner, de les épurer, ils peuvent exister, transfigurés.
» (6)
Nous y voici : la vulgarité serait dans le récit même, dans les attitudes et les actes des personnages, dans les motivations de leurs actes. Et où Balzac puise-t-il ce regard vulgaire, sinon dans sa propre vie ?
« Pour donner à ce point le sentiment de la vie selon le monde et l’expérience, c’est-à-dire celle où il est convenu que l’amour ne dure pas, que c’est une erreur de jeunesse, que l’ambition et la chair y ont bien leur part, que tout cela ne paraîtra pas grand-chose un jour, etc., pour montrer que le sentiment le plus idéal peut n’être qu’un prisme où l’ambitieux transfigure pour lui-même son ambition, en le montrant d’une façon peut-être inconsciente, mais la plus saisissante, c’est-à-dire en montrant objectivement comme le plus sec aventurier l’homme qui pour lui-même, à ses propres yeux, subjectivement, se croit un amoureux idéal, peut-être était-ce un privilège, la condition essentielle même, que l’auteur précisément conçût tout naturellement les sentiments les plus nobles d’une façon si vulgaire que, quand il croirait nous peindre l’accomplissement du rêve de bonheur d’une vie, il nous parlât des avantages sociaux de ce mariage. Il n’y a pas ici à séparer sa correspondance de ses romans. Si l’on a beaucoup dit que les personnages étaient pour lui des êtres réels et qu’il discutait sérieusement si tel parti était meilleur pour Melle de Grandlieu, pour Eugénie Grandet, on peut dire que sa vie était un roman qu’il construisait absolument de la même manière. Il n’y avait pas démarcation entre la vie réelle (celle qui ne l’est pas à notre avis) et la vie de ses romans (la seule vraie pour l’écrivain). » (7)

Il est piquant de constater que les reproches que Proust adresse à Sainte-Beuve, quelques pages plus tôt, semblent oubliés lorsqu’il s’agit de Balzac (8) ; « cette méthode [celle de Sainte-Beuve] , qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas un “traité de géométrie pure”, d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissent les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l’ont connu, en causant avec eux s’ils vivent encore, en lisant ce qu’ils ont pu écrire sur lui s’ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. » (9) (10)

Venons-en au fond, donc. Et à cette question : d’où le récit tire-t-il cet air de vraisemblance qui en fait la force ? Je dis bien cet air, car le récit - si l’on y réfléchit bien - n’est guère vraisemblable. Balzac lui-même en doute finalement, puisque le dernier événement qu’il nous relate lui a semblé mériter l’évocation de la Providence (ou du hasard) :
« [...] l’Auvergnat, après s’être fait donner par contrat de mariage les biens au dernier vivant, avait mis à portée de sa femme un petit verre de vitriol, comptant sur une erreur, et sa femme, dans une intention excellente, ayant mis ailleurs le petit verre, Rémonencq l’avala. Cette fin, digne de ce scélérat, prouve en faveur de la Providence que les peintres de moeurs sont accusés d’oublier, peut-être à cause des dénouements de drames qui en abusent. » (p. 383)
Et là encore, force est de constater que rares sont ceux qui boivent du vitriol par inadvertance. D’ailleurs, si les faits relatés lui semblent un peu gros, Balzac y va d’une réplique immédiate :
« Ces deux faits : un ami ruiné reconnu par un ami riche, et un aubergiste allemand s’intéressant à deux compatriotes sans le sou, feront croire à quelques personnes que cette histoire est un roman ; mais toutes les choses vraies ressemblent d’autant plus à des fables, que la fable prend de notre temps des peines inouïes pour ressembler à la vérité. » (p. 116)

Il est certain que Balzac tenait beaucoup à la vraisemblance. C’est d’abord ce qui le conduit à se juger bon observateur de la société. Dans la dédicace des Parents pauvres (qui se composent du Cousin Pons et de La cousine Bette), Balzac se prétend « docteur en médecine sociale » (p. 50) (11) C’est que, pour lui, son diagnostic sur le monde social vaut remède. Et que la littérature a précédé les sciences sociales pour donner à voir ce que le quotidien nous dissimule.

Reste qu’il est incontestablement lucide sur un certain nombre de choses, d’une lucidité qui est à la fois forte et mystérieuse. Dans la même dédicace, il écrit : «Tout est double, même la vertu». Et il y affirme essayer « de représenter toutes les formes qui servent de vêtement à la pensée ». Voilà qui laisse percer une sagacité dont toute l’œuvre témoigne. Mais en même temps, ce qu’elle révèle nous est donné en vrac, sans les scolies qu’une sociologie livrerait. C’est là la force et la faiblesse de la littérature. Et aucune révision ne disqualifiera jamais le roman ainsi rendu, ainsi que les fruits de la recherche doivent s’y résoudre.

Le cousin Pons est un roman, le dernier que Balzac écrira, dans lequel certains de ses traits s’accentuent. Ainsi, par exemple, son pessimisme. Non seulement le récit tout entier est désespérant, mais le propos d’occasion l’est tout autant. Présentant Pons et de Schmucke au début du récit, il écrit :
« La vieillesse, les spectacles continuels du drame parisien, rien n’avait endurci ces deux âmes fraîches, enfantines et pures. Plus ces deux êtres allaient, plus vives étaient leurs souffrances intimes. Hélas ! il en est ainsi chez les natures chastes, chez les penseurs tranquilles et chez les vrais poètes qui ne sont tombés dans aucun excès. » (p. 72)

De même, sa propension aux dissertations pseudo-savantes ne faiblit nullement. Comme l’a écrit très justement Proust, « quand il y a une explication à donner, Balzac n’y met pas de façons ; il écrit voici pourquoi : suit un chapitre. » (12) Il y a, dans Le cousin Pons, l’exemple d’une bien petite dissertation qui révèle assez bien cette sorte de cuistrerie dont il use quelquefois.
« Il n’est pas inutile de faire remarquer une triste particularité de l’hépatite. Les malades dont le foie est plus ou moins attaqué sont disposés à l’impatience, à la colère, et ces colères les soulagent momentanément ; de même que dans l’accès de fièvre, on sent se déployer en soi des forces excessives. L’accès passé, l’affaissement, le collapsus, disent les médecins, arrive, et les pertes qu’a faites l’organisme s’apprécient alors dans toute leur gravité. Ainsi, dans les maladies de foie, et surtout dans celles dont la cause vient de grands chagrins éprouvés, le patient arrive après ses emportements à des affaiblissements d’autant plus dangereux qu’il est soumis à une diète sévère. C’est une sorte de fièvre qui agite le mécanisme humoristique de l’homme, car cette fièvre n’est ni dans le sang, ni dans le cerveau. Cette agacerie de tout l’être produit une mélancolie où le malade se prend lui-même en haine. Dans une situation pareille, tout cause une irritation dangereuse. »
Et il ajoute immédiatement, pour que sa science apparaisse bien d’exception :
« La Cibot, malgré les recommandations du docteur, ne croyait pas, elle, femme du peuple sans expérience ni instruction, à ces tiraillements du système nerveux par le système humoristique. » (pp. 271-272)

Mais la plus étonnante - la plus célèbre aussi - des dissertations balzaciennes est sans conteste son Traité des sciences occultes qui constitue le chapitre XXXII du Cousin Pons. Ce texte est bien trop long pour être reproduit ici ; juste un extrait pour en deviner la saveur :
« Les dons admirables qui font le Voyant se rencontrent ordinairement chez les gens à qui l’on décerne l’épithète de brutes. Ces brutes sont les vases d’élection où Dieu met les élixirs qui surprennent l’humanité. Ces brutes donnent les prophètes, les saint Pierre, les l’Hermite. Toutes les fois que la pensée demeure dans sa totalité, reste bloc, ne se débite pas en conversations, en intrigues, en œuvres de littérature, en imaginations de savant, en efforts administratifs, en conceptions d’inventeur, en travaux guerriers, elle est apte à jeter des feux d’une intensité prodigieuse, contenus comme le diamant brut garde l’éclat de ses facettes. Vienne une circonstance ! cette intelligence s’allume, elle a des ailes pour franchir les distances, des yeux divins pour tout voir ; hier, c’était un charbon, le lendemain, sous le jet du fluide inconnu qui la traverse, c’est un diamant qui rayonne. Les gens supérieurs, usés sur toutes les faces de leur intelligence, ne peuvent jamais, à moins de ces miracles que Dieu se permet quelquefois, offrir cette puissance suprême. » (p. 177)
Comment ne pas penser à Michelet en lisant cela ?

Il est aussi une digression davantage diluée dans le récit qui mérite l’attention, c’est celle qui figure dans le chapitre XXXIX et qui concerne la peinture. Balzac y expose les goûts du narrateur (qui ne sont certainement pas très éloignés des siens propres), ce qui est du plus haut intérêt. Je ne me risquerai pas ici à commenter ces goûts, ce qui réclamerait d’en faire une analyse poussée. Juste une phrase en passant, une de ces phrases fulgurantes, en ce qu’elle dit en quelques mots ce qu’un long traité sur l’art ne parviendrait pas à faire comprendre. Il cite quatre tableaux de la collection de Pons qu’il juge aussi admirables que comparables entre eux (un de Sebastiano del Piombo, un de Fra Bartolomeo, un d’Hobbema et un de Dürer, tous non identifiables) et il conclut : « C’est supérieur à la nature qui n’a fait vivre l’original que pendant un moment. » (p. 205)

Ce qui constitue probablement la plus grande force de Balzac, ce qui confère au récit son apparente plausibilité, ce qui accroche le lecteur jusqu’à le mener au terme du roman, c’est l’extraordinaire talent qu’il a pour présenter et faire vivre ses personnages. On pourrait en donner mille exemples. Je puise dans Le cousin Pons un extrait un peu particulier, mais qui donne la mesure de ce talent. Il s’agit de ce moment où madame Cibot va rencontrer pour la première fois le sieur Fraisier. Le lecteur en sait déjà pas mal sur lui ; la Cibot, beaucoup moins. Elle se trouve devant sa porte, une porte que Balzac nous décrit et qui constitue une sorte de succédané de Fraisier (décris-moi ta porte, je te dirai qui tu es !) :
« Arrivée au second étage au-dessus de l’entresol, la Cibot se trouva devant une porte du plus vilain caractère. La peinture d’un rouge faux était enduite sur vingt centimètres de largeur, de cette couche noirâtre qu’y déposent les mains après un certain temps, et que les architectes ont essayé de combattre dans les appartements élégants, par l’application de glaces au-dessus et au-dessous de la serrure. Le guichet de cette porte, bouché par des scories semblables à celles que les restaurateurs inventent pour vieillir des bouteilles adultes, ne servait qu’à mériter à la porte le surnom de porte de prison, et concordait d’ailleurs à ses ferrures en trèfles, à ses gonds formidables, à ses grosses têtes de clous. Quelque avare ou quelque folliculaire en querelle avec le monde entier devait avoir inventé ces appareils. Le plomb, où se déversaient les eaux ménagères, ajoutait sa quote-part de puanteur dans l’escalier, dont le plafond offrait partout des arabesques dessinées avec de la fumée de chandelle, et quelles arabesques ! Le cordon de tirage, au bout duquel pendait une olive crasseuse, fit résonner une petite sonnette dont l’organe faible dévoilait une cassure dans le métal. Chaque objet était un trait en harmonie avec l’ensemble de ce hideux tableau. » (pp. 229-230)

Peut-on, en lisant Le cousin Pons, espérer se faire une meilleure idée de ce que furent les conditions de vie durant la monarchie de Juillet ? Ce n’est même pas sûr.

(1) Honoré de Balzac, Le cousin Pons (1ère éd. en 1848), Flammarion, 1993.
(2) Je me risque à évoquer ces sentiments, bien conscient du fait que je ne suis pas un spécialiste de Balzac, lequel est un de ces auteurs - comme Dante et Cervantes, notamment - auxquels certains vouent une vie de recherche passionnée. Aux yeux de ceux-là, comme de beaucoup d’autres du reste, mon incompétence serait patente.
(3) Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve(écrit en 1908-1909), Gallimard, Folio essais, 1954, p. 189.
(4) Ibid., p. 200.
(5) Les études littéraires d’aujourd’hui affectionnent tout particulièrement de se poser la question du narrateur.
(6) Marcel Proust, Op. cit., pp. 189-190.
(7) Ibid., pp. 190-191.
(8) À moins que Proust ne dénie ainsi à Balzac le titre d’écrivain, ce qui n’est guère crédible (il a évolué au fil du temps d’un rejet à la plus grande des admirations).
(9) Ibid., pp. 126-127.
(10) La fréquentation [...] profonde avec soi-même, voilà bien ce qui conduira bien de ceux que Proust inspirent à nuire au roman français.
(11) Balzac se qualifie aussi quelquefois d’historien. Cf. notamment p. 97 : « [...] aussi l’historien, pour être fidèle, est-il obligé d’entrer dans quelques détails au sujet de [...] ». Mais c’est là une manière de renforcer la vraisemblance du récit.
(12) Marcel Proust, Op. cit., p. 204.

Autre note sur Balzac :
Prométhée ou la vie de Balzac, d'André Maurois

mercredi 10 août 2011

Note de lecture : Jean de La Fontaine

« Les grenouilles qui demandent un roi », Les fables
de Jean de La Fontaine


Les événements qui secouent le monde arabe engendrent espérances et inquiétudes. Et c’est sans doute l’incertitude que suscite la double contestation des régimes autoritaires, celle des démocrates et celle des islamistes, qui rend circonspect. Pourtant, y eût-il jamais un changement de régime qui ne débouchât pas, au moins à certains égards, sur des misères nouvelles ? Le renversement de la monarchie française engendra l’Empire, la chute du tsarisme conduisit au communisme et... la fin de Saddam Hussein entraîna l’Irak dans la guerre civile.

Ceux qui ont la foi - foi en une doctrine politique, foi en une classe sociale, foi en un leader - sont facilement prêts à sacrifier bien des choses. Mais ce sont précisément ces sacrifices qui corrompent le changement. Car ils témoignent de ce que les contestataires sont prêts à commettre de ces actes que leur propre contestation réprouve. Comme l’a écrit Georges Friedmann, dont l’expérience personnelle peut laisser penser qu’il savait de quoi il parlait : « Nombreux sont ceux qui s’absorbent entièrement dans la politique militante, la préparation de la révolution sociale. Rares, très rares, ceux qui, pour préparer la révolution, veulent s’en rendre dignes. » (1)

Ouvrant de temps à autre, au hasard, Les fables de La Fontaine, je viens de tomber sur « Les grenouilles qui demandent un roi » (2). Et j’ai pensé que la question y était bien posée, sans pour autant que la solution y soit livrée. Le plaisant de l’affaire, c’est que la rage du changement surgit en démocratie et mène à l’autocratie. Mais, après tout, le sens des bouleversements importe peu. Ce qui mérite d’être médité, c’est cette logique qui veut que les intentions des hommes ont pour conséquences des résultats qui leur sont bien étrangers.

Que faire d’autre (3) sinon livrer la fable en son entier ? Une fable bien montanienne d’esprit, assurément.

« Les grenouilles, se lassant
De l’état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique :
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S’alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, dans les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu’elles croyaient être un géant nouveau.
Or c’étoit un soliveau,
De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s’aventurant,
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant.

Une autre la suivit, une autre en fit autant :
Il en vint une fourmilière :
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu’à sauter sur l’épaule du roi.
Le bon sire le souffre et se tient toujours coi.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue :
Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue !
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir ;
Et grenouilles de se plaindre,
Et Jupin de leur dire : Eh quoi ! votre désir
À ses lois croit-il nous astreindre ?
Vous avez dû premièrement
Gardez votre gouvernement ;
Mais, ne l’ayant pas fait, il vous devoit suffire
Que votre premier roi fût débonnaire et doux :
De celui-ci contentez-vous,
De peur d’en rencontrer un pire.
»

(1) Georges Friedmann, La Puissance et la sagesse, Paris, Gallimard, 1970, p. 359.
(2) Jean de La Fontaine, Fables, illustrations par Grandville, Librairie Garnier Frères, 1868, p. 114-115.
(3) Dire quand même qu’un soliveau (le mot n’est pas courant) est une petite pièce de charpente, le plus souvent en bois. On doit à La Fontaine que le mot désigne à présent un homme dépourvu d’autorité et ne sachant pas se faire respecter. Vincent Auriol aurait dit : « Je ne serai ni un président soliveau, ni un président personnel. »