vendredi 22 avril 2011

Note d’opinion : acculturation et anomie

À propos de l’immigration

En France, depuis quelques semaines, des opinions très tranchées relatives à l’immigration ont trouvé une place considérable dans les medias et ont surtout trouvé des hérauts écoutés, distincts du Front national (1). Il y a certes dans cet envahissement des médias quelque chose qui relève du goût pour le scandaleux, propre à la médiasphère. Mais il y a aussi et surtout une réceptivité nouvelle du public à ces opinions, réceptivité dont le premier stade est souvent justifié par la liberté d’expression.

Je n’ose pas croire être le seul à ressentir un certain désarroi devant des débats où l’on est si souvent amené à donner raison à chacun lorsqu’il parle de l’autre et à donner tort à tous lorsqu’ils parlent d’eux-mêmes. Même s’il s’agit d’une situation conforme à la logique des lucidités croisées et des égarements parallèles (2), sa portée morale – davantage encore que sa portée politique – incite à chercher sa voie, à se positionner, et à déplorer de n’y pas parvenir. Est-il extravagant de vouloir défendre sa culture des atteintes que pourraient lui porter des immigrés refusant consciemment ou inconsciemment leur intégration ? Est-il déraisonnable de prôner la tolérance et l’ouverture à l’égard de cultures exotiques exhibant ses modes de vie en France même ? Peut-on concilier les deux impératifs ?

Je suis d’avis que la première des précautions à prendre lorsqu’on réfléchit à des questions de cet ordre est de séparer résolument les constats et les vœux. Le désaccord sur les constats n’est en effet trop souvent que la conséquence du désaccord sur les vœux. Selon que l’on aspire avant tout à retrouver ce que l’on croit être les spécificités de sa culture ou que l’on vise à favoriser un monde d’échanges maximisés, on voit plus aisément les difficultés qu’engendre la cohabitation culturelle dans le premier cas et les avantages et mérites de la tolérance réciproque dans le second.

Il ne me semble pas sans profit de s’armer, pour aborder la question de l’immigration, de deux notions que l’on doit à l’anthropologie. La première est celle d’acculturation, terme d’origine américaine qui désigne les modifications qu’entraînent des contacts directs et constants entre plusieurs cultures (3). La deuxième est celle d’anomie, terme par lequel Émile Durkheim désigna l’état d’une société dont les normes sociales sont perturbées de telle sorte que l’ordre social en est bouleversé (4).

Voici les éléments principaux sur lesquels je crois utile de me fonder pour tenter – bien modestement (5) – d’approcher la question.

1. Il y a mille et une manières pour des sociétés différentes d’entrer en contact. Et les effets de ces contacts varient énormément en fonction des conditions de leur survenance. Claude Lévi-Strauss a montré que la diversité entre les cultures était le résultat d’une longue séparation, mais que c’est le contact survenant après cette séparation qui permettait une cumulation des savoirs et des techniques propre à générer un progrès des conditions de survie. Si les contacts sont trop intenses et trop durables, la fécondité des échanges diminuent au fur et à mesure que la diversité s’estompe.

2. Plus que toute autre, la colonisation du XIXe siècle a été à ce point invasive qu’elle a entraîné une importante acculturation des peuples colonisés, lesquels ont subi de considérables mutations de leurs modes de vie, de leurs modes de production, de leurs valeurs, de leurs croyances, etc. C’est cette même colonisation et ce qui en a résulté – telle ce qu’on a appelé la décolonisation (6) – qui est la cause première de l’immigration qui fait aujourd’hui débat.

3. Quand ils en engendrent, les immigrés ne suscitent pas partout les mêmes difficultés. Ainsi, selon leur densité relative et selon la force des traits culturels autochtones, par exemple, ils ont tendance à admettre (ou à subir) l’intégration ou au contraire à la refuser (ou à la manquer). Cette diversité de situation alimente en arguments des discours qui prétendent tous (ou presque tous) rendre compte d’un phénomène unique auquel il convient de trouver une issue politique.

4. L’évolution des sociétés obéit à des déterminations qui, pour la plupart, échappent à la conscience de leurs membres. Ce que peut réserver le futur selon que l’immigration soit poursuivie ou interrompue n’est pas prévisible de façon précise. Les attitudes objectives et subjectives qu’adoptent chaque groupe (immigrés, enfants d’immigrés, autochtones, etc.) varient d’ailleurs d’une génération à l’autre d’une façon imprévisible. Il est donc assez naïf de croire que les projets politiques et leur éventuelle mise en œuvre puissent, à eux seuls, orienter le devenir de la société. Pour le dire de façon très simpliste, celui qui demande que l’immigration soit stoppée cherche d’abord à séduire ceux qui partagent ce vœu (notamment parce qu’ils en espèrent une amélioration de leur situation) ; mais s’il peut mettre son projet à exécution, rien ne garantit que le résultat obtenu coïncide avec ce qui fut projeté.

Je suis enclin à tirer de tout ceci des conclusions très minces, bien loin de toute exaltation idéologique. Il est très probable qu’on ne puisse pas prévoir ce qu’il adviendra de ces situations liées à l’immigration et que l’on qualifie souvent d’explosives. Il est donc inutile de vouloir donner du crédit à des descriptions de la situation propres à justifier des solutions qui expriment une préférence antérieure aux constats. Les effets que peuvent avoir les discours politiques – tout en étant bien éloignés de ceux qu’ils annoncent – ne sont pas inexistants. Encourager la haine et le rejet a bien entendu des conséquences non négligeables. De même que propager des visions illusoires ou irénistes peut inciter à des comportements maladroits ou téméraires. Or, les mouvements d’émigration que l’on connaît actuellement sont probablement sans précédent dans l’histoire, tant dans leur amplitude que dans leurs caractéristiques anthropologiques. Ce qui signifie qu’il est sans doute impossible d’apprécier quelles décisions politiques auraient tel ou tel effet sur le phénomène. Les raisons économiques qui sont régulièrement avancées pour justifier l’un ou l’autre point de vue sur l’immigration sont là pour en attester : selon les moments et selon les milieux intéressés, le même argument sert d’encouragement ou de frein à l’ouverture des frontières. Bref, qui peut vraiment savoir ce qu’il convient de faire et dans quel but ?

Le problème est tout autre si l’on se place au niveau du comportement individuel. Car c’est là que le courage moral est à l’épreuve. Au-delà du mouvement spontané d’accueil et d’empathie que l’on peut ressentir vis-à-vis d’étrangers, au-delà de l’agréable curiosité que l’on peut avoir envie de satisfaire au sujet d’usages et de coutumes exotiques, il y a la difficulté que font naître les différences, difficultés très variables selon les lieux, les milieux sociaux, les conditions matérielles, l’état de gêne financière, selon aussi les croyances, les écarts culturels et religieux, etc. Et c’est sans doute dans ces rapports pénibles, souvent forcés, qu’il faudrait comprendre avant de juger. Qu’il y ait tant de gens à qui n’ont pas été donnés les moyens de comprendre et qui néanmoins, par simple générosité, aident courageusement ceux dont la détresse dépasse l’appartenance culturelle relève sans doute de quelque chose d’humain que l’acculturation et l’anomie n’ont pas encore atteint.

(1) Il y avait bien sûr Éric Zemmour ; il y a à présent Renaud Camus et Robert Ménard, par exemple. Ce sont là trois opinions qui sont loin de coïncider et qui s’expriment d’ailleurs dans des contextes médiatiques différents, mais qui témoignent toutes les trois d’une même évolution de la doxa. Ils ont peut-être en commun de chercher dans le caractère révoltant ou désagréable d’une proposition la preuve de sa véracité.
(2) Logique qu’a si bien illustrée à l’époque de la guerre froide la pertinence de ce que les Américains disaient des Soviétiques et de ce que les Soviétiques disaient des Américains, alors qu’Américains et Soviétiques se bernaient tant sur leurs mérites respectifs.
(3) J’emploie ici le mot dans le sens que lui ont donné Ralph Linton (Le fondement culturel de la personnalité, 1ère éd. 1945, Dunod, 1993) et Melville Herzkovits (Les bases de l’anthropologie culturelle, 1ère éd. 1950, Maspero, 1967).
(4) Durkheim a défini l’anomie alors qu’il étudiait la division du travail (cf. De la division du travail social, 1ère éd. 1893, PUF, 1930, 10e éd. 1978, plus particulièrement pp. 360-361). Pour cerner la notion dans son sens strictement durkheimien, il convient de consulter également ce qu’il en dit dans Le suicide (1ère éd. 1897, PUF, 1930, 6e tirage 1979, plus particulièrement p. 288). En l’occurrence, je n’ai aucunement l’ambition d’approfondir la notion à partir de ce qu’en a dit Durkheim – ce qui serait certes bien utile –, mais uniquement d’user d’un concept qui a le mérite d’indiquer un niveau de bouleversement qui compromettrait l’équilibre social.
(5) Je vais énoncer ces éléments sur un ton affirmatif par souci d’être clair, mais il convient de maintenir un point d’interrogation sur chacun d’eux.
(6) La décolonisation n’est bien sûr que la suppression ou l’atténuation du lien politique.

samedi 16 avril 2011

Note de lecture : Claude Lévi-Strauss

La conférence "Reconnaissance de la diversité culturelle : ce que nous apprend la civilisation japonaise" in L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne
de Claude Lévi-Strauss


L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne (1) de Claude Lévi-Strauss comprend donc trois conférences qu’il a prononcées à Tokyo au printemps 1986. Je n’ai guère envie de dire quoi que ce soit de la deuxième – intitulée "Trois grands problèmes contemporains : la sexualité, le développement économique et la pensée mythique" –, car je ne pourrais au mieux que la reproduire en entier, sans en omettre un mot, tant la manière dont Lévi-Strauss aborde des questions très actuelles à partir des constats anthropologiques que son travail l’a amené à faire est puissante et instructive ; tant aussi rien jamais de ce qu’il y dit n’est trop ou trop peu. Une seule recommandation, donc : allez la lire.

J’en viens à la troisième de ces conférences, "Reconnaissance de la diversité culturelle : ce que nous apprend la civilisation japonaise" (pp. 105-146).

En fait, dans cet exposé, Lévi-Strauss laisse peu de place au Japon (2). Son véritable sujet est le relativisme culturel, tel qu’il doit se comprendre dans le cadre du structuralisme.

Reprenons rapidement l’argumentation.

Au XIXe siècle, on pensa d’abord que les différences physiques visibles entre les groupes humains révélaient des races, lesquelles devaient donc également différer sur d’autres plans, tel le plan intellectuel. Puis, on pensa ensuite que l’évolution suivie par les groupes humains engendrait des groupes en avance et des groupes en retard. Et tout cela justifia des jugements hâtifs des groupes dits civilisés à l’égard des autres.

Il fallut attendre le milieu du XXe siècle pour que soit clairement établi que ces jugements étaient injustifiés. Le simple fait que le nombre de cultures excède énormément le nombre de groupes ayant des caractères physiques visibles identiques, de même que le fait que le patrimoine culturel se modifie énormément plus vite que le patrimoine génétique, suffit à infirmer l’idée qu’existeraient des races aux potentiels intellectuels différents.

Depuis quelques dizaines d’années, la génétique a modifié les données du problème. Elle a en effet mis en évidence des évolutions différentielles de gènes – sanguins par exemple – liées à des pratiques culturelles. Les règles qui président aux mariages (qui, même dans notre société, ne coïncident jamais avec le simple hasard), de même que celles dans le respect desquelles les contacts avec les sociétés étrangères sont rendus possibles, influent en effet fortement sur les échanges génétiques. Ce qui n’aboutit évidemment pas à des différentiations des facultés intellectuelles, mais bien sur des modifications pouvant néanmoins avoir en retour une influence sur la culture, comme par exemple en raison de la vulnérabilité ou de la résistance à telle ou telle maladie.

Et c’est ici qu’intervient la logique des différences, lesquelles – si utiles à tous – doivent tout à une séparation dont les effets culturels et biologiques sont convergents. Écoutons Lévi-Strauss :

« Pour développer des différences, pour que les seuils permettant de distinguer une culture de ses voisines deviennent suffisamment tranchés, les conditions sont en gros les mêmes que celles qui favorisent les différences biologiques entre les populations : isolement relatif pendant un temps prolongé, échanges limités, qu’ils soient d’ordre culturel ou génétique. À l’ordre de grandeur près, les barrières culturelles jouent le même rôle que les barrières génétiques ; elles les préfigurent d’autant mieux que toutes les cultures impriment leur marque au corps : par des styles de costume, de coiffure et de parure, par des mutilations corporelles et par des comportements gestuels, elles miment des différences comparables à celles qui peuvent exister entre les races. En préférant certains types physiques à d’autres, elles les stabilisent et éventuellement les répandent. » (p. 119)

Et il poursuit :

« Il y a trente-quatre ans [il parle en 1986, rappelons-le], dans une plaquette intitulée Race et histoire écrite à la demande de l’Unesco, je faisais appel à la notion de coalition pour expliquer que des cultures isolées ne peuvent créer à elles seules les conditions d’une histoire vraiment cumulative. Il faut pour cela, disais-je, que des cultures différentes combinent volontairement ou involontairement leurs mises respectives, et se donnent ainsi une chance de réaliser, au grand jeu de l’histoire, les séries longues qui permettent à celle-ci de progresser.
Les généticiens proposent actuellement des vues assez voisines sur l’évolution biologique, quand ils montrent qu’un génome constitue en réalité un système dans lequel certains gènes jouent un rôle régulateur, d’autres agissent ensemble sur un seul caractère, ou le contraire si plusieurs caractères se trouvent dépendre d’un seul gène. Ce qui est vrai pour le génome individuel l’est aussi pour une population qui doit toujours être telle (par la combinaison qui s’opère en son sein de plusieurs patrimoines génétiques) qu’un équilibre optimal s’établisse et améliore ses chances de survie. En ce sens, on peut dire que la recombinaison génétique joue, dans l’histoire des populations, un rôle comparable à celui que la recombinaison culturelle joue dans l’évolution des genres de vie, des techniques, des connaissances, des coutumes et des croyances. Car des individus prédestinés par leur patrimoine génétique à n’acquérir qu’une culture particulière auraient des descendants singulièrement désavantagés : les variations culturelles auxquelles ceux-ci seraient exposés surviendraient plus vite que leur patrimoine génétique ne pourrait lui-même évoluer et se diversifier pour répondre aux exigences de ces nouvelles situations.
» (pp. 119-121)

Et c’est ici que surgit, dans toute son ampleur, la question de l’éventuelle prééminence de la société occidentale :

« Anthropologues et biologistes sont donc aujourd’hui d’accord pour reconnaître que la vie en général et celle des hommes en particulier ne peut se développer de manière uniforme. Toujours et partout, elle suppose et engendre la diversité. Cette diversité intellectuelle, sociale, esthétique, philosophique, n’est unie par aucune relation de cause à effet à celle qui existe sur le plan biologique entre les grandes familles humaines. Elle lui est seulement parallèle sur un autre terrain.
Mais en quoi consiste au juste cette diversité ? Il serait vain d’avoir obtenu de l’homme de la rue qu’il renonce à attribuer une signification intellectuelle ou morale au fait d’avoir la peau noire ou blanche, le cheveu lisse ou crépu, pour rester silencieux devant une autre question, à laquelle l’homme de la rue se raccroche immédiatement : s’il n’existe pas d’aptitudes raciales innées, comment expliquer que la civilisation de type occidental ait fait les immenses progrès que l’on sait, tandis que celles de peuples d’autres couleurs sont restées en arrière, les unes à mi-chemin, les autres frappées d’un retard qui se chiffre par milliers ou dizaines de milliers d’années ? On ne saurait prétendre avoir résolu par la négative le problème de l’inégalité des races humaines si l’on ne se penche pas aussi sur celui de l’inégalité – ou de la diversité – des cultures humaines, qui, dans l’esprit du public, lui est étroitement lié.
» (p. 121-122)

Je ne reproduirai rien de la réponse, longue et circonstanciée, que Claude Lévi-Strauss donne à cette question. Cette réponse, ce n’est rien d’autre qu’un exposé détaillé de ce qu’il appelle le relativisme culturel. Les progrès sont vus tels par certains regards ; ils surviennent, non de façon linéaire, mais par sauts et reculs ; beaucoup d’entre eux masquent des progrès ou des performances aussi extraordinaires que peu visibles pour des acteurs du progrès technique ; etc. Ce qui amène Lévi-Strauss à tirer, devant son public japonais, la conclusion suivante :

« En somme, ce que le regard que nous autres Occidentaux jetons sur le Japon nous confirme, c’est que chaque culture particulière, et l’ensemble des cultures dont toute l’humanité est faite, ne peuvent subsister et prospérer qu’en fonctionnant selon un double rythme d’ouverture et de fermeture, tantôt déphasées l’une par rapport à l’autre, tantôt coexistant dans la durée. Pour être originale et maintenir vis-à-vis des autres cultures des écarts qui leur permettent de s’enrichir mutuellement, toute culture se doit à elle-même une fidélité dont le prix à payer est une certaine surdité à des valeurs différentes auxquelles elle demeurera insensible, totalement ou partiellement. » (pp. 145-146)

Je voudrais ajouter deux choses que je crois utile à la bonne compréhension des idées de Lévi-Strauss.

La première, c’est que le relativisme culturel – qui fut déjà le sujet de Race et histoire (3) –, n’est pas un choix moral qui serait fondé sur l’idée d’égalité. Ni Dieu ni la nature n’ont voulu les cultures égales en capacités et en intelligence. Et, même si elle mérite ce soutien, la défense du relativisme culturel ne se justifie pas par des considérations morales humanistes. C’est une bonne connaissance de la diversité et des contextes variés qu’elle engendre qui suggère d’insister sur ce que peuvent avoir de relatives les comparaisons entre cultures et, par voie de conséquence, ce qu’il peut y avoir d’arbitraire dans toute tentative de classement de celles-ci, quel que soit le critère adopté. En bonne rigueur, les cultures sont différentes, mais aucune ne dispose d’une bonne raison de s’enorgueillir d’une quelconque prééminence, car là où l’une surpasse les autres, c’est au prix d’une faiblesse corrélative dont les autres sont épargnées. Il est important d’insister sur ce point, car la pensée de Lévi-Strauss fut souvent interprétée – y compris au sein de l’Unesco – comme l’affirmation morale d’une égalité, ce qui satisfait une nouvelle forme d’ethnocentrisme, à savoir cette tendance marquée de la culture occidentale au cours des dernières décennies à faire de l’égalité une valeur idéologique (4).

La deuxième chose qu’il me paraît nécessaire de préciser, c’est que les formes de relativisme sont elles-mêmes nombreuses et variées et qu’il serait inexact de confondre le relativisme dont Claude Lévi-Strauss se réclame avec ce relativisme, en partie latent (5), qui envahit l’opinion commune depuis une vingtaine d’années et qui assimile volontiers tout jugement de fait à un jugement de valeur. Le relativisme lévi-straussien est étranger à ce scepticisme mou ; il doit tout au contraire à ce mouvement scientifique qui a combattu le substantialisme, lequel voyait la vérité au sein de la chose, et a choisi plutôt de mieux cerner le réel en étudiant les relations que les choses avaient entre elles.

(1) Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Seuil, Coll. La Librairie du XXIe siècle, 2011.
(2) Même si rien ne l’indique dans le livre, il est très probable que les titres des conférences, de même que les sous-titres au sein de celles-ci, ne soient pas de Lévi-Strauss. Ils ne sont pas toujours très adéquats.
(3) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, (1ère éd. : 1952) Denoël, 1987.
(4) Il suffit, pour s’en convaincre, de penser aux ravages de cette idéologie égalitariste au sein du système éducatif (cf. Alain Finkielkraut, « Que faire quand les bons élèves sont traités de bouffons ou de collabos », entretien accordé à Luc Cédelle, Le Monde Éducation du 13 avril 2011, p. 12).
(5) Ce relativisme-là est particulièrement patent chez certains catholiques progressistes qui minimisent les dogmes de leur religion et en déduisent un égal scepticisme envers toutes les croyances et toutes les connaissances, fussent-elles scientifiques.

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samedi 9 avril 2011

Note de lecture : Claude Lévi-Strauss

La conférence "La fin de la suprématie culturelle de l’Occident" in L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne
de Claude Lévi-Strauss


"La Librairie du XXIe siècle", collection dirigée par Maurice Olender, vient de publier sous le titre L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne trois conférences que Claude Lévi-Strauss prononça à Tokyo au printemps 1986 (1). Le très grand intérêt qui est le mien pour l’œuvre de Lévi-Strauss m’incite à ne pas évoquer simultanément plus d’une de ces conférences. Je me limiterai donc ici à la première d’entre elles, intitulée "La fin de la suprématie culturelle de l’Occident" (pp. 13-58).

S’il fallait recommander à un jeune étudiant un texte qui lui permettrait d’appréhender ce qu’est l’anthropologie, alors qu’il en ignore à peu près tout, il s’imposerait, je crois, de citer cette conférence. La clarté et la profondeur de l’exposé en font en effet la meilleure introduction qui soit à l’étude comparative des peuples.

Faut-il en déduire que ceux qui connaissent l’œuvre de Claude Lévi-Strauss n’y apprendront guère ? Oui et non. Car s’il est vrai que l’on y trouve principalement des choses déjà dites ailleurs, leur admirable synthèse rend toute sa force aux idées de Lévi-Strauss, une force qui, sous l’influence d’un monde qui pense tout autrement, décline spontanément dès qu’on en interrompt la lecture. Ce ne sont pas les convictions en cause qui emporte l’adhésion, c’est leur calme exposé.

Voulez-vous savoir, en peu de mot, à quoi se livre l’anthropologie ? Voici :

« Des faits négligés ou à peine étudiés, telle la façon dont des sociétés différentes partagent le travail entre les sexes – dans une société donnée, sont-ce les hommes ou les femmes qui s’adonnent à la poterie, au tissage, ou qui cultivent la terre ? – permettent de comparer et de classer les sociétés humaines sur des bases beaucoup plus solides qu’on n’y parvenait auparavant.
J’ai cité la division du travail ; je pourrais parler aussi des règles de résidence. Quand un mariage a lieu, où vont habiter les jeunes époux ? Avec les parents du mari ? Avec ceux de la femme ? Ou établissent-ils une résidence indépendante ?
De même les règles de la filiation et du mariage, longtemps négligées tant elles semblaient capricieuses et dénuées de sens. Pourquoi un grand nombre de peuples du monde distinguent-ils les cousins en deux catégories selon qu’ils sont issus soit de deux frères ou de deux sœurs, soit d’un frère et d’une sœur ? Pourquoi, dans ce cas, condamnent-ils le mariage entre cousins du premier type et le préconisent-ils, si même ils ne l’imposent pas, entre les cousins du second type ? Et pourquoi le monde arabe fait-il, pratiquement seul, exception à cette règle ?
De même encore, les prohibitions alimentaires qui font que, par le monde, il n’est pas de peuple qui ne cherche à affirmer son originalité en proscrivant telle ou telle catégorie d’aliments : le lait en Chine, le porc pour les juifs et les musulmans, le poisson pour quelques tribus américaines et la viande de cervidé pour d’autres, et ainsi de suite.
Toutes ces singularités constituent autant de différences entre les peuples. Et cependant, ces différences sont comparables dans la mesure où il n’existe pratiquement pas de peuple chez qui on ne puisse les observer. D’où l’intérêt que prennent les anthropologues à des variations en apparence futiles , mais qui permettent d’aboutir à des classements relativement simples, introduisant dans la diversité des sociétés humaines un ordre comparable à celui que les zoologues et les botanistes utilisent pour classer les espèces naturelles.
» (pp. 23-25)

Mais, me direz-vous, l’observation de ces différences est bien malaisée pour quelqu’un qui ne vit pas dans les sociétés concernées ? N’est-ce pas là un grave handicap ?

« Ces sociétés exotiques sont éloignées de l’anthropologue qui les observe. Une distance non seulement géographique, mais aussi intellectuelle et morale, les sépare. Cet éloignement réduit notre perception à quelques contours essentiels. Je dirais volontiers que, dans l’ensemble des sciences sociales et humaines, l’anthropologue occupe une place comparable à celle qui revient à l’astronome dans l’ensemble des sciences physiques et naturelles. Car si l’astronomie put se constituer comme science dès la plus haute Antiquité, c’est qu’à défaut même d’une méthode scientifique qui n’existait pas encore l’éloignement des corps célestes permettait d’en prendre une vue simplifiée. » (pp. 31-32)

Ce qui fait l’originalité de l’anthropologie, selon Lévi-Strauss, c’est sa triple ambition.

D’abord, atteindre l’objectivité. Ce qui ne se résume pas à « faire abstraction de ses croyances, de ses préférences et de ses préjugés », mais aussi et surtout à « atteindre […] des formulations valides non seulement pour un observateur honnête et objectif, mais pour tous les observateurs possibles » (p. 35).

Ensuite, la totalité, c’est-à-dire voir « dans la vie sociale un système dont tous les aspects sont organiquement liés ». Un exemple ?

« Il n’est certes pas besoin d’être anthropologue pour remarquer que le menuisier japonais se sert de la scie et du rabot à l’envers de ses collègues occidentaux : il scie et rabote vers soi, non en poussant l’outil vers l’extérieur. […]
De leur côté, des spécialistes de la langue japonaise ont noté comme une curiosité qu’un japonais qui s’absente pour un court moment (mettre une lettre à la poste, acheter le journal ou un paquet de cigarettes) dira volontiers quelque chose comme "Itte mairimásu" ; à quoi on lui répond "Itte irasshai". L’accent n’est donc pas mis, comme dans les langues occidentales en pareille circonstance, sur la décision de sortir, mais sur l’intention d’un prochain retour.
De même, un spécialiste de l’ancienne littérature japonaise soulignera que le voyage y est ressenti comme une douloureuse expérience d’arrachement, et reste hanté par l’obsession du retour au pays. De même enfin, à un niveau plus prosaïque, la cuisinière japonaise, paraît-il, ne dit pas comme en Europe "plonger dans la friture" mais "soulever dans la friture" ou "élever" (
ageru) hors de la friture…
L’anthropologue se refusera à considérer ces menus faits comme des variables indépendantes, des particularités isolées. Il sera au contraire frappé par ce qu’ils ont de commun. Dans des domaines différents et sous des modalités différentes, il s’agit toujours de ramener vers soi, ou de se ramener soi-même vers l’intérieur. Au lieu de poser au départ le "moi" comme une entité autonome et déjà constituée, tout se passe comme si le Japonais construisait son moi en partant du dehors. Le "moi" japonais apparaît ainsi, non comme une donnée primitive, mais comme un résultat vers lequel on tend sans certitude de l’atteindre. Rien d’étonnant si, comme on me l’affirme, la fameuse proposition de Descartes : "Je pense, donc je suis" est rigoureusement intraduisible en japonais. Dans des domaines aussi variés que la langue parlée, les techniques artisanales, les préparations culinaires, l’histoire des idées
[…], une différence, ou, plus exactement, un système de différence invariantes se manifeste à un niveau profond entre ce que, pour simplifier, j’appellerai l’âme occidentale et l’âme japonaise, qu’on peut résumer par l’opposition entre un mouvement centripète et un mouvement centrifuge. Ce schéma servira à l’anthropologue d’hypothèse de travail pour essayer de mieux comprendre le rapport entre les deux civilisations. » (pp. 36-39)

Enfin, troisième ambition, l’« objectivité totale ne peut se situer qu’à un niveau où les phénomènes gardent une signification pour une conscience individuelle » (p. 39) Autrement dit, il s’agit de ne prendre en considération que des phénomènes auxquels il est communément attribué une signification – celle-ci fût-elle erronée –, à l’exclusion des phénomènes dont il ne peut être rendu compte que par des abstractions dont l’existence même est communément ignorée, telles des statistiques ou des données économiques.

On l’aura remarqué, lorsque Lévi-Strauss illustre l’ambition de totalité, il parle de l’âme occidentale et de l’âme japonaise comme de grammaires différentes qui impriment insidieusement leur logique aux comportements les plus anodins. C’est que…

« […] ces menus détails, ces humbles faits sur lesquels nous fixons notre attention reposent sur des motivations dont les individus n’ont pas clairement ou pas du tout conscience. Nous étudions des langues, mais les hommes qui les parlent n’ont pas conscience des règles qu’ils appliquent pour parler et être compris. Nous ne sommes pas davantage conscients des raisons pour lesquelles nous adoptons telle nourriture et proscrivons telle autre. Nous ne sommes pas conscients de l’origine et de la fonction réelle de nos règles de politesse ou de nos manières de table. Tous ces faits, qui plongent leurs racines au plus profond de l’inconscient des individus et des groupes, sont ceux-là mêmes que nous essayons d’analyser et de comprendre […] » (p.32)

Aussi rigoureuse que soit la recherche en anthropologie, elle suscite des réflexions principielles et morales.

Ainsi, elle conduit Claude Lévi-Strauss à distinguer trois humanismes successifs : l’humanisme classique, celui de la Renaissance, qui allait chercher l’ailleurs auquel se comparer dans l’Antiquité, se limitait au bassin méditerranéen et ne touchait qu’une classe privilégiée ; l’humanisme exotique du XIXe siècle, lié aux intérêts de la bourgeoisie, qui englobait l’Orient et l’Extrême-Orient ; enfin, l’humanisme démocratique qui, « en mobilisant des méthodes et des techniques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à la connaissance de l’homme, […] appelle à la réconciliation de l’homme et de la nature dans un humanisme généralisé. » (p. 50)

Elle le conduit aussi à insister – une nouvelle fois, ai-je envie de dire – sur l’importance de la diversité, seule façon de se lier à des déterminismes supportables. En visant l’uniformisation,

« […] l’humanité se trouve abruptement confrontée à des déterminismes plus durs. Ce sont ceux résultant de son énorme effectif démographique, de la quantité de plus en plus limitée d’espace libre, d’air pur, d’eau non polluée dont elle dispose pour satisfaire ses besoins biologiques et psychiques.
En ce sens, on peut se demander si les explosions idéologiques qui se produisent depuis bientôt un siècle et continuent de se produire – celle du communisme et du marxisme, celle du totalitarisme, qui n’ont pas perdu de leur force dans le tiers-monde, celle plus récente de l’intégrisme islamique – ne constituent pas des réactions de révolte devant des conditions d’existence en rupture brutale avec celles du passé.
» (p. 54)

Elle l’amène enfin à cette conclusion faite d’une prudence digne de Montaigne :

« Comme première leçon, l’anthropologie nous apprend que chaque coutume, chaque croyance, si choquantes ou irrationnelles qu’elles puissent nous paraître quand nous les comparons aux nôtres, font partie d’un système dont l’équilibre interne s’est établi au cours des siècles, et que, de cet ensemble, on ne peut supprimer un élément sans risquer de détruire tout le reste. Même si elle n’apportait pas d’autres enseignements, celui-là seul suffirait à justifier la place de plus en plus importante que l’anthropologie occupe parmi les sciences de l’homme et de la société. » (p. 58)


(1) Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Seuil, Coll. La Librairie du XXIe siècle, 2011.

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De Montaigne à Montaigne
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson

vendredi 8 avril 2011

Note de lecture : Buffon

Le chapitre "Premier discours. De la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle" de Histoire naturelle
de Buffon


La science est en crise. Elle le fut depuis le début du XVIIe siècle, me dira-t-on. Oui, assurément. Mais cet état de crise permanent ne doit pas occulter les variations considérables qui en ont affecté les manifestations. Et une des principales caractéristiques de la crise actuelle est qu’elle méconnaît l’histoire des crises qui l’ont précédée. Voilà pourquoi il me paraît très utile de se replonger dans les débats dont la science fut l’objet au cours des siècles passés.

À titre d’exemple, je voudrais évoquer un instant le « Premier discours » qui ouvre l’Histoire naturelle de Buffon (1). Il n’y a pas lieu d’espérer y trouver de quoi résoudre les problèmes auxquels la science contemporaine est confrontée. D’autant plus que ces problèmes sont multiples et varient fortement selon les disciplines, entre dures et molles bien sûr – comme on a coutume de dire –, mais aussi entre la physique et les mathématiques, comme entre la sociologie et l’histoire, par exemple. Mais se replonger dans Buffon, c’est retrouver une forme d’enthousiasme envers la connaissance que nos sociétés techniciennes ont perdue. Ce sur quoi j’en espère un effet, c’est ce relativisme intégral qui assimile la science à une croyance et que l’on doit probablement à une conjonction entre une philosophie déconstructionniste (Heidegger et Derrida, mais aussi Foucault (2)) et des croyances religieuses cédant à la relativisation des pouvoirs divins et des certitudes doctrinales (le catholicisme européen).

Que toute méthode soit impure, cela ne fait aucun doute ; mais l’absence de méthode est stérile. Et il est parfois bien utile de retourner aux considérations que nos prédécesseurs émirent à ce sujet, à des époques où les choses étaient perçues de façon bien différente, somme toute étrange à nos yeux.

Le « Premier discours », dont le sous-titre est « De la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle » se présente comme une introduction méthodologique à l’histoire naturelle (3) proprement dite. Le propos se veut anti-cartésien, ce qui participe d’une tendance propre à l’époque de sa rédaction. Ainsi, dans le sous-titre, parler de la manière d’étudier n’a sans doute d’autre but que d’éviter le mot méthode, trop cartésien (4). Mais ce « Premier discours » est également dirigé contre Linné, à qui Buffon reproche, souvent injustement (5), sa rage classificatoire. Le succès de la nomenclature binominale de Linné doit beaucoup à ses vertus pratiques, principalement quant à la compréhension entre savants parlant des langues diverses ; il n’invalide pas tous les reproches que Buffon lui adresse.

Mais allons d’emblée à la conclusion du discours :

« C’est ici le point le plus délicat et le plus important de l’étude des sciences : savoir bien distinguer ce qu’il y a de réel dans un sujet, de ce que nous y mettons d’arbitraire en le considérant, reconnaître clairement les propriétés qui lui appartiennent et celles que nous lui prêtons, me paraît être le fondement de la vraie méthode de conduire son esprit dans les sciences ; et si on ne perdait jamais de vue ce principe, on ne ferait pas une fausse démarche, on éviterait de tomber dans ces erreurs savantes qu’on reçoit souvent comme des vérités, on verrait disparaître les paradoxes, les questions insolubles des sciences abstraites, on reconnaîtrait les préjugés et les incertitudes que nous portons nous-mêmes dans les sciences réelles, on viendrait alors à s’entendre sur la métaphysique des sciences, on cesserait de disputer, et on réunirait pour marcher dans la même route à la suite de l’expérience, et arriver enfin à la connaissance de toutes les vérités qui sont du ressort de l’esprit humain.
Lorsque les sujets sont trop compliqués pour qu’on puisse y appliquer avec avantage le calcul et les mesures, comme le sont presque tous ceux de l’Histoire naturelle et de conduire son esprit dans ces recherches, c’est d’avoir recours aux observations, de les rassembler, d’en faire de nouvelles, et en assez grand nombre pour nous assurer de la vérité des faits principaux, et de n’employer la méthode mathématique que pour estimer les probabilités des conséquences qu’on peut tirer de ces faits ; surtout il faut tâcher de les généraliser et de bien distinguer ceux qui sont essentiels de ceux qui ne sont qu’accessoires au sujet que nous considérons ; il faut ensuite les lier ensemble par les analogies, confirmer ou détruire certains points équivoques, par le moyen des expériences, former son plan d’explication sur la combinaison de tous ces rapports, et les présenter dans l’ordre le plus naturel. Cet ordre peut se prendre de deux façons, la première est de remonter des effets particuliers à des effets plus généraux, et l’autre de descendre du général au particulier : toutes deux sont bonnes, et le choix de l’une ou de l’autre dépend plutôt du génie de l’auteur que de la nature des choses, qui toutes peuvent être également bien traitées par l’une ou l’autre de ces manières. Nous allons donner des essais de cette méthode dans les discours suivants, de la THÉORIE DE LA TERRE, de la FORMATION DES PLANÈTES, et de la GÉNÈRATION DES ANIMAUX.
» (pp. 65-66)

C’est incontestablement Descartes qui est visé. La « vraie méthode », c’est celle qui s’oppose à la fausse, celle de Descartes, celle qui consiste à « prêter » au sujet « ce que nous y mettons ». L’expérience a ici toute sa place, mais surtout l’observation, toujours et surtout l’observation. Et dès que les sujets se révèlent inadaptés aux mathématiques – ce qui est le plus souvent le cas –, il faut renoncer à celles-ci. Enfin, il faut généraliser, mais de façon précautionneuse, en usant tantôt de l’induction, tantôt de la déduction. Et la rage anti-cartésienne (6) va jusqu’à mimer l’adversaire : les trois essais de cette méthode annoncés rappellent évidemment les trois essais de cette méthode que sont La dioptrique, Les météores et La géométrie qui suivent le Discours de la méthode (7).

Autant que la manière d’étudier que Buffon défend, c’est l’argumentation dont il use qui mérite de retenir l’attention, et cela dans une langue incomparable. En voici un bref aperçu qui porte notamment sur l’initiation des jeunes à la science :

« On doit donc commencer par voir beaucoup et revoir souvent ; quelque nécessaire que l’attention soit à tout, ici on peut s’en dispenser d’abord : je veux parler de cette attention scrupuleuse, toujours utile lorsqu’on sait beaucoup, et souvent nuisible à ceux qui commencent à s’instruire. L’essentiel est de leur meubler la tête d’idées et de faits, de les empêcher, s’il est possible, d’en tirer trop tôt des raisonnements et des rapports ; car il arrive toujours que par l’ignorance de certains faits, et par la trop petite quantité d’idées, ils épuisent leur esprit en fausses combinaisons, et se chargent la mémoire de conséquences vagues et de résultats contraires à la vérité, lesquels forment dans la suite des préjugés qui s’effacent difficilement.
C’est pour cela que j’ai dit qu’il fallait commencer par voir beaucoup ; il faut aussi voir presque sans dessein, parce que si vous avez résolu de ne considérer les choses que dans une certaine vue, dans un certain ordre, dans un certain système, eussiez-vous pris le meilleur chemin, vous n’arriverez jamais à la même étendue de connaissances à laquelle vous pourrez prétendre, si vous laissez dans les commencements votre esprit marcher de lui-même, se reconnaître, s’assurer sans secours, et former seul la première chaîne qui représente l’ordre de ses idées
Ceci est vrai sans exception, pour toutes les personnes dont l’esprit est fait et le raisonnement formé ; les jeunes gens au contraire doivent être guidés plus tôt et conseillés à propos, il faut même les encourager par ce qu’il y a de plus piquant dans la science, en leur faisant remarquer les choses les plus singulières, mais sans leur en donner d’explications précises ; le mystère à cet âge excite la curiosité, au lieu que dans l’âge mûr il n’inspire que le dégoût ; les enfants se lassent aisément des choses qu’ils ont déjà vues, ils revoient avec indifférence, à moins qu’on ne leur présente les mêmes objets sous d’autres points de vue ; et au lieu de leur répéter simplement ce qu’on leur a déjà dit, il vaut mieux y ajouter des circonstances, même étrangères ou inutiles ; on perd moins à les tromper qu’à les dégoûter.
Lorsque après avoir vu et revu plusieurs fois les choses, ils commenceront à se les représenter en gros, que d’eux-mêmes ils se feront des divisions, qu’ils commenceront à apercevoir des distinctions générales, le goût de la science pourra naître, et il faudra l’aider. Ce goût si nécessaire à tout, mais en même temps si rare, ne se donne point par les préceptes ; en vain l’éducation voudrait y suppléer, en vain les pères contraignent-ils leurs enfants, ils ne les amèneront jamais qu’à ce point commun à tous les hommes, à ce degré d’intelligence et de mémoire qui suffit à la société ou aux affaires ordinaires ; mais c’est à la Nature à qui on doit cette première étincelle de génie, ce germe de goût dont nous parlons, qui se développe ensuite plus ou moins, suivant les différentes circonstances et les différents objets.
» (pp. 31-32)

Qui pourrait prétendre qu’il n’y a pas là quelque chose dont une certaine pédagogie contemporaine pourrait faire son profit ?

Mais ceci est peu de choses, par rapport au souci de Buffon d’indiquer comment s’y prendre pour étudier la nature.

« […] revenons à notre objet principal, à la manière de l’étudier [l’Histoire naturelle] et de la traiter. La description exacte et l’histoire fidèle de chaque chose est, comme nous l’avons dit, le seul but qu’on doive se proposer d’abord. Dans la description l’on doit entrer la forme, la grandeur, le poids, les couleurs, les situations de repos et de mouvements, la position des parties, leurs rapports, leur figure, leur action et toutes le fonctions extérieures ; si l’on peut joindre à tout cela l’exposition des parties intérieures, la description n’en sera que plus complète ; seulement on doit prendre garde de tomber dans de trop petits détails, ou de s’appesantir sur la description de quelque partie peu importante, et de traiter trop légèrement les choses essentielles et principales. L’histoire doit suivre la description, et doit uniquement rouler sur les rapports que les choses naturelles ont entre elles et avec nous : l’histoire d’un animal doit être non pas l’histoire de l’individu, mais celle de l’espèce entière de ces animaux ; elle doit comprendre leur génération, le temps de la prégnation, celui de l’accouchement, le nombre des petits, les soins des pères et des mères, leur espèce d’éducation, leur instinct, les lieux de leur habitation, leur nourriture, la manière dont ils se la procurent, leurs mœurs, leurs ruses, leur chasse, ensuite les services qu’ils peuvent nous rendre, et toutes les utilités ou commodités que nous pouvons en tirer ; et lorsque dans l’intérieur du corps de l’animal il y a des choses remarquables, soit par la conformation, soit par les usages qu’on en peut faire, on doit les ajouter ou à la description ou à l’histoire ; mais ce serait un objet étranger à l’Histoire naturelle que d’entrer dans un examen anatomique trop circonstancié, ou du moins ce n’est pas son objet principal, et il faut réserver ces détails pour servir de mémoire sur l’anatomie comparée. » (pp. 45-46)

Dans cette manière de décrire la démarche scientifique, on trouve bien des choses : le refus du primat cartésien du fondement rationnel, mais aussi l’influence de Newton, comme celle de Locke. Ce qui pourrait nous inciter à voir en Buffon un homme très représentatif de son époque. Mais ce serait aller vite en besogne, car il a sur bien des points des positions assez originales. Ainsi – et on peut s’en étonner –, dans ce qui fut un prolongement de la querelle des Anciens et des Modernes, Buffon prit parti pour les premiers.

« On reproche aux Anciens de n’avoir pas fait des méthodes, et les Modernes se croient fort au-dessus d’eux parce qu’ils ont fait un grand nombre de ces arrangements méthodiques et de ces dictionnaires dont nous venons de parler, ils se sont persuadés que cela seul suffit pour prouver que les Anciens n’avaient pas à beaucoup près autant de connaissances en Histoire naturelle que nous en avons ; cependant c’est tout le contraire, et nous aurons dans la suite de cet ouvrage mille occasions de prouver que les Anciens étaient beaucoup plus avancés et plus instruits que nous le sommes, je ne dis pas en physique, mais dans l’Histoire naturelle des animaux et des minéraux, et que les faits de cette histoire leur étaient bien plus familiers qu’à nous qui aurions dû profiter de leurs découvertes et de leurs remarques. » (pp. 52-53)

Ce qui plaît à Buffon, c’est l’apparent cheminement erratique des auteurs grecs qu’il consulte sur ces questions. L’éloge qu’il fait d’Aristote et de son Histoire des animaux (8) le confirme (cf. p. 55) ; en même temps, il prend ici encore le contre-pied de Descartes. Mais l’éloge va plus loin et débouche sur une forme d’utilitarisme qui ne sera pas absent de sa querelle avec Linné.

« Nous avons dit que l’histoire fidèle et la description exacte de chaque chose étaient les deux seuls objets que l’on devait se proposer d’abord dans l’étude de l’Histoire naturelle. Les Anciens ont bien rempli le premier, et sont peut-être autant au-dessus des Modernes par cette première partie, que ceux-ci sont au-dessus d’eux par la seconde ; car les Anciens ont très bien traité l’historique de la vie et des mœurs des animaux, de la culture et des usages des plantes, des propriétés et de l’emploi des minéraux, et en même temps, ils semblent avoir négligé à dessein la description de chaque chose : ce n’est pas qu’ils ne fussent très capables de la bien faire, mais ils dédaignaient apparemment d’écrire des choses qu’ils regardaient comme inutiles, et cette façon de penser tenait à quelque chose de général et n’était pas aussi déraisonnable qu’on pourrait le croire, et même ils ne pouvaient guère penser autrement. Premièrement ils cherchaient à être courts et à ne mettre dans leurs ouvrages que les faits essentiels et utiles, parce qu’ils n’avaient pas, comme nous, la facilité de multiplier les livres, et de les grossir impunément. En second lieu ils tournaient toutes les sciences du côté de l’utilité, et donnaient beaucoup moins que nous à la vaine curiosité ; tout ce qui n’était pas intéressant pour la société, pour la santé, pour les arts, était négligé, ils rapportaient tout à l’homme moral, et ils ne croyaient pas que les choses qui n’avaient point d’usage, fussent dignes de l’occuper […] » (pp. 57-58)

Laissons de côté la question de la justesse de cette opinion sur les Anciens, après tout bien générale. Lorsque Buffon choisit dans quel ordre il va traiter des animaux, des plantes et des minéraux, il dénonce cette façon faussement rationnelle – qu’il juge arbitraire – qu’ont certains, et particulièrement Linné, de classifier les espèces à partir de certains caractères en en négligeant d’autres. Et il opte alors pour l’utilité, l’utilité pour l’homme :

« Imaginons un homme qui a en effet tout oublié ou qui s’éveille tout neuf pour les objets qui l’environnent, plaçons cet homme dans une campagne où les animaux, les oiseaux, les poissons, les plantes, les pierres se présentent successivement à ses yeux. […] Ensuite mettons-nous à la place de cet homme, ou supposons qu’il ait acquis autant de connaissances, et qu’il ait autant d’expérience que nous en avons, il viendra à juger les objets de l’Histoire naturelle par les rapports qu’ils auront avec lui ; ceux qui lui seront les plus nécessaires, les plus utiles, tiendront le premier rang, par exemple, il donnera la préférence dans l’ordre des animaux au cheval, au chien, au bœuf, etc. et il connaîtra toujours mieux ceux qui lui seront les plus familiers ; ensuite il s’occupera de ceux qui, sans être familiers, ne laissent pas que d’habiter les mêmes lieux, les mêmes climats, comme les cerfs, les lièvres et tous les animaux sauvages, et ce ne sera qu’après toutes ces connaissances acquises que sa curiosité le portera à rechercher ce que peuvent être les animaux des climats étrangers, comme les éléphants, les dromadaires, etc. Il en sera de même pour les poissons, pour les insectes, pour les coquillages, pour les plantes, pour les minéraux, et pour toutes les autres productions de la Nature ; il les étudiera à proportion de l’utilité qu’il en pourra tirer, il les considérera à mesure qu’ils se présenteront plus familièrement, et il les rangera dans sa tête relativement à cet ordre de ses connaissances, parce que c’est en effet l’ordre selon lequel il les a acquises, et selon lequel il lui importe de les conserver.
Cet ordre le plus naturel de tous, est celui que nous avons cru devoir suivre.
» (pp. 47-48)

On sent déjà ici ce qui prépare la position que Buffon adoptera près de vingt ans plus tard, une position qui séparera nettement l’homme de l’animal.

L’objet d’étude de Buffon peut sembler assez innocent. Celui-ci connaîtra pourtant les foudres de la Sorbonne, laquelle censurera des phrases comme celle-ci :
« Il y a plusieurs espèces de vérités, et on a coutume de mettre dans le premier ordre les vérités mathématiques, ce ne sont cependant que des vérités de définition ; ces définitions portent sur des suppositions simples, mais abstraites, et toutes les vérités en ce genre ne sont que des conséquences composées, mais toujours abstraites de ces définitions. » (p. 60)
Ou encore celles-ci où il parle d’évidence et de certitude :
« Le mot de vérité comprend l’une et l’autre et répond par conséquent à deux idées différentes, sa signification est vague et composée, il n’était donc pas possible de la définir généralement, il fallait, comme nous venons de le faire, en distinguer les genres afin de s’en former une idée nette.
Je ne parlerai pas des autres ordres de vérités ; celles de la morale, par exemple, qui sont en partie réelles et en partie arbitraires, demanderaient une longue discussion qui nous éloignerait de notre but, et cela d’autant plus qu’elles n’ont pour objet et pour fin que des convenances et des probabilités.
L’évidence mathématique et la certitude physique sont donc les deux seuls points sous lesquels nous devons considérer la vérité ; dès qu’elle s’éloignera de l’une ou de l’autre, ce n’est plus que vraisemblance et probabilité.
» (p. 61)

En ai-je assez dit pour recommander la lecture de Buffon ? Je le pense. Mais à ceux que le style du XVIIIe siècle captive, je voudrais offrir une des formules dont le Montbardois a le secret. On sait combien il est souvent difficile de résister à une formule comparative lorsque l’on qualifie quelqu’un. Ainsi, s’il s’agit de prétendre que ce quelqu’un est bête, on optera souvent pour une expression du genre : « il est bête comme chou » ou « il est bête comme une oie ». Buffon a trouvé mieux. Parlant des classifications de Linné, il écrit ceci :
« Le quatrième ordre est celui des Jumenta ou bêtes de somme, ces bêtes de somme sont l’éléphant, l’hippopotame, la musaraigne, le cheval et le cochon ; autre assemblage, comme on voit, qui est aussi gratuit et bizarre que si l’auteur eût travaillé dans le dessein de le rendre tel. » (p. 51)
Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites !

(1) Buffon, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 29-66. La première édition du « Premier discours » est de 1749.
(2) Mon propos n’est pas ici de contester le bien-fondé des tentatives de clarification des présupposés implicites, sinon occultes, qui accompagnent toute démarche scientifique. Mais une déconstruction qui ne s’arrête pas invalide, je crois, ses propres desseins.
(3) Le mot histoire est pris ici dans son sens grec (ιστορια) : recherche, information, résultat d’une information, connaissance.
(4) Cf. la notice de Stéphane Schmitt in Buffon, op. cit., p. 1383.
(5) Ce qui lui vaudra les critiques de Malesherbes. Cf. Observations de Lamoignon-Malesherbes sur l’Histoire naturelle générale et particulière de Buffon et Daubenton, texte disponible sur Internet à l’adresse suivante : http://www.buffon.cnrs.fr/i-corpuspic/tab/extraits/lamoignon-malesherbes/ObservationsLamoignon-Malesherbes.pdf.
(6) Étranger au Premier discours, je ne dirai rien ici du revirement cartésien que Buffon aurait opéré à partir du seizième volume de l’Histoire naturelle, en 1767, et qui l’amène à considérer qu’« il y a une distance infinie entre les facultés de l’homme et celles du plus petit animal, preuve que l’homme est d’une différente nature, que seul il fait une classe à part de laquelle il faut descendre en parcourant un espace infini avant que d’arriver à celle des animaux » (cf. sur la question le chapitre qu’Élisabeth de Fontenay consacre à Buffon dans Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998, pp. 415-428).
(7) René Descartes, « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences plus La Dioptrique, Les Météores et La Géométrie qui sont les essais de cette méthode » in Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, pp. 125-252.
(8) Aristote, Histoire des animaux, trad.par Jules Barthélemy-Saint Hilaire, 3 tomes, Librairie Hachette et Cie, 1883.