jeudi 26 août 2010

Note de lecture : Marc Bloch

Les rois thaumaturges
de Marc Bloch


Nous vivons des temps étranges. Ainsi, il est aujourd’hui souvent admis que Les rois thaumaturges de Marc Bloch (1) est un livre qui a ouvert la voie aux spécificités qui furent celles des historiens qui se groupèrent, à partir de 1929, autour de la revue Annales d’histoire économique et sociale. Cette reconnaissance tardive de l’importance de ce livre coïncide pourtant avec un certain déclin des options méthodologiques de cette école. Plus étrange encore, cette même reconnaissance intervient alors que le thème même du livre – l’importance de la croyance dans la pérennité des institutions – semble être plus que jamais aux antipodes de la doxa. Serait-ce parce que la croyance en question joue aussi plus que jamais un rôle capital dans la légitimité des pouvoirs ? Cela mériterait d’être étudié.

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Avant d’évoquer le contexte dans lequel Marc Bloch a écrit Les rois thaumaturges, je voudrais dire un mot d’une œuvre à laquelle sa lecture me semble renvoyer d’une certaine manière, une œuvre pourtant bien antérieure : je veux parler de la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion de Montesquieu (2).

Lue en 1716 devant l’Académie de Bordeaux, cette Dissertation ne résulte certes pas d’une recherche historique bien méticuleuse. À l’époque, on faisait feu de tout bois, sans guère critiquer ses sources. Par exemple, il n’est que de lire le Discours sur l’histoire universelle (1681) de Bossuet (3) ou Le siècle de Louis XIV (1751) de Voltaire (4) (cernant ainsi largement – temporellement et philosophiquement – le texte en cause) pour s’en rendre compte. Ce qui fait surtout l’intérêt de ce premier texte de Montesquieu, c’est la façon originale dont il conçoit les superstitions auxquelles le peuple romain se fiait, tels les augures et plus particulièrement l’avis des poulets sacrés.
« C’était à la vérité une chose très extravagante de faire dépendre le salut de la république de l’appétit sacré d’un poulet, et de la disposition des entrailles des victimes ; mais ceux qui introduisirent ces cérémonies en connaissaient bien le fort et le faible, et ce ne fut que par de bonnes raisons qu’ils péchèrent contre la raison même. Si ce culte avait été plus raisonnable, les gens d’esprit en auraient été la dupe aussi bien que le peuple, et par-là on aurait perdu tout l’avantage qu’on en pouvait attendre ; il fallait donc des cérémonies qui pussent entretenir la superstition des uns, et entrer dans la politique des autres : c’est ce qui se trouvait dans les divinations. On y mettait les arrêts du ciel dans la bouche des principaux sénateurs, gens éclairés, et qui connaissaient également le ridicule et l’utilité des divinations. » (5)
Il est peu vraisemblable – à mes yeux – que les rites romains ainsi évoqués aient été sciemment créés comme l’imagine l’auteur. Mais qu’ils aient fortement participé à fortifier les institutions romaines, c’est fort probable. En prêtant aux croyances irrationnelles une fonction déterminante – fût-ce en postulant une manipulation –, Montesquieu lance une idée qui est fort semblable, somme toute, à celle qui retient l’attention de Marc Bloch tout au long des Rois thaumaturges (6).

Ce dernier, cependant, mesure bien la difficulté qu’il y a à cerner la complexité des croyances :
« Pour tout phénomène religieux, il est deux types d’explication traditionnels. L’un, qu’on peut, si l’on veut, appeler voltairien, voit de préférence dans le fait étudié l’œuvre consciente d’une pensée individuelle sûre d’elle-même. L’autre y cherche au contraire l’expression de forces sociales, profondes et obscures ; je lui donnerais volontiers le nom de romantique ; un des grands services rendus par le romantisme n’a-t-il pas été d’accentuer vigoureusement, dans les choses humaines, la notion du spontané ? Ces deux modes d’interprétation ne sont contradictoires qu’en apparence. Pour qu’une institution, destinée à servir des fins précises marquée par une volonté individuelle, puisse s’imposer à tout un peuple, encore faut-il qu’elle soit portée par les courants de fonds de la conscience collective ; et peut-être, réciproquement, pour qu’une croyance un peu vague puisse se concrétiser en un rite régulier, n’est-il pas indifférent que quelques volontés claires l’aident à prendre forme. L’histoire des origines du toucher royal, si les hypothèses que j’ai présentées plus haut doivent être acceptées, méritera d’être mise au rang des exemples déjà nombreux que le passé fournit d’une double action de cette sorte. » (pp. 85-86)

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Il serait très instructif d’étudier de quelle façon a évolué l’opinion des historiens au sujet des croyances et de leur rôle social, dès lors qu’un rationalisme antireligieux a progressivement gagné les esprits durant les XVIIIe, XIXe et XXe siècles et a souvent conduit ses adeptes à surestimer l’influence explicite des religions et des superstitions et à en sous-estimer la puissance implicite. Marc Bloch illustre ce moment où la part du non-conscient acquiert droit de cité. Et cela dans un contexte où d’autres, tel Marcel Mauss – qu’il ne semble pas hélas avoir connu –, explorent les divers moyens d’en savoir davantage sur les comportements sociaux.

En l’occurrence, de quoi s’agit-il de se déprendre ? Essentiellement de cette idée simpliste, mais tenace, que les mérites d’un régime républicain et démocratique tiennent à l’évidence du progrès qu’il représente par rapport au régime monarchique. Comment a-t-on donc pu s’en remettre à un roi, seul ou quasi seul à décider, sinon par ignorance et par contrainte, se demande-t-on facilement. C’est en prenant conscience de la force des croyances qui poussaient à respecter l’institution monarchique que l’on pourra peut-être comprendre que notre actuel attachement au régime démocratique (avec l’immense flou que véhicule l’accord sur un concept dont la signification précise reste très incertaine) repose lui aussi sur des croyances d’une nature en définitive très comparable. (7) Je pense à ces mots de Pascal, si lucide dans leur densité : « Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume (est) toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité. » (8)

Évoquant la monarchie absolue, Marc Bloch écrit ceci :
« La manière d’agir et de sentir de la majorité des Français, au temps de Louis XIV, sur le terrain politique a pour nous quelque chose de surprenant et même de choquant ; de même celle d’une partie de l’opinion anglaise sous les Stuarts. Nous comprenons mal l’idolâtrie dont la royauté et les rois étaient l’objet ; nous avons peine à ne pas l’interpréter fâcheusement, comme l’effet de je ne sais quelle bassesse servile. Cette difficulté où nous sommes de pénétrer, sur un point si important, la mentalité d’une époque que la tradition littéraire nous rend pourtant très familière tient peut-être à ce que nous n’en étudions trop souvent les conceptions en matière de gouvernement que dans ses grands théoriciens. L’absolutisme est une sorte de religion : or, ne connaître une religion que par ses théologiens, ne sera-ce pas toujours en ignorer les sources vives ? La méthode en l’espèce est d’autant plus dangereuse que ces grands doctrinaires ne donnent trop souvent de la pensée ou de la sensibilité de leur temps qu’une sorte de déguisement : leur éducation classique leur avait inculqué, avec le goût des démonstrations logiques, une insurmontable aversion pour tout mysticisme politique ; ils laissent tomber ou ils masquent tout ce qui dans les idées de leur entourage n’était pas susceptible d’une exposition rationnelle. Cela est vrai de Bossuet, si imprégné d’aristotélisme, directement ou par l’intermédiaire de saint Thomas, presque autant que de Hobbes. Il y a un contraste frappant entre la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte, au fond si raisonnable, et les pratiques de quasi-adoration monarchique auxquelles son auteur, comme tout le monde autour de lui, s’est associé : c’est qu’il y avait un abîme entre le souverain abstrait que nous présente ce traité de haute science et le prince miraculeux, sacré à Reims avec l’huile céleste, auquel Bossuet croyait vraiment de toute son âme de prêtre et de fidèle sujet. » (pp. 344-345) Et, à la fin de ce paragraphe, Marc Bloch renvoie vers une note ainsi rédigée : « Peut-être, d’ailleurs, les époques les plus facilement méconnues sont-elles précisément celles que l’on voit à travers une tradition littéraire toujours vivante. Une œuvre d’art ne vit que si chaque génération tour à tour y met un peu de soi-même : ainsi son sens va se déformant progressivement, parfois jusqu’au contresens ; elle cesse de nous renseigner sur le milieu où elle naquit. Nourris de littérature ancienne, les hommes du XVIIe siècle n’ont que bien imparfaitement compris l’Antiquité. Nous sommes aujourd’hui vis-à-vis d’eux un peu dans la même situation où ils se trouvaient par rapport aux Grecs et aux Romains. » (p. 345)

Les rois thaumaturges est un livre dont la principale nouveauté est de mettre ainsi l’accent sur l’importance des croyances, religieuses ou superstitieuses. Et il le fait à propos de la principale institution politique que connut l’Europe au cours des quinze derniers siècles de son histoire : la royauté. Il permet de bien comprendre que la question qu’il convient de se poser à leur sujet n’est pas : « comment peut-on croire cela ? » ; mais bien : « comment juge-t-on les choses quand on croit cela ? » De la même manière qu’il importe peu de déterminer si le miracle a bel et bien lieu, mais bien de savoir quelle proportion de la population est convaincue qu’il a bien lieu. Et on pense bien sûr ici encore à Marcel Mauss et à l’Esquisse d'une théorie générale de la magie qu’il a publiée avec Henri Hubert : « La magie a une telle autorité, qu’en principe l’expérience contraire n’ébranle pas la croyance. Elle est, en réalité, soustraite à tout contrôle. Même les faits défavorables tournent en sa faveur, car on pense toujours qu’ils sont l’effet d’une contre-magie, de fautes rituelles, et en général de ce que les conditions nécessaires des pratiques n’ont pas été réalisées. » (9)

Mais Les rois thaumaturges, c’est bien plus que cela. L’importance de la documentation qui étaye le propos confère aux idées avancées une force peu commune. Et ces idées, multiples, sont bien faites pour mettre en évidence des aspects très méconnus de l’histoire, et plus généralement du fonctionnement des sociétés européennes.

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Parmi tous les passionnants problèmes que Marc Bloch soulève dans son livre, je voudrais m’arrêter un instant à la très importante question du regnum et du sacerdotium, autrement dit des rapports entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Car le fait que le roi – le roi de France ou le roi d’Angleterre en l’occurrence – puisse réaliser des miracles (essentiellement la guérison des écrouelles) fut un élément sans cesse cristallisant du débat relatif au partage des attributions temporelles et spirituelles. La réforme grégorienne du XIe siècle constitue sans nul doute la manifestation la plus connue de ce débat. Mais ne serait-elle pas souvent mal comprise ? (10) Marc Bloch en dit notamment ceci :
« Empereurs et rois arguaient de l’huile sainte pour tâcher s’asservir leur clergé et la papauté elle-même.
Or, ces princes du monde qui se croyaient des personnages sacrés, les réformateurs voulurent, avant toute chose, les dépouiller de leur empreinte surnaturelle, les réduire à n’être, quoi qu’en pussent penser leurs fidèles, que se simples humains dont tout l’empire se bornait aux choses de cette terre. C’est pourquoi, par une rencontre qui n’est paradoxale qu’en apparence, les partisans de l’origine populaire de l’État, les théoriciens d’une sorte de contrat social doivent être cherchés en ce temps parmi les défenseurs les plus fanatiques de l’autorité en matière religieuse.
[…] Ce mouvement, les historiens l’ont présenté souvent comme une tentative pour soumettre le temporel au spirituel : interprétation exacte, mais incomplète ; il fut d’abord, dans le domaine politique, un effort vigoureux pour détruire l’antique confusion du temporel avec le spirituel. » (pp. 121-122)
Ce sont les vertus d’une recherche patiente, critique, méticuleuse, qui ont permis à Bloch d’éclairer les vrais enjeux des querelles du passé, de telle sorte que l’on puisse entrer en quelque sorte dans des esprits depuis si longtemps éteints et dont les logiques nous sont si parfaitement étrangères. Ainsi :
« Écoutons le célèbre dialogue de l’évêque de Liège Wazon avec l’empereur Henri III, tel que le rapportait vers l’année 1050 le chanoine Anselme. Wazon, ayant négligé, en 1046, d’envoyer ses contingents à l’armée, fut traduit, devant la cour impériale ; là, le jour du procès, il dut se tenir debout, personne ne voulant offrir de siège à ce prélat disgracié ; il se plaignit au prince : même si l’on ne respectait pas en lui sa vieillesse, du moins devait-on montrer plus d’égards à un prêtre, oint du chrême sacré. Mais l’empereur : "Moi aussi, qui ai reçu le droit de commander à tous, j’ai été oint de l’huile sainte". Sur quoi – toujours au témoignage de l’historien – Wazon réplique vertement en proclamant la supériorité de l’onction sacerdotale sur l’onction royale : "il y a de l’une à l’autre autant de différence qu’entre la vie et la mort". Ces propos furent-ils vraiment tenus dans la forme où Anselme nous les a transmis ? Il est permis de se le demander. Mais peu importe, après tout. Ce doute n’atteint point leur vérité psychologique : le fait qu’ils ont paru à un chroniqueur de ce temps propres à exprimer avec exactitude les points de vue opposés d’un empereur et d’un prélat suffit à les rendre hautement instructifs. » (pp. 188-189) Et ce dont on est ainsi instruit, c’est que, à cette époque, les « princes temporels aspiraient à gouverner l’Église ; c’est aux chefs de l’Église qu’ils étaient tentés de s’égaler. » (p. 199)

Avec l’apparition de la pratique des guérisons miraculeuses (11), la question du regnum et du sacerdotium évolue, les intérêts de chaque partie les conduisant à des attitudes variables. Car il « était […] dans la nature même de l’onction royale de servir d’arme, tour à tour, à des partis différents : aux monarchistes parce que, par elle, les rois se trouvaient marqués d’une empreinte divine ; aux défenseurs du spirituel parce que, par elle également, les rois semblaient accepter leur autorité de la main des prêtres » (p. 216) Et à partir du XVIe siècle, on assiste à une sorte de stabilisation des choses : « L’Église inclinait à voir dans le caractère de sainteté auquel prétendaient les rois moins un empiètement sur les privilèges du clergé qu’un hommage à la religion. » (p. 354)

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Les rois thaumaturges de Marc Bloch est un livre qui permet de comprendre l’importance de l’histoire, dès lors que cette discipline s’applique à montrer comment, dans le passé, on pensait autrement qu’aujourd’hui. Un seul exemple permet d’illustrer cette vertu heuristique.

Il existe de nos jours quelque chose comme un mouvement populaire qui porte l’idée que les prêtres catholiques devraient être libérés de leur obligation de célibat. Il est probable – sans que j’aie pu le vérifier de quelque façon que ce soit – que les scandales sexuels dont des prêtres sont actuellement l’objet n’y sont pas pour rien. Peu importe. Il s’en dégage quelque chose comme la conviction qu’il serait aberrant d’exiger de quiconque d’être chaste. Et pourtant ! Et pourtant, c’est également un sentiment jadis très populaire qui conduisit la réforme grégorienne à ériger le célibat en une obligation absolue (12).
« Le mouvement religieux et doctrinal du XIe siècle avait à peu près réussi là où, comme dans le combat pour le célibat des prêtres, il s’était trouvé soutenu par des idées collectives très fortes et très anciennes. Le peuple, qui se plut toujours à attribuer à la chasteté une sorte de vertu magique, qui, par exemple, s’imaginait volontiers qu’un homme ayant eu la nuit précédente commerce avec une femme ne pouvait être valablement témoin d’une ordalie, était tout prêt à admettre que, pour que les saints mystères eussent vraiment toute leur efficacité, il fallait que le prêtre s’abstînt de toute souillure charnelle. [Suivi en note de ceci : ] M. Böhmer a bien mis en lumière l’importance de certaines représentations populaires, d’une mentalité vraiment "primitive", dans la lutte pour le célibat, à l’époque grégorienne ; mais, comme plus d’un auteur protestant, il ne paraît pas apprécier à sa juste valeur la force que possédaient déjà dans les milieux chrétiens des origines ces conceptions quasi magiques sur la chasteté. Le courant était bien plus ancien que le moyen âge ; c’est au moyen âge qu’il a définitivement triomphé, car en ce temps plus que jamais la poussée de la religion populaire sur la religion savante fut efficace. La part des laïques dans le combat contre les prêtres mariés est bien connue ; il suffira de rappeler ici – outre la Pataria milanaise – le titre significatif de l’opuscule de Sigebert de Gembloux : Epistola cuiusdam adversus laicorum in presbyteros conjugatos calumniam. C’est surtout dans les cercles laïques qu’on dut concevoir l’idée que les sacrements délivrés par les prêtres mariés étaient inefficaces […]. Certaines déclarations imprudentes de la papauté avaient pu paraître favoriser cette notion ; mais on sait que, dans l’ensemble, la théologie catholique a toujours refusé fermement de faire dépendre la validité du sacrement de l’indignité du ministre. » (pp. 259-260)

Ai-je besoin de dire que Les rois thaumaturges fourmillent d’autres exemples de semblables remises en perspective d’un passé dont nous n’arrivons pas à imaginer les manières de penser ? Que ce soit à l’égard des superstitions les plus avérées, telle la magie des anneaux en Angleterre (cf. pp. 159-172), le signe royal (cf. pp. 245-257), saint Marcoul ou les septenaires (cf. pp. 264-308), ou encore à l’égard des expressions de doute les plus étonnantes, telles celles d’Ambroise Paré (cf. p. 340) ou de Jacques Ier (cf. pp. 336-337), Bloch nous poussent à réviser nos façons de voir, parfois très profondément. Bien davantage en tout cas que ne nous le suggère bien des ouvrages historiques beaucoup plus récents.

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Je ne voudrais pas achever ma note en passant sous silence le ton dont use Marc Bloch dans le dernier chapitre de son livre, un chapitre consacré à l’interprétation du miracle royal et à l’explication de la croyance dont il a fait si longtemps l’objet. À lire aujourd’hui ce chapitre, on pourrait être tenté d’y entrevoir quelques traits d’humour, probablement assez improbables. C’est que – si les croyances ne sont guère en recul – bien de celles qui furent si ardemment partagées dans le passé sont à présent couvertes par le ridicule. Bloch, bien conscient de cette situation, en précise l’avantage :
« […] il se trouve, par une chance précieuse, que ce miracle, parfaitement notoire et admirablement continu, est un de ceux auxquels aujourd’hui personne ne croit plus : de sorte que, en l’étudiant à la lumière des méthodes critiques, l’historien ne risque point de choquer les âmes pieuses : rare privilège dont il convient de profiter. Libre d’ailleurs à chacun d’essayer ensuite de transposer à d’autres faits de même espèce les conclusions auxquelles peut conduire l’étude de celui-ci. » (p. 410) Pour peu qu’elle soit de la même espèce, la croyance en l’homéopathie, par exemple, se prêterait assez bien à l’exercice. « Nous ne nous rendons plus compte aujourd’hui des difficultés où certains esprits, même relativement émancipés, ont pu être jetés autrefois par l’impossibilité où ils se trouvaient de repousser délibérément comme fausses les affirmations de l’universelle renommée » (p. 413), écrit Marc Bloch. Pour tenter de s’en rendre compte, pensons simplement aux difficultés qu’affrontent ceux qui doutent des effets physiques de cette même homéopathie. Encore faut-il sans doute conclure à son sujet ainsi que Bloch conclut à propos du miracle royal :
« […] il est difficile de voir dans la foi au miracle royal autre chose que le résultat d’une erreur collective : erreur plus inoffensive du reste que la plupart de celles dont le passé de l’humanité est rempli. Le médecin anglais Carr constatait déjà, sous Guillaume d’Orange, que, quoi que l’on pût penser de l’efficacité du toucher royal, il avait au moins un avantage, c’était de n’être pas nocif : grande supériorité sur bon nombre des remèdes que l’ancienne pharmacopée proposait aux scrofuleux. La possibilité d’avoir recours à ce traitement merveilleux, qui passait universellement pour efficace, a dû quelquefois détourner les malades d’user de moyens plus dangereux. De ce point de vue – purement négatif – on a sans doute le droit d’imaginer que plus d’un pauvre homme fut redevable au prince de son soulagement. » (p. 429)

(1) Marc Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre (1ère publ. 1924), Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1983.
(2) Montesquieu, "Dissertation sur la politique des Romains dans la religion" in Oeuvres complètes de Montesquieu, Librairie Hachette et Cie, 1873, pp. 116-124 ; la Dissertation est disponible à l’adresse Internet suivante : http://ugo.bratelli.free.fr/Montesquieu/Dissertation.htm.
(3) Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, 2 tomes, L. Curmer, 1839.
(4) Voltaire, Le siècle de Louis XIV, Hachette, 1935.
(5) Montesquieu, « Dissertation sur la politique des Romains dans la religion » in Œuvres complètes. Tome premier, Librairie Hachette et Cie, 1873, pp. 117-118.
(6) Marc Bloch cite trois fois Montesquieu, chaque fois en se référant aux Lettres persannes (pp. 15, 52 et 398).
(7) Il est des croyances qu’il serait bien utile d’identifier et qui ont fortement participé – au-delà des procédés électifs – à l’accès à des fonctions dirigeantes d’hommes du genre de Silvio Berlusconi, Georges W. Bush, Vladimir Poutine ou Nicolas Sarkozy.
(8) Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma (fr. 60), Seuil, 1982, p. 52.
(9) Henri Hubert & Marcel Mauss, "Esquisse d'une théorie générale de la magie" (1ère publication in Année Sociologique, 1902-1903), in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, 8e éd., 1983, pp. 85-86.
(10) Je me souviens avoir un jour assisté à l’exposé d’un historien, militant laïc, qui racontait la querelle dite des investitures entre l’empereur Henri IV et le pape Grégoire VII comme l’illustration des éternelles visées de la papauté sur les pouvoirs profanes, Henri IV devenant pour la circonstance un héros résistant à l’oppression cléricale. À combien d’anachronismes la militance ne conduit-t-elle pas ? Aux yeux des historiens de cet acabit, expliquer une croyance religieuse est en soi une forme de complicité objective avec la croyance en cause.
(11) Le moment de cette apparition est disputé par Jacques Le Goff dans la préface (pp. XII-XVI).
(12) Les origines de la question ont fait l’objet d’un livre renommé (que je n’ai pas lu) ; Peter Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Gallimard, trad. de l’anglais par Pierre Emmanuel Dauzat et Christian Jacob, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1995 ; une fiche bibliographique relative à ce livre figure à l’adresse Internet suivante : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/assr_0335-5985_1996_num_94_1_1028_t1_0059_0000_2

vendredi 6 août 2010

Note d’opinion : la notation des fonctionnaires

À propos de la notation des fonctionnaires

Le Journal officiel de la République française a publié le 30 juillet 2010 un décret (1) qui prévoit de mettre fin le 1er janvier 2012 au système actuellement en vigueur d’évaluation et de notation des fonctionnaires de l’État (2). Il s’agira de remplacer une note (sur 20) par une appréciation permettant d’attribuer aux fonctionnaires des réductions ou des majorations d’ancienneté, lesquelles influeront sur le délai dans lequel il est possible d’accéder à l’échelon supérieur. Cette perspective a immédiatement suscité des réactions en sens divers (3).

Alors que ma carrière dans la fonction publique va s’achever dans quelques mois, je voudrais – m’appuyant sur une petite expérience de ces questions (modeste mais longue de vingt-cinq ans) – exposer brièvement mon avis sur la problématique de l’évaluation des fonctionnaires. Je suis avant tout familier des services publics belges, mais l’évolution que leur fonctionnement a connue au cours des dernières décennies est assez semblable à ce que les services publics français ont eux-mêmes subis, la principale différence étant sans doute que les Belges ont commis un peu plus tôt que les Français ces erreurs sans nombre inspirées du new public management.

La notation – que jadis on appelait signalement en Belgique – ne mérite pas d’être défendue. Le supérieur qui est amené à attribuer une note à son subordonné ne peut être en rien motivé à le priver de celle qui n’entrave pas son avancement, même lorsque les prestations de celui-ci se révèlent insuffisantes. Car l’attribution d’une note pénalisante représente une agression qui compromet pour longtemps la qualité des relations entre collègues, première condition de la réussite des missions du service. C’est évidemment ce qui explique que ces notations ou signalements souffrent d’un laxisme égalisateur qui en annihile tous les effets et qui décourage les bonnes volontés.

S’inspirer des pratiques dont on use dans les entreprises privées, tel est depuis bien longtemps le credo de bien des autorités publiques, et surtout des entreprises privées de consultance auxquelles elles s’en remettent pour améliorer le fonctionnement de leurs administrations. C’est pourtant méconnaître trois réalités bien têtues : d’abord que le public ne peut pas fonctionner comme le privé (ne serait-ce que parce que des principes légaux d’égalité y sont d’application) ; ensuite que le privé est loin d’être uniforme et qu’il serait bien malaisé d’y retrouver à tout coup les pratiques qu’on prétend leur emprunter ; enfin que la consultance a ses intérêts propres qui priment sur les intérêts des clients qu’elle prétend servir. Est-ce à dire qu’il faille négliger ce que les entreprises privées peuvent apprendre aux gestionnaires des services publics ? Sûrement pas. Cela signifie simplement qu’il faut cesser de voir dans les recettes proposées par les grandes entreprises internationales de consultance autre chose qu’une invention sui generis qui mise sur un cocktail séduisant de méthodes qualifiées tantôt de démocratiques, tantôt de participatives, tantôt encore de communicationnelles et qui réclament un coaching permanent qu’elles sont bien sûr disposées à assurer.

Que pourrait être une bonne méthode d’évaluation du personnel dans la fonction publique ? Assurément, les difficultés sont importantes et les sous-estimer peut vite conduire à aggraver les choses en voulant bien faire. Il me paraît que quelques constats souvent négligés devraient être pris en compte. Et le premier d’entre eux est certainement que la dynamisation du travail et la répression des manquements ne peuvent participer d’une même procédure.

Que le supérieur – l’animateur comme on aime à dire aujourd’hui (4) – doive faire entendre à son subordonné qu’il juge ce que celui-ci fait est bien sûr indispensable. C’est attendu, notamment par le subordonné. Mais cela doit se faire dans un contexte d’encouragement dont est exempt toute menace de sanction. Il est utile que les objectifs de chacun soient discutés, les résultats et la manière de servir aussi (5). Cela, dans un climat de confiance dans lequel l’autorité s’exerce sur le travail, pas sur la personne. Ce qui peut se faire selon des schémas standardisés, comme cela peut aussi être laissé à l’initiative de chaque responsable, lui-même étant jugé sur sa capacité à mener l'affaire adroitement.

Tout autre est l’objectif qui vise à récompenser ou punir selon les mérites. Dans un contexte où la stabilité d’emploi a une signification bien différente de celle qui prévaut dans le secteur privé, il importe – je crois – de n’user que de façon marginale des récompenses et des punitions. En dehors de la révocation, dont on voit mal qu’elle puisse entrer en usage hors de quelques cas très particuliers, toute différenciation des situations du personnel entraîne davantage de démobilisation que d’émulation. Aussi importe-t-il de réserver ces sorts singuliers à des cas extrêmes. Et alors, il s’agit d’en faire décider par des tiers – et non par des supérieurs – de telle sorte que les soupçons de partialité, inévitables entre les membres d’une équipe soumise au même chef, soient conjurés. La complication que peut représenter une procédure assortie de garanties d’objectivité est aisément supportable si elle s’applique à des dossiers tout à fait exceptionnels.

D’autres constats méritent encore d’être rappelés. Ainsi, le temps que chacun peut consacrer à l’évaluation est compté. Il importe donc que les procédures – particulièrement celles qui visent à dynamiser le quotidien – soient simples, souples et rapides. Ainsi encore, la courtoisie est toujours plus efficace que l’injonction, mais elle ne doit jamais aller jusqu’à la commisération psychologisante à laquelle inclinent souvent les méthodes prônées par la consultance. Ainsi surtout, il n’est pas de meilleure façon de faire que celle imaginée par celui qui doit l’appliquer ; le coaching, même breveté – surtout breveté – est en soi un gage d’échec.

Je me résume. Il faudrait que l’on cesse de conjuguer dynamisation du travail et classement du personnel dans une même procédure d’évaluation ou d’appréciation. Les deux objectifs au sein d’une même démarche se contrarient inévitablement et réclament en outre la mise en œuvre de méthodes tracassières et coûteuses en temps et en énergie. Il faudrait surtout que les décisions qui influent sur la carrière du personnel échappent à la hiérarchie, laquelle ne devrait disposer que du pourvoir d’en déclencher la possibilité.

Ce que le décret du 28 juillet 2010 met en place, semble-t-il, c’est une nouvelle usine à gaz qui ajoutera ses défauts à ceux du système de notation actuel. Le service public – c’est-à-dire ce service fondé sur l’intérêt général, dont les tâches sont confiées à des agents que le contexte doit conduire à être intéressés par le désintéressement – ne peut se relever de la médiocrité dans laquelle il a été précipité que par une évolution qui lui est propre, à l’abri des carnassiers de la consultance.

(1) Il s’agit du décret n° 2010-888 du 28 juillet 2010 relatif aux conditions générales de l’appréciation de la valeur professionnelle des fonctionnaires de l’État.
(2) Les règles actuellement appliquées sont principalement de 2002 (décret n° 2002-682 du 29 avril 2002), mais la logique respectée est beaucoup plus ancienne.
(3) Voir par exemple l’article interactif du 5 août 2010 Évaluer, oui, mais sur quels critères sur le site Internet lemonde.fr à l’adresse http://abonnes.lemonde.fr/societe/article_interactif/2010/08/05/evaluer-oui-mais-sur-quels-criteres_1396091_3224.html.
(4) Il est maladroit d’euphémiser une réalité dont chacun doit tenir compte. Dès lors qu’il dispose d’un pouvoir dont le collègue est privé, le supérieur se doit d’assumer qu’il est bel et bien le supérieur ; ni plus qu’il ne l’est, ni moins non plus.
(5) Cf. l’article 3 du décret n° 2010-888 précité.

dimanche 1 août 2010

Note de lecture : Marcel Mauss

Essai sur le don de Marcel Mauss

Je viens de relire une nouvelle fois l’Essai sur le don (1) de Marcel Mauss. Il convient, me semble-t-il, que j’explique pourquoi.

La dernière fois que je l’avais relu, il y a de cela quatre ans, c’était avec l’intention de vérifier ce que pouvait avoir d’exagérée l’exaltation de l’altruisme telle qu’elle prévaut chez les économistes et sociologues rassemblés autour de la revue du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (M.A.U.S.S.) (2). Je venais de lire le livre de Frédéric Lordon, L’intérêt souverain (3) que j’avais trouvé en grande partie convaincant et je voulais m’assurer que, effectivement, Mauss ne cautionnait pas autant que les "maussiens" le prétendaient souvent l’idée que « le "sujet donateur" n’est pas complètement abandonné aux hasards de l’élan généreux ou aux fulgurances ineffables de la "spontanéité" » (4), pour reprendre une expression de Lordon.

Cette fois, je l’ai relu avec une intention diamétralement opposée. Dans son Cap des tempêtes (5), Lucien François écrit ceci : « Un autre euphémisme, observable aujourd’hui encore dans divers milieux mais particulièrement présent dans les sociétés archaïques, consiste à appeler dons, cadeaux, libéralités – comme s’ils étaient un pur effet de la générosité – des présents qu’un usage impose dans certaines circonstances (mariage, etc.) sous peine d’être déconsidéré et traité en conséquence, mais dont il est requis de parler comme s’ils n’étaient pas obligatoires [L. François renvoie ici à l’Essai sur le don, plus particulièrement à sa page 212]. Cette dénégation n’est pas faite pour être crue entièrement : si elle était prise au sérieux, la fonction de communication minimale […] ne serait pas remplie. » (6) L’Essai permet-il de prêter ainsi à Mauss une vision aussi consciente des contreparties du don ? Voilà ce que j’ai voulu cette fois vérifier.

Cette nouvelle lecture m’a en tout cas permis de mesurer combien, malgré l’attention qu’on peut y mettre, l’idée que l’on a en tête oriente inévitablement la réception d’un texte. Car l’exercice m’a conduit à revoir certaines des affirmations de Frédéric Lordon que, dans un premier temps, j’avais facilement approuvées. Mais repartons de l’Essai lui-même.

Lors de sa publication dans l’Année sociologique en 1924, l’Essai sur le don passa presque inaperçu. C’est Georges Gurvitch qui prit l’initiative, après la deuxième guerre mondiale, de réunir et publier divers textes de Marcel Mauss et de leur assurer ainsi une diffusion qu’ils n’avaient pas. Il est amusant de constater que Claude Lévi-Strauss, qui n’appréciait guère les travaux de Gurvitch, a rédigé pour cette édition un texte capital – l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss - qui, outre ses qualités propres, a beaucoup fait pour la renommée de Mauss. Des trois, c’est aujourd’hui Gurvitch qui est oublié.

L’Essai sur le don illustre bien ce que l’œuvre de Marcel Mauss peut avoir de paradoxal. Elle témoigne en effet d’une rigueur à laquelle on ne s’attend pas de la part d’un homme qui, violant sans complexe le principe de neutralité axiologique wébérien, a toujours affiché sans retenue ses convictions socialistes. Frédéric Lordon pointe du doigt ce paradoxe en écrivant : « Il y a des pages impérissables dans l’Essai sur le don de Marcel Mauss, osons dire qu’il en est d’autres qui ont moins bien vieilli. On les trouve pour l’essentiel dans la conclusion générale de l’Essai, et notamment dans les "conclusions de morale" dont maints passages hésitent entre nostalgie et tentation du réenchantement. » (7) Cette façon de dire m’avait semblé assez juste, mais après ma dernière relecture de l’Essai, je suis beaucoup plus perplexe. Ont-elles si mal vieilli ces pages de conclusion qui ne recule pas devant le mot "morale" ? Arrêtons-nous-y un instant.

En fait, la conclusion de l’Essai est divisée en trois parties : la première s’intitule « Conclusions de morale », la deuxième « Conclusions de sociologie économique et d’économie politique » et la troisième « Conclusion de sociologie générale et de morale ».

La première, il la fonde sur le constat – à certains égards très passager, sans doute – que l’époque qu’il vit se caractérise par la manifestation d’un retour à une forme de morale ancienne : « Les thèmes du don, de la liberté et de l’obligation dans le don, celui de la libéralité et celui de l’intérêt qu’on a à donner, reviennent chez nous, comme reparaît un motif dominant trop longtemps oublié. » (p. 262) Les signes de ce retour, il les voit dans le sort fait à la propriété artistique, littéraire et scientifique, traitée autrement que le sont les objets de consommation usuels, et dans l’assurance sociale, sorte de contre-don des services rendus outrepassant le salaire. Et il n’hésite pas à juger lui-même moralement : « Il faut dire que cette révolution est bonne. » (p. 262) Et il ajoute : « Il ne faut pas souhaiter que le citoyen soit ni trop bon ni trop subjectif, ni trop insensible et trop réaliste. Il faut qu’il ait un sens aigu de lui-même mais aussi des autres, de la réalité sociale (y-a-t-il même, en ces choses de morale, une autre réalité ?) Il faut qu’il agisse en tenant compte de lui, des sous-groupes, et de la société. » (p. 263) Tout cela est très kantien, dira-t-on. Oui, mais c’est surtout le point d’arrivée d’une étude des plus minutieuses des pratiques sociales telles que les recherches ethnographiques les révèlent. Et bien qu’il s’agisse de tenter la formulation d’une morale universelle, ce ne sont pas Les fondements de la métaphysique des mœurs que Mauss cite in fine, mais bien une parole maori : « Ainsi, d’un bout à l’autre de l’évolution humaine, il n’y a pas deux sagesses. Qu’on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours : sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper. Un beau proverbe maori le dit : […] "donne autant que tu prends, tout sera très bien". » (p. 265) Et retenons cette formule apparemment antinomique : « librement et obligatoirement ».

Dans la deuxième partie de la conclusion, Marcel Mauss rappelle combien l’usage de nos concepts peut nous interdire de comprendre. La logique des pratiques mises au jour par l’ethnologie « n’est pas gouvernée par le rationalisme économique dont on fait si volontiers la théorie. […] Ce sont nos sociétés d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un "animal économique". » (p. 271) Et chaque notion à laquelle ces pratiques paraissent obéir « ne se présente pas comme elle fonctionne dans notre esprit à nous. » (p. 270) Et il précise : « Cependant, on peut encore aller plus loin que nous ne sommes parvenus jusqu’ici. On peut dissoudre, brasser, colorer et définir autrement les notions principales dont nous nous sommes servis. Les termes que nous avons employés : présent, cadeau, don, ne sont pas eux-mêmes tout à fait exacts. Nous n’en trouvons pas d’autres, voilà tout. Ces concepts de droit et d’économie que nous nous plaisons à opposer : liberté et obligation ; libéralité, générosité, luxe, épargne, intérêt, utilité, il serait bon de les remettre au creuset. Nous ne pouvons donner que des indications à ce sujet : choisissons par exemple les Trobriand. C’est encore une notion complexe qui inspire tous les actes économiques que nous avons décrits ; et cette notion n’est ni celle de la prestation purement libre et purement gratuite, ni celle de la production et de l’échange purement intéressés de l’utile. C’est une sorte d’hybride qui a fleuri là-bas. » (p. 267)

Et dans la troisième partie de cette même conclusion, sociologie et morale dialoguent en quelque sorte. D’abord par le rappel d’une question importante de méthode :
« […] s’il en est ainsi, c’est qu’il y a dans cette façon de traiter un problème un principe heuristique que nous voudrions dégager. Les faits que nous avons étudiés sont tous, qu’on nous permette l’expression, des faits sociaux totaux ou, si l’on veut – mais nous aimons moins le mot – généraux : c’est-à-dire qu’ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions (potlach, clans affrontés, tribus se visitant, etc.) et dans d’autres cas, seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus. Tous ces phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques, morphologiques, etc. » (p. 274) Ensuite dans un enseignement qui en est tiré :
« Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire, il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement ; déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout : depuis l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens. C’est dans des états de ce genre que les hommes ont renoncé à leur quant-à-soi et ont su s’engager à donner et à rendre. C’est qu’ils n’avaient pas le choix. Deux groupes d’hommes qui se rencontrent ne peuvent que : ou s’écarter – et, s’ils se marquent une méfiance ou se lancent un défi, se battre – ou bien traiter. Jusqu’à des droits très proches de nous, jusqu’à des économies pas très éloignées de la nôtre, ce sont toujours des étrangers avec lesquels on "traite", même quand on est allié. » (pp. 277-278)
Ce qui amène Mauss à écrire :
« Il est inutile d’aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée, dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne. » (p. 279)

Il y a un autre paradoxe dans l’œuvre de Marcel Mauss : c’est qu’elle est forgée par un homme qui n’a jamais été sur le terrain. De même que le fit son oncle Émile Durkheim, il a construit sa sociologie sur la lecture des ethnographes. C’est peut-être cette particularité qui lui permet de glisser sur le terrain de la morale sans entamer en rien la rigueur de ses analyses. Mais, convenons-en, le caractère exclusif de la recherche documentaire est diantrement compensé par son exhaustivité. Qui peut se prévaloir d’un pareil souci des sources ? Dans l’Essai sur le don, la part prise par les notes est presque égale à celle du texte proprement dit, ce qui n’est certes pas un exemple à suivre. Mais, rappelons-le, Mauss publiait dans des revues spécialisées où ce procédé n’est pas une dérive.

Ce qui m’a le plus frappé lors de ma dernière lecture de l’Essai, c’est l’importance de cette formule étonnante : « librement et obligatoirement ». Nos mots ne permettent pas de cerner précisément ce qu’elle veut dire, parce que nous sommes toujours portés à croire – en raison de ce qui sépare pour nous la liberté des obligations – que l’on n’est pas libre quand on est contraint. Mais il existe bien des façons de ne pas vivre ces situations comme contradictoires. Je ne retiens qu’un seul exemple, celui du hau chez les Maoris.
Une note d’abord, au bas de la page 158 : « Le mot hau désigne, comme le latin spiritus, à la fois le vent et l’âme, plus précisément, au moins dans certains cas, l’âme et le pouvoir des choses inanimées et végétales, le mot de mana étant réservé aux hommes et aux esprits et s’appliquant aux choses moins souvent qu’en mélanésien. »
Puis ceci :
« À propos du hau, de l’esprit des choses et en particulier de celui de la forêt, et des gibiers qu’elle contient, Tamati Ranaipiri, l’un des meilleurs informateurs maori de R. Elsdon Best, nous donne tout à fait par hasard, et sans aucun prévention la clef du problème. "Je vais vous parler du hau… Le hau n’est pas le vent qui souffle. Pas du tout. Supposez que vous possédez un article déterminé (taonga) et que vous me donnez cet article ; vous me le donnez sans prix fixé. Nous ne faisons pas de marché à ce propos. Or, je donne cet article à une troisième personne qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement (utu), il me fait présent de quelque chose (taonga). Or, ce taonga qu’il me donne est l’esprit (hau) du taonga que j’ai reçu de vous et que je lui ai donné à lui. Les taonga que j’ai reçus pour ces taonga (venus de vous) il faut que je vous les rende. Il ne serait pas juste (lika) de ma part de garder ces taonga pour moi, qu’ils soient désirables (rawe), ou désagréables (kino). Je dois vous les donner car ils sont un hau du taonga que vous m’avez donné. Si je conservais ce deuxième taonga pour moi, il pourrait m’en venir du mal, sérieusement, même la mort. Tel est le hau, le hau de la propriété personnelle, le hau des taonga, le hau de la forêt. Kati ena. (Assez sur ce sujet.)" » (pp. 158-159)

Lorsque Marcel Mauss évoque des vestiges de semblables logiques dans le passé proche de nos sociétés occidentales, voire dans leur présent, il n’a évidemment pas tort. J’en ai trouvé un magnifique exemple dans un passage de l’Essai sur la vie et les ouvrages d’Helvétius de Jean-François de Saint-Lambert (1716-1803). Il y rapporte que Helvétius, homme généreux, avait accordé une pension de deux mille francs à Marivaux. Et il poursuit ainsi : « Marivaux, quoique excellent homme, avait de l’humeur et devenait aigre dans la dispute. Il n’était pas celui des amis d’Helvétius pour lequel celui-ci avait le plus de goût ; mais du moment qu’il lui eut fait une pension, il fut celui des amis pour lequel il eut le plus d’attentions et d’égards. […] Dans une discussion, Marivaux, s’étant emporté, ne ménagea point sont ami ; lorsqu’il fut parti, Helvétius se contenta de dire : ‘Comme je lui aurais répondu, si je ne lui avais pas l’obligation d’accepter mes bienfaits !’ » (8)

Voilà pourquoi je ne crois pas que l’on puisse dire que ces formes d’échange ne seraient vues comme des dons que par euphémisation d’un commerce ajusté à des contreparties. La clé de tout cela réside peut-être dans cette remarque qu’on trouve dans l’« Introduction à l’œuvre » que Claude Lévi-Strauss a rédigée en 1950 :
« Le risque tragique qui guette toujours l’ethnographe, lancé dans cette entreprise d’identification, est d’être la victime d’un malentendu ; c’est-à-dire que l’appréhension subjective à laquelle il est parvenu ne présente avec celle de l’indigène aucun point commun, en dehors de sa subjectivité même. Cette difficulté serait insoluble, les subjectivités étant, par hypothèse, incomparables et incommunicables, si l’opposition entre moi et autrui ne pouvait être surmontée sur un terrain, qui est aussi celui où l’objectif et le subjectif se rencontrent, nous voulons dire l’inconscient. D’une part, en effet, les lois de l’activité inconsciente sont toujours en dehors de l’appréhension subjective (nous pouvons en prendre conscience, mais comme objet) ; et de l’autre, pourtant, ce sont elles qui déterminent les modalités de cette appréhension. » (p. xxx)

(1) Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » in Sociologie et anthropologie, précédé d’une « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » par Claude Lévi-Strauss, (1ère publ. de l’‘Essai’, 1923-1924 ; 1ère éd. de ‘Sociologie et anthropologie, 1950), 8e éd., PUF, 1983, pp. 143-279.
(2) Voici l’adresse du site Internet de la revue : http://www.revuedumauss.com.fr/.
(3) Frédéric Lordon, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, Éd. La Découverte, 2006. (4) Ibid., p. 41.
(5) Que j’ai à nouveau parcouru alors que je découvrais récemment Le droit sans la justice (Sous la direction de Édouard Delruelle et Géraldine Brausch, Bruylant, Bruxelles & L.G.D.J., Paris, 2004).
(6) Lucien François, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit, Bruylant (Bruxelles) & L.G.D.J. (Paris), 2001, pp. 91-92.
(7) Frédéric Lordon, op.cit., p. 5.
(8) Helvétius, Réflexions sur l’homme & autres textes, Coda, 2006, p. 7.