mercredi 9 juin 2010

Note d’opinion : adhérer ?

À propos de la solitude

Faut-il adhérer ? Faut-il militer ?

Nombreux sont ceux qui pensent qu’il est utile, sinon nécessaire, de s’impliquer dans la vie sociale et de tenir son rôle de citoyen en adhérant à des causes défendues collectivement, voire en militant au sein d’organisations politiques. Cette conviction fut très forte durant les années soixante et soixante-dix du siècle dernier ; ultérieurement, elle fléchit beaucoup, sans doute en raison de ce qu’on appela – à tort – la disparition des idéologies. L’idéologie qui affirma cette disparition des idéologies s’essouffle peut-être à son tour ; toujours est-il que la crise financière donne l’occasion à plus d’un de prôner à nouveau l’engagement militant.

J’ai moi-même milité. Jusqu’au tout début des années soixante-dix, j’ai été partisan de cette révolte qui culmina en 1968 et dont j’attendis illusoirement qu’elle accouche d’un monde meilleur. Mais, très vite, je compris que ce qui me tenait éloigné des mouvements extrêmes – communistes, trotskystes, maoïstes, anarchistes – exigeait que je me garde également et plus généralement des adhésions et surtout du militantisme. Depuis lors, il m’a souvent semblé assez vain de vouloir expliquer mon point de vue sur la question. Ce n’est pas faute pourtant d’avoir rencontré l’incompréhension, aussi bien celle des militants que je fréquentais – lesquels interprétaient volontiers mon accord sur tel ou tel point précis comme une adhésion définitive à leur cause, voire à l’inverse jugeaient mon désaccord sur tel ou tel autre point précis comme révélateur d’une entière hostilité –, que la mienne propre devant des entêtements, des amalgames et des simplifications (pour ne pas parler des mensonges) auxquels l’affiliation conduisait si souvent.

Mais s’il m’a paru vain d’expliquer mon point de vue, c’est que j’ai toujours craint qu’il soit pris pour de la prétention ou du mépris. Or, je n’ai pas du tout la certitude d’avoir raison et je suis même assez convaincu qu’il n’est pas d’autre moyen pour peser sur l’évolution des choses que d’agir collectivement. Seulement voilà : comment concilier les mérites de la solitude et l’efficacité du regroupement ? La question peut sembler assez oiseuse ; personnellement, je la considère au contraire fondamentale et je voudrais enfin m’en expliquer.

Depuis bien longtemps, la collectivité et l’individu sont très fréquemment opposés, de telle sorte que chacun se sent facilement contraint de prendre parti pour l’un ou pour l’autre, que ce soit pour des raisons politiques ou des raisons philosophiques. Ainsi, aussi caricatural que cela soit, on assimile volontiers le libéralisme politique et le personnalisme chrétien – de même d’ailleurs que certaines formes d’anarchisme – à des courants favorables à l’individu, tandis que le nationalisme, le socialisme et a fortiori le communisme seraient les défenseurs de la collectivité. Au plan philosophique, le mysticisme – voire toute la métaphysique – est regardé (à tort sans doute) comme un hymne au sujet et par conséquent comme une source des prérogatives et des droits de l’individu, alors que le matérialisme et le positivisme seraient plutôt appréhendés (tout aussi à tort probablement) comme les approches les plus favorables aux intérêts collectifs. Dans le domaine des sciences sociales, on retrouve également ce genre de clivage sommaire : Bourdieu ne parle ainsi que d’agents, jamais d’individus, ce qui incline certains à en déduire que l’individu – a fortiori le sujet – n’ont rien à nous apprendre sur la société, à l’inverse de ce que donne à penser l’œuvre de Raymond Boudon, par exemple. En fait, tout cela – je crois – n’est que confusion.

Je n’ai pas l’ambition de démêler ici cet écheveau. Mais je devais l’évoquer, car mon point de vue le traverse selon un axe inhabituel.

J’ai oublié à quand remonte cette conviction, mais elle est fort ancienne : je ne crois pas au libre-arbitre (1). Il m’est impossible d’admettre que nous puissions créer ex nihilo une pensée qui soit autre chose que la résultante d’une multitude de facteurs innés et acquis que notre histoire – tant biologique que sociale – a inscrit en nous. Ce qui ne signifie nullement que nous soyons prévisibles, et moins encore voués à une destinée téléologiquement déterminée. Pas davantage que nous puissions vivre, penser et agir en nous privant de l’illusion de notre liberté. Et toute la difficulté est là, bien sûr : cette conviction n’est pas de celles qui aident, mais bien plutôt de celles qui embarrassent. D’autant qu’elle conduit rapidement à de multiples apories, telle celle d’une organisation sociale de la justice qui serait fondée sur l’irresponsabilité d’un citoyen privé de tout libre-arbitre. Reste qu’il m’est malaisé de minimiser le collectif, le social, en ce qu’il nous façonne. Et que, par conséquent, je suis toujours très méfiant à l’égard de ceux qui prêtent à l’individu la faculté de créer, d’inventer ou de se démarquer de ce que, à leur insu, la société leur dicte d’être.

Seulement voilà : je suis également convaincu que l’individu n’a pas son pareil. Cette idée m’est venue progressivement, d’autant plus progressivement que j’ai longtemps hésité au sujet de sa compatibilité avec le refus du libre-arbitre. Et c’est probablement à m’être fréquemment plongé dans Montaigne que j’ai fini par la considérer aussi importante, sinon davantage, que celle relative à la force des déterminations. En effet, ce que Montaigne dit de lui-même – et Dieu sait s’il en dit sur lui – est sans rapport avec un quelconque rejet du collectif. Au contraire : « Les autres forment l’homme, je le récite […] » (2) Et c’est là qu’il importe de bien comprendre, sans se laisser distraire par la confusion que suscite la notion actuelle d’individualisme. Le mieux est sans doute de laisser Hugo Friedrich en parler :
« Montaigne constate, au début de l’essai I,42, l’inégalité des individus. Le titre est déjà tout un programme : ‘De l’inéqualité qui est entre nous.’ Il commence tout de suite : "Plutarque dit en quelque lieu, qu'il ne trouve point si grande distance de beste à beste, comme il trouve d'homme à homme." Cette référence à Plutarque, juste à cet endroit, confirme ce que nous disions plus haut (chap. II, p. 90). Voici, dans la traduction d’Amyot, le passage en question, dans le petit traité Que les bestes usent de la raison : "Car je ne pense pas qu’il y ait si grande distance de beste à beste, comme il y a de grand intervalle d’homme à homme en matière de prudence, de discours, de raison et de mémoire" (p.866 de l’édition […] Bibliothèque de La Pléiade). Mais cela ne suffit encore pas à Montaigne : "J’encherirois volontiers sur Plutarque ; et diroit qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle beste… et qu’il y a autant de degrez d’esprits qu’il y a d’icy au ciel de brasses, et autant innumerables" […] Il a répété cette phrase presque textuellement dans l’‘Apologie’ (II, 12 […]). Cela témoigne de l’importance qu’il accorde aux différences individuelles (de tel à tel) et à la profusion des individus (innumerables). La marque distinctive de l’homme, relativement à l’animal, n’est plus pour lui le logos, mais l’aptitude à une différenciation accrue. » (3) Bien sûr, si l’on cherche à comprendre comment fonctionne la société, il importe d’étudier ce que ses membres ont de commun. Et ce n’est pas rien. Mais si l’on veut se faire une idée de la richesse de l’homme, comme de ses faiblesses, alors il faut observer chacun dans ce qui lui est particulier. Car « Tout mouvement nous descouvre » (4) et il faut, « pour juger bien à point d’un homme, principallement contreroller ses actions communes et le surprendre en son tous les jours » (5). Combien nombreux sont ceux qui invitent à être vertueux avec le genre humain et qui pourtant se comportent injustement avec leurs proches ! Du sentiment de bienveillance universelle proclamé ou du geste méprisable tapi dans le quotidien, lequel est le mieux fait pour peindre l’homme ?

Je reviens à présent à l’engagement, au militantisme. Tout conditionné que m’ait fait mon histoire, je représente une combinaison originale de déterminations, lesquelles ne m’ont certes rendu ni plus estimable, ni plus intéressant qu’un autre, et à bien des égards très similaires à beaucoup. C’est cependant en acceptant ma singularité, donc ma solitude, que je puis offrir à ma pensée la chance de se déployer en toute sincérité. Si j’adhère, si je m’engage, si je m’aligne, je suis condamné à me contraindre, à me censurer, à me mentir, bref à renier ce qui me rend singulier, aussi anodin que cela soit. Il ne s’agit en aucune manière de flatter son orgueil, moins encore son amour-propre ; tout au plus d’accepter cette forme d’estime de soi que la franchise engendre, tout en en étant aussi la condition.

S’il est un enseignement que l’on devrait retirer de la lecture de Rousseau – et plus particulièrement du Contrat social –, c’est que le suffrage de chaque citoyen devrait exprimer ce qu’il juge correspondre à l’intérêt général (et non ce qu’il juge propre à satisfaire ses intérêts personnels). Ce qui réclame de chacun qu’il y pense librement, loin de tout corporatisme, c’est-à-dire solitairement. Cette pensée solitaire n’est pas esseulée ; elle postule au contraire la rencontre avec les pensées d’autrui. Mais elle bannit toute adhésion durable, toute doctrine collective, tout esprit partisan, toute fides implicita. Il ne pourrait sans doute y avoir de débat plus productif et plus libre que celui qui pourrait s’instaurer entre des esprits solitaires ne se reconnaissant pas d’autre communauté de pensée que celle relative à ce que Montaigne appela l’art de conférer.

Ce qui me va dans cette solitude, c’est qu’elle contraint au soliloque. Il me revient d’être le premier censeur de ce que je pense. J’aime ces mots de Marcel Aymé sur son rapport à lui-même :
« J’ai le regret de n’avoir pas été toujours d’accord avec moi-même. C’est une chose qui arrive souvent quand on n’a pas d’idée préconçue. Ce n’est du reste pas désagréable […]. Je plains qui s’ennuie à regarder le monde du haut d’un faux col et à vivre sur un système lui interdisant les joies de se tromper. Pour ma part, je ne me prive guère de penser noir après blanc et par aventure les deux à la fois. » (6)
Mes doutes, mes hésitations, mes incertitudes, de même que mes créances (7), mes espérances, mes entêtements, sont justiciables les uns des autres, avant même de l’être d'autrui. Et ce que j’ai à gagner est d’abord sur moi-même avant d’être sur les autres. Lesquels autres sont alors l’aliment du soliloque et non l’occasion d’affrontements, et cela quel que soit le fossé qui m’en sépare. Ce qui postule que, à mon tour, je ne leur épargne rien de ce qui me distingue d’eux. Cette dialectique correspond – je crois – à la pratique de la parrhèsia.

On pourrait se demander s’il n’est pas davantage conforme à la nature de l’homme de cultiver les pensées partagées (ou à tout le moins plus conforme à cette sociabilité qui valut sans doute à l’espèce humaine de survivre). C’est possible. L’excès de réflexivité de l’esprit humain causera peut-être sa perte. Le fait est que, même s’il était établi que les croyances collectives sont davantage bénéfiques à l’homme que son sens critique, il serait bien en mal, une fois qu’il les a perdues, d’y revenir par sagesse. La rationalité consciente porte ombrage à la rationalité inconsciente selon un chemin que l’on ne rebrousse probablement pas.

(1) Cette conviction, qui n’a rien d’un savoir, s’impose à moi d’une façon qui n’est pas totalement rationnelle, même si elle se fonde sur une certaine conception de la causalité (« buissonnante » selon le mot de Maurice Godelier). En outre, elle est malaisée à expliquer et très rarement reçue avec bienveillance. Habituellement, je me garde donc autant que possible d’en faire état.
(2) Montaigne, Les essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 844.
(3) Hugo Friedrich, Montaigne, (1ère éd. Allemande : 1949), trad. par Robert Rovini, Gallimard, Tel, 1968, p. 167.
(4) Montaigne, Les essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 322.
(5) Montaigne, Les essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 741.
(6) Marcel Aymé in Silhouette du scandale, cité par Michel Lécureur dans sa préface à Marcel Aymé, Œuvre romanesques complètes II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1998, p. XXI.
(7) Comme dit Montaigne.

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2 commentaires:

  1. Votre analyse est tout simplement brillante. Vous trouvez les mots adéquats pour décrire cette tension si profonde. En vous lisant, je pense immédiatement à Camus. Ne retrouvant pas l'extrait que je recherche, je me permets de vous citer un extrait du "Dictionnaire Albert Camus" qui, au vocable "engagement", dit ceci: "(...) l'écrivain est engagé quand il le veut. Son mérite, c'est son mouvement. Et si ça doit devenir une loi, un métier ou une terreur, où est le mérite? (...) On ne doit pas taire certaines vérités car elles gênent une cause politique. Camus réintroduit ainsi - les existentialistes le lui reprocheront- le fait moral. Là où l'intellectuel, trop engagé pour voir, peut manquer de clairvoyance, le moraliste s'adonne à la vigilance. S'adressant à Camus, W. Faulkner célèbre en lui 'l'homme qui cherche et s'interroge'".

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  2. Vous êtes très généreux d’établir ainsi un parallèle avec Camus. Je n’en ai ni l’envergure, bien sûr, ni non plus l’ambition morale. Je me contente de constater que, presque malgré moi, je ne puis m’engager, prendre parti, du moins de façon durable. Et je suis bien loin de penser que cette préférence serait exemplaire et solidement justifiée. S’il me fallait désigner ce qui stimule par-dessus tout mon choix, c’est le désagrément que je prends à débattre avec les militants de quelque cause que ce soit et, corollairement, le plaisir que me procure la conversation des non engagés, des hésitants, des sincères…

    Merci pour votre commentaire.

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