mardi 29 juin 2010

Note de lecture : Marc Jacquemain

« Que pense l’équipage ? »
de Marc Jacquemain
in Le droit sans la justice. Actes de la rencontre du 8 novembre 2002 autour du Cap des tempêtes de Lucien François


Le hasard m’a valu d’avoir récemment dans les mains les Actes de la rencontre du 8 novembre 2002 autour du Cap des tempêtes de Lucien François (1).

De quoi s’agit-il ?

En 2001, Lucien François (2) a publié un livre qui retint l’attention de juristes, mais aussi de spécialistes de la philosophie et de la sociologie. Ce livre, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit (3), avait pour ambition de cerner la notion de droit en faisant abstraction de tout jugement de valeur et en recherchant ce qui la caractérise au niveau des comportements les plus élémentaires. Au risque d’être scandaleusement réducteur, je me bornerai ici à isoler ce que je crois être le point central de l’analyse de Lucien François en le ramenant à un mot et à sa définition : le mot concerne l’élément premier du droit (4), qui est désigné du nom de "jurème" ; lequel jurème est défini comme « toute apparence, produite par un humain, du vœu d’obtenir une conduite humaine, apparence de vœu munie d’un dispositif tel que la résistance d’un des destinataires déclenche une pression en sens contraire par menace de sanction » (5) L’intérêt du livre réside bien sûr dans la manière dont Lucien François justifie d’aller chercher la définition du droit à ce niveau atomistique.

Le 8 novembre 2002, une rencontre entre divers enseignants universitaires fut organisée aux fins d’approfondir l’approche du Cap des tempêtes (6) et de poser des questions à son auteur. Les Actes de cette rencontre sont intéressants à plus d’un titre, mais je voudrais me limiter ici à commenter la question de Marc Jacquemain, professeur à l’Institut des sciences humaines et sociales de l’Université de Liège, question qu’il a intitulée « Que pense l’équipage ? » (7).

Bref retour sur Le cap des tempêtes

À l’intention de ceux qui n’auraient pas lu Le cap des tempêtes, il me paraît nécessaire, pour rendre compréhensible la suite de ma note, d’en dire un peu plus sur l’analyse à laquelle son auteur s’y livre.

Après avoir tenté de clarifier les divers usages du mot droit, Lucien François prend le parti – assurément novateur – de rechercher ce qui fait la caractéristique de la règle de droit au niveau le plus élémentaire des rapports humains. Peu importe que l’intention soit jugée bonne ou mauvaise (encore que l’analyse de l’intention mauvaise soit estimée plus démonstrative), l’intimidation serait le composant premier du droit, ce qu’il appelle le jurème. Un homme qui en impose à un autre pour contraindre celui-ci à lui céder le passage sur la plate-forme d’un train fournit l’exemple de ce que Lucien François appelle l’occurrence minimale du jurème.

À partir de là, s’élevant « de la base au sommet » (8), et ajoutant progressivement tous les éléments de complexification imaginables – jusqu’au stade de l’État –, l’analyse tend à établir que c’est toujours le jurème et rien que le jurème qui peut rendre compte de la nature des règles, dont les plus légitimées sont communément appelées règles de droit.

La sociologie pragmatique

Je reviens à présent à Marc Jacquemain.

Pour formuler sa question, celui-ci commence par évoquer son propre rapport à la problématique à laquelle s’attaque Lucien François, et notamment son faible goût pour le droit. « Je me suis d’emblée retrouvé plus à l’aise au sein d’une discipline – la sociologie – dont le projet me paraissait être celui d’un "dévoilement" : retrouver derrière les discours, et les représentations ordinaires, derrière le "sens commun", comme nous disons souvent, la réalité des rapports sociaux » (p. 163), écrit-il. Étant personnellement assez convaincu que la plus solide objection que l’on puisse opposer à l’analyse de Lucien François est de nature sociologique, je ne pouvais que me réjouir d’une question annoncée comme se plaçant sur ce terrain-là. Mais voilà : à peine Marc Jacquemain a-t-il esquissé cet angle d’attaque qu’il émousse son fleuret. Je le cite :

« La sociologie du "dévoilement" est aujourd’hui contestée, en partie à juste titre, me semble-t-il.
Une nouvelle génération de sociologues dénonce la prétention de leur discipline à imposer sur la réalité sociale un savoir qui serait "plus fort" que celui des acteurs, c’est-à-dire un savoir qui se donnerait pour ambition d’enlever à l’acteur ses "illusions" sur les réalités sociales auxquelles il participe. Cette nouvelle sociologie, que l’on appelle parfois "pragmatique", adresse à la sociologie du dévoilement une objection que, l’on pourrait sans doute, très schématiquement résumer de la manière suivante : "
dans toute société, les individus ne peuvent entrer en relation que sur base d’une compétence à interpréter les attitudes des uns et des autres ; ils disposent tous, en fait, d’une sociologie. Ce savoir est éventuellement différent de celui des professionnels par sa moindre complexité mais non par sa nature. Au nom de quel référent extérieur le professionnel peut-il décider que sa propre sociologie est supérieure, au savoir commun nécessaire à la construction des relations sociales ?"
Ce que consacre cette conception, c’est donc "l’immanence" en quelque sorte, du discours sociologique, qui est mis sur le même pied que le discours des acteurs. Il s’agit d’une épistémologie qui repose sur la continuité entre savoir social courant et savoir sociologique plutôt que sur la coupure entre les deux.
Cette épistémologie a ses avantages et ses inconvénients, et il n’est pas question d’en faire ici une doxa. Toutefois, elle présente un intérêt particulier pour la pratique, c’est que la validité des propositions sociologiques n’y est plus dépendante du seul accord de la communauté scientifique, elle s’évalue également à la manière dont ces propositions font sens pour les acteurs eux-mêmes : c’est ce que cette sociologie appelle "
épreuve de pertinence" » (pp. 163-164)

Marc Jacquemain n’est évidemment pas responsable de l’évolution récente de la sociologie. Et on imagine mal qu’il fasse totalement fi de cette évolution, en tout cas qu’il la passe sous silence. Il en parle d’ailleurs en termes mesurés, sans taire complètement ses inconvénients et en précisant que la critique que la sociologie qualifiée de "pragmatique" adresse à la sociologie du XXe siècle n’est juste qu’en partie. Reste cependant qu’il insiste sur ses avantages et que ceux-ci traduisent une conception de la recherche sociologique que je ne puis approuver. Je vais me permettre de dire pourquoi et, par là même, d’indiquer ce qu’aurait pu être la question que la sociologie aurait pu adresser à Lucien François.

Reprenons rapidement les premiers arguments avancés au nom de la sociologie "pragmatique" :
- « une discipline qui imposerait un savoir […] "plus fort" que celui des acteurs » ;
- « les individus […] disposent tous, en fait, d’une sociologie » différente de celle « des professionnels par sa moindre complexité mais non par sa nature » ;
- « Au nom de quel référent extérieur le professionnel peut-il décider que sa propre sociologie est supérieure, au savoir commun nécessaire à la construction des relations sociales ? ».

Existe-t-il une seule discipline, une seule étude, une seule recherche, qui ne tente de dire plus et mieux que ce que le profane pense et profère ? A fortiori si cette discipline se penche sur le comportement de l’homme en société importe-t-il qu’elle découvre autre chose que ce que l’opinion commune croit en savoir. Non, je ne puis adhérer à l’idée que les individus disposent d’une sociologie. Je vois bien sûr très clairement ce qui est ainsi désigné, mais le qualifier de sociologie prive toute véritable sociologie de ce qui fait selon moi sa spécificité, à savoir la nature fondamentalement irréductible de son approche des faits sociaux. Il n’est nul besoin de s’aventurer dans la question controversée du caractère scientifique ou non de ce qu’on appelle les sciences sociales pour constater que le souci de rigueur – quel que soit le nom qu’on lui donne – se mesure d’abord et avant tout par ce qui le sépare de la doxa, dans ce qui est allégué, mais surtout dans la manière dont l’allégation est étayée et justifiée. Ce qui permet au sociologue de supposer son savoir supérieur au savoir commun, c’est la façon dont il l’acquiert. Si cette façon n’avait pas l’ambition de cette supériorité, il n’y aurait pas à mon sens de sociologie. Que les savoirs ainsi conquis soient modestes – qu’ils se résument même le plus souvent à des ignorances cernées – n’y change rien.

Le problème de la diffusion du savoir sociologique

Ici, une parenthèse importante s’impose. Marc Jacquemain insiste sur ce qu’il considère comme un avantage de la sociologie dite pragmatique, à savoir « que la validité des propositions sociologiques n’y est plus dépendante du seul accord de la communauté scientifique [;] elle s’évalue également à la manière dont ces propositions font sens pour les acteurs eux-mêmes ».

Ce qui est pris là en considération, ce n’est plus l’effort fait pour départager le vrai du faux, mais bien l’usage social qu’il convient de faire d’un savoir. Il s’agit là d’une question terriblement complexe, paradoxale à bien des égards, et dont j’ignore la solution… si elle en a une : que faire des résultats de la recherche sociologique ? J’avoue que le propos de Pascal relatif aux habiles et aux demi-habiles (9) me plonge dans un abîme de perplexité. Le sociologue – le savant plus généralement – détiendrait-il quelques bribes de « la pensée de derrière » ?

Marcel Mauss pensait que la sociologie devait éclairer l’opinion et conforter ainsi la force morale du peuple. Qu’aurait-il dit en constatant que plus de cent ans après la publication du livre que son oncle, Émile Durkheim, consacra au suicide, les personnes ayant tenté de se donner la mort étaient toujours aussi mal accueillies dans les établissements hospitaliers ? L’étude rigoureuse du comportement humain dilue grandement l’idée commune que l’on se fait de la responsabilité individuelle, mais la doxa refuse obstinément de l’admettre.

La sociologie en rupture avec la doxa

Dans Le cap des tempêtes, Lucien François cite trois sociologues de grand renom : Émile Durkheim, Marcel Mauss et Pierre Bourdieu. Il n’est pas inutile de rappeler que ceux-ci, comme d’ailleurs la grande majorité des sociologues et des anthropologues qui se sont inscrits dans ce qu’on a appelé l’école française de sociologie, adhéraient à l’idée que la connaissance sociologique devait se construire contre le discours commun en raison du fait qu’une part importante des déterminations du comportement échappent à la conscience des individus. Et s’il n’est pas inutile de faire ce rappel, c’est d’abord parce que la sociologie pragmatique qu’invoque Marc Jacquemain révoque cette conception des sciences sociales, mais aussi parce que Lucien François s’exprime, lorsqu’il cite Durkheim, Mauss et Bourdieu, comme s’il méconnaissait ou voulait méconnaître cet aspect de leurs travaux.

Lorsque Durkheim étudie le suicide, il en forge d’abord une définition rigoureuse – mais dans un but différent, me semble-t-il, de l’effort de définition auquel se livre Lucien François en ce qui concerne le droit (10) –, puis il la confronte à un matériau quantitatif – des statistiques – mettant ainsi en évidence la nature sociale de ce qu’il appelle le taux de la mortalité-suicide propre à la société considérée. Ce qui l’amène à écrire :
« […] puisque des actes moraux comme le suicide se reproduisent avec une uniformité, non pas seulement égale, mais supérieure [à ceux dus à des forces cosmiques], nous devons de même admettre qu’ils dépendent de forces extérieures aux individus. Seulement, comme ces forces ne peuvent être que morales et que, en dehors de l’homme individuel, il n’y a pas dans le monde d’autre être moral que la société, il faut bien qu’elles soient sociales. Mais, de quelque nom qu’on les appelle, ce qui importe, c’est de reconnaître leur réalité et de les concevoir comme un ensemble d’énergies qui nous détermine à agir du dehors, ainsi que font les énergies physico-chimiques dont nous subissons l’action. » (11)

Le cas de Marcel Mauss est plus complexe, car il est vrai que son Essai sur le don suscite, aujourd’hui plus que jamais, bien des controverses. Notamment quant à la question de savoir s’il juge le don – tel qu’il fut et est socialement pratiqué – comme un acte dont l’auteur n’ignore pas qu’il postule un contre-don (12) ou comme un acte sincèrement généreux qu’une logique sociale échappant à la conscience des acteurs individuels inscrit dans un système d’échanges différés. On n’en finirait pas de citer des passages de l’Essai qui inclinent tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Ce qui semble certain, c’est qu’il considère que l’esprit calculateur a une histoire, qui l’a conduit de l’émergence à la prépotence (13). Sans trancher toutes ces questions complexes, on peut néanmoins relever que Mauss ne s’est jamais départi de l’idée que, dans les échanges comme dans les transactions, la morale et l’économie cohabitent (14). Ce qui revient à postuler que l’esprit de calcul est toujours mâtiné d’autre chose, une chose qui participe peu ou prou aux croyances et aux jugements de valeur.

Quant à Bourdieu, il me paraît essentiel de rappeler un paragraphe du passage vers lequel Lucien François renvoie (15) . Parlant du don et du contre-don, il insiste sur son rôle objectif de donnant-donnant, mais aussi sur le fait qu’il est le plus souvent vécu comme désintéressé, notamment par la grâce de l’intervalle de temps qui s’impose entre le premier et le second. Oui, il y a du donnant-donnant dans cette logique, mais…
« Mais cette vérité structurale est comme refoulée, collectivement. On ne peut comprendre l’existence de l’intervalle temporel que si l’on fait l’hypothèse que celui qui donne et celui qui reçoit collaborent, sans le savoir, à un travail de dissimulation tendant à dénier la vérité de l’échange, le donnant-donnant, qui représente l’anéantissement de l’échange de dons. On touche là un problème très difficile : la sociologie, si elle s’en tient à une description objectiviste, réduit l’échange de dons au donnant-donnant et ne peut plus fonder la différence entre un échange de dons et un acte de crédit. Ainsi, ce qui est important dans l’échange de dons, c’est le fait qu’à travers l’intervalle de temps interposé les deux échangeurs travaillent, sans le savoir et sans se concerter, à masquer ou à refouler la vérité objective de ce qu’ils font. Vérité que le sociologue dévoile, mais avec le risque de décrire comme un calcul cynique un acte qui se veut désintéressé et qu’il faut prendre comme tel, dans sa vérité vécue, dont le modèle théorique doit aussi prendre acte et rendre compte. » (16)

La question de Marc Jacquemain

La question que Marc Jacquemain adresse à Lucien François s’inscrit résolument dans ce courant qu’il appelle lui-même sociologie pragmatique : « quel peut être le sens de l’analytique du jurème pour la pratique des juristes et quels effets peut avoir sur cette pratique l’adoption du point de vue défendu dans le "Cap des tempêtes" ? Et plus radicalement, ce point de vue peut-il "faire sens" pour l’activité quotidienne de ceux qui sont chargés "d’interpréter" la loi ? » (p. 165)

« […] je n’avais pas à me laisser entraver par cette préoccupation […] », lui répond très justement Lucien François. Car on ne trouvera évidemment pas ce qu’est ou ce que n’est pas le droit si l’on se limite à dire de lui ce qui est utile à ceux qui en sont les praticiens.

Une question qu’il eût été possible de poser

La question que j’eusse aimé poser est simple à formuler ; mais son intérêt – pour moi – réside dans le fait que les deux voies qu’elle oppose (et pour autant qu’il n’y en ait pas une troisième) soulèvent des objections qu’il est sans doute nécessaire d’expliciter.

Voici la question : en menant son analyse, Lucien François situe-t-il son étude dans le domaine de la théorie du droit ou dans le domaine de l’anthropologie ?

Supposons d’abord que la réponse soit que l’analyse relève de la théorie du droit. Je dois d’emblée préciser que je connais très mal les théoriciens du droit et que, par exemple, je n’ai lu ni Hans Kelsen, ni même Santi Romano (17). Mais, au risque de me tromper, je me hasarde à voir en ces théoriciens des juristes soucieux de se démarquer de l’approche praticienne du droit, principalement en vue de sortir d’une alternative en laquelle celle-ci s’enferme, alternative que Claude Lévi-Strauss a si bien décrite lorsque, parlant précisément du droit, il écrivit :
« Pris entre la théologie dont, à cette époque [la fin des années 20], son esprit le rapprochait, et le journalisme vers quoi la récente réforme est en train de le faire basculer, on dirait qu’il lui est impossible de se situer sur un plan à la fois solide et objectif : il perd une des vertus quand il essaye de conquérir ou de retenir l’autre. » (18)
Cette quête d’une conjonction entre solidité et objectivité a forgé le jusnaturalisme d’abord, le juspositivisme ensuite, le second nourrissant peut-être l’espoir d’être plus solide que le premier, parce que plus objectif (19). Ce qui est certain, c’est que Lucien François cherche une assise objective et qu’il pense mettre toutes les chances de la trouver de son côté en échappant totalement à toute considération relative à la valeur, aussi bien dans sa propre approche des faits que dans toute considération émise par qui que ce soit pour fonder la nature juridique d’un fait. Et c’est ici que je risque une objection.

Si, au lieu d’aller « de la base au sommet », il était choisi d’aller du sommet à la base, peut-être s’apercevrait-on que la vision subjective à laquelle donne lieu la règle (20) – de manière évidente dans le cas de la règle étatique – constitue un élément à ce point inhérent au droit que, à l’instant même où cette vision subjective cesse (ou ne se ressent plus comme visant une règle juridique), le droit disparaît. Ce qui voudrait dire que, à force de fuir le jugement de valeur – y compris en ce qu’il est objectivement constitutif de représentations opérantes –, Lucien François serait sorti sans s’en rendre compte du champ du droit, se bornant à décrire en guise de « base » une sorte de rapport social minimal étranger au droit. Ceci, bien évidemment, dans l’hypothèse où il raisonne en théoricien du droit.

Supposons ensuite que la réponse à la question soit que l’analyse relève de l’anthropologie. Il s’agirait alors de se pencher sur un comportement social minimal propre à contenir en germe ce que le droit devient à un niveau plus élevé de complexité. Mais la démarche de Lucien François appartiendrait alors à une sociologie qui se refuse à prendre en compte l’existence de déterminations échappant à la conscience des individus. Les personnages de ses anecdotes mentent, dissimulent, euphémisent, mais restent maîtres de leurs choix. Hobbesiens, anti-rousseauistes même, ils obéissent à des calculs fondés sur une appréciation correcte des choses. Et la seule ignorance en laquelle ils restent est cette « réalité extralinguistique non sensible » (21) qui est censée constituer l'essence même du jurème.

Je me garderai bien d’être catégorique. Mais j’incline fortement à penser que la recherche anthropologique réclame d’admettre que les représentations auxquelles donnent lieu les faits sociaux – concrets ou abstraits – font partie de ces faits, et que ces représentations sont chargées de croyances bien différentes de quelque assertion scientifique que ce soit, aussi bancale celle-ci soit-elle. L’étude sociologique du droit peut-elle conférer à celui-ci une nature objective telle qu’il préexisterait à toute représentation qu’on s’en fait socialement ? J’en doute.

Ce qui, dans Le cap des tempêtes me paraît appeler une question sociologique, c’est le fait que l’analyse de Lucien François semble bien déborder le domaine de la théorie du droit, sans être pour autant pleinement anthropologique. En plaçant sa question dans la sphère de la sociologie pragmatique, Marc Jacquemain heurte de front ce que la démarche de Lucien François a d’objectiviste, mais se prive en même temps de toute possibilité de tenir compte de la façon dont les agents sociaux se vouent « à masquer ou à refouler la vérité objective de ce qu’ils font. »

En l’occurrence, ce que l’équipage pense, c’est précisément la question dont les théoriciens du droit ont cherché à se déprendre et c’est aussi la question par laquelle la sociologie doit éventuellement terminer, et non commencer.

(1) Sous la direction d'Édouard Delruelle et Géraldine Brausch, Le droit sans la justice. Actes de la rencontre du 8 novembre 2002 autour du Cap des tempêtes de Lucien François, Bruylant (Bruxelles) & L.G.D.J. (Paris), 2004.
(2) Professeur de droit émérite de l’Université de Liège, mais aussi ancien juge à la Cour d’arbitrage (aujourd’hui Cour constitutionnelle) de Belgique.
(3) Lucien François, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit, Bruylant (Bruxelles) & L.G.D.J. (Paris), 2001.
(4) Du droit, au sens de « ce que la justice ou d’autres valeurs commandent de faire » (Lucien François, op. cit.., p. 15).
(5) Op. cit.., p. 42.
(6) Ce titre, Cap des tempêtes peut paraître énigmatique. Il correspond en fait à une expression dont usa le philosophe italien Norberto Bobbio (1909-2004) pour rendre compte des difficultés auxquelles se heurte toute tentative de définir le droit en retenant la voie du juspositivisme.
(7) Je suis également tenté de commenter la contribution de Robert Jacob qui figure dans l’ouvrage (pp. 41-109), lequel se place à maintes reprises sur le terrain de l’anthropologie. Mais le nombre des questions soulevées m’entraînerait vers une note excessivement longue.
(8) Lucien François, op. cit.., p. 280.
(9) « Le peuple honore les personnes de grande naissance ; les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédantes du pour au contre selon qu’on a de lumière. » (Pascal, Pensées, La 90)
(10) Cf. la référence faite à Durkheim in Lucien François,op. cit.., pp. 36-37.
(11) Émile Durkheim, Le suicide. Étude de sociologie (1ère pub. en 1897), PUF, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1930, p. 349.
(12) Mauss va jusqu’à parler parfois de « mensonge social ». Cf. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, 8e éd., 1983, p. 147.
(13) Cf. Marcel Mauss, op. cit.., pp. 265-273.
(14) Cf. Marcel Mauss, op. cit.., notamment p. 148.
(15) Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Seuil, 1994, pp. 179 et ss.
(16) Pierre Bourdieu, op. cit.., p. 180.
(17) Ses traducteurs me le pardonneront.
(18) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 57.
(19) Ce qui ne me semble pas si sûr que cela, pour le peu que j’en sache.
(20) Lucien François évoque cette vision subjective en la qualifiant de nimbe, ce qui la répute extérieure à l’objet et floue comme un halo.
(21) Lucien François, op. cit.., p. 28.


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Préface au Cap des tempêtes
À propos des faits et des valeurs.
Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs

dimanche 20 juin 2010

Note de lecture : Henri de Man

Cahiers de ma montagne
de Henri de Man


Très récemment, un ami m’a présenté un livre, ouvert à la centième de ses pages, en m’invitant à lire quelques paragraphes de nature, pensait-il, à me plaire. Et voici ce que je découvris :
« Il arrive que même des montagnards ou des alpinistes comprennent difficilement le Einzelgänger, comme on appelle celui qui fait des ascensions sans guides et sans compagnons. C’est pourtant le procédé que je préfère. Il est vrai qu’il empêche bien des entreprises pour lesquelles il faut, pour des raisons techniques, être plusieurs ; mais je n’y perds pas beaucoup, car je n’aime ni la varappe, ni l’ascension-record. De plus, j’appréhende le caractère hybride de la relation humaine avec un guide qui est en même temps un compagnon de cordée et un serviteur rétribué, donc intéressé. En général, il me déplaît de faire travailler quelqu’un pour mes délassements ; à plus forte raison quand ce quelqu’un m’est associé à la vie, à la mort.
Pour moi, ce qui compte, c’est de parcourir la montagne et de jouir des spectacles qu’elle m’offre. Certes, le charme de la difficulté vaincue et du risque surmonté joue également un rôle, mais il n’est généralement qu’accessoire. Un des plaisirs principaux de l’ascension solitaire est précisément celui qu’on éprouve à trouver son propre itinéraire, en réduisant au minimum les difficultés et les risques. Il en reste généralement assez, malgré tout, pour que chaque ascension réussie soit un peu une victoire, même quand il s’agit d’un de ces "trois mille" réputés faciles ou moyens que j’affectionne et qui conviennent le mieux aux isolés.
Certes, l’alpiniste solitaire court des dangers particuliers qui lui interdisent certains itinéraires. Il ne peut s’aventurer sans imprudence que sur des glaciers peu crevassés, et doit éviter les varappes où il risque d’aboutir à des endroits d’où, sans l’aide d’une cordée, il lui serait impossible de continuer et très périlleux de redescendre. Enfin, le danger principal est celui du petit accident anodin en soi, – une entorse, un malaise quelconque – qui peut l’immobiliser et, à défaut d’un compagnon qui puisse aller chercher du secours, l’exposer à la mort par l’épuisement et le froid.
Ces inconvénients sont sérieux, mais le montagnard expérimenté et prévoyant peut réduire à un minimum fort raisonnable. Il suffit pour cela qu’il étudie bien ses itinéraires probables, qu’il n’entreprenne rien qui dépasse ses moyens, qu’il accorde l’attention nécessaire aux questions d’équipement et de ravitaillement, et enfin, qu’il établisse ses prévisions en tenant compte des changements possibles du temps. Même ainsi, il restera assez de situations imprévisibles et périlleuses auxquelles il peut avoir à faire face. Alors, il aura besoin des deux qualités particulièrement exigées du solitaire : il doit avoir une longue expérience et une science approfondie de la montagne, et il ne doit jamais hésiter à rebrousser chemin si la prudence le lui commande.
Cette dernière exigence est primordiale. De plus, elle est assez rarement satisfaite. Pour un alpiniste, elle est en quelque sorte contre nature, car toutes ses entreprises exigent de la persévérance, et certaines d’entre elles ne peuvent même réussir sans opiniâtreté. La limite entre celle-ci et l’obstination stupide n’est pas toujours facile à trouver ; c’est ici que son jugement subit l’épreuve décisive. Sur ce point, le bon alpiniste ressemble au bon conducteur d’automobile : il doit s’arrêter, contrairement au chauffard, qui pour rien au monde ne voudrait perdre sa vitesse ou manquer son "autant à l’heure".
En contre-partie, l’ascension solitaire présente, sur celle d’une cordée, quelques avantages techniques appréciables. Au point de vue de l’allure et de la fatigue d’abord : comme la force d’une chaîne dépend de celle de son maillon le plus faible, l’allure et le sort du groupe, même non encordé, dépendra toujours du plus faible de ses membres. Rien n’est plus énervant que de se sentir freiné par un traînard ou un malade ; et le risque d’accidents, lui aussi, s’en trouve augmenté. Ensuite, dans les parties raides, le solitaire ne doit se préoccuper ni des pierres qu’on pourrait lui envoyer d’en haut, ni de celles qu’il peut faire descendre lui-même ; d’où une plus grande liberté d’itinéraire et d’allure et un moindre risque d’accidents. Enfin, le solitaire, n’étant distrait par personne, peut concentrer toute son attention sur le terrain, les repères, les indices de danger, les signes de changement du temps, bref, sur toutes les choses dont dépend le succès de son entreprise.
Voilà pour le côté technique de la question. Mais il en est un autre, qui importe plus encore : c’est son aspect humain. Le solitaire silencieux, ayant par nécessité tous ses sens aiguisés, seul maître de ses mouvements et de la direction de son attention, voit et entend beaucoup plus que s’il se trouvait en groupe. L’attention qu’il n’est pas forcé d’accorder à ses compagnons, il peut la reporter sur le paysage, les fleurs, les oiseaux et les papillons, bref, sur tout ce qui fait le charme de la montagne. Enfin, il aura le privilège de voir beaucoup plus de gibier, et de pouvoir l’approcher de plus près. Celui qui considérerait cela comme négligeable n’a jamais vu tournoyer un aigle, sauter un chamois ou jouer une famille de marmottes.
» (1)
L’auteur de ces lignes – qui effectivement me ravissent – n’est autre que Henri de Man, personnage controversé qui a été condamné par contumace le 12 septembre 1946 à vingt ans de détention par un tribunal belge « pour avoir, étant militaire, méchamment servi la politique ou les desseins de l'ennemi ». (2)
J’ignore à peu près tout de Henri de Man et je n’avais rien lu de lui avant de me plonger dans ses Cahiers de ma montagne. Je l’ai donc abordé par un de ses livres les moins doctrinaires, ce qui n’est sans doute pas moins révélateur à certains égards. Voilà un homme qui n’a pratiquement vécu que par la politique, ce qui lui a valu cette sorte de notoriété qui rend si malaisé d’en mesurer la valeur. Ainsi, comment porter un jugement sur tous ces hommes – aussi différents entre eux puissent-ils être – dont la guerre 14-18 a modelé les opinions au point de les engager dans des voies qui les séparèrent de ceux qui seraient les vainqueurs de 1945 ? Nombreux d’entre eux furent hâtivement stigmatisés comme complices des vaincus, et même confondus dans l’opprobre envers les crimes nazis. L’épuration (3) – on le sait aujourd’hui – a frappé sans grand discernement et a quelquefois favorisé des vengeances et des absolutions privées.

Dans les Cahiers de ma montagne, Henri de Man a rassemblé « des notes éparses, faites au hasard de [ses] lectures et de [ses] réflexions » (p. 12). Une sorte de blog, comme m’a dit l’ami précité. Et l’on y trouve traités une multitude de sujets allant de l’émotion à la mort, de la promenade à la pêche, de l’éducation à la politique, du socialisme à la démocratie, etc. L’écriture – bien qu’il affirme la travailler et la retravailler énormément – donne une impression de grande aisance, alliant simplicité et fluidité. Ce qui rapproche auteur et lecteur de façon très plaisante.

Si je devais marquer une préférence, elle irait à ces passages où il parle de sa solitude, de ses goûts, de la nature. Les opinions qu’il manifeste dans les domaines de l’éducation, de l’art, de l’histoire, de la politique sont – je trouve – assez dérangeantes. Sans doute en grande partie parce qu’il est malaisé de se défendre d’un soupçon que fait naître tout ce qui peut ressembler à quelque complaisance que ce soit à l’égard d’idées ayant peu ou prou conduit à l’abomination de la Shoah. L’effort fait pour juger sans préjugés est ici assez inefficace face à la révulsion qu’opère le souvenir des exterminations. Qu’il évoque la nécessité d’une autorité forte, qu’il dénonce les dérives de la démocratie parlementaire, qu’il cite Thierry Maulnier (4), tout devient vite suspect. Et comme il lui arrive quelquefois d’être assez convaincant, le malaise n’en grandit que davantage. Ainsi, alors qu’il conteste la démocratie, il argumente :
« Un autre point dont on ne se préoccupe pas assez dans les controverses sur la liberté et la démocratie est celui qui concerne la formation des opinions.
On ne pense généralement qu’à leur expression, comme s’il suffisait de faire de chaque citoyen un électeur pour le transformer en homme libre, égal aux autres.
Assurément, le régime représentatif, pour peu qu’il soit authentique, organise l’expression des opinions par le vote d’une façon qui met tout le monde sur pied d’égalité. Mais avant que d’exprimer une opinion, il faut en avoir une. Or, les opinions politiques se forment au moyen de procédés très semblables à ceux de la réclame. Les opinions des masses ne sont généralement que les formules plus ou moins rationalisées de sympathies, antipathies et autres préjugés émotionnels dont la véritable origine se soustrait pour une large part à la conscience des individus. Ce n’est pas sans raison que les procédés de la propagande politique s’identifient de plus en plus avec ceux de la publicité commerciale : ils sont basés sur la même technique de suggestion collective, qui agit sur le subconscient et l’affectif pour influencer la volonté.
Mais il y a entre la propagande et la réclame une autre analogie : c’est que toutes deux ne sont praticables, pour ce qui est de l’action sur les grandes masses, que si l’on dispose de moyens techniques appropriés ; et dans un ordre économique où l’on peut acheter des journaux comme des chemises et manufacturer des films comme des cravates, tout n’est qu’une question de prix. Celui qui dispose de l’argent nécessaire peut fabriquer de l’opinion comme on fabrique des rails ou de l’essence ; quelquefois ce sont d’ailleurs les magnats du rail ou de l’essence qui s’intéressent à la fabrication de l’opinion comme à une espèce de sous-produit. Certes, ni dans l’un ni dans l’autre domaine, l’argent ne peut tout faire par lui-même ; mais dans l’un comme dans l’autre, tout compte fait, c’est lui qui mène le bal.
» (pp. 157-159)
Voilà qui est assez difficilement contestable ! Et pourtant, on guette ce que pourrait être la solution. Qu’il est malaisé de transcender les impressions, de faire la part des choses, de rester juste dans son jugement ! On n’aperçoit pas quelle mauvaise intention pourrait animer de Man – du moins dans ce livre-ci –, ce qui ne préserve pas totalement d’une sorte de sévérité peut-être excessive éprouvée à l’égard des points de désaccord. Un exemple plus éclairant encore en est donné par ce qu’il dit de l’éducation, notamment en raison des problèmes rencontrés aujourd’hui sur la question.
« La grande erreur de certaines méthodes d’éducation qui se réclament d’idées réformatrices très hardies et ultra-modernes, c’est de donner à l’enfant la préoccupation de sa personnalité. Au nom de cette personnalité, on favorise ses penchants individuels et on lui permet de ne pas apprendre ce qui l’amuse moins. Quand on lui laisse une liberté de plus, on lui fait comprendre qu’on débarrasse d’une entrave la croissance de son Moi. Quand il a fait quelque chose de mal, on le traite comme un malade plutôt que comme un coupable. Quand il se montre rébarbatif, on lui explique ses refoulements et ses complexes. Quand il entre en révolte contre ce qui reste d’autorité à ses éducateurs, c’est tout juste si on ne lui demande pas, avec des excuses, son avis sur ce qu’ils devraient faire selon lui. Bref, il a l’impression que l’établissement où on l’a mis n’a d’autre souci que de trouver expérimentalement le programme et la méthode qui lui conviennent personnellement le mieux et lui donneront le maximum de facilité et de plaisir.
Ce sont là des excès manifestes, et les résultats obtenus le démontrent. Dans les écoles "dernier cri" de ce genre – et j’en ai connu quelques-unes d’assez près – la majorité des élèves médiocres restent des cancres et deviennent paresseux. Il est vrai que quelques individus brillamment doués en sortent encore plus brillants, mais hélas ! ils sont généralement insupportables et impropres à la vie sociale, parce qu’on les a rendus trop conscients de leur personnalité.
La personnalité, après tout, est une chose qui ne demande qu’à se développer toute seule ; et dans beaucoup de cas elle se formera d’autant mieux qu’on lui aura imposé le joug de plus de nécessités objectives, de plus de tâches communes et de plus de traditions établies. Ce sont les rives qui font les rivières, qui sans cela s’étaleraient en marécages.
» (pp. 66-68)
Qui peut méconnaître ce que le propos a de lucide, alors que les dérives de la permissivité s’étalent de nos jours sous nos yeux ?

Reste que Henri de Man m’apparaît aussi, dans ce livre, comme un homme raisonnant volontiers sur la base d’abstractions d’une façon qui ne me séduit guère. Prêter au peuple des qualités et des défauts susceptibles de justifier telle ou telle orientation politique relève pour moi de la prestidigitation. C’est une propension que partagent beaucoup de ceux qui enragent de détenir les solutions politiques, ce qui est bien présomptueux. Mais son discours m’incline aussi à réfléchir à la facilité que représente peut-être le fait de se détourner du politique. Le mérite du livre - y compris dans ce qu’il est devenu pour un lecteur du début du XXIe siècle – ne serait pas mince s’il n’en restait qu’une question : comment penser ?

(1) Henri de Man, Cahiers de ma montagne, Ed. de la Toison d’Or, Bruxelles,1944, pp. 100-104.
(2) Michel Brélaz et Ivo Rens, « Notice » in Bibliographie nationale publiée par l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, Tome 38, fascicule 2, Emile Bruylant, Bruxelles, 1974, p. 554.
(3) Synonyme du mot purification, volontiers jugé inapproprié à une autre époque.
(4) Lequel Thierry Maulnier n’est pas davantage épargné par ce rapide et sommaire amalgame.

Autre note sur de Man :
Après coup et Cavalier seul

mercredi 9 juin 2010

Note d’opinion : adhérer ?

À propos de la solitude

Faut-il adhérer ? Faut-il militer ?

Nombreux sont ceux qui pensent qu’il est utile, sinon nécessaire, de s’impliquer dans la vie sociale et de tenir son rôle de citoyen en adhérant à des causes défendues collectivement, voire en militant au sein d’organisations politiques. Cette conviction fut très forte durant les années soixante et soixante-dix du siècle dernier ; ultérieurement, elle fléchit beaucoup, sans doute en raison de ce qu’on appela – à tort – la disparition des idéologies. L’idéologie qui affirma cette disparition des idéologies s’essouffle peut-être à son tour ; toujours est-il que la crise financière donne l’occasion à plus d’un de prôner à nouveau l’engagement militant.

J’ai moi-même milité. Jusqu’au tout début des années soixante-dix, j’ai été partisan de cette révolte qui culmina en 1968 et dont j’attendis illusoirement qu’elle accouche d’un monde meilleur. Mais, très vite, je compris que ce qui me tenait éloigné des mouvements extrêmes – communistes, trotskystes, maoïstes, anarchistes – exigeait que je me garde également et plus généralement des adhésions et surtout du militantisme. Depuis lors, il m’a souvent semblé assez vain de vouloir expliquer mon point de vue sur la question. Ce n’est pas faute pourtant d’avoir rencontré l’incompréhension, aussi bien celle des militants que je fréquentais – lesquels interprétaient volontiers mon accord sur tel ou tel point précis comme une adhésion définitive à leur cause, voire à l’inverse jugeaient mon désaccord sur tel ou tel autre point précis comme révélateur d’une entière hostilité –, que la mienne propre devant des entêtements, des amalgames et des simplifications (pour ne pas parler des mensonges) auxquels l’affiliation conduisait si souvent.

Mais s’il m’a paru vain d’expliquer mon point de vue, c’est que j’ai toujours craint qu’il soit pris pour de la prétention ou du mépris. Or, je n’ai pas du tout la certitude d’avoir raison et je suis même assez convaincu qu’il n’est pas d’autre moyen pour peser sur l’évolution des choses que d’agir collectivement. Seulement voilà : comment concilier les mérites de la solitude et l’efficacité du regroupement ? La question peut sembler assez oiseuse ; personnellement, je la considère au contraire fondamentale et je voudrais enfin m’en expliquer.

Depuis bien longtemps, la collectivité et l’individu sont très fréquemment opposés, de telle sorte que chacun se sent facilement contraint de prendre parti pour l’un ou pour l’autre, que ce soit pour des raisons politiques ou des raisons philosophiques. Ainsi, aussi caricatural que cela soit, on assimile volontiers le libéralisme politique et le personnalisme chrétien – de même d’ailleurs que certaines formes d’anarchisme – à des courants favorables à l’individu, tandis que le nationalisme, le socialisme et a fortiori le communisme seraient les défenseurs de la collectivité. Au plan philosophique, le mysticisme – voire toute la métaphysique – est regardé (à tort sans doute) comme un hymne au sujet et par conséquent comme une source des prérogatives et des droits de l’individu, alors que le matérialisme et le positivisme seraient plutôt appréhendés (tout aussi à tort probablement) comme les approches les plus favorables aux intérêts collectifs. Dans le domaine des sciences sociales, on retrouve également ce genre de clivage sommaire : Bourdieu ne parle ainsi que d’agents, jamais d’individus, ce qui incline certains à en déduire que l’individu – a fortiori le sujet – n’ont rien à nous apprendre sur la société, à l’inverse de ce que donne à penser l’œuvre de Raymond Boudon, par exemple. En fait, tout cela – je crois – n’est que confusion.

Je n’ai pas l’ambition de démêler ici cet écheveau. Mais je devais l’évoquer, car mon point de vue le traverse selon un axe inhabituel.

J’ai oublié à quand remonte cette conviction, mais elle est fort ancienne : je ne crois pas au libre-arbitre (1). Il m’est impossible d’admettre que nous puissions créer ex nihilo une pensée qui soit autre chose que la résultante d’une multitude de facteurs innés et acquis que notre histoire – tant biologique que sociale – a inscrit en nous. Ce qui ne signifie nullement que nous soyons prévisibles, et moins encore voués à une destinée téléologiquement déterminée. Pas davantage que nous puissions vivre, penser et agir en nous privant de l’illusion de notre liberté. Et toute la difficulté est là, bien sûr : cette conviction n’est pas de celles qui aident, mais bien plutôt de celles qui embarrassent. D’autant qu’elle conduit rapidement à de multiples apories, telle celle d’une organisation sociale de la justice qui serait fondée sur l’irresponsabilité d’un citoyen privé de tout libre-arbitre. Reste qu’il m’est malaisé de minimiser le collectif, le social, en ce qu’il nous façonne. Et que, par conséquent, je suis toujours très méfiant à l’égard de ceux qui prêtent à l’individu la faculté de créer, d’inventer ou de se démarquer de ce que, à leur insu, la société leur dicte d’être.

Seulement voilà : je suis également convaincu que l’individu n’a pas son pareil. Cette idée m’est venue progressivement, d’autant plus progressivement que j’ai longtemps hésité au sujet de sa compatibilité avec le refus du libre-arbitre. Et c’est probablement à m’être fréquemment plongé dans Montaigne que j’ai fini par la considérer aussi importante, sinon davantage, que celle relative à la force des déterminations. En effet, ce que Montaigne dit de lui-même – et Dieu sait s’il en dit sur lui – est sans rapport avec un quelconque rejet du collectif. Au contraire : « Les autres forment l’homme, je le récite […] » (2) Et c’est là qu’il importe de bien comprendre, sans se laisser distraire par la confusion que suscite la notion actuelle d’individualisme. Le mieux est sans doute de laisser Hugo Friedrich en parler :
« Montaigne constate, au début de l’essai I,42, l’inégalité des individus. Le titre est déjà tout un programme : ‘De l’inéqualité qui est entre nous.’ Il commence tout de suite : "Plutarque dit en quelque lieu, qu'il ne trouve point si grande distance de beste à beste, comme il trouve d'homme à homme." Cette référence à Plutarque, juste à cet endroit, confirme ce que nous disions plus haut (chap. II, p. 90). Voici, dans la traduction d’Amyot, le passage en question, dans le petit traité Que les bestes usent de la raison : "Car je ne pense pas qu’il y ait si grande distance de beste à beste, comme il y a de grand intervalle d’homme à homme en matière de prudence, de discours, de raison et de mémoire" (p.866 de l’édition […] Bibliothèque de La Pléiade). Mais cela ne suffit encore pas à Montaigne : "J’encherirois volontiers sur Plutarque ; et diroit qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle beste… et qu’il y a autant de degrez d’esprits qu’il y a d’icy au ciel de brasses, et autant innumerables" […] Il a répété cette phrase presque textuellement dans l’‘Apologie’ (II, 12 […]). Cela témoigne de l’importance qu’il accorde aux différences individuelles (de tel à tel) et à la profusion des individus (innumerables). La marque distinctive de l’homme, relativement à l’animal, n’est plus pour lui le logos, mais l’aptitude à une différenciation accrue. » (3) Bien sûr, si l’on cherche à comprendre comment fonctionne la société, il importe d’étudier ce que ses membres ont de commun. Et ce n’est pas rien. Mais si l’on veut se faire une idée de la richesse de l’homme, comme de ses faiblesses, alors il faut observer chacun dans ce qui lui est particulier. Car « Tout mouvement nous descouvre » (4) et il faut, « pour juger bien à point d’un homme, principallement contreroller ses actions communes et le surprendre en son tous les jours » (5). Combien nombreux sont ceux qui invitent à être vertueux avec le genre humain et qui pourtant se comportent injustement avec leurs proches ! Du sentiment de bienveillance universelle proclamé ou du geste méprisable tapi dans le quotidien, lequel est le mieux fait pour peindre l’homme ?

Je reviens à présent à l’engagement, au militantisme. Tout conditionné que m’ait fait mon histoire, je représente une combinaison originale de déterminations, lesquelles ne m’ont certes rendu ni plus estimable, ni plus intéressant qu’un autre, et à bien des égards très similaires à beaucoup. C’est cependant en acceptant ma singularité, donc ma solitude, que je puis offrir à ma pensée la chance de se déployer en toute sincérité. Si j’adhère, si je m’engage, si je m’aligne, je suis condamné à me contraindre, à me censurer, à me mentir, bref à renier ce qui me rend singulier, aussi anodin que cela soit. Il ne s’agit en aucune manière de flatter son orgueil, moins encore son amour-propre ; tout au plus d’accepter cette forme d’estime de soi que la franchise engendre, tout en en étant aussi la condition.

S’il est un enseignement que l’on devrait retirer de la lecture de Rousseau – et plus particulièrement du Contrat social –, c’est que le suffrage de chaque citoyen devrait exprimer ce qu’il juge correspondre à l’intérêt général (et non ce qu’il juge propre à satisfaire ses intérêts personnels). Ce qui réclame de chacun qu’il y pense librement, loin de tout corporatisme, c’est-à-dire solitairement. Cette pensée solitaire n’est pas esseulée ; elle postule au contraire la rencontre avec les pensées d’autrui. Mais elle bannit toute adhésion durable, toute doctrine collective, tout esprit partisan, toute fides implicita. Il ne pourrait sans doute y avoir de débat plus productif et plus libre que celui qui pourrait s’instaurer entre des esprits solitaires ne se reconnaissant pas d’autre communauté de pensée que celle relative à ce que Montaigne appela l’art de conférer.

Ce qui me va dans cette solitude, c’est qu’elle contraint au soliloque. Il me revient d’être le premier censeur de ce que je pense. J’aime ces mots de Marcel Aymé sur son rapport à lui-même :
« J’ai le regret de n’avoir pas été toujours d’accord avec moi-même. C’est une chose qui arrive souvent quand on n’a pas d’idée préconçue. Ce n’est du reste pas désagréable […]. Je plains qui s’ennuie à regarder le monde du haut d’un faux col et à vivre sur un système lui interdisant les joies de se tromper. Pour ma part, je ne me prive guère de penser noir après blanc et par aventure les deux à la fois. » (6)
Mes doutes, mes hésitations, mes incertitudes, de même que mes créances (7), mes espérances, mes entêtements, sont justiciables les uns des autres, avant même de l’être d'autrui. Et ce que j’ai à gagner est d’abord sur moi-même avant d’être sur les autres. Lesquels autres sont alors l’aliment du soliloque et non l’occasion d’affrontements, et cela quel que soit le fossé qui m’en sépare. Ce qui postule que, à mon tour, je ne leur épargne rien de ce qui me distingue d’eux. Cette dialectique correspond – je crois – à la pratique de la parrhèsia.

On pourrait se demander s’il n’est pas davantage conforme à la nature de l’homme de cultiver les pensées partagées (ou à tout le moins plus conforme à cette sociabilité qui valut sans doute à l’espèce humaine de survivre). C’est possible. L’excès de réflexivité de l’esprit humain causera peut-être sa perte. Le fait est que, même s’il était établi que les croyances collectives sont davantage bénéfiques à l’homme que son sens critique, il serait bien en mal, une fois qu’il les a perdues, d’y revenir par sagesse. La rationalité consciente porte ombrage à la rationalité inconsciente selon un chemin que l’on ne rebrousse probablement pas.

(1) Cette conviction, qui n’a rien d’un savoir, s’impose à moi d’une façon qui n’est pas totalement rationnelle, même si elle se fonde sur une certaine conception de la causalité (« buissonnante » selon le mot de Maurice Godelier). En outre, elle est malaisée à expliquer et très rarement reçue avec bienveillance. Habituellement, je me garde donc autant que possible d’en faire état.
(2) Montaigne, Les essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 844.
(3) Hugo Friedrich, Montaigne, (1ère éd. Allemande : 1949), trad. par Robert Rovini, Gallimard, Tel, 1968, p. 167.
(4) Montaigne, Les essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 322.
(5) Montaigne, Les essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 741.
(6) Marcel Aymé in Silhouette du scandale, cité par Michel Lécureur dans sa préface à Marcel Aymé, Œuvre romanesques complètes II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1998, p. XXI.
(7) Comme dit Montaigne.

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