jeudi 24 décembre 2009

Note de lecture : Montaigne et Machiavel

Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
de Montaigne


Dans ses Essais, Montaigne cite deux fois – et deux fois seulement – le nom de Machiavel. Une première fois, dans le chapitre XVII du Livre II (« De la presumption »), lorsque, dans un passage où il réaffirme son scepticisme et l’impossibilité en laquelle nous sommes d’être sûrs de la justesse de nos opinions, il dit ceci : « Les discours de Machiavel, pour exemple, estoient assez solides pour le subject, si y a-il eu grand’aisance à les combattre : et ceux qui l’ont faict, n’ont pas laissé moins de facilité à combattre les leurs. Il s’y trouveroit tousjours à un tel argument, dequoy y fournir responces, dupliques, repliques, tripliques, quadrupliques, et ceste infinie contexture de debats, que nostre chicane a alongé tant qu’elle a peu en faveur des procez […] » (1) Une deuxième fois, dans le chapitre XXXIV du même Livre II (« Observation sur les moyens de faire la guerre, de Julius Caesar »), alors qu’il évoque l’attachement que de grands guerriers ont manifesté à l’égard de certains livres : « On recite de plusieurs chefs de guerre, qu’ils ont eu certains livres en particulière recommandation, comme le grand Alexandre, Homère : Scipion l’Africain, Xenophon : Marcus Brutus, Polybius : Charles cinquiesme, Philippe de Comines. Et dit-on de ce temps, que Machiavel est encores ailleurs en credit : Mais le feu Mareschal Strossy, qui avait pris Caesar pour sa part, avoit sans doubte bien mieux choisi : car à la verité ce devroit estre le breviaire de tout homme de guerre, comme estant le vray et souverain patron de l’art militaire. » (2)

La question de savoir si Montaigne s’inscrit dans la logique de la pensée machiavélienne reste aujourd’hui polémique (3). Manifestement, lors de chacune des deux fois qu’il le cite, il ne nous apprend rien sur ce qu’il en pense. Peut-être d’ailleurs ne l’a-t-il pas lu. Je l’ignore personnellement, tout comme j’ignore bien trop de choses (4) pour prétendre m’immiscer dans la polémique relative à l’éventuelle influence de Machiavel (5) sur Montaigne. Une chose me vient cependant à l’esprit : c’est que La Boétie, en posant la question de l’étrange solidité du pouvoir (6), emprunte une approche diamétralement opposée à celle de Machiavel et que Montaigne, initialement, n’entreprend les Essais que pour glorifier l’œuvre de son ami.

Le plus souvent, lorsqu’il est question de l’empreinte possible de Machiavel sur Montaigne, l’examen porte principalement sur le chapitre I du Livre III : « De l’utile et de l’honeste ». Je voudrais quant à moi m’intéresser aujourd’hui au chapitre XXIII du Livre II : « Des mauvais moyens employez à bonne fin » (7). Et cela, en partant de la question fort générale du fonctionnement des sociétés.

Les sociétés fonctionnent et évoluent. Elles le font – j’en ai la conviction – au gré de déterminations qui, pour la plupart, échappent à la conscience de leurs membres. Ainsi, le brassage de populations et de cultures que notre époque connaît – sans commune mesure avec ce qui advint à ce sujet dans le passé – marque sans doute très profondément les rapports sociaux et, plus généralement, le destin du monde social. À cet égard, le racisme et la xénophobie ne sont que les symptômes d’une maladie qui se dérobe au diagnostic. Et j’emploie ici le mot maladie à dessein : c’est celui dont use Montaigne précisément dans le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin ». « Les maladies et conditions de nos corps, se voyent aussi aux estats et polices : les royaumes, les républiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous. Nous sommes subjects à une repletion d’humeurs inutile et nuysible, soit de bonnes humeurs […] De semblable repletion se voyent les estats souvent malades : et l’on a accoustumé d’user de diverses sortes de purgation. » (p. 720) L’idée de la cité ou de l’État qui vit et qui meurt vient certes d’Aristote et de Bodin ; celle de maladies qui les affecteraient fait immanquablement penser à l’anomie durkheimienne. Mais ce qui retient l’attention de Montaigne, c’est moins l’affection que ses remèdes. Il suppose une certaine conscience de la maladie : « Tantost on donne congé à une grande multitude de familles, pour en descharger le païs, lesquelles vont chercher ailleurs où s’accommoder aux despens d’autruy. […] Les Romains bastissoient par ce moyen leurs colonies : car sentant leur ville se grossir outre mesure, ils la deschargeoient du peuple moins necessaire, et l’envoyoient habiter et cultiver les terres par eux conquises. » (p. 720)

Ce sur quoi Montaigne focalise ses réflexions dans ce chapitre, c’est sur la guerre. Elle est, elle aussi, présentée souvent comme un remède.
« Par fois aussi ils ont à escient nourry des guerres avec aucuns leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l’oysiveté mere de corruption, ne leur apportast quelque pire inconvénient,

Es patimur longœ pacis mala ; savior armis,
Luxuria incumbit ;
[Nous souffrons des maux d’une longue paix.
Plus féroce que les armes, le trop plein pèse sur nous ;]
(Juvénal, Satires, VI, 292)

mais aussi pour servir de saignée à leur République, et esvanter un peu la chaleur trop vehemente de leur jeunesse : escourter et esclaircir le branchage de ce tige abondant en trop de gaillardise : à cet effect se sont ils autrefois servis de la guerre contre les Carthaginois.
» (pp. 720-721)
La manière dont les raisons de la guerre sont décrites, avec des mots qui rappellent le vocabulaire médical de l’époque, pourrait sembler cynique, d’un cynisme machiavélien ai-je envie de dire. Mais ce peut être aussi le propos de quelqu’un qui s’interroge sur les aberrations de la vie, sur la folle jeunesse, et qui tâte de l’idée que la folie de la guerre pourrait n’être que la réplique à la folie de la vie. C’est en tout cas vers cette interprétation qu’incline la fin du chapitre, là où Montaigne évoque le recours aux violences les plus révulsantes pour de soi-disant bons motifs. Même le sage Lycurgue pouvait être injuste en se croyant pédagogue :
« Lycurgus, le plus vertueux et parfaict legislateur qui fut onques, inventa ceste très-injuste façon, pour instruire son peuple à la temperance, de faire enyvrer par force les Élotes, qui estoyent leurs serfs : à fin qu’en les voyant ainsi perdus et ensevelis dans le vin, les Spartiates prinsent en horreur le desbordement de ce vice. » (p. 721)
Et lorsqu’il en vient à rappeler ce que furent les jeux du cirque, Montaigne fait part de sa stupéfaction devant l’abnégation avec laquelle les gladiateurs se prêtaient au jeu :
« Il est advenu à plusieurs d’entre eux, estans blessez à mort de force playes, d’envoyer demander au peuple, s’il estoit content de leur devoir, avant que se coucher pour rendre l’esprit sur la place. Il ne falloit pas seulement qu’il combattissent et mourussent constamment, mais encore allegrement : en maniere qu’on les hurloit et maudissoit, si on les voyoit estriver à recevoir la mort. » (p. 722)
Mais, est-ce vraiment inconcevable ? Montaigne précise finalement :
« Ce que je trouverois fort estrange et incroyable, si nous n’estions accoustumez de voir tous les jours en nos guerres, plusieurs miliasses d’hommes estrangers, engageants pour de l’argent leur sang et leur vie, à des querelles, où ils n’ont aucun interest. » (pp. 722-723)

La phrase la plus intéressante du chapitre, c’est selon moi la suivante :
« […] la foiblesse de nostre condition, nous pousse souvent à ceste necessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin. » (p. 721)
La faiblesse de notre condition : tout est là ! C’est parce que l’humaine nature est faible, ignorante et misérable (dira Pascal) que nous nous servons de mauvais moyens pour de bonnes fins. Même nos actions les plus viles sont mues par des conditions qui sont les nôtres ou qui nous sont faites. Je pense ainsi à l’animosité raciste ou xénophobe dont Claude Lévi-Strauss disait ceci :
« Des communautés minoritaires qu’on voit aujourd’hui apparaître en plusieurs points du monde, tels les hippies, ne se distinguent pas du gros de la population par la race, mais seulement par le genre de vie, la moralité, la coiffure et le costume ; les sentiments de répulsion, d’hostilité parfois, qu’elles inspirent au plus grand nombre sont-ils substantiellement différents des haines raciales, et ferions-nous donc accomplir aux gens un véritable progrès si nous nous contentions de dissiper les préjugés spéciaux sur lesquels ces haines seules, entendues au sens strict, peuvent être dites reposer ? Dans toutes ces hypothèses, la contribution que l’ethnologue peut apporter à la solution du problème racial se révélerait dérisoire, et il n’est pas certain que celle qu’on irait demander aux psychologues et aux éducateurs se montrerait plus féconde, tant il est vrai que, comme nous l’enseigne l’exemple des peuples dits primitifs, la tolérance réciproque suppose réalisées deux conditions que les sociétés contemporaines sont plus éloignées que jamais de connaître : d’une part, une égalité relative, de l’autre, une distance physique suffisante. » (8)
Une égalité relative, une distance physique suffisante, voilà peut-être, en effet, les conditions d’une réduction des tensions racistes et xénophobes, un remède bien différent de l’appel vertueux à la tolérance qu’on finira par se lasser de lancer, tant il est inefficace.

Mais ne soyons pas irréalistes. Le monde social – et tout particulièrement le droit dans nos sociétés – repose sur l’illusion du libre-arbitre. Et on punit, on ne corrige pas. C’est bien pour cela que la question des moyens et des fins se pose en termes moraux. Car si chaque fin n’était vue que comme le moyen d’une autre – logique qui ne s’évanouit que dans les ténèbres des fins premières ou dernières –, la question ne serait plus que philosophique, dans le sens le plus accablant du mot, c’est-à-dire celui qui nous confronte à l’absurdité et au non-sens.

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 694.
(2) Ibid., p. 772.
(3) Sur ce sujet, on peut notamment se reporter à Hugo Friedrich, Montaigne, Gallimard, Tel, 1984, et à la thèse de 3e cycle que Pierre Goumarre a défendue en 1972, Montaigne et Machiavel (que je n’ai pas lue).
(4) On ignore bien des choses de Montaigne, même si les recherches se poursuivent. Un exemple intéressant et amusant (même s’il est déjà ancien) nous en est donné par l’article qu’Étienne Ithurria a publié en 1988 dans le Bulletin de l’association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance (n° 27, pp. 22-39) et que l’on peut lire à l’adresse Internet suivante : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhren_0181-6799_1988_num_27_1_1642.
(5) Il n’est possible de se prononcer sur la question que si on connaît la portée exacte de l’œuvre de Machiavel. Or, personnellement, je reste très dubitatif sur les intentions exactes de l’auteur du Prince. S’il parle principalement des manières de conserver le pouvoir, est-ce dans l’optique de recommander ces recettes ou d’en dévoiler les mécanismes ? J’aimerais en savoir plus à ce sujet.
(6) Cf. Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Éditions Payot, 1976.
(7) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 719-723.
(8) Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, p. 44.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

mercredi 9 décembre 2009

Note d’opinion : l’affaire KB Lux

À propos de la procédure

Une affaire belge – l’affaire KB Lux – agite les media et m’inspire un commentaire.

L’affaire en deux mots : un tribunal bruxellois a déclaré irrecevables les poursuites pour fraude fiscale lancées il y a une dizaine d’années à l’encontre d’anciens dirigeants d’une banque au motif que l’enquête aurait été menée de façon irrégulière. Contrairement à ce qui est affirmé dans bien des journaux, cette affaire n’est pas close à ce jour, des possibilités d’appel restant ouvertes.

Ai-je besoin de dire que j’ignore ce que contient le dossier, très volumineux paraît-il ? Et je me garderai donc de me prononcer en quelque sens que ce soit sur le fond de l’affaire (1). Mais il est une réaction que je ne puis approuver. C’est celle qui consiste à estimer que, compte tenu de l’importance de la fraude présumée, il serait scandaleux que le tribunal refuse d’en connaître pour des raisons de procédure. « Il serait inacceptable et incompréhensible qu’une telle fraude ne puisse être effectivement jugée », a déclaré un député, ajoutant que ce « très mauvais signal pourrait laisser croire que la fraude est impunie et impunissable dans notre pays ». (2)

À ceux qui pensent important de défendre les droits humains et la démocratie, et plus généralement à ceux qui s’interrogent sur ce que représente la civilisation, il convient de rappeler que la garantie première du respect des droits et des libertés de chacun réside dans la procédure. C’est parce qu’il existe des règles précisant comment autant que quand on juge quelqu’un que nous ne sombrons pas dans la sauvagerie. De la même façon que la loi à édicter ne prime pas sur la manière de l’adopter, la sanction pénale ne doit pas primer sur les conditions de son application. L’inversion de ces primautés est caractéristique des dictatures.

Si l’organisation démocratique de la société est menacée, c’est d’abord par ces dérives qui poussent ceux qui se sentent guidés par la vertu à s’exempter de la règle, bien davantage que par le contenu de la règle elle-même (3). Des affaires les plus graves aux accommodements les plus anodins, on assiste à un relâchement du rapport à la règle qui menace les droits et les libertés. Ainsi, l’affaire Dutroux avait permis – ô sinistre ironie d’une tragédie – une mise en cause inéquitable du comportement d’un magistrat instructeur exemplaire (4) et qui s’était fait un point d’honneur à suivre les règles présidant à sa mission. De la même façon, on avait inconsidérément jeté l’opprobre sur la Cour de cassation, parce qu’elle avait déchargé de sa mission un autre magistrat instructeur qui s’était permis de participer à une soirée "spaghetti" avec les parents et amis des victimes. Ainsi aussi, les manœuvres d’assemblée qui, au mépris des règles qui en organisent les travaux, arrachent pour la bonne cause des décisions mal délibérées, que ce soit dans le monde associatif comme dans le monde politique. Ainsi encore, de ces opinions implicites que diffusent les média, par exemple lorsqu’ils annoncent aux automobilistes qu’il est bon « de lever le pied » à tel endroit parce que la vitesse y est contrôlée par un radar, ce qui ne peut manquer de normaliser le comportement fautif.

Participe sans doute du même courant, cette inflexion donnée au droit pénal (5) à partir de laquelle les victimes sont de plus en plus associées au débat judiciaire et même à l’accomplissement de la peine. La civilisation européenne a mis des siècles pour écarter des procès ceux qui seraient enclins à la vengeance (6) ; elle semble aller bien plus vite pour les y réintroduire.

(1) Pas plus sur la réalité des irrégularités commises par les enquêteurs que sur la réalité des fraudes poursuivies.
(2) Le Soir du 9 décembre 2009, p. 25.
(3) Loin de moi l’idée que toutes les règles sont bonnes. Celles qui organisent les enquêtes permettant de démasquer les fraudes – fiscales, par exemple – sont sans doute à revoir. Mais la règle se change, avant quoi son respect s’impose.
(4) Il s’agit de Mme Martine Doutrèwe, aujourd’hui disparue, dont je ne puis évoquer le rôle sans lui rendre hommage.
(5) En Belgique, cette inflexion a eu sa part dans les réformes de la procédure pénale dites Franchimont, entre 1998 et 2005.
(6) Une chose est de comprendre l’envie de vengeance qui assaille les victimes et, par conséquent, la nécessité d’accorder à celles-ci des moyens particuliers propres à les aider à surmonter l’épreuve ; une autre est d’organiser la justice de telle sorte qu’elle soit rendue dans des conditions d’objectivité et d’impartialité maximales.