mercredi 30 septembre 2009

Note de lecture : Géralde Nakam

Montaigne et son temps
de Géralde Nakam


À propos du dernier chapitre du livre III des Essais, "De l’expérience", Géralde Nakam écrit ceci (1) :
« Montaigne a relu cet essai ayant, dit-il, "outrepassé tanstot de six ans le cinquantième" (III, 13, C, 1097 (2)) : c’était donc en 1589, dès son retour des États de Blois. Il le complète alors, et le rend plus percutant dans la satire, plus matérialiste dans la description, plus fervent dans son amour de la Nature et de la vie, plus rieur et plus tendre à la fois dans son langage et dans son espérance.
Depuis trente ans, il s’agissait de vivre, malgré les haines et la guerre, de ne pas se perdre, se dissoudre, dans les affrontements, les ambitions, les théories. Depuis 1568-1570, date de naissance probable des
Essais, "la théorique", comme disait Palissy, était, pour Montaigne aussi, l’ennemie de la réflexion et de l’invention. Sa "pratique" de l’humain, son "intelligence des choses naturelles", Montaigne les a développées en "artisan", comme Palissy. Si trente années de guerre ont passé finalement pour rien – car bien mince et bien fragile est le résultat de tant de luttes acharnées ; mais c’est toujours ainsi que procède "l’Histoire" – du moins se trouva-t-il, tout au bout du siècle, un homme pour expliquer, d’expérience, que le rôle d’un être humain était d’être soi-même, de l’être totalement, sans haine, sans prétentions et aussi sans frontières, totalement semblable aux autres, et totalement différent.
La sagesse grecque l’avait enseigné, la Renaissance l’avait appris : connais-toi toi-même. Le seigneur italien Vicino Orsini avait fait graver sur la terrasse de son château de Bomarzo : tu seras toi-même, "te ipsum eris". La sagesse juive dit depuis toujours : contente-toi seulement d’être toi-même.
Ce qui rendit Montaigne heureux, et ce qui fait de lui l’un des plus grands poètes du bonheur, c’est de s’être rencontré lui-même au bout de son chemin, et d’avoir vérifié, grâce à son livre et grâce à la liberté de son "babil", en un temps de haines et de contrainte, qu’il n’avait jamais cessé d’être lui-même, dans la liberté, l’amitié, l’intelligence de ses
Essais. » (p. 422-423)
Voilà quelques paragraphes qui permettent d’apercevoir ce que Géralde Nakam tente dans son livre : cerner la réalité historique face à laquelle Montaigne a rédigé ses Essais. Et, par voie de conséquence, mesurer la distance qu’il a su prendre avec son temps, plus précisément avec les événements de son temps.

Il ne me paraît pas inutile de tenter de mieux expliciter de quoi il s’agit exactement. Car prendre de la distance avec son temps est une expression qui peut laisser croire à une sorte de sagesse intemporelle, apte à surplomber l’histoire anecdotique en ce que celle-ci dissimulerait des vérités profondes. Or, ce n’est justement pas cela. C’est plutôt tenter de dire ce que cette histoire anecdotique révèle sans qu’il soit nécessaire ni d’en rendre compte, ni surtout d’y prendre parti. C’est à la fois accepter de ne rien connaître d’autre que ce que l’expérience enseigne, et en même temps s’écarter de la relation de celle-ci et des jugements préconçus qu’elle suggère, afin de mieux prendre en compte son caractère relatif. Il y a là comme un espace de la pensée rarement exploré, un espace où il serait possible d’échapper aux déterminations les plus grossières de l’opinion, sans pour autant se calfeutrer dans les abstractions, les axiomatiques, les théories qui déréalisent le discours. Dans les Essais, Montaigne a su embrasser la vie et le monde – et je pense que Géralde Nakam l’a bien compris – selon un mode qui, à la fois, ne laisse rien de côté de ce que l’un comme l’autre nous donne à voir, et aussi ne surcharge ce qui mérite d’en être dit d’aucun de ces suppléments d’âme, de cœur ou de raison qui se muent en fuite dans l’imaginaire.

Il n’est pas davantage inutile – je crois – de clarifier ce qu’il faut comprendre de ce « être soi-même » qu’évoque Géralde Nakam. Car l’expression être soi-même est devenue commune, dans un sens qui me semble assez éloigné de l’usage qui en est fait à propos de Montaigne. En effet, il existe aujourd’hui plusieurs courants de pensée enclins à suggérer que chacun détiendrait en son for intérieur une nature propre, spécifique et libre, qu’une bonne et juste manière de vivre permettrait d’extérioriser. De nos jours, bien des disciplines plus ou moins ésotériques et plus ou moins exotiques se donnent d’ailleurs pour mission de rendre possible pareille extériorisation. Ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit en l’occurrence. Montaigne se rencontre lui-même en ce qu’il balise les déterminations jusqu’à se forger une opinion qui en esquive ce que lui-même appelle les « opiniastretés » (3). En ce sens-là, être soi-même, c’est tenir son jugement dans une expectative permanente de telle sorte que s’y insinuent le moins possible de ces opinions que le monde social charrie. Et voilà pourquoi, au fil de l’écriture des Essais – davantage dans le livre III que dans les deux premiers, davantage aussi dans les ajouts C que dans les versions A ou B – Montaigne tait les événements ou, en tout cas, se fait allusif à leur égard. Il se penche toujours davantage sur ce que l’histoire vécue insuffle à sa propre pensée, sur la manière dont celle-ci s’actionne et évolue : il se penche de plus en plus sur lui-même, il se rencontre lui-même. C’est somme toute qu’il accepte de courir le risque d’être « guelfe aux gibelins et gibelin aux guelfes » (p. 140)

On aura ainsi compris l’extrême importance du travail considérable entrepris par Géralde Nakam : recréer autant que possible le lien invisible existant entre l’événement et la pensée ; donner au lecteur le moyen de mesurer l’effort fait par Montaigne et l’ampleur très concrète de la relativité de son propos.

On n’en finirait pas de relever les données historiques que Géralde Nakam avance pour montrer combien, en France, dès le début de la sixième décennie du XVIe siècle, les conflits, les guerres, les haines sont omniprésents dans la vie de tout un chacun. Et combien par conséquent il est assez vain d’espérer pénétrer pleinement les propos de Montaigne sans tenir compte de ce contexte, en ce compris lorsqu’ils restent silencieux sur des faits aussi manifestes que, par exemple, la Saint-Barthélemy. Ainsi, indiquer par comparaison quelle fut l’attitude face aux événements d’un Ronsard participe à conférer à celle de Montaigne toute sa particularité :
« L’escalade verbale de Ronsard, des Élégies de 1560 à Des Masures et Des Autels, à la Response aux injures et calomnies de je ne sçay quels Prédicans et Ministres de Genève d’avril 1563, montre la dégradation du climat et préfigure dramatiquement l’escalade de la violence physique. Les mots n’ont aucune innocence. Ronsard est le porte-parole de toute la faction catholique orthodoxe de la cour, et de la majeure partie de l’opinion catholique, aussi mal informée que lui-même sur le calvinisme, mais épouvantée comme lui par les désordres que la Réforme engendre ou qu’elle met au jour (*). Le jeu ironique (et parfois l’humour, le burlesque même) de la Response aux injures ne doit pas faire illusion : dans sa structure profonde, la pièce est un pugilat ; pour Ronsard dès ce moment, comme plus tard dans L’hydre deffaict, l’adversaire doit être terrassé. » (p. 136-137)
Encore faut-il savoir interpréter la différence d’avec Montaigne, sans ignorer certaines convergences :
« Sur le plan religieux et politique, peut-on dire, par exemple, que [Montaigne] partage les vues de Ronsard ? Comme Ronsard, comme Monluc et beaucoup d’hommes de sa génération, Montaigne n’est pas resté indifférent aux arguments moraux et au gallicanisme de la Réforme ; comme Ronsard, il a reflué vers le catholicisme, plus "respirable", plus "habitable" pour l’homme d’une Renaissance baignée d’italianisme, plus facile à concilier avec l’humanisme épicurien. Les deux hommes ont la même pudeur à l’égard de Dieu, "caché" et secret, comme le dit Ronsard dans la Remonstrance au peuple de France, "déité" indéfinissable, "perfection", comme il l’affirme encore dans sa Response aux injures ; la même indifférence à l’égard du Christ. Montaigne n’aime pas beaucoup, lui non plus (mais il le dit avec moins d’âpreté agressive), que le premier venu se mêle de théologie et discute en langue vulgaire des textes sacrés. Comme Ronsard, Montaigne est un serviteur de la monarchie. Et l’attachement que Ronsard voue à l’Église peut, mutatis mutandis, se retrouver dans la profession de foi catholique de Montaigne au Parlement de Paris.
Mais tout cela reste d’apparence, très extérieur. Naturellement, le poète de cour est un poète de circonstance et il n’est pas d’événement, de personnage important, auquel il ne consacre une pièce. L’Église est sa mère nourricière. Les pensions et les bénéfices ecclésiastiques qu’il reçoit, sous Charles IX, le font plus que jamais poète officiel, et plus que jamais dépendant : ses recueils deviennent de plus en plus l’écho des polémiques ou des plaisirs de la cour. Montaigne a ses terres et son office ; il est d’un autre monde.
Tous deux sont catholiques par tradition plutôt que par attachement profond à la religion, catholiques plus que chrétiens, et nationalistes gallicans. Mais l’intérêt, la passion, l’escalade des faits et des mots entraîneront le poète à produire, après la série des
Discours, les appels meurtriers de l’Hydre deffaict et des Éléments ennemis de l’hydre (1569) – qui lui vaudront les compliments du pape Pie V – et à collaborer à maint recueil d’apologie du massacre de 1572 qu’il cautionne de son nom illustre. » (pp. 151-152)

Voilà qui trace la voie des spécificités de Montaigne, des spécificités dont Géralde Nakam parle par exemple comme ceci :
« […] ses propos […] se guident plus ou moins consciemment (les Essais les élucideront) sur deux lois simples, de morale et de politique, de réflexion et de création (**) . D’une part, la constatation d’un droit permanent, "naturel", inscrit dans la nature du vivant, et en vertu duquel un être réclame un dû qui ne peut être mauvais : ce "naturalisme" n’est pas le fait d’un penseur indulgent, "nonchalant" ; Montaigne le fonde en réalité, en parlant de besoins, d’exigences. D’autre part, l’existence, pour tout principe, code, loi, institution, interprétation – bref, pour toute "opinion", chose historique, humaine – de son contraire : par conséquent leur mobilité ou leur "inconstance", leurs similitudes ou leurs contradictions, leur non-identité, et la coexistence des différences. » (p. 159)

Le livre de Géralde Nakam va sans doute longtemps traîner à portée de ma main. Car, une fois lu, on ne peut qu’être tenté d’y retourner à l’occasion de chaque lecture qu’on fait d’un chapitre des Essais. Quelle mine d’inspiration, en effet, que cette mise en contexte historique d’une œuvre qu’on ne peut avoir la naïveté de considérer comme celle d’un anachorète !

(1) Géralde Nakam, Montaigne et son temps. Les événements et les Essais. L’histoire, la vie, le livre, (1ère éd.1982, chez Nizet) Gallimard, Tel, 1993.
(2) Cette référence renvoie à l’édition des Essais de Pierre Villey, telle qu’elle fut réimprimée sous la direction de V.-L. Saulnier (PUF, 1965).
(3) Le mot est présent dans ce sens dans les derniers chapitres du livre III, particulièrement dans "De l’art de conférer".
(*) « Escalade verbale de Ronsard : dans la Continuation du Discours des Misères de ce temps à la Reine (1562), glissement d’une comparaison épique virgilienne à la suggestion d’exterminer, "Comme ces laboureurs…/ Un toufeau de chenilles /… D’étouffer de bonne heure une telle semence" (Didier, pp. 55-56, v. 351-367). Puis dans la Remonstrance au peuple de France (1563), l’extermination est recommandée : "Périsse mille fois cette tourbe mutine / Qui folle court après la nouvelle doctrine" (p. 76, v. 235-236) ; la pièce se termine par l’appel au meurtre de Coligny et au massacre des rebelles, p. 105-106, v. 827-844 : "Donne que de son sang il enyvre la terre, / Et que ses compaignons au milieu de la guerre / Renversés à ses pieds, haletans et ardans…" Cette pièce sera réimprimée en 1569, et en 1572 à Paris et à Lyon. » (note de Géralde Nakam)
(**) « Lois qui ne sont contradictoires qu’au regard de systèmes et pour des esprits systématiques. » (note de Géralde Nakam)

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

Autre note sur Géralde Nakam :
D’un bout à l’autre

dimanche 27 septembre 2009

Note de lecture : Robert Vivier

Délivrez-nous du mal
de Robert Vivier


Il est rare que naisse une nouvelle religion. C’est ce qui advint pourtant aux environs de Liège, au tournant des XIXe et XXe siècles. Cette religion nouvelle, c’est l’antoinisme (1), du nom de son principal fondateur, Louis Antoine (1846-1912). Enfant, j’ai connu les antoinistes ; on les reconnaissait à l’époque à leurs habits noirs ; et, élevé dans un milieu catholique, j’ai entendu à l’occasion les railleries dont ils étaient quelquefois l’objet.

Robert Vivier (1894-1989) est un écrivain et poète liégeois un peu oublié. Dans les années 30, il publia un roman, Délivrez-nous du mal (2), dans lequel il retraça à sa manière la vie de Louis Antoine. Je dis bien à sa manière, car je crois que tout tient effectivement à sa manière. Vivier n’est que modestie, douceur, compassion et humour. Et c’est avec sa propre tendresse qu’il imagine rendre compte du parcours de celui qu’on appela le Père Antoine. Ce qui donne un livre d’une très grande humanité, mais aussi un livre qui n’est pas dénué d’intérêt sur le plan anthropologique.

Il n’est sans doute pas inutile de s’interroger sur les raisons qui ont poussé Robert Vivier à consacrer un livre à l’antoinisme. D’autant que lui-même n’avait pas l’esprit spécialement religieux. Claudine Gothot-Mersch, qui l’a bien connu, écrit ceci de lui :
« Peu de personnes m’ont paru, plus que Robert Vivier, étrangères à toute religion constituée, à toute idée de culte. Lorsqu’il était professeur à l’Université de Liège, si quelque allusion à l’un des usages – même les plus connus – de la liturgie catholique surgissait au tournant du texte qu’il était en train de commenter, il l’expliquait de seconde main ("Il paraît que…"), non sur le ton sarcastique de l’anticlérical, mais avec une sorte d’ingénuité, et une totale indifférence : comme s’il transmettait à ses élèves une observation rapportée, par un voyageur, d’une terre lointaine. » (3)

La question que la lecture du livre m’a amené à me poser – et à laquelle je ne puis répondre –, c’est celle de savoir si Robert Vivier avait un tant soit peu lu Marcel Mauss. Car la façon dont il raconte les guérisons opérées par Antoine fait penser à l’approche sociologique de la magie qui fut la sienne. Ainsi, le spiritisme et les guérisons qui fondent la religion d’Antoine – tels que Vivier les relatent – s’inscrivent pleinement dans cette logique (4) que ces deux seules phrases de Hubert et Mauss résument :
« La magie a une telle autorité, qu’en principe l’expérience contraire n’ébranle pas la croyance. Elle est, en réalité, soustraite à tout contrôle. Même les faits défavorables tournent en sa faveur, car on pense toujours qu’ils sont l’effet d’une contre-magie, de fautes rituelles, et en général de ce que les conditions nécessaires des pratiques n’ont pas été réalisées. » (5)

Reste que si cette question m’a préoccupé, l’important n’est probablement pas là. J’ai envie de dire que tout est dans le ton dont use Robert Vivier pour faire vivre un personnage, un personnage qui est tout en charité. Au point qu’on eût aimé le rencontrer.

Je livre ci-dessous trois extraits du livre – parmi tant d’autres possibles – qui témoignent de cette générosité que Vivier confère à son héros, et qui sans doute n’est rien d’autre que la sienne.

« Les hommes étaient encore dans la grande salle, formant un groupe debout près de la table, au milieu des banquettes et des chaises vides. Ils causaient entre eux. Antoine, assis, était tout occupé à ses pensées, et chacun respectait son recueillement.
Tout s’était bien passé. Il laissait monter en son cœur la reconnaissance. Lui-même, il le savait, n’était rien. Ce qui était grand, ce n’était pas lui, mais ce qui se faisait par lui. Cependant, s’il s’était trouvé qu’aujourd’hui il ne fût pas digne, rien n’eût pu se réaliser. De là venait ce sentiment d’humble contentement et de reconnaissance. Parfois, même au cours d’une séance heureusement commencée, il percevait tout à coup un fluide hostile, soit qu’il ne se fût pas assez gravement concentré, qu’il se fût laissé distraire, par exemple par une pensée d’orgueil, soit que des assistants fussent occupés en eux-mêmes de moqueries ou de pensées frivoles. Pour que les choses aillent bien, il faut de la foi et de l’accord : rien ne peut être fait par un homme seul. Nous devons être humbles, et ne pas vouloir trop. Étant novice, Antoine avait plus d’une fois échoué par excès de zèle. Il voulait guérir tout le monde, aussi bien ceux qui ne s’adressaient pas à lui que les autres. Il ne savait pas, alors, que la force n’opère que si le malade est préparé, s’il a la foi, s’il est entouré d’un bon fluide.
Il s’accouda à la table, et, appelant Gony d’un signe de tête :
― Vous souvenez-vous, Gony, comme nous nous sommes trompés dans les commencements, quand nous avons voulu faire notre société ? Mais cela nous a été utile de nous tromper. Tout est bien arrangé : quand nous n’agissons pas comme il le faut, l’épreuve nous avertit, et alors, voyant le mal, nous en cherchons la cause. Le mal n’est rien en lui-même, c’est sa cause qu’il faut voir.
Il rêva un instant. Ainsi, il avait compris ce que signifie l’épreuve et à quoi sert le mal. Et du coup le mal n’apparaissait plus si mauvais : à condition de chercher il y avait toujours moyen de trouver un bien caché en lui. D’avoir découvert cela, toute la vie d’Antoine avait pris un sens nouveau.
» (pp. 212-213)

« Maintenant il comprenait pourquoi, après tous ses voyages, il avait dû revenir dans ce pays de son enfance, et pourquoi aussi, malgré la petite fortune qu’il avait amassée, il n’avait pas cherché à s’élever au-dessus de sa condition première, mais avait repris le train-train d’existence des gens avec qui il avait autrefois commencé la vie. Il s’était fixé entre ces collines de la Meuse, dans cette région d’usines, parmi les petits artisans, les métallurgistes, les mineurs. L’on ne sait aimer à ce point que ce qu’on a appris à aimer pendant ses premières années : or, la tâche qu’il avait à remplir ne pouvait être menée à bien que par l’amour.
Après avoir vu les hommes des autres pays, comme ils travaillent et comme ils s’amusent et comme ils sont faits, après avoir connu que la vie est partout la même et que c’est une vieille et douce et difficile histoire qui recommence sans cesse sur chaque point de la terre, il était pourtant rentré chez lui, parmi les siens, pour commencer l’œuvre. C’est que, les problèmes de la vie, il pouvait les reconnaître et les retrouver partout, mais ici seulement il pouvait essayer de les résoudre. Ailleurs il était comme un ouvrier à qui l’on a passé l’outil d’un autre, tandis qu’ici il avait son outil à lui, au manche usé par ses mains, et qui faisait pour ainsi dire partie de lui-même. Dieu l’avait mis ici et non ailleurs, il lui avait donné les gens d’ici pour parents et compagnons, et l’amour de la femme et la paternité c’était aussi par quelqu’un d’ici qu’il les avait connus. Aussi, s’il se trouvait en lui quelque force ou quelque façon capable d’aider les hommes, était-ce avant tout à ceux d’ici qu’elle devait profiter : Antoine avait été créé pour eux comme eux avaient été créés pour lui. Quand il était enfant et qu’il commençait à apprendre la religion, qu’était-ce pour lui que le
monde, la terre, le ciel, sinon Mons avec le plateau, et les villages qu’on voit de là, et le ciel qui est au-dessus du clocher et que nos pigeons traversent ? Et la bonne route dont il ne faut pas s’écarter, c’était évidemment la route de Flémalle, avec les trois petits buissons à droite, et ses fossés à demi comblés de terre et d’herbe. À jamais c’étaient là la bonne route, la terre et le ciel. Et le petit Louis Antoine, en ces temps-là, avait même découvert tout près de Mons le Paradis Terrestre : un verger un peu à l’écart en contrebas du village, avec des haies épaisses, non taillées, et de larges rayons frais sur l’herbe déjà haute et sur les branches d’un pommier en fleurs. Le gamin, n’osant pas entrer, était resté à la barrière. C’était dans ce temps de l’enfance où les choses pénètrent en nous pour y prendre à jamais leur place et leur figure. Et il avait eu beau voir après cela mille autres choses, ce n’étaient plus que des images : c’est le pays natal seul qui est le vrai monde et son éternité. » (pp. 218-219)

« Nous, pauvres gens, nous ne demanderions pas mieux que de nourrir notre pensée, de cultiver notre âme, mais le corps est là qui attend sa pitance, et qui, dès qu’il est en danger, appelle à longs cris, s’accroche à l’âme avec la frénésie aveugle d’un homme qui se noie. Et alors l’âme s’alarme à son tour, à la fois effrayée et pitoyable. Elle est habituée au corps. Elle sent ses douleurs comme siennes, il faut qu’elle l’aide, qu’ils se sauvent ensemble pour que cette vie continue. Elle le rassure, cherche pour lui une espérance, un moyen de salut. C’est elle qui le conduit chez Antoine.
Et Antoine ne s’y trompait pas. Dans ces malades qui se présentaient toujours plus nombreux aux séances, il ne voyait pas les corps, mais les âmes en alarmes qui lui amenaient ces corps souffrants. Et à travers son corps à lui passait l’alerte, l’appel adressé par ces âmes à son âme. Voilà où le médecin est impuissant. Il a sa science et ses recettes, ses livres, ses médicaments matériels, et voit les blessures des corps avec ses yeux de matière. Tandis que chez Antoine, grâce à la force du fluide et à l’assistance des guides, il se produisait un mystérieux colloque d’esprits, celui du guérisseur et celui du patient lui-même, penchés tous deux comme des médecins consultants au chevet du corps qui souffre.
L’expérience avait plus d’une fois montré à Antoine que ni lui ni les esprits-guides ne pouvaient rien s’ils étaient seulement en présence du corps, et si l’âme du patient ne participait pas à ces colloques, si elle ne les rejoignait pas pour collaborer avec eux. L’esprit du guérisseur ne peut atteindre le corps souffrant par une voie directe, car il ne lui est pas uni par le mystère de la naissance. Combien de fois Antoine n’avait-il pas échoué parce que l’esprit du malade, distrait ou durci par le doute, ne lui permettrait pas de lire dans le corps qu’il avait devant lui…
― Vous devez avoir la foi, répétait-il. Venez me voir dès que vous en avez la pensée. Et, pendant que vous êtes ici, travaillez avec moi.
Sans la foi du malade, le corps reste entouré d’un mur opaque. Avec sa foi tout devient transparent aux yeux du guérisseur.
» (pp. 231-232)

(1) Pour davantage de renseignements sur cette religion, cf. entre autres le site Internet dont l’adresse est http://www.blogg.org/blog-78129-offset-555.html.
(2) Robert Vivier, Délivrez-nous du mal. Antoine le guérisseur, (1ère éd. 1936) Editions Labor, Bruxelles, 1989.
(3) Ibid., p. 361.
(4) Au sujet de cette logique, je souhaite vivement suggérer la lecture d’un des chapitres du livre Anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss (Plon, 1958), à savoir le chapitre IX intitulé "Le sorcier et sa magie" (1ère publication in Les temps modernes, 4e année, n° 41, 1949, pp. 3-24). L’histoire du chaman kwakiutl Quesalid qu’on y trouve illustre merveilleusement bien la puissance des pratiques magiques, puisqu’on y voit un sceptique en devenir un extraordinaire praticien. La grande question de la foi et des preuves… !
(5) Henri Hubert & Marcel Mauss, "Esquisse d’une théorie générale de la magie" (1ère publication in Année Sociologique, 1902-1903), in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, 8e éd., 1983, pp. 85-86.

dimanche 13 septembre 2009

Note de lecture : Joseph Conrad

La folie Almayer
de Joseph Conrad


La folie Almayer (1) est le premier roman de Conrad. Sa rédaction a duré cinq ans, entre 1889 et 1894. C’est dire si sa composition n’a rien de fortuite. Or, une de ses plus remarquables caractéristiques est l’usage que Conrad y fait de l’analepse. Il usera souvent des retours en arrière dans la suite de son œuvre, mais jamais peut-être autant que dans La folie Almayer. En fait, on serait presque tenté de n’y pas voir d’analepse, mais plutôt un récit ne comportant à proprement parler aucun présent. Des faits sont rapportés, des faits qui s’éclairent les uns les autres par une certaine chronologie, mais le propos a quelque chose de synchronique. Peut-être même d’intemporel. Encore que le mot intemporel pourrait laisser croire – bien à tort – que le temps ne compte pas. Alors que, d’une certaine manière, les personnages ne vivent que du temps, que par le temps, que pour le temps. C’est là sans doute une manière bien habile de rendre au temps ce que son vécu charrie d’angoisse, à l’opposé de tout ce que la chronologie peut induire de rassurant à travers une apparence d’ordre, et d’ordre inéluctable.

D’un tout autre point de vue, il est assez intéressant de réfléchir au rôle que joue le temps historique dans ce roman. J’entends par là la place qu’occupent dans le récit les idées communes qui étaient celles de la fin du XIXe siècle, notamment à propos des peuples colonisés.

Comment le narrateur s’exprime-t-il à ce sujet ? Dans une phrase où il décrit l’état d’esprit de Nina, la fille d’Almayer, et d’une indigène, on trouve ces mots : « […] s’efforcer d’obtenir la satisfaction de ses désirs avec la ruse barbare et la férocité effrénée de natures aussi vierges de culture que leurs immenses et sombres forêts […] » (p. 38). Et lorsqu’il décrit cette même Nina : « Et pourtant ses yeux noirs parfaits avaient toute la tendre douceur commune aux femmes malaises, mais enrichie de la vivacité d’une intelligence supérieure […] » (p. 17). Et encore, à propos de l’amour que Dain porte à Nina : « […] celui-ci lui offrit tout le trésor d’amour et de passion dont sa nature était capable, avec tout l’enthousiasme effréné d’un homme que n’entravait aucunement l’influence des contraintes auxquelles se soumettent librement les civilisés. » (p. 56)

On pourrait penser que… Non, il ne faut pas. Le narrateur n’est pas un pur esprit ; il fait corps avec son récit et avec l’époque dont il témoigne. D’ailleurs, plus tard, il deviendra Marlow. Nous pensâmes ainsi – le nous est ici volontaire (2) – et l’humanité qu’exprime tout le récit, en ce compris dans la force avec laquelle les sentiments surmontent ce que nous voyons aujourd’hui comme des préjugés, aurait sans doute perdu d’un narrateur taisant les inégalités, toutes les inégalités, qu’elles soient vécues, crues ou souhaitées. Que surtout on épargne à Conrad les chicanes dont certains usent aujourd’hui envers Hergé à propos de son Tintin au Congo !

E. M. Forster a fait à Conrad d’étranges reproches, qui peuvent sans doute s’expliquer en grande partie par ce qui les sépare : Conrad « […] promet sans cesse de faire une déclaration philosophique d’ensemble sur l’univers, puis s’en abstient et se dérobe d’un ton rogue […]. Il n’a en fait aucun credo. Il a seulement des opinions et s’arroge le droit de les jeter par-dessus bord quand les faits leur donnent une apparence d’absurdité. » (3) J’ai personnellement envie de dire que c’est tout à fait ça, à ceci près que loin d’être pour moi un reproche, ces remarques témoignent d’un des aspects les plus précieux de l’œuvre de Conrad. L’abîme qui sépare nos prétentions à la lucidité philosophique et à la cohérence rationnelle d’une part, et nos faiblesses à comprendre et à donner du sens à la vie et au réel d’autre part, voilà ce que sonde Conrad. Celui-ci est certainement de ces romanciers pour qui le récit n’est qu’une occasion, non certes une fin. Une occasion qui, cependant, est à ce point indispensable que l’on peut se demander s’il y a autre chose que le récit. C’est comme si l’histoire racontée, les lieux où elle se déroule, les personnages qu’elle fait vivre, étaient sans raison d’être ; et en même temps, comme si cette ténuité de l’histoire était le seul objet du récit. À l’image des valeurs morales – le courage, la fidélité, l’amour – qui n’ont précisément d’autre fondement que de n’en avoir aucun. Le roman devient ainsi une sorte d’ultime manière d’exprimer ce que tous les autres genres réunis se révèlent incapables de traduire. Ainsi, mesure-t-on bien tout ce que contient un bout de phrase tel que celui-ci, un bout de phrase qui se blottit au creux de l’action : « cette peur de l’irrévocable tapie dans tout cœur humain et qui s’oppose à tant d’actes héroïques et à tant de crimes » ?

Le héros du livre, son protagoniste, à certains égards son seul protagoniste, c’est Almayer. Ces lieux lointains, peu connus, menaçants, où l’action se déroule, sont comme ces personnages qui l’entourent, l’aident ou le combattent : tout concourt à donner aux regards et aux sentiments d’Almayer leur puissante subjectivité. Il n’en est sans doute pas de meilleur exemple que la rivière elle-même, cette rivière quasi mythique, longtemps secrète, qui n’est rien d’autre qu’un sablier naturel.
« Ah, la rivière ! Sa vielle amie et sa vielle ennemie, qui parlait toujours de la même voix, au long des années, qu’elle apportât la fortune ou la déception, le bonheur ou la souffrance, sur sa surface, multiforme mais toujours inchangée, de courants obliques et de tourbillons bouillonnants. Pendant de nombreuses années il avait écouté ce murmure exempt de passion et apaisant, qui parfois était le chant de l’espoir, par moments le chant du triomphe, de l’encouragement, plus souvent le murmure de la consolation évoquant des jours meilleurs à venir. Pendant tant d’années ! Tant d’années ! Et maintenant avec ce murmure comme accompagnement il écoutait son cœur battre lentement et péniblement. Il écoutait attentivement, étonné par la régularité des battements. Il commença machinalement à compter. Un, deux. Pourquoi compter ? Au prochain battement il s’arrêterait nécessairement. Aucun cœur ne pouvait tant souffrir et continuer longtemps à battre aussi régulièrement. Ces coups égaux semblables à des coups de marteau étouffés qui lui sonnaient aux oreilles ne pouvaient manquer de s’arrêter bientôt. Mais il battait toujours, obstiné et cruel. Aucun homme ne peut supporter cela : ce battement est-il le dernier ou le prochain sera-t-il le dernier ? Combien de temps encore ? Ô Dieu ! Combien de temps ? » (pp. 140-141)

Il y a environ cinq ans de cela, je me suis fais un ami d’un homme dont émanait quelque chose d’un peu magique, quelque chose que je n’arrivais pas à définir. Il m’apprit un jour qu’il avait été à l’est de Bornéo, à l’embouchure de cette rivière (il doit y retourner très prochainement). J’ai parfois l’impression que ce qui émane ainsi de lui, c’est ce qui lui reste d’avoir vu la rivière et de l’avoir d’une certaine façon regardée comme Almayer la regardait… (4) Il reste dans les yeux de ceux-là quelque chose de l’humilité de Conrad : « Je me contente de sympathiser avec le commun des mortels, où qu’ils vivent ; dans des maisons ou sous des tentes, dans les rues sous le brouillard, ou dans les forêts derrière la ligne sombre des lugubres manguiers qui bordent la vaste solitude de la mer. Car leur terre – comme la nôtre – s’étend sous les yeux insondables du Très-Haut. Leurs cœurs – comme les nôtres – doivent supporter la charge des dons du Ciel : la malédiction des faits et la bénédiction des illusions, l’amertume de notre sagesse et la trompeuse consolation de notre folie. » (5)

J’en ai trop dit sur le regard pour ne pas terminer par les vertus que Conrad prête à un certain regard, en l’occurrence celui d’une femme. Nina et Dain se retrouvent, prêts à fuir ensemble :
« Elle écarta la tête et planta son regard dans les yeux de Dain en un de ces longs regards qui sont l’arme la plus terrible des femmes ; un regard qui est plus émouvant que le plus étroit contact et plus dangereux qu’un coup de poignard, parce qu’il arrache aussi l’âme au corps, mais laisse le corps vivant et désemparé, balloté ici et là au caprice des tempêtes de la passion et du désir ; un regard qui enveloppe le corps tout entier, et qui pénètre dans les profondeurs les plus intimes de l’être, apportant une terrible défaite avec l’exaltation triomphale de la conquête menée à bien. Il a la même signification pour l’homme des forêts et de la mer que pour l’homme qui parcourt les chemins de la jungle – plus dangereuse encore – des maisons et des rues. Les hommes qui ont éprouvé dans leur cœur l’effrayante exultation qu’un regard éveille deviennent des êtres du seul présent – qui est le paradis ; oubliant hier – qui était la souffrance ; et ne se souciant pas de demain – qui sera peut-être leur perdition. Ils souhaitent vivre à jamais sous ce regard. C’est le regard de la femme qui se donne. » (p. 148)

(1) Conrad, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, pp. 1-180.
(2) Nous dont les siècles futurs ne manqueront sans doute pas d’épingler les mauvaises pensées.
(3) E. M. Forster, Abinger Harvest, 1936, pp. 134-135, cité par Sylvère Monod in Conrad, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, p. XXXVI.
(4) Qu’il me pardonne de l’avoir convoqué ici – fût-ce anonymement.
(5) Conrad, "Note de l’auteur" précédant "La folie Almayer" in Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, p. 4.


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