jeudi 28 mai 2009

Note de lecture : Mona Ozouf

Composition française. Retour sur une enfance bretonne
de Mona Ozouf


Mona Ozouf place en exergue de son livre (1) cette parole de Renan : « On ne doit jamais écrire que de ce qu’on aime. L’oubli et le silence sont la punition qu’on inflige à ce qu’on a trouvé laid et commun dans la promenade de la vie. » (p. 11) Elle ne doit guère se forcer : tout ce que dit et écrit Mona Ozouf exhale la tendresse, de cette tendresse spontanée et sans artifice dont use une mère envers ses petits.

Composition française et son sous-titre peuvent laisser croire à une autobiographie. Il n’en est rien. C’est un véritable livre d’histoire ; je devrais presque dire de science historique, tant la démarche, sous l’apparence d’un récit très libre, surmonte très adroitement les principales difficultés auxquelles se heurtent habituellement toute tentative d’un regard lucide sur le passé proche. À cet égard, tout est dit dans les dernières lignes du livre qu’il me paraît utile de citer en premier lieu :
« Est-ce en raison de ces habitudes scolaires qu’à la question : qui êtes-vous, nous ne sachions répondre qu’en racontant une histoire, la nôtre ? Cette histoire, nous disent les communautaristes, est faite de notre appartenance à la communauté. À quoi les universalistes répondent qu’elle n’a rien à voir avec l’appartenance. Je ne crois ni les uns ni les autres. Ni les universalistes, parce que notre vie est tissée d’appartenances. Ni les communautaristes, parce qu’elle ne s’y résume pas. Après tout, c’est l’individu qui tient la plume et se fait le narrateur de sa vie ; le narrateur, c’est-à-dire l’ordonnateur, l’arrangeur, l’interprète. Or, la narration est libératrice. C’est elle qui fait de la voix "presque mienne" d’une tradition reçue la voix vraiment mienne d’une tradition choisie. Elle qui dessine l’identité, mais sans jamais céder à l’identitaire car le parcours biographique corrige, nuance, complique à l’infini la vision absolutisée des identités.
Tel est en tout cas le sentiment qui m’a conduite à reconsidérer l’austère commandement qui invite les historiens à s’absenter, autant que faire se peut, de l’histoire qu’ils écrivent. Puis déterminée, toute réflexion faite, à le transgresser.
» (pp. 258-259)

Il y a beaucoup d’écoles dans l’ouvrage de Mona Ozouf : celle de la République, celle de la famille, celle de la Bretagne, celle de la France, celle de l’Église. Et somme toute, tout est là : chacun subit des influences multiples, croisées, contradictoires. Il y a alors ceux qui choisissent un bord, un seul, pour mieux détester l’autre. Et puis il y a ceux qui, telle Mona Ozouf, regarde les oppositions comme des mystères à percer, des mystères qui ne sont pas sans points communs avec le mystère de la sexualité, tel qu’il s’offre à l’enfant :
« Je me souviens avoir entendu ma grand-mère rapporter à ma mère des confidences avec une voisine : elles étaient convenues toutes les deux qu’elles détestaient "dire bonjour" ; en revanche "bonsoir, n’e lavaran ket" ("bonsoir, je ne dis pas"). Entretien étrange, qui m’était resté tout à fait opaque : qu’est-ce qui pouvait bien expliquer cette répugnance à dire bonjour, ce consentement à dire bonsoir ? Je n’ai compris que bien plus tard cette allusion à la vie sexuelle et ce manque d’entrain pour l’amour du matin. Je n’en avais pas moins retenu que s’il était possible d’interroger quelqu’un sur ces mystères, ce ne pouvait être que ma pragmatique grand-mère. Vers quatorze ou quinze ans, après avoir, grâce aux livres, notamment au Brasillach de Comme le temps passe, à peu près compris ce qui se joue entre un homme et une femme, restait pour moi l’énigme de la durée de l’acte : au gré des ouvrages, tantôt une étreinte éphémère, tantôt une folle nuit d’amour. Je m’en suis donc enquise auprès de ma grand-mère ; fidèle à sa fonction rassurante, elle m’a alors pris le bras : "loutenn" (en breton, "mon coeur", ou "ma chérie"), "ne t’en fais pas, c’est tout de suite fini", ce qui m’avait, je l’avoue, paru légèrement décevant. » (pp. 68-69)
Mais le percement des mystères qui nichent au sein des oppositions, c’est le travail de toute une vie. Et c’est aussi bien des moments douloureux.
« À l’école, il fallait célébrer des gloires que la maison méprisait, réciter des textes sur lesquels s’exerçait l’ironie muette, mais perceptible, de ma mère ; il fallait voir flotter au fronton, les jours de 14-Juillet, le bleu, le blanc, le rouge du drapeau qui annonçait si joyeusement les vacances, mais cacher le nôtre, le noir et blanc, qu’on ne tirait jamais des profondeurs du coffre. À l’église, il fallait prier pour un ciel qui resterait vide des êtres que j’aimais. À la maison, et cela ajoutait une complication supplémentaire, il ne s’agissait pas d’aimer étourdiment tout ce qui se proclamait breton : les bretonneries exhibées aux murs et les niaiseries bretonnes chantées au dessert n’avaient pas droit à notre indulgence. Où donc était le beau, le bien, le vrai ? Dans ces années enfantines, le dernier mot revenait presque toujours à la maison. Mais ce n’était pas sans malaise. » (p. 146)

La principale des oppositions qui va, toute sa vie durant, tarauder Mona Ozouf, c’est celle entre l’universel et le particulier :
« […] au terme de ces années enfantines à Plouha, il y avait bien trois mondes séparés. Fallait-il vivre inégaux et dissemblables, comme l’église le donnait à penser ? Ou bien égaux et semblables, égaux parce que semblables, comme l’enseignait l’école ? Ou encore égaux et dissemblables, comme le professait la maison ? Un écheveau de perplexités que je ne suis toujours pas sûre de débrouiller aujourd’hui. » (p. 149)
J’ai envie de dire : heureusement. Tant sont redoutables ceux qui, trop vite, ont cru pouvoir choisir. (2)

De ces hésitations, de ces tourments, naissent des erreurs, mais aussi l’apprentissage d’une lucidité toute particulière dans la discipline historique que Mona Ozouf a fait sienne. Les erreurs, c’est, par exemple, l’inscription au Parti communiste.
« Sur les raisons pour lesquelles notre génération a rejoint étourdiment cette troupe disciplinée, il y a une littérature torrentielle. Mes raisons diffèrent peu de celles qu’elle a répertoriées. Nous étions nés trop tôt, trop vite débranchés par la guerre de l’insouciance enfantine. Et cependant trop tard, car nous gardions, par rapport à nos aînés de quelques années, le sentiment d’être passés à côté d’une époque héroïque ; le soupçon, aussi, que peut-être nous n’en aurions pas été dignes. La question qui nous obsédait tous alors était de savoir si nous aurions, ou non, parlé sous la torture. À l’effarouchée que j’étais il aurait suffi, j’en étais sûre, qu’on montrât, comme au Galilée de Brecht, les instruments. Mais, quoi qu’il en soit, de notre abstention involontaire pendant les années noires nous restait une conscience malheureuse que nous tâchions de conjurer, ou d’expier, dans l’engagement militant. » (p. 171)
La lucidité, elle va l’exercer vis-à-vis de la Révolution française. On sait quelle fut sa participation sur le sujet aux travaux de François Furet. Elle n’en dit mot dans le présent livre, mais revient sur cette antienne du discours révolutionnaire : « la réduction vigoureuse du multiple à l’un » (p. 188).
« Aux Girondins qui accusent Paris, Robespierre rétorque en janvier 1793 : "Ce n’est point une cité de six cent mille citoyens que vous accusez, c’est le peuple français, c’est l’espèce humaine, c’est l’opinion publique et l’ascendant invincible de la raison universelle." La province, en conséquence, est vouée à incarner le particulier. Paris échappe à cette caractérisation péjorative, puisque par une vertigineuse cascade d’équivalences la capitale révolutionnaire s’identifie à la raison universelle. » (pp. 189-190)

Et Mona Ozouf trace la ligne qui conduit ainsi aux stéréotypes actuels.
« Dans le véhément procès intenté au communautarisme, on n’entend pas beaucoup la voix de l’avocat de la défense. Il pourrait pourtant explorer les raisons qui poussent les hommes à rechercher la protection et l’abri du groupe : il peut s’agir de pauvreté, de solitude, d’indifférence, de désespérance. Se sentir, ou se savoir, condamné à vivre sans une zone disgraciée, loin de l’emploi, du logement, de l’éducation, engendre nécessairement le repli communautaire. Repli frileux, dit volontiers le procureur. En effet, les hommes cherchent à se tenir chaud quand ils ont froid. L’insertion communautaire est parfois tout ce qui reste d’humain dans les vies démunies. La défense pourrait ajouter que l’individu invité à s’affranchir triomphalement de ses appartenances y est souvent ramené sans douceur par le regard d’autrui, renvoyé à sa communauté, sa race ou sa couleur. » (p. 237)

Mona Ozouf s’oblige « à sortir de l’opposition binaire où tend si volontiers à nous enfermer le débat qui oppose universalistes et communautaristes. » (p. 245) Ce qui signifie que, face à des questions telles la représentation politique des hommes et des femmes, le port du voile ou la défense des langues régionales, elle admet se sentir « perplexe et double, oscillant sans cesse, au gré du problème considéré, entre le point de vue de l’universel et celui du particulier. » (p. 248) Et pour les solutions, elle évoque plaisamment « le souvenir de la manière pragmatique et prudente dont Jules Ferry et Ferdinand Buisson avaient traité l’affaire des crucifix à l’école : ceux-ci étaient devenus illégaux dans l’espace public, mais les pères fondateurs de l’école républicaine n’en avaient pas moins réfléchi à l’opportunité et à la manière d’appliquer la loi. Fallait-il décrocher les crucifix tout de suite ? Et partout ? À ces questions épineuses ils avaient apporté une réponse nuancée, l’œil sur une constante boussole, le "voeu" des populations. Ils recommandaient de profiter des vacances, ou d’une campagne de réfection des locaux scolaires, pour décrocher le crucifix et… oublier de l’y remettre, quitte à lui rendre sa place si l’entourage s’émeut. Leur principe de conduite inaltéré est que mieux vaut recevoir l’enseignement historique et civique sous un crucifix que de n’en pas recevoir du tout, leur pari que luira bientôt le jour où les hommes de bonne volonté reconnaîtront que la place du crucifix est à l’église, non à l’école. » (p. 252) « Juger au cas par cas, […] c’est aussi l’ars vitae. » ! (p. 257)

Sur la question de la parité hommes/femmes en politique, Mona Ozouf se fait à la fois précise et nuancée.
« Certes, la vie démocratique paraît aujourd’hui devoir dissoudre toutes les différences dans le grand clapot tiède de l’indifférenciation. Mais je doute que cette indifférenciation puisse jamais aller à son terme de similitude : car si je sais à quel point l’évocation de la "nature" féminine a pu servir à assujettir les femmes, je ne crois pas possible d’ignorer qu’il y a une particularité de l’existence féminine entée sur la nature, qui fait plus angoissante leur relation au temps, plus étroite leur dépendance à la part non choisie de l’existence. » (p. 251)
Et arrivé là dans l’ouvrage, il n’est pas inutile de se rappeler ce qu’elle disait de sa grand-mère – très autoritaire dans le ménage – deux cents pages plus tôt :
« Les gloses de Bourdieu sur la "domination masculine" auraient, j’imagine, si elle avait pu les connaître, beaucoup fait rire ma grand-mère. » (p. 55) « Que chaque sexe a sa place et que chacun d’eux se ridiculise en prétendant occuper celle de l’autre était un des articles de sa foi, irrecevable aujourd’hui puisque, pour l’avoir professée, Rousseau passe désormais pour un ennemi des femmes. » (p. 57)

Ai-je besoin d’ajouter que l’écriture de Mona Ozouf est digne des plus grands éloges ? Les extraits ci-dessus le laissent déjà percer.

Composition française. Retour sur une enfance bretonne est un grand livre, un très grand livre.

(1) Mona Ozouf, Composition française. Retour sur une enfance bretonne, Gallimard, 2009.
(2) Que d’arrogance dans le célèbre article « Êtes-vous démocrate ou républicain » que Régis Debray publia dans le numéro du 30 novembre 1989 du Nouvel Observateur et dont Mona Ozouf trouve le caractère prophétique bien étrange (p. 239).

Autre note sur Mona Ozouf :
Jules Ferry. La liberté et la tradition

mercredi 27 mai 2009

Note de lecture : Jacques Bouveresse et la littérature

La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie
de Jacques Bouveresse


C’est avec une certaine jubilation que j’ai ouvert le dernier livre de Jacques Bouveresse (1).

D’abord parce que j’aime beaucoup ce philosophe français, quelque peu atypique. Il présente à mes yeux trois caractéristiques qui le rendent particulièrement estimable. C’est un méticuleux, en ce sens qu’il ne hasarde rien, s’applique toujours à comprendre au mieux la pensée des autres et n’expose ses propres opinions qu’avec énormément de précaution. C’est aussi un sobre, un homme qui s’exprime avec mesure et avec modération. C’est enfin un découvreur qui a su explorer des domaines de la pensée que la philosophie française néglige habituellement.

Ensuite, le sujet qu’il traite dans cet ouvrage – fruit des cours professés en 2004-2005 au Collège de France – m’intéresse tout particulièrement. Il s’agit de la contribution de la littérature à la connaissance, telle qu’elle ressort de la concurrence faite à la science et à la philosophie.

Il m’a semblé que davantage encore dans ce livre-ci que dans d’autres, Bouveresse calque sa manière de raisonner sur celle de Wittgenstein. Il discute continûment de ce que d’autres disent, de la manière dont ils disent ce qu’ils disent, des questions que cette manière de dire pose, de la manière dont il faut formuler ces questions et surtout des incertitudes que tout cela révèle. Formidable travail, passionnant de bout en bout, mais d’une lecture assez ardue, malgré l’impression première de limpidité qu’elle laisse.

Nombreux, très nombreux sont les romanciers et les philosophes qui ont pris position sur la question du rôle que joue la littérature par rapport à la connaissance, à la vérité, à la morale ; les scientifiques sont plus rares. Bouveresse se penche tout particulièrement sur les réflexions des auteurs suivants : Marcel Proust, George Orwell, Émile Zola, Robert Musil, Mikhail Bakhtine, Gustave Flaubert, Martha Nussbaum, Cora Diamond, Hilary Putnam, Gary Kemp, Jacques Rancière, Iris Murdoch, Vincent Descombes, Henry James et Charles Dickens. Et il ordonne ses réflexions au gré de trente paragraphes dont l’articulation est tout sauf arbitraire. Il me paraît cependant très malaisé de rendre compte de cette progression de l’analyse, celle-ci se révélant à ce point dense que sa relation équivaudrait à paraphraser le livre tout entier.

On y trouve cependant un certain nombre de constantes qu’il est possible d’identifier et d’illustrer par l’exemple. Je voudrais en épingler quatre.

La première concerne le souci de Jacques Bouveresse de se démarquer des modes – si on peut appeler mode ces inclinations périodiques qui s’emparent des intellectuels, presque anormalement d’accord pour pousser la pensée commune dans une même direction – et pour rappeler à leurs adeptes ce qu’ils sacrifient à leur engouement : parfois une ouverture sur des aspects importants de la réalité, souvent la simple logique. Ainsi, à propos de cet affaissement de la distinction entre jugement de fait et jugement de valeur qui a marqué en France la fin du XXe siècle et le début du XXIe (2), Bouveresse s’exprime comme ceci :
« Dans le livre qu’il a publié en 2002 sur l’effondrement de la dichotomie du fait et de la valeur, Fait/valeur : la fin d’un dogme, Putnam s’intéresse plus spécialement au cas de l’économie. Mais la théorie qu’il défend – et qu’il défend en fait depuis un bon moment déjà – est plus générale que cela, et elle est assez bien résumée dans la déclaration suivante : "Il est clair que le fait de proposer une explication moins scientifique de la rationalité, une explication qui nous permette de voir comment raisonner, loin de s’avérer impossible dans le champ normatif, lui est en fait indispensable, tout comme, inversement, le fait de comprendre en quoi des jugements normatifs sont présupposés dans tout raisonnement n’est pas seulement important pour l’économie mais pour la totalité de la vie, comme Aristote l’avait bien vu." Il va sans dire que, s’il est tout à fait naïf de croire que l’on peut réussir à expulser complètement les jugements moraux – ou en tout cas, pour utiliser un terme à la fois plus général et plus neutre, les jugements normatifs – de la science, il est sûrement encore plus improbable qu’ils puissent l’être de la littérature.
On peut remarquer que l’idée du roman "expérimental" ou "naturaliste" reposait justement en partie sur la croyance que la littérature était déjà devenue ou, en tout cas, allait devenir capable de faire, de son côté, la même chose que ce que la science était supposée avoir réussi à faire, à savoir distinguer strictement les jugements de valeur et les jugements de fait et s’abstenir en principe de toute espèce de jugement de valeur sur les faits qu’elle décrit. Mais l’idée – que Putnam qualifie de "
dernier dogme de l’empirisme" – qui veut que les faits soient objectifs, les valeurs subjectives et que "jamais ils ne se rencontrent" est une idée que peu de gens prennent encore au sérieux aujourd’hui.
Je remarquerai, cependant, que, même si l’on peut accorder sans difficulté à Putnam ce que ses professeurs pragmatistes lui ont enseigné, à savoir que "
la connaissance des faits présuppose la connaissance des valeurs", cela ne dispense pas pour autant de comprendre en quoi la connaissance des faits se distingue de la connaissance des valeurs et qu’il serait pour le moins précipité de croire que l’on en a terminé avec ce problème. Putnam fait partie des gens qui soutiennent que les jugements de valeur peuvent, tout autant que les jugements de fait, être objectifs. Mais on est obligé de constater que ce n’est pas, de façon générale, la conclusion que l’on tire de l’effondrement de la dichotomie du fait et de la valeur. On a tendance à en déduire plutôt que les jugements de fait sont finalement tout aussi subjectifs que les jugements de valeur et à adopter par conséquent, en matière épistémologique, à peu près le même genre de relativisme et de subjectivisme que dans le cas de la morale. De sorte que l’effondrement de la dichotomie du fait et de la valeur, qui est interprété le plus souvent comme un effondrement de la distinction elle-même, n’est pas nécessairement une nouvelle aussi bonne qu’on pourrait le croire. » (pp. 77-78)

La deuxième constante dans l’ouvrage de Bouveresse, c’est son opposition au courant philosophique déconstructionniste qui, en s’inspirant d’une certaine philosophie phénoménologique allemande – et même d’une philosophie post-phénoménologique (je pense bien sûr à Heidegger) – a revivifié la métaphysique en France. Voici par exemple comment Bouveresse s’exprime à propos des positions adoptées par ce courant dans la question des rapports entre la recherche de la vérité en littérature et la recherche de la vérité en philosophie.
« Une fois que l’on a accepté l’idée que la littérature peut constituer, elle aussi, un secteur de la recherche de la vérité, le problème principal est qu’on est en droit de demander une explication concernant le genre de vérité qu’elle cherche à atteindre et les raisons pour lesquelles celle-ci ne peut être atteinte que par les moyens que la littérature utilise pour y parvenir. Cela n’avance pas à grand-chose de dire, comme le font les déconstructionnistes quand ils essaient d’être un peu plus circonspects et plus modestes qu’ils ne le sont la plupart du temps, qu’il y a également de la philosophie dans la littérature et de la littérature dans la philosophie, puisque c’est une chose que tout homme raisonnable admettra, me semble-t-il, sans difficulté, tout en étant vraisemblablement en même temps désireux de savoir ce qu’il y a au juste dans la littérature qui n’est pas de la philosophie et ce qu’il y a dans la philosophie qui n’est pas de la littérature. La distinction entre la littérature et la philosophie est sans doute une distinction relativement floue, mais ce fait, comme je l’ai déjà souligné, ne l’empêche pas pour autant d’être une distinction réelle. De toute façon, pour ce qui est de l’idée qu’il est vain d’essayer de faire passer une limite quelconque entre les deux espèces d’activité et que la littérature et la philosophie font tout simplement la même chose par des méthodes qui ne sont guère différentes, il y a des raisons sérieuses de considérer qu’elle ne correspond pas du tout à l’attitude réelle que nous adoptons, en pratique, à leur égard et qu’elle ressemble nettement plus à un slogan philosophique simpliste et paresseux qu’à une vérité profonde et révolutionnaire. » (pp. 85-86)

La troisième constante, c’est cette grand méfiance que Bouveresse manifeste à l’égard de la logique de la textualité, telle qu’elle sévit depuis longtemps au sein de la critique littéraire. Ainsi :
« La critique littéraire qui s’occupe de textes et d’auteurs particuliers continue, naturellement, à parler des questions éthiques et sociales qui sont au centre des intérêts des auteurs en question. Elle pourrait, bien entendu, difficilement faire autrement. Mais ce n’est pas une exagération, de la part de Martha Nussbaum, de remarquer que "même cette sorte d’intérêt a été contraint par la pression de la pensée en vigueur, selon laquelle discuter le contenu éthique ou social d’un texte revient d’une certaine façon à négliger la ‘textualité’, les relations complexes de ce texte avec d’autres textes ; et par la pensée reliée à celle-là, même si elle est plus extrême, que les textes ne se réfèrent pas du tout à la vie humaine mais seulement à d’autres textes et à eux-mêmes. Et si on passe de la critique aux écrits plus généraux et théoriques, l’élément éthique disparaît plus ou moins dans sa totalité."
Quelle explication faut-il chercher du fait que la rencontre entre la théorie littéraire et la philosophie morale, qui pourrait sembler effectivement aller de soi, ne s’est jusqu’ici que peu ou pas du tout produite ? et quelle conclusion peut-on en tirer ? Quelles sont les justifications que l’on peut trouver à cette absence d’intérêt de la théorie littéraire pour ce que l’on peut appeler la dimension pratique de la littérature ? Je ne crois pas utile de m’appesantir sur la question de savoir si le retour fracassant de l’éthique, auquel nous assistons depuis un certain temps, la prolifération – il n’y a pas si longtemps inimaginable – des ouvrages sur l’éthique que l’on observe en ce moment, et la tendance qu’a aujourd’hui le discours de l’éthique à envahir à peu près tous les secteurs de la réflexion intellectuelle et de la vie ont réellement la signification profonde que semble leur attribuer Martha Nussbaum. J’ai personnellement tendance, pour une multitude de raison, à considérer le phénomène avec beaucoup plus de méfiance et de scepticisme qu’elle ne le fait. Mais cela n’enlève évidemment rien à l’importance et à l’intérêt du problème qu’elle soulève.
» (pp. 127-128)

La quatrième et dernière constante que je voudrais relever – avec le très net sentiment que je passe ainsi à côté de l’essentiel des analyses pénétrantes de Jacques Bouveresse –, c’est son refus d’un régime politique et social qui se satisfait de lui-même, refus qu’aucune clarté particulière sur les alternatives possibles ne vient faciliter.
« Puisque le système capitaliste libéral a apparemment gagné aujourd’hui par forfait, et qu’il ne semble plus y avoir d’autre système politique et économique qui offre des perspectives plus prometteuses et que l’on puisse proposer sérieusement pour le remplacer, on a l’impression que la critique qui peut être formulée contre lui est condamnée à être et à rester désormais essentiellement morale. Et c’est une situation qui est réellement préoccupante, parce que, si on en est réduit dorénavant, pour que le choses s’améliorent en matière d’égalité et de justice sociales, à compter essentiellement sur le fait que les capitalistes peuvent devenir moralement meilleurs, un peu moins égoïstes et un peu plus compatissants, et à espérer qu’ils le deviendront effectivement, je ne vois pas beaucoup de raisons, je l’avoue, d’être optimiste. Ne risquons nous pas de nous retrouver, en fin de compte, plus ou moins dans la même situation et dans les mêmes dispositions que Dickens, qui pensait que ce qu’il faut changer en premier lieu n’est pas les institutions mais le cœur de l’homme ? » (pp. 170-171)
« Certaines des interprétations morales, pour ne pas dire purement et simplement moralisatrices, proposées à l’occasion des événements qui ont secoué récemment les banlieues suggèrent en effet clairement qu’avant de s’attaquer aux problèmes sociaux, s’il y en a, on devrait s’efforcer de donner aux révoltés une leçon supplémentaire de morale républicaine et de leur rappeler le respect qui est dû à des institutions et à des symboles qu’ils bafouent de façon intolérable.
Orwell n’a probablement pas tort de faire remarquer que le principe selon lequel, "
si les gens se comportaient comme il faut, le monde serait ce qu’il doit être" n’est pas forcément une trivialité. Mais, dans la période que nous traversons en ce moment, il est difficile de ne pas se demander par qui et à quel moment, pour parler comme lui, sera placée la prochaine charge de dynamite, encore plus grosse que la précédente, qui projettera cette fois le discours moraliste actuel jusqu’aux étoiles. Les insuffisances de celui-ci me semblent si criantes qu’il est difficile de ne pas avoir le sentiment que cela se produira à peu près inévitablement un jour ou l’autre. Et si cela doit se produire, de quelle façon la littérature – dont Martha Nussbaum déplore qu’elle n’ait pas réellement pris sa part dans le renouveau de la réflexion morale et de la philosophie morale qui caractérise la période récente – y sera-t-elle impliquée ? » (p. 172)

Jacques Bouveresse relève continûment un défi dont je ressens fortement la justesse. Ce défi, c’est celui d’éviter les positions caricaturalement tranchées sans pour autant éviter de trancher. Bouveresse aime à prendre le meilleur de chacune des alternatives face auxquelles nous placent souvent les controverses. Sans le dire, il montre ainsi combien le juste milieu est souvent illusoire. Car enfin, combien souvent ne nous est-il pas donné de constater que des positions opposées sont toutes deux critiquables, alors même que nous n’entrevoyons pas une position intermédiaire qui éviterait ainsi tous les écueils recensés. L’agir en est ainsi rendu très malaisé, alors que la compréhension des choses y gagne peut-être.

(1) Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie, Agone, Collection "Banc d’essais", 2008.
(2) Cet effondrement n’est probablement que le lointain prolongement du pragmatisme américain, tel qu’il fut formulé par William James, notamment dans Essais d’empirisme radical, trad. par Guillaume Garreta et Mathias Girel, Flammarion, Champs, 2007.

Autres notes sur Bouveresse :
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique”
Essais VI. Les lumières des positivistes
Qu’est-ce qu’un système philosophique ?
Le danseur et sa corde
Nietzsche contre Foucault
De la philosophie considérée comme un sport
Jacques Bouveresse est mort
Les foudres de Nietzsche et l'aveuglement des disciples

vendredi 8 mai 2009

Note de lecture : Érik Orsenna

L’avenir de l’eau. Petit précis de mondialisation II
d’Érik Orsenna


Il est assez malaisé de ne pas aimer Érik Orsenna. Il a l’œil aussi malicieux que sa plume, la moustache aussi matoise (quand elle ne disparaît pas) que son style et la rondeur aussi généreuse que ses engagements moraux. Avec tout ça, il jette sur les gens un regard magnanime et préfère l’ironie à la dénonciation. Que demandez de plus ?

Pourtant, son livre sur l’eau (1), deuxième du genre (2), me met mal à l’aise.

Même s’il le cache bien, Orsenna est un économiste chevronné et un fin connaisseur des finances publiques. À quoi s’ajoutent des expériences répétées dans les cénacles de la politique et de la haute administration. Dès lors qu’il est question de la problématique de l’eau, on pourrait donc s’attendre à ce qu’il produise une forte étude, bien documentée, adroitement charpentée et efficacement démonstrative. Au lieu de quoi, on a un livre assez étrange, léger comme un bulle de savon, et dont bien peu de chapitres – il y en a près de quatre-vingt-dix – dépassent les cinq pages. Dans un style enlevé, fait de phrases très courtes ou de phrases multipliant les répétitions de forme – qui signifie explicitement le refus de toute explication complexe –, Orsenna nous décrit un voyage censé couvrir les endroits clés de la planète dans le domaine de l’eau. Et à coups de petites anecdotes, nous sommes conviés à prendre conscience de l’énormité du problème de l’eau.

Pour donner une idée de cette manière de s’exprimer, rien de mieux qu’un exemple. Un peu au hasard, voici le premier tiers du chapitre intitulé "Galilée et Golan" :
« Et soudain, contre toute attente, une fois passée la ville de Tibériade, alors que, par la route 90, vous montez vers le front, que chaque nom de village traversé vous rappelle des combats, un sentiment de paix vous envahit. Partout vous avez senti Israël en guerre, en guerre pour l’existence, en guerre pour le droit à la reconnaissance, en guerre pour la sécurité, en guerre pour la terre, en guerre pour l’eau. Lutter, toujours lutter, pour échapper au feu du soleil, pour éviter le dessèchement, pour ne pas revenir au désert. Et voici que dans cette extrémité nord pourtant menacée de toutes parts, on dirait qu’Israël baisse les armes. Car l’eau est là, partout donnée, présente sans avoir besoin de batailler, sans usine immense pour en retirer le sel, sans réseau de canaux à perte de vue. L’eau est là, la nature est verte alors qu’il n’a pas plu depuis sept mois, l’air est humide, de gros lingots de coton, protégés par des bâches bleues, attendent au bout d’un champ. Ça et là, des aigrettes picorent. La brume se lève dans les roseaux.
Aucun soldat, aucun char. La seule trace de violence est ce cadavre de sanglier qui, sur le bord de la route, attend une sépulture plus digne.
La richesse de la Galilée ne date pas d’aujourd’hui. Le Deutéronome chante déjà "l’heureux pays, pays de cours d’eau, de sources […] pays de froment et d’orge, de vigne, de figuiers, de grenadiers, pays d’olivier, d’huile et de miel, pays où le pain ne te sera pas mesuré…" ( 8, 7-9).
Kiryat Shmona. Tourner à droite. La route s’appelle désormais 99. Plus on s’approche de la frontière, moins on peut s’entendre : les rivières se multiplient, le son chuintant des ruissellements couvre la voix. Parmi tous les établissements touristiques, je recommande le kibboutz-restaurant Dan. Bâti en bois, on dirait l’une de ces auberges traditionnelles chères au Japon. On déjeune sur l’eau. Des truites sont élevées sous un hangar voisin. La présence d’innombrables canards réjouit les enfants et ajoute à votre doute : comment imaginer qu’en cet instant je me trouve au cœur d’une des régions les plus violentes de la planète ? La nature a souvent des ces tranquillités ou de ces indifférences qui font honte aux agitations des hommes.
» (pp. 213-214)

Qu’est-ce donc qui me gène dans tout cela ? C’est plaisant à lire et on apprend des tas de petites choses sur les lieux, les gens, les caractères, les façons de vivre, de souffrir, de mourir. Oui : mais !

On ne peut pas s’empêcher de se demander ce qui a déterminé Érik Orsenna à concevoir et réaliser ce projet. Il aime les voyages, il a les moyens d’en accomplir et il y puise un aliment d’écriture qu’il met au service d’une cause respectable. Bref, disons-le, il se fait plaisir.

La cause est-elle bien servie ? Je crois qu’on peut en douter. Le charme du livre, de même que la notoriété de son auteur, pourraient être des atouts en vue de toucher un public nombreux, parmi lequel des gens qui jamais n’ouvriront un traité économique ou écologiste. Mais l’impact ne peut être qu’à la mesure de ce que le livre offre. Et il n’offre rien d’autre que la conscience de l’existence d’un problème, un problème qui vient s’ajouter à beaucoup d’autres pour convaincre ceux qui ne l’auraient pas encore compris que le milieu naturel change brutalement, tellement brutalement que les conditions de vie de l’homme risque d’en être profondément affectées.

En fait, la problématique de l’eau est fort complexe, fort diverse, ce dont Orsenna rend bien compte. Elle est aussi fort ancienne et les aspects nouveaux qu’elle a pris aujourd’hui ne sont ni plus ni moins nouveaux que ne le sont l’ensemble des conditions de vie telles que l’accroissement démographique les a altérées. Ce qui me pousse à penser que le livre d’Orsenna participe – très certainement à son insu – à cette importante révision de la conception commune de la nature qui caractérise les vingt dernières années.

Je m’explique. La nature, lorsqu’elle est évoquée comme le milieu dans lequel l’homme vit, a longtemps été identifiée aux règnes végétal et animal tels qu’on les connaît sur Terre, l’homme excepté. Loin de correspondre à la phusis des Anciens, c’est-à-dire au Tout, la nature fut communément conçue comme l’ensemble des manifestations les plus belles et les plus vigoureuses de la vie. Et c’est à ces parties-là de la phusis que furent attribuées des vertus de force, de constance et d’inaltérabilité qui compensaient ses mystères et les frayeurs qu’ils pouvaient susciter. Cette nature-là fut longtemps regardée comme plus puissante que tout, en dépit des efforts et des succès des hommes dans leur ambition de la connaître et de la maîtriser. Mais voici que l’on croit découvrir que cette même nature change, et change par le fait de l’homme. Non en raison de ses entreprises de maîtrise, mais bien à son insu. Et loin de continuer de craindre les mystères de la nature, voici aussi que l’homme, en constatant la fragilité d’un certain équilibre du minéral, du végétal et de l’animal, s’aperçoit que la force, la constance et l’inaltérabilité de la nature résident dans son absolue indifférence à l’homme et relèvent toutes trois de la complexion qui est la sienne au niveau de la phusis et non au niveau de l’environnement terrestre de l’homme.

En disant ceci, je ne dis rien de ce que l’homme va devoir affronter. Je n’évoque que la manière commune dont – me semble-t-il – bien des gens perçoivent l’évolution de leur environnement. Qu’il y ait un lien à faire entre ce que nous pouvons très modestement savoir des altérations du milieu terrestre et l’opinion que ces gens s’en font me paraît certain. Je doute que le livre d’Orsenna nous aide à le faire.

Une question assez secondaire – une question que j’ai envie d’adresser à Érik Orsenna – peut peut-être donner la mesure de cet obscur lien entre l’opinion et les faits.

Les voyages sont à la mode. Ils sont à la mode malgré les doléances que suscitent souvent le tourisme dans ce qu’il peut avoir de dévastateur. Et certains de ceux qui sont les plus critiques envers un tourisme qui impose à des lieux non concernés une culture totalement hétérogène – je devrais même dire les aspects les plus triviaux et les plus obscènes de cette culture – se font forts de pratiquer un tourisme différent, tourné vers l’authentique. Pourtant, même celui dont la démarche est la plus respectueuse, la plus tolérante, la plus précautionneuse, devrait se poser la question : en allant à la rencontre de populations que le tourisme vulgaire n’a pas encore fanées (3), ne répand-t-il pas ce qu’il dénonce ?

(1) Érik Orsenna, L’avenir de l’eau. Petit précis de mondialisation II, Fayard, 2008.
(2) Érik Orsenna, Voyage au pays du coton. Petit précis de mondialisation, Fayard, 2006.
(3) Je ne suis sorti d’Europe que pour aller au Maroc et en Égypte. J’ai pu y voir de quelle façon l’apprentissage de la cupidité auquel le tourisme participe a pu pousser bien des autochtones vers des ressources qui supposent la ruse, le mensonge et la dénaturation de soi-même.

Autre note sur Orsenna :
L’Entreprise des Indes