jeudi 24 décembre 2009

Note de lecture : Montaigne et Machiavel

Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
de Montaigne


Dans ses Essais, Montaigne cite deux fois – et deux fois seulement – le nom de Machiavel. Une première fois, dans le chapitre XVII du Livre II (« De la presumption »), lorsque, dans un passage où il réaffirme son scepticisme et l’impossibilité en laquelle nous sommes d’être sûrs de la justesse de nos opinions, il dit ceci : « Les discours de Machiavel, pour exemple, estoient assez solides pour le subject, si y a-il eu grand’aisance à les combattre : et ceux qui l’ont faict, n’ont pas laissé moins de facilité à combattre les leurs. Il s’y trouveroit tousjours à un tel argument, dequoy y fournir responces, dupliques, repliques, tripliques, quadrupliques, et ceste infinie contexture de debats, que nostre chicane a alongé tant qu’elle a peu en faveur des procez […] » (1) Une deuxième fois, dans le chapitre XXXIV du même Livre II (« Observation sur les moyens de faire la guerre, de Julius Caesar »), alors qu’il évoque l’attachement que de grands guerriers ont manifesté à l’égard de certains livres : « On recite de plusieurs chefs de guerre, qu’ils ont eu certains livres en particulière recommandation, comme le grand Alexandre, Homère : Scipion l’Africain, Xenophon : Marcus Brutus, Polybius : Charles cinquiesme, Philippe de Comines. Et dit-on de ce temps, que Machiavel est encores ailleurs en credit : Mais le feu Mareschal Strossy, qui avait pris Caesar pour sa part, avoit sans doubte bien mieux choisi : car à la verité ce devroit estre le breviaire de tout homme de guerre, comme estant le vray et souverain patron de l’art militaire. » (2)

La question de savoir si Montaigne s’inscrit dans la logique de la pensée machiavélienne reste aujourd’hui polémique (3). Manifestement, lors de chacune des deux fois qu’il le cite, il ne nous apprend rien sur ce qu’il en pense. Peut-être d’ailleurs ne l’a-t-il pas lu. Je l’ignore personnellement, tout comme j’ignore bien trop de choses (4) pour prétendre m’immiscer dans la polémique relative à l’éventuelle influence de Machiavel (5) sur Montaigne. Une chose me vient cependant à l’esprit : c’est que La Boétie, en posant la question de l’étrange solidité du pouvoir (6), emprunte une approche diamétralement opposée à celle de Machiavel et que Montaigne, initialement, n’entreprend les Essais que pour glorifier l’œuvre de son ami.

Le plus souvent, lorsqu’il est question de l’empreinte possible de Machiavel sur Montaigne, l’examen porte principalement sur le chapitre I du Livre III : « De l’utile et de l’honeste ». Je voudrais quant à moi m’intéresser aujourd’hui au chapitre XXIII du Livre II : « Des mauvais moyens employez à bonne fin » (7). Et cela, en partant de la question fort générale du fonctionnement des sociétés.

Les sociétés fonctionnent et évoluent. Elles le font – j’en ai la conviction – au gré de déterminations qui, pour la plupart, échappent à la conscience de leurs membres. Ainsi, le brassage de populations et de cultures que notre époque connaît – sans commune mesure avec ce qui advint à ce sujet dans le passé – marque sans doute très profondément les rapports sociaux et, plus généralement, le destin du monde social. À cet égard, le racisme et la xénophobie ne sont que les symptômes d’une maladie qui se dérobe au diagnostic. Et j’emploie ici le mot maladie à dessein : c’est celui dont use Montaigne précisément dans le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin ». « Les maladies et conditions de nos corps, se voyent aussi aux estats et polices : les royaumes, les républiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous. Nous sommes subjects à une repletion d’humeurs inutile et nuysible, soit de bonnes humeurs […] De semblable repletion se voyent les estats souvent malades : et l’on a accoustumé d’user de diverses sortes de purgation. » (p. 720) L’idée de la cité ou de l’État qui vit et qui meurt vient certes d’Aristote et de Bodin ; celle de maladies qui les affecteraient fait immanquablement penser à l’anomie durkheimienne. Mais ce qui retient l’attention de Montaigne, c’est moins l’affection que ses remèdes. Il suppose une certaine conscience de la maladie : « Tantost on donne congé à une grande multitude de familles, pour en descharger le païs, lesquelles vont chercher ailleurs où s’accommoder aux despens d’autruy. […] Les Romains bastissoient par ce moyen leurs colonies : car sentant leur ville se grossir outre mesure, ils la deschargeoient du peuple moins necessaire, et l’envoyoient habiter et cultiver les terres par eux conquises. » (p. 720)

Ce sur quoi Montaigne focalise ses réflexions dans ce chapitre, c’est sur la guerre. Elle est, elle aussi, présentée souvent comme un remède.
« Par fois aussi ils ont à escient nourry des guerres avec aucuns leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l’oysiveté mere de corruption, ne leur apportast quelque pire inconvénient,

Es patimur longœ pacis mala ; savior armis,
Luxuria incumbit ;
[Nous souffrons des maux d’une longue paix.
Plus féroce que les armes, le trop plein pèse sur nous ;]
(Juvénal, Satires, VI, 292)

mais aussi pour servir de saignée à leur République, et esvanter un peu la chaleur trop vehemente de leur jeunesse : escourter et esclaircir le branchage de ce tige abondant en trop de gaillardise : à cet effect se sont ils autrefois servis de la guerre contre les Carthaginois.
» (pp. 720-721)
La manière dont les raisons de la guerre sont décrites, avec des mots qui rappellent le vocabulaire médical de l’époque, pourrait sembler cynique, d’un cynisme machiavélien ai-je envie de dire. Mais ce peut être aussi le propos de quelqu’un qui s’interroge sur les aberrations de la vie, sur la folle jeunesse, et qui tâte de l’idée que la folie de la guerre pourrait n’être que la réplique à la folie de la vie. C’est en tout cas vers cette interprétation qu’incline la fin du chapitre, là où Montaigne évoque le recours aux violences les plus révulsantes pour de soi-disant bons motifs. Même le sage Lycurgue pouvait être injuste en se croyant pédagogue :
« Lycurgus, le plus vertueux et parfaict legislateur qui fut onques, inventa ceste très-injuste façon, pour instruire son peuple à la temperance, de faire enyvrer par force les Élotes, qui estoyent leurs serfs : à fin qu’en les voyant ainsi perdus et ensevelis dans le vin, les Spartiates prinsent en horreur le desbordement de ce vice. » (p. 721)
Et lorsqu’il en vient à rappeler ce que furent les jeux du cirque, Montaigne fait part de sa stupéfaction devant l’abnégation avec laquelle les gladiateurs se prêtaient au jeu :
« Il est advenu à plusieurs d’entre eux, estans blessez à mort de force playes, d’envoyer demander au peuple, s’il estoit content de leur devoir, avant que se coucher pour rendre l’esprit sur la place. Il ne falloit pas seulement qu’il combattissent et mourussent constamment, mais encore allegrement : en maniere qu’on les hurloit et maudissoit, si on les voyoit estriver à recevoir la mort. » (p. 722)
Mais, est-ce vraiment inconcevable ? Montaigne précise finalement :
« Ce que je trouverois fort estrange et incroyable, si nous n’estions accoustumez de voir tous les jours en nos guerres, plusieurs miliasses d’hommes estrangers, engageants pour de l’argent leur sang et leur vie, à des querelles, où ils n’ont aucun interest. » (pp. 722-723)

La phrase la plus intéressante du chapitre, c’est selon moi la suivante :
« […] la foiblesse de nostre condition, nous pousse souvent à ceste necessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin. » (p. 721)
La faiblesse de notre condition : tout est là ! C’est parce que l’humaine nature est faible, ignorante et misérable (dira Pascal) que nous nous servons de mauvais moyens pour de bonnes fins. Même nos actions les plus viles sont mues par des conditions qui sont les nôtres ou qui nous sont faites. Je pense ainsi à l’animosité raciste ou xénophobe dont Claude Lévi-Strauss disait ceci :
« Des communautés minoritaires qu’on voit aujourd’hui apparaître en plusieurs points du monde, tels les hippies, ne se distinguent pas du gros de la population par la race, mais seulement par le genre de vie, la moralité, la coiffure et le costume ; les sentiments de répulsion, d’hostilité parfois, qu’elles inspirent au plus grand nombre sont-ils substantiellement différents des haines raciales, et ferions-nous donc accomplir aux gens un véritable progrès si nous nous contentions de dissiper les préjugés spéciaux sur lesquels ces haines seules, entendues au sens strict, peuvent être dites reposer ? Dans toutes ces hypothèses, la contribution que l’ethnologue peut apporter à la solution du problème racial se révélerait dérisoire, et il n’est pas certain que celle qu’on irait demander aux psychologues et aux éducateurs se montrerait plus féconde, tant il est vrai que, comme nous l’enseigne l’exemple des peuples dits primitifs, la tolérance réciproque suppose réalisées deux conditions que les sociétés contemporaines sont plus éloignées que jamais de connaître : d’une part, une égalité relative, de l’autre, une distance physique suffisante. » (8)
Une égalité relative, une distance physique suffisante, voilà peut-être, en effet, les conditions d’une réduction des tensions racistes et xénophobes, un remède bien différent de l’appel vertueux à la tolérance qu’on finira par se lasser de lancer, tant il est inefficace.

Mais ne soyons pas irréalistes. Le monde social – et tout particulièrement le droit dans nos sociétés – repose sur l’illusion du libre-arbitre. Et on punit, on ne corrige pas. C’est bien pour cela que la question des moyens et des fins se pose en termes moraux. Car si chaque fin n’était vue que comme le moyen d’une autre – logique qui ne s’évanouit que dans les ténèbres des fins premières ou dernières –, la question ne serait plus que philosophique, dans le sens le plus accablant du mot, c’est-à-dire celui qui nous confronte à l’absurdité et au non-sens.

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 694.
(2) Ibid., p. 772.
(3) Sur ce sujet, on peut notamment se reporter à Hugo Friedrich, Montaigne, Gallimard, Tel, 1984, et à la thèse de 3e cycle que Pierre Goumarre a défendue en 1972, Montaigne et Machiavel (que je n’ai pas lue).
(4) On ignore bien des choses de Montaigne, même si les recherches se poursuivent. Un exemple intéressant et amusant (même s’il est déjà ancien) nous en est donné par l’article qu’Étienne Ithurria a publié en 1988 dans le Bulletin de l’association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance (n° 27, pp. 22-39) et que l’on peut lire à l’adresse Internet suivante : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhren_0181-6799_1988_num_27_1_1642.
(5) Il n’est possible de se prononcer sur la question que si on connaît la portée exacte de l’œuvre de Machiavel. Or, personnellement, je reste très dubitatif sur les intentions exactes de l’auteur du Prince. S’il parle principalement des manières de conserver le pouvoir, est-ce dans l’optique de recommander ces recettes ou d’en dévoiler les mécanismes ? J’aimerais en savoir plus à ce sujet.
(6) Cf. Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Éditions Payot, 1976.
(7) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 719-723.
(8) Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, p. 44.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

mercredi 9 décembre 2009

Note d’opinion : l’affaire KB Lux

À propos de la procédure

Une affaire belge – l’affaire KB Lux – agite les media et m’inspire un commentaire.

L’affaire en deux mots : un tribunal bruxellois a déclaré irrecevables les poursuites pour fraude fiscale lancées il y a une dizaine d’années à l’encontre d’anciens dirigeants d’une banque au motif que l’enquête aurait été menée de façon irrégulière. Contrairement à ce qui est affirmé dans bien des journaux, cette affaire n’est pas close à ce jour, des possibilités d’appel restant ouvertes.

Ai-je besoin de dire que j’ignore ce que contient le dossier, très volumineux paraît-il ? Et je me garderai donc de me prononcer en quelque sens que ce soit sur le fond de l’affaire (1). Mais il est une réaction que je ne puis approuver. C’est celle qui consiste à estimer que, compte tenu de l’importance de la fraude présumée, il serait scandaleux que le tribunal refuse d’en connaître pour des raisons de procédure. « Il serait inacceptable et incompréhensible qu’une telle fraude ne puisse être effectivement jugée », a déclaré un député, ajoutant que ce « très mauvais signal pourrait laisser croire que la fraude est impunie et impunissable dans notre pays ». (2)

À ceux qui pensent important de défendre les droits humains et la démocratie, et plus généralement à ceux qui s’interrogent sur ce que représente la civilisation, il convient de rappeler que la garantie première du respect des droits et des libertés de chacun réside dans la procédure. C’est parce qu’il existe des règles précisant comment autant que quand on juge quelqu’un que nous ne sombrons pas dans la sauvagerie. De la même façon que la loi à édicter ne prime pas sur la manière de l’adopter, la sanction pénale ne doit pas primer sur les conditions de son application. L’inversion de ces primautés est caractéristique des dictatures.

Si l’organisation démocratique de la société est menacée, c’est d’abord par ces dérives qui poussent ceux qui se sentent guidés par la vertu à s’exempter de la règle, bien davantage que par le contenu de la règle elle-même (3). Des affaires les plus graves aux accommodements les plus anodins, on assiste à un relâchement du rapport à la règle qui menace les droits et les libertés. Ainsi, l’affaire Dutroux avait permis – ô sinistre ironie d’une tragédie – une mise en cause inéquitable du comportement d’un magistrat instructeur exemplaire (4) et qui s’était fait un point d’honneur à suivre les règles présidant à sa mission. De la même façon, on avait inconsidérément jeté l’opprobre sur la Cour de cassation, parce qu’elle avait déchargé de sa mission un autre magistrat instructeur qui s’était permis de participer à une soirée "spaghetti" avec les parents et amis des victimes. Ainsi aussi, les manœuvres d’assemblée qui, au mépris des règles qui en organisent les travaux, arrachent pour la bonne cause des décisions mal délibérées, que ce soit dans le monde associatif comme dans le monde politique. Ainsi encore, de ces opinions implicites que diffusent les média, par exemple lorsqu’ils annoncent aux automobilistes qu’il est bon « de lever le pied » à tel endroit parce que la vitesse y est contrôlée par un radar, ce qui ne peut manquer de normaliser le comportement fautif.

Participe sans doute du même courant, cette inflexion donnée au droit pénal (5) à partir de laquelle les victimes sont de plus en plus associées au débat judiciaire et même à l’accomplissement de la peine. La civilisation européenne a mis des siècles pour écarter des procès ceux qui seraient enclins à la vengeance (6) ; elle semble aller bien plus vite pour les y réintroduire.

(1) Pas plus sur la réalité des irrégularités commises par les enquêteurs que sur la réalité des fraudes poursuivies.
(2) Le Soir du 9 décembre 2009, p. 25.
(3) Loin de moi l’idée que toutes les règles sont bonnes. Celles qui organisent les enquêtes permettant de démasquer les fraudes – fiscales, par exemple – sont sans doute à revoir. Mais la règle se change, avant quoi son respect s’impose.
(4) Il s’agit de Mme Martine Doutrèwe, aujourd’hui disparue, dont je ne puis évoquer le rôle sans lui rendre hommage.
(5) En Belgique, cette inflexion a eu sa part dans les réformes de la procédure pénale dites Franchimont, entre 1998 et 2005.
(6) Une chose est de comprendre l’envie de vengeance qui assaille les victimes et, par conséquent, la nécessité d’accorder à celles-ci des moyens particuliers propres à les aider à surmonter l’épreuve ; une autre est d’organiser la justice de telle sorte qu’elle soit rendue dans des conditions d’objectivité et d’impartialité maximales.

mardi 24 novembre 2009

Note de lecture : Danièle Sallenave

La Fraga
de Danièle Sallenave


Dans ma vie, j’ai fait plusieurs fois l’expérience de la rupture. Rompre avec la foi, rompre avec un parent, une femme, un employeur, rompre avec un cercle d’amis, c’est toujours poser un acte qui se donne comme un choix, mais qui répond à des déterminations profondes, peu conscientes, et bien malaisées à cerner. De façon apparemment paradoxale, il y a peut-être dans bien des ruptures quelque chose qui relève avant tout de la fidélité : fidélité à une idée, à soi, à une idée de soi… (1)

Michel Mercier, parlant de Colette et Willy se séparant en 1905, écrit : « toute rupture crée aussi et d’abord une solitude » (2). Ce dont celle-ci témoigna merveilleusement :
« Cassantes, tenaces, les vrilles d’une vigne amère m’avaient liée, tandis que dans mon printemps je dormais d’un somme heureux et sans défiance. Mais j’ai rompu, d’un sursaut effrayé, tous ces fils tors qui déjà tenaient à ma chair, et j’ai fui… Quand la torpeur d’une nouvelle nuit de miel a pesé sur mes paupières, j’ai craint les vrilles de la vigne et j’ai jeté tout haut une plainte qui m’a révélé ma voix !...
Toute seule éveillée dans la nuit, je regarde à présent monter devant moi l’astre voluptueux et morose… Pour me défendre de retomber dans l’heureux sommeil, dans le printemps menteur où fleurit la vigne crochue, j’écoute le son de ma voix…
» (3)

J’ai trouvé qu’il y avait un parallèle intéressant à faire entre Colette et Mary Gordon, l’héroïne de La Fraga (4). Car au tournant des XIXe et XXe siècles, des femmes dont elles sont, l’une bien réelle et l’autre imaginée, ont rompu leur destinée et tenté de résoudre au sein même de leur vie ce que, d’une toute autre manière, les suffragettes de l’époque ont exigé du corps social. Que fallait-il résoudre ? La question, die Frage, la ‘Fraga’ !

La ‘Fraga’, c’est la manière qu’a Mary Gordon, italianisée par son séjour à Venise, de prononcer le mot allemand Frage. Et le mot allemand est fréquemment prononcé par Roswitha, une Viennoise, lorsqu’elle évoque le Sezessionsstil.
« Elle [Mary] avait saisi un mot qui revenait souvent. "Qu’est-ce que c’est, Rosa, ‘difraga’ ? — Pas a, Mary, dit Roswitha, tu parles comme les Saxons, ‘die Frage’, dis eu. — ‘Die fraga’", répéta Mary. Le mot lui avait plu par sa sonorité guerrière, évoquant la rupture, les interrogations fiévreuses, la détermination : tout cela qui était en elle, et qu’elle ne savait pas encore nommer. "C’est la ‘question’ ! dit Roswitha. Le grand défi jeté par le monde d’aujourd’hui aux jeunes artistes !" » (p. 191)

Le thème du roman de Danièle Sallenave, c’est bien la rupture. Celle que la femme doit d’une certaine manière s’infliger pour obtenir un affranchissement que la revendication politique, même victorieuse, ne parvient pas à elle seule à accorder. Fille d’un pasteur rigoriste du Massachusetts, Mary Gordon se contente de faire office de gouvernante à une jeune fille de bonne famille et se rend avec elle à Venise pour parfaire son éducation. La tâche menée à bien, Mary décide de rester à Venise, de rompre avec ce qu’elle fut et avec ceux qui la firent ce qu’elle fut. Ô, nulle revendication politique dans sa décision, nul féminisme ; juste la résolution d’être à soi, dans la pauvreté peut-être, dans les difficultés sûrement, mais ne plus vivre tel le reflet des autres, des siens, de tout ce qui déterminait à son insu ses appartenances.

Le rapport aux autres, la sexualité, l’art, voilà les principaux terrains sur lesquels Mary va mettre son appétit de vivre à l’épreuve. Et il y a Zannier, un peintre vénitien, qui va lui dévoiler ce que peut être l’amitié d’un homme lorsqu’elle ne s’immisce pas dans votre quant-à-soi ; il y a aussi la comtesse Lazarine, dont elle apprend à quel point la destinée des femmes comporte, sous des formes peut-être diverses, un même joug à porter, que vous soyez pauvres ou riches ; il y a encore Roswitha et Karl-Gustav qui lui révèleront la rupture dont l’art se nourrit alors, comme si la vie même était dans la rupture. Il y a enfin Elio, son fils, qu’elle se convainc d’aimer vraiment lorsqu’elle donne à son affection une valeur qui n’a rien de maternelle.

Mary raisonne peu, déduit peu : elle ressent. Et c’est plutôt intuitivement qu’elle comprend le poids dont la comtesse n’a jamais su soulager ses épaules, par exemple lorsque celle-ci lui rapporte son mariage : « "Ma mère avait appris de ses amies anglaises, commentait Lazarine, que la liberté d’une femme succède au mariage et ne le précède jamais." » (p. 122) Et lorsqu’elle désire un homme, elle le veut don Juan et ne le veut à elle qu’accidentellement, d’une façon impropre à faire naître des liens aussi tentaculaires que les vrilles d’une vigne.
« Là où le comte Fulvio et elle étaient allés ensemble, on ne retournait pas deux fois ; d’avoir partagé ce voyage, elle le sentait confusément, ne créait aucun lien, encore moins de droits ou de devoirs (de part et d’autre). Ils avaient été de parfaits égaux, elle le comprenait, lui au terme (ou presque) de sa longue carrière de don Juan, elle au début de sa vie amoureuse. De parfaits égaux, qui s’étaient parfaitement compris ; et, mis sur les plateaux d’une balance, ce que chacun d’eux avait donné (et pris) à l’autre s’équilibrait parfaitement. De là ce pas assuré qu’elle avait pris en se retrouvant dans la rue. » (p. 185)

Il y a dans le livre de Danièle Sallenave cette profusion de faits crédibles qui sont tant nécessaires à un bon roman historique, et qui témoignent d’une documentation exceptionnelle. C’est au point que j’en suis venu à me demander si, réellement, Byron avait une cousine qui s’appelait lady Duff Gordon, précisément du nom de cette créatrice de mode, naufragée du Titanic, dont la rumeur ne loue pas l’esprit d’entraide (cf. p. 170). Ou encore si, à l’époque, il était vraiment nécessaire, de Venise, d’aller à Trieste pour prendre le train pour Vienne (cf. p. 186).

C’est un beau roman, La Fraga, un roman qui ne craint pas de raconter une histoire, un roman qui ne souffre en rien de cette volonté frénétique de faire du Proust dont la littérature française est accablée depuis bien des décennies. Danièle Sallenave, qui touche à bien des genres (5), a réussi là un récit historique captivant. Et lorsque, à la lecture des dernières pages, les larmes vous montent aux yeux, ce n’est pas tant la disparition d’un protagoniste attachant qui les suscite, c’est la mort qui prive les vivants, ainsi que la rupture prive d’une part de la vie.

(1) On ne rompt sans doute que parce que maintenir, perpétuer, devient une forme répétée – voire continue – de rupture. Heureux ceux qui naissent et meurent dans la même maison, sans l’avoir jamais quittée ; et tant pis pour ces instables qu’émeut Brassens lorsqu’il chante Auprès de mon arbre.
(2) Michel Mercier, « Notice » relative aux Vrilles de la vigne in Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1984, p. 1539.
(3) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1984, p. 960.
(4) Danièle Sallenave, La Fraga, Gallimard, 2005.
(5) Elle fut – il n’est pas inutile de le rappeler – condamnée en mai 2005 pour antisémitisme par la Cour d’Appel de Versailles, en compagnie d’Edgar Morin et de Sami Naïr, pour la publication le 4 juin 2002 dans le journal Le Monde d’un article que l’on peut consulter à l’adresse Internet suivante : http://www.mcxapc.org/docs/conscienceinextenso/morinext.htm. Cette décision judiciaire illustre l’inconséquence de lois érigeant des opinions en délit et l’usage débridé que peuvent en faire certains magistrats. Rappelons aussi que l’Union juive pour la paix a jugé cet arrêt absurde et scandaleux (cf. http://www.legrandsoir.info/article2476.html).

mercredi 18 novembre 2009

Note de lecture : Charles Péguy

De la raison et Notre jeunesse
de Charles Péguy


J’éprouve beaucoup de difficulté à saisir pleinement la pensée de Péguy. Ce n’est pourtant pas faute qu’il ne s’efforce d’être clair ni de répéter une même idée, sans se lasser, sous un nombre considérable de formes différentes. Mais ses efforts de clarté témoignent d’une conception des choses très personnelle, très originale, et bien malaisée à rattacher à un quelconque courant de pensée. Ils font même davantage qu’en témoigner : ils lui sont peut-être consubstantiels.

Je voudrais commencer par m’attacher un instant à cette manière très particulière de s’exprimer, telle qu’elle apparaît dans deux de ses œuvres, De la raison et Notre jeunesse (1). Elle offre assurément bien des singularités que je n’ai pas l’ambition d’inventorier. Une seule retient mon attention, car celle-là au moins entretient – me semble-t-il – un rapport direct avec ce que Péguy entreprend d’exposer : je veux parler de sa façon d’écrire sans retoucher la pensée telle qu’elle se cherche, les propositions et les subordonnées s’enchaînant pour dire et redire les choses, les unes corrigeant les autres, ainsi que l’on fait quelquefois lorsqu’on s’exprime verbalement. Un exemple éclairera aisément ce que je veux dire.
« Quand donc des républicains arguent de ce que la République dure pour dire, pour proposer, pour faire état, pour en faire cette proposition qu’elle est durable, quand ils arguent (2) de ce qu’elle dure depuis quarante ans pour inférer, pour conclure, pour proposer qu’elle est durable, pour quarante ans, et plus, qu’elle était au moins durable pour quarante ans, qu’elle était valable, qu’elle avait un bon au moins pour quarante ans, ils ont l’air de plaider l’évidence même. Et pourtant ils font, ils commettent une pétition, de principe, un dépassement d’attribution. Car dans la République, qui dure, ce n’est point la République qui dure. C’est la durée. Ce n’est point elle la République qui dure en elle-même, en soi-même. Ce n’est point le régime qui dure en elle. Mais en elle c’est le temps qui dure. C’est son temps, c’est son âge. Et elle ce qui dure c’est tout ce qui dure. C’est la tranquillité d’une certaine période de l’humanité, d’une certaine période de l’histoire, d’une certaine période, d’un certain palier historique.
Quand donc les républicains attribuent à la force propre du régime, à une certaine vertu de la République la durée de la République ils commettent à leur profit et au profit de la République un véritable dépassement de crédit, moral. Mais quand les réactionnaires par contre, les monarchiste nous montrent, nous font voir avec leur complaisance habituelle, égale et contraire à celle des autres, nous représentent, au titre d’argument, la solidité, la tranquillité, la durée des monarchies voisines (et même, en un certain sens, leur prospérité, bien qu’ici, en un certain sens, ils aient quelquefois beaucoup plus raison), ils font exactement, de leur côté, non pas même seulement un raisonnement du même ordre, mais le même raisonnement. Ils font, ils commettent la même anticipation, une anticipation contraire, la même, une anticipation, une usurpation, un détournement, un débordement, un dépassement de crédit symétrique, antithétique, homothétique : la même anticipation, la même usurpation, le même détournement, le même débordement, le même dépassement de crédit.
» (pp. 110-111)
À première vue, il semble que Péguy tâtonne. Mais on comprend rapidement que le procédé cherche à conduire vers le sens, qu’il refait un chemin qui pourrait être celui par lequel le lecteur doit passer pour adhérer pleinement à l’idée exposée. Péguy use d’un style inhabituel d’une façon qui laisse penser qu’il y puise des raisons de se croire convaincant. La forme accroche, oblige à relire, excite l’attention, force à s’interroger sur le sens. Et quand Péguy veut être catégorique, il va jusqu’à reproduire par écrit une forme répétitive que seul l’oral peut normalement justifier.
« Mais nous n’avons rien, nous n’avons rien fait dont nous n’ayons à nous glorifier. » (p. 144)

Je dois avouer que cette façon d’écrire a sur moi des effets variables. Tantôt j’y perçois quelque chose comme une enflure inutile, tantôt j’y vois un procédé qui veut emporter l’adhésion mais qui échoue dans son dessein, tantôt encore il me semble à ce point convaincant que je craindrais d’être resté insensible à l’idée qu’il porte si Péguy n’en avait pas usé. Un exemple de ce dernier effet s’impose ; je choisis un passage des reproches qu’il adresse aux antisémites.
« Que n’aurait-on pas dit s’il avait été juif ? Ils sont victimes d’une illusion d’optique très fréquente, très connue dans les autres ordres, dans l’ordre de l’optique même. De l’optique propre. Comme on pense toujours à eux, à présent, comme on ne pense qu’à eux, comme l’attention est toujours portée sur eux, depuis que la question de l’antisémitisme est soulevée (et sur cette question même de l’antisémitisme il faudrait (en) faire toute une histoire, il faudrait en faire l’histoire, voir comme il vient pour un tiers d’eux, pour un tiers des antisémites, professionnels, et pour les deux autres tiers, comme disait un professeur, pour les deux autres tiers de mécanismes), depuis que la question de l’antisémitisme est ainsi posée, comme on ne pense qu’à eux, comme toute l’attention est toujours sur eux, comme ils sont toujours dans le faisceau de la lumière, comme ils sont toujours dans le blanc du regard ils sont très exactement victimes de cette illusion d’optique bien connue qui nous fait voir un carré blanc sur noir beaucoup plus grand que le même carré noir sur blanc, qui paraît tout petit. Tout carré blanc sur noir paraît beaucoup plus grand que le même carré noir sur blanc. Tout ainsi tout acte, toute opération, tout carré juif sur chrétien nous paraît, nous le voyons beaucoup plus grand que le même carré chrétien sur juif. C’est une pure illusion d’optique historique, d’optique pour ainsi dire géographique et topographique, d’optique politique et sociale qu’il y aura lieu quelque jour d’examiner dans un plus grand détail. » (pp. 274-275)

Avant d’en venir au fond, je souhaite préciser que je ne suis pas du tout un connaisseur de Péguy, pas plus d’ailleurs qu’un spécialiste de la période de l’histoire qui retient son attention, ni de celle qu’il vit (ce qui est sans doute nécessaire pour se prononcer valablement sur Notre jeunesse). Je me contente de livrer quelques impressions personnelles et surtout de reproduire des passages qui m’ont paru remarquables.

Je laisse de côté De la raison, une belle et longue énumération de ce que la raison n’est pas, pour me limiter à Notre jeunesse.

La chose à ne pas faire, c’est de caractériser les idées de Péguy en dressant une liste de ses convictions. Je vais pourtant le faire, car ce sera l’occasion de montrer vers quelles erreurs une pareille approche incline. Dans le désordre, du côté de ce qu’il déteste, il y a la bourgeoisie, le modernisme, l’intellectualisme, le radical-socialisme, le combisme, Jean Jaurès, Gustave Hervé, Amédée Thamalas (3), les dreyfusards politiciens, la laïcité, les universités populaires, les riches, les connivences, l’argent, le second Empire,… Du côté de ce qu’il adule, il y a la France, Jeanne d’Arc, Bernard Lazare (4), les dreyfusistes mystiques, le socialisme mystique, la religion, la chrétienté, la charité, l’héroïsme, les Juifs pauvres (5), les pauvres, la révolution et la tradition conjuguées, le premier Empire, Napoléon,… Et puis, il oppose l’organique au logique, le vivant à l’historique, l’éternel et le spirituel au temporel, et surtout le mystique au politique. Allez donc vous faire une idée avec tout çà !

Pour tenter de remettre un minimum d’ordre dans tout cela, je pense qu’il est peut-être utile de repartir de la mystique, telle que Péguy la conçoit en 1910. Car c’est probablement autour d’elle qu’il agence les différents aspects de sa vision du devenir. Pour lui, qu’est-ce donc que la mystique ?

La mystique, c’est d’abord quelque chose qui exista par le passé, quelque chose comme un ciment de la société française de jadis, quelque chose qui faisait de cette société ce qui mérite d’être appelé une cité.
« Le dernier des serfs était de la même chrétienté que le roi. Aujourd’hui il n’y a plus aucune cité. » (p. 263)
C’est donc quelque chose qui s’est perdu durant les trois décennies précédant 1910, plus précisément qui commence à se perdre en 1881, et qui se perd en même temps que se perd la juste conception de la République.
« Le débat n’est pas entre un ancien régime, une ancienne France qui finirait en 1789 et une nouvelle France qui commencerait en 1789. Le débat est beaucoup plus profond. Il est entre toute l’ancienne France ensemble, païenne (la Renaissance, les humanités, la culture, les lettres anciennes et modernes, grecques, latines, françaises), païenne et chrétienne, traditionnelle et révolutionnaire, monarchiste, royaliste et républicaine, - et d’autre part, et en face, et au contraire une certaine domination primaire, qui s’est établie vers 1881, qui n’est pas la République, qui se dit la République, qui parasite la République, qui est le plus dangereux ennemi de la République, qui est proprement la domination du parti intellectuel. » (p. 119)
Ainsi, cette sorte de perte de substance de la République, concomitante de la perte du sens mystique, est en bonne partie le fait de ce que Péguy appelle le parti intellectuel.

De quels intellectuels s’agit-il ? Péguy s’en explique notamment lorsqu’il s’en prend à Maurice Pujo, fondateur des Camelots du Roi et co-directeur de L’Action française, lequel prétend que l’affaire Dreyfus a été montée dès l’origine par ce que lui-même appelle le parti intellectuel.
« Il obéit ainsi, il obéit ici à la plus grande illusion intellectuelle peut-être, je veux dire et à celle qui est la plus grande en nombre, en quotité, la plus nombreuse, à celle qui s’exerce le plus fréquemment, et à celle qui est la plus grande en quantité, dont l’effet est le plus grand, et plus grave ; non pas seulement à cette illusion intellectuelle pour ainsi dire générale, de substituer partout, dans tout l’événement historique, la formation organique ; mais très particulièrement à cette illusion d’optique historique intellectuelle qui consiste à reporter incessamment le présent sur la passé, l’ultérieur incessamment sur l’antérieur, tout l’ultérieur incessamment sur tout l’antérieur ; illusion pour ainsi dire technique ; et organique elle-même, je veux dire organique de l’intellectuel ; illusion de perspective, ou plutôt substitution totale, essai de substitution totale de la perspective à l’épaisseur, à la profondeur, essai de substitution totale du regard de perspective à la connaissance réelle, au regard en profondeur, au regard de profondeur ; essai de substitution totale du regard de perspective, à deux dimensions, à la connaissance réelle à trois dimensions d’un réel, d’une réalité à trois dimensions ; illusion d’optique, illusion de regard, illusion de recherche et de connaissance que j’essaie d’approfondir lui-même, entre toutes les illusions, (car elle est capitale, et d’une importance capitale), dans la thèse de la situation faite à l’histoire dans la philosophie générale du monde moderne [allusion à un article de Péguy paru en 1906 dans les Cahiers] ; illusion qui consiste à substituer constamment au mouvement organique réel de l’événement de l’histoire, qui se meut perpétuellement du passé vers le futur en passant, en tombant perpétuellement par cette frange du présent, une sorte d’ombre dure angulaire portée à chaque instant du présent sur le passé, l’ombre du coin du mur et du coin de la maison, du pignon que nous croyons avoir sur la rue. » (p. 255-256)
Si ces intellectuels ont réussi à gangrener la République, c’est principalement en influant sur les politiques, lesquels sont la négation même de toute mystique, de quelque bord qu’ils soient.
« On peut dire que les politiciens introduisent et dans l’action et dans la connaissance (où il y en a tant, où il y en a tant de naturelles), des difficultés artificielles, des difficultés supplémentaires, des difficultés surérogatoires, des difficultés plus qu’il n’y en a. […]
Nous en avons eu un exemple éminent dans cette immortelle affaire Dreyfus continuée en affaire Dreyfusisme. S’il y en eut une qui sauta par-dessus son point de discernement, ce fut celle-là. Elle offre, avec une perfection peut-être unique, comme une réussite peut-être unique, comme un exemple unique, presque comme un modèle un raccourci unique généralement de ce que c’est que la dégradation, l’abaissement d’une action humaine, mais non pas seulement cela : particulièrement, proprement un raccourci unique, (comme) une culmination de ce que c’est que la dégradation d’une action mystique en action politique passant (aveuglément ?) par-dessus son point de rupture, par-dessus son point de discernement, par-dessus son point de rebroussement, par-dessus son point de continuité discontinue.
» (pp. 138-139)
« On ne sait jamais s’ils vous font plus de tort, s’ils vous dénaturent plus quand ils vous combattent ou quand ils vous soutiennent, quand ils vous combattent ou quand ils vous adoptent, car quand ils vous combattent ils vous combattent en langage politique sur le plan politique et quand ils vous soutiennent, c’est peut-être pire, car ils vous soutiennent, ils vous adoptent en langage politique sur le plan politique. Et dans ces tiraillements contraires ils ont également et contrairement tort, ils sont également et contrairement insuffisants. Ils sont également et contrairement, des dénaturants. » (p. 296-297)
Ainsi, même les anarchistes sont victimes de l’intellectualisme.
« Sur ce point particulier des anarchistes, par exemple, ne leur demandez point à eux-mêmes des renseignements sur eux-mêmes. Ils vous jureraient leurs grands dieux, si je puis dire, qu’ils n’ont jamais été aussi indisciplinés. Les gens sont tous et si intellectualistes qu’ils aiment mieux trahir, se trahir eux-mêmes, trahir, abandonner, renier leur histoire et leur propre réalité, renier leur propre grandeur et tout ce qui fait leur prix, tout plutôt que de renoncer à leurs formules, à leurs tics, à leurs manies intellectuelles, à l’idée intellectuelle qu’ils veulent avoir d’eux et qu’ils veulent que l’on ait d’eux. » (p. 253)

Ce qui fait la valeur, pour Péguy, ce n’est donc pas tant d’être croyant ou incroyant, de gauche ou de droite, mais plutôt, quoi que l’on soit, qu’on le soit mystiquement. Ainsi, il n’est socialiste que pour autant qu’il s’agisse d’un socialisme mystique.
« Tel étant notre socialisme, il est évident qu’il était, qu’il faisait un assainissement de la nation et du peuple, un renforcement encore inconnu, une prospérité, une floraison, une fructification. Bien loin d’en conjurer, d’en conspirer la perte. Nous avions déjà la certitude, que nous avons, que le peuple qui entrerait le premier dans cette voie, qui aurait cet honneur, qui aurait ce courage, et en un sens cette habileté, en recevrait une telle force, une telle prospérité organique et moléculaire, constitutionnelle, histologique, un tel renforcement, un tel accroissement, un tel assainissement de tous les ordres de sa force que non seulement il marcherait à la tête des peuples, mais qu’il n’aurait plus rien à redouter jamais, ni dans le présent ni dans l’avenir, ni de ses concurrents économiques, industriels, commerciaux, ni de ses concurrents militaires. » (p. 231-232)

Et puis, surtout, il y a l’affaire Dreyfus, source des plus importantes désillusions, affaire importante s’il en est. Car « l’affaire Dreyfus fut une affaire élue » (p. 141), une crise dans trois histoires : l’histoire d’Israël, l’histoire de France et l’histoire de la chrétienté. C’est que, au sein des dreyfusistes, il importe de distinguer les dreyfusistes mystiques des dreyfusistes politiques.
« Notre dreyfusisme était une religion […] d’essence chétienne » (p. 201).
« Et précisément notre mystique chrétienne culminait si parfaitement, si exactement avec notre mystique française, avec notre mystique patriotique dans notre mystique dreyfusiste que ce qu’il faut bien voir, et ce que je dirai, ce que je mettrai dans mes confessions, c’est que nous ne nous placions pas moins qu’au point de vue du salut éternel de la France. » (p. 291)
« Tout au fond nous étions les hommes du salut éternel et nos adversaires étaient les hommes du salut temporel. Voilà la vraie, la réelle division de l’affaire Dreyfus. Tout au fond nous ne voulions pas que la France fût constituée en état de péché mortel. Il n’y a que la doctrine chrétienne au monde, dans le monde moderne, dans aucun monde, qui mette à ce point, aussi délibérément, aussi totalement, aussi absolument la mort temporelle comme rien, comme une insignifiance, comme un zéro au prix de la mort éternelle, et le risque de la mort temporelle comme rien au prix du péché mortel, au prix du risque de la mort éternelle. » (p. 294)
On pourrait croire que là, tout est dit. Mais non, car cette essence chrétienne de la mystique dreyfusiste est bien loin des vœux de l’Église, une Église dont il dit :
« Elle fait, elle est la religion officielle, la religion formelle du riche. Voilà ce que le peuple, obscurément ou formellement, très assurément sent très bien. Voilà ce qu’il voit. Elle n’est donc rien, voilà pourquoi elle n’est rien. Et surtout et elle n’est rien de ce qu’elle était, et elle est, devenue, tout ce qu’il y a de plus contraire à elle-même, tout ce qu’il y a de plus contraire à son institution. Et elle ne se rouvrira point l’atelier, et elle ne se rouvrira point le peuple à moins que de faire, elle aussi, elle comme tout le monde, à moins que de faire les frais d’une révolution économique, d’une révolution sociale, d’une révolution industrielle, pour dire le mot d’une révolution temporelle pour le salut éternel. Tel est, éternellement, temporellement, (éternellement temporellement et temporellement éternellement), le mystérieux assujettissement de l’éternel même au temporel. Telle est proprement l’inscription de l’éternel même dans le temporel. Il faut faire les frais économiques, les frais sociaux, les frais industriels, les frais temporels. Nul ne s’y peut soustraire, non pas même l’éternel, non pas même le spirituel, non pas même la vie intérieure. C’est pour cela que notre socialisme n’était pas si bête, et qu’il était profondément chrétien. » (p. 225)
« Ce qui a pu donner le change, c’est que toutes les forces politiques de l’Église étaient contre le dreyfusisme. Mais les forces politiques de l’Église ont toujours été contre la mystique. Notamment contre la mystique chrétienne. » (p. 203)
D’ailleurs, le meilleur des mystiques n’est-il pas juif ? N’est-ce pas Bernard Lazare ? (6)
« Jamais je n’ai vu un spirituel mépriser aussi souverainement, aussi sainement, aussi aisément, aussi également une compagnie temporelle. Jamais je n’ai vu un spirituel annuler ainsi un corps temporel. » (p. 185) [Il parle de la Cour de Cassation]
« Jamais je n’ai vu un homme croire, savoir à ce point que les plus grandes puissances temporelles, que les plus grands corps de l’État ne tiennent, ne sont que par des puissances spirituelles intérieures. » (p. 187)
« Je n’ai jamais vu une puissance spirituelle, quelqu’un qui se sent, qui se sait une puissance spirituelle garder aussi intérieurement pour ainsi dire des distances horizontales aussi méprisantes envers les puissances temporelles. » (p. 189)
« Cet athée, ce professionnellement athée, cet officiellement athée en qui retentissait, avec une force, avec une douceur incroyable, la parole éternelle ; que je n’ai jamais retrouvée égale nulle part ailleurs. […] Je le vois encore dans son lit, cet athée ruisselant de la parole de Dieu. » (p. 193)

Péguy, à l’occasion de l’affaire Dreyfus, découvre une rupture fondamentale, décisive, celle qui vaut aux intellectuels et aux politiques de supplanter les mystiques, de supplanter la mystique devrait-on plutôt dire, tant il s’agit d’une pensée collective diffuse qui assure la cohésion de la cité.
« Pourquoi le nier. Toute la génération intermédiaire a perdu le sens républicain, le goût de la République, l’instinct, plus sûr que toute connaissance, l’instinct de la mystique républicaine. Elle est devenue totalement étrangère à cette mystique. La génération intermédiaire, et ça fait vingt ans. » (p. 101)
Ce que cette rupture ouvre, c’est l’ère de la modernité, dans ce qu’elle a de déplorable.
« Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent. Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre. Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de la déchristianisation. C’est ensemble un même, un seul mouvement profond de démystication. » (p. 102)
L’atteinte est extrême.
« C’est […] la première fois dans l’histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture. » (p. 103)
« Quand un régime, d’organique est devenu logique, et de vivant historique, c’est un régime qui est par terre. » (p. 107)

La boucle est bouclée : tout part et tout revient à la mystique, cette approche de la vie qui surmonte toutes les divisions religieuses, philosophiques ou politiques.
« Quand nos instituteurs comparent incessamment la mystique républicaine à la politique royaliste et quand tous les matins nos royalistes comparent la mystique royaliste à la politique républicaine, ils font, ils commettent le même manquement, deux manquements mutuellement complémentaires, deux manquements mutuellement contraires, mutuellement inverses, mutuellement réciproques, deux manquements contraires, le même, un manquement conjugué ; ensemble ils manquent à la justice et à la justesse ensemble.
Une première conséquence de cette distinction, une première application de ce reconnaissement, de ce discernement, de cette redistribution, c’est que les mystiques sont beaucoup moins ennemies entre elles que les politiques, et qu’elles le sont tout autrement. Il ne faut donc pas faire porter aux mystiques la peine des dissensions, des guerres, des inimitiés politiques, il ne faut pas reporter sur les mystiques la malendurance des politiques. Les mystiques sont beaucoup moins ennemies entre elles que les politiques ne le sont entre elles. Parce qu’elles n’ont point comme les politiques à se partager sans cesse une matière, temporelle, un monde temporel, une puissance temporelle incessamment limitée. Des dépouilles temporelles. Des dépouilles mortelles. Et quand elles sont ennemies, elles le sont tout autrement, à une profondeur infiniment plus essentielle, avec une noblesse infiniment plus profonde.
» (pp. 137-138)

Je reviens moi-même à mon point de départ ; oui, j’éprouve beaucoup de difficulté à saisir pleinement la pensée de Péguy. Je vois bien ce qui l’indigne ; je vois bien contre quoi il réagit. Et je comprends sa révolte. Mais je suis beaucoup plus perplexe quant à ce qu’il en fait et quant au schéma explicatif qu’il y associe. Si l'on retourne voir le catalogue que je dressais plus haut de ce qu'il aime et de ce qu'il déteste, ce schéma explicatif aide à le comprendre et désamorce un peu les plus erronées des interprétations qu'on peut en faire. Mais il serait hardi - je pense - de prétendre qu'il en clarifie tous les aspects.

Les adeptes que comptent aujourd’hui Péguy m’étonnent assez souvent, car je vois mal ce qui les convainc d’afficher une allégeance réclamant d’entrer – au moins pour le Péguy de ses dix dernières années – dans les ténèbres d’une conception mystique qui justifie des sympathies étonnantes.

(1) Charles Péguy, Notre jeunesse précédé par De la raison, préface et note de Jean Bastaire, Gallimard, folio essais, 1993. De la raison a été publié pour la première fois dans les Cahiers de la quinzaine en décembre 1901 ; Notre jeunesse fut publié dans la même revue en juillet 1910.
(2) À deux reprises, le verbe arguer à la troisième personne du pluriel de l’indicatif présent est orthographié arguënt, avec un tréma. J’ignore si c’est voulu, et si oui pourquoi, et je me suis permis de corriger. Idem p. 297.
(3) Amédée Thamalas, professeur d’histoire, défendit une approche positiviste de Jeanne d’Arc, ce qui suscita une manifestation contre lui des Camelots du Roi en 1904.
(4) Péguy écrit Bernard-Lazare avec un trait d’union. Son nom véritable était Lazare Bernard, dit Bernard Lazare.
(5) Péguy met le plus souvent une majuscule au substantif Juif, marquant sans doute ainsi qu’il ne vise pas que les adeptes de la religion juive.
(6) Le portrait de B-L est moins le portrait de B-L que celui d’un homme qui aurait incarné toutes les préférences de Péguy. Ce qui ne fait qu’illustrer l’intérêt et même l’amour que Péguy porte aux Juifs. « Je connais bien ce peuple. Il n’a pas sur la peau un point qui ne soit douloureux, où il n’y ait un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, la mémoire d’une douleur sourde, une cicatrice, une blessure, une meurtrissure d’Orient ou d’Occident. Ils ont les leurs, et toutes celles des autres. Par exemple on a meurtri comme Français tous ceux de l’Alsace et de la Lorraine annexée. » (p. 159)

dimanche 8 novembre 2009

Note de lecture : Alain Finkielkraut

Un coeur intelligent
d’Alain Finkielkraut


Alain Finkielkraut n’est pas quelqu’un qui me laisse indifférent. Je ne puis donc me défendre du fait que j’ai lu son dernier livre (1) avec quelques préjugés en tête. Conscient de les avoir, je n’oserais pourtant pas prétendre qu’ils n’ont pas pesé sur ma lecture. Il s’impose donc que je les confesse, ne serait-ce que pour laisser la possibilité à chacun d’en mesurer le poids.

Selon moi, il y a chez Finkielkraut une dimension paradoxale : d’un côté, il a tout de l’exalté, habité par la passion, la ferveur, l’exécration, la haine ; de l’autre, il y a cette douceur juive qui l’incline toujours du côté de la bonté, celle qu’il a trouvée justifiée chez Vassili Grossman. Un parcours scolaire qui le laissera infiniment reconnaissant à l’égard d’un système éducatif aujourd’hui révolu, un passage chez les maos (2) qui ne plaide guère en faveur d’une sagesse précoce, mais qui – le remord aidant - lui permettra peut-être de dénoncer – parfois de manière obsessionnelle – la radicalité poussée jusqu’à la sottise, un attrait presque pathologique pour la polémique qui le conduit à oser défendre publiquement ce que bien d’autres tairaient pudiquement, voilà ce qui selon moi fait Finkielkraut, et le fait tel qu’il ne peut m’enchanter continûment.

Il y a aussi l’ambition qui fut longtemps la sienne d’une compétence sociologique, alors même qu’il n’en avait ni la formation ni l’envie de l’acquérir. Curieusement, il a souvent sapé les efforts de rigueur que manifesta jusqu’aux années 90 une certaine sociologie, alors même qu’il participait ainsi à l’entreprise de fragilisation des savoirs et des méthodes qu’il dénonça pourtant si souvent. Sa haine envers Pierre Bourdieu – injuste et injustifiée – l’a quelquefois rendu complice des arrogances de la philosophie que celui-ci dénonça.

On ne peut que rester perplexe devant ce que peuvent avoir d’antinomique les qualités d’esprit et de cœur que Finkielkraut manifestent si souvent dans ses écrits comme dans ses émissions radiophoniques (3) et sa propension à foncer tête baissée dans les mêlées les plus viles (4). On ne peut que se poser la question – et Élisabeth de Fontenay le fait mieux que personne – : « Comment se fait-il que, tout en étant hanté par la finitude du politique, ce démocrate ne veuille pas faire la part des choses et ne renonce jamais à cette approche en vrille, sans doute trop idéaliste, du mal social ? » (5)

Venons-en au Cœur intelligent.

Il y a bien des façons de parler des livres qu’on lit. Mais il y a surtout une façon de n’en pas parler qui nuit assez à la qualité des relations humaines. Bien sûr, il y a ceux qui ne lisent pas, encore est-ce peut-être parce qu’ils penseraient n’avoir rien à dire de ce qu’ils auraient lu. Mais il y a surtout cette sorte d’écart pris avec les livres qui projette dans le quotidien, dans l’opinion, dans la clabauderie, voire dans le ragot. Parler d’un livre, ce n’est pas trouver un refuge aux nécessités de l’ordinaire, c’est se donner les chances de rendre à celui-ci une dimension que sa permanence altère sans cesse. Après tout, écrire représente aussi un effort pour donner le meilleur de soi-même ; et lire, c’est donc aller vers le meilleur des autres.

La critique littéraire, je n’en parlerai pas. Elle vise principalement à vendre et subordonne son ton et son contenu aux exigences de l’entreprise. Sinon, il reste deux approches possibles pour parler d’un livre : ou bien s’adresser à ceux qui ne l’ont pas lu ; ou bien, au contraire, viser ceux qui savent précisément de quoi on parle. Et il me paraît que, même pour ceux qui ne l’ont pas lu, il est toujours préférable que le propos ne s’embarrasse pas des ignorances de ceux auxquels il s’adresse. Les connaissances sont peu de choses ; l’envie de connaître est une grande chose.

Alain Finkielkraut a choisi de nous parler de livres qui l’ont touché. C’est une excellente idée. Il a en outre choisi de le faire en parlant de la façon dont chaque livre l’a touché – l’a touché lui – avec ce que sa propre sensibilité, ses propres convictions, peuvent y avoir à faire. C’est une meilleure idée encore. Et lorsqu’on le lit, on croit entendre sa voix, tant son expression orale et son expression écrite sont parentes.

Je ne vais pas commenter ses propres commentaires. D’abord parce que je n’ai pas lu plusieurs des neuf livres qu’il évoque, ou alors depuis trop longtemps. Ensuite parce que je n’ai pas le sentiment d’y pouvoir apporter quoi que ce soit qui en vaille vraiment la peine. J’ai été particulièrement séduit pas les réflexions que Finkielkraut nous livre à propos des livres de Grossmann, de Haffner, de Camus, de Dostoïevski, de James et de Blixen ; j’ai par contre été un peu déçu par la place exagérée qu’il accorde au résumé du récit lorsqu’il parle de La tache de Roth ou de Lord Jim de Conrad.

Mais il existe dans Un cœur intelligent un fil conducteur, une idée maîtresse, une orientation de lecture, qui mérite qu’on s’y arrête. C’est que tous les livres ne sont évoqués que dans l’intention bien claire de rendre compte de l’importance de la littérature. Dans un court épilogue qu’il intitule "La lutte avec l’ange", Finkielkraut se fait précis :
« Les œuvres dans lesquelles je me suis plongé m’ont fait découvrir que la littérature elle-même a toujours maille à partir avec la littérature. Sur le chemin de la vérité, la compréhension littéraire de l’existence rencontre et affronte inévitablement son double. La bataille de la représentation bat son plein : une lutte sans merci oppose le récit au récit, la fiction à la fiction, l’intrigue révélante aux scénarios embellissants et gratifiants dictés par le désir. Notre activité fantasmatique, en effet, ne connaît pas d’interruption. Notre for intérieur est un cinéma permanent. Nous ne cessons de consommer et de produire des histoires. Même fatigués, nous ne faisons pas relâche : tous les faits se monnayent en anecdotes, tout ce qui arrive se raconte. Et le principal obstacle qui se dresse entre nous et le monde voire entre nous et nous-même est d’ordre romanesque. Le voile jeté sur les choses a, de même que leur dévoilement, une texture narrative. Or, si l’on peut être légitimement inquiet, à l’âge des nouveaux supports, pour l’avenir du livre, il n’y a aucune raison de croire à l’éclipse prochaine de la fable. » (pp. 279-280)
Et de conclure :
« Être homme, c’est confier la mise en forme de son destin à la littérature. Toute la question est de savoir laquelle. » (p. 280)

La question de la signification de la littérature, que ce soit d’un point de vue cognitif ou d’un point de vue affectif, est l’une des plus difficiles qui soient (6). Finkielkraut la surinvestit un peu, tant il est préoccupé de reconnaître à la culture cultivée tout ce qui la distingue de la culture tout court. Mais cela nous vaut des pages brûlantes d’intelligence, comme seul un cœur peut en donner. Ainsi, lorsqu’il s’agit de synthétiser ce que lui apportent Les carnets du sous-sol de Dostoïevski :
« Dostoïevski a cru au palais de cristal. Il a milité pour son instauration. Il a lu avidement Fourier, Proudhon, Saint-Simon, Owen et tous les utopistes. Et puis, il a compris que ces minutieux systèmes qui s’applaudissaient de leur pragmatisme et de leur hédonisme étaient, en fait, redoutablement simplificateurs. L’édifice scintillant de ses rêves juvéniles lui est alors apparu sous un tout autre jour : celui d’une gigantesque et grise maison de correction. Mais il n’a pas pris pour autant le parti du désir incorrigible. Il n’a pas glorifié la sauvage démesure de l’inconscient ; il a découvert que, à moins d’une déposition miraculeuse de l’amour-propre par l’amour, les hommes, même les plus affables, vivent dans un souterrain. » (pp. 234-235)
On perçoit bien là ce que sa lecture doit à son propre itinéraire. Et mieux encore lorsqu’il tire une dernière conclusion de la lecture du "Festin de Babette" :
« Karen Blixen, à la fin de ce conte, crédite l’art d’avoir rétabli l’harmonie. Mais elle souligne en même temps la dissonance, le différend voire la contradiction qui existent entre les règles et les idéaux respectifs de l’art et de la démocratie. Elle montre même, avec l’exemple de Babette, quelle intensité paroxystique cette contradiction peut atteindre. Voilà sans doute la part du récit la plus indigeste pour l’esprit de notre temps. Son seul Dieu, en effet, c’est la Démocratie. Ce dieu jaloux qui a dénoncé l’idéal ascétique et qui ne supporte pas qu’on plaisante avec ses valeurs, dit partout son amour de l’art mais ne se fait pas à l’idée d’une classe cultivée, il veut la peau des héritiers, bref il déteste tout ce dont l’art, si universelle que soit sa portée, a besoin pour vivre. Au nom de la défense des droits de l’homme, il prêche l’indiscrimination, il prononce l’équivalence des formes et il décrète que tous les goûts sont dans la culture. Mais c’est une autre histoire. »

Incorrigible Finkielkraut…, merci.

(1) Alain Finkielkraut, Un coeur intelligent. Lectures, Stock/Flammarion, 2009.
(2) Ce fut éphémère et il en parle aujourd’hui avec autodérision : « Un vrai mutin de Panurge ».
(3) L’émission Répliques qu’il dirige et anime le samedi matin sur France Culture reste un morceau de choix. S’il lui arrive d’y manifester les travers que je lui trouve, la qualité des invités comme celle de la préparation et des thèmes choisis en font un rendez-vous à ne pas manquer. Pour n’évoquer que l’actualité, il a réuni le 7 novembre – un vrai régal – Élisabeth de Fontenay et Paul Veyne pour parler du De la nature – Livres I – IV de Lucrèce (Belles Lettres, Classiques en poche, 2009) et il s’apprête à recevoir le 14 novembre Nathalie Heinich et Luc Boltanski.
(4) Ainsi, le matin du 9 octobre dernier, que faisait-il donc sur France Inter à défendre Polanski et Mitterrand de façon outrancière et mal informée ? « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »
(5) Élisabeth de Fontenay, « Réflexions sur l’affaire Finkielkraut » in Le Monde du 3 février 2006.
(6) Cf. Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie, Agone, Collection "Banc d’essais", 2008.

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Discours sur la vertu
À propos d’un Finkielkraut qui ne convainc guère
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À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

mardi 3 novembre 2009

Note spéciale : Claude Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss est mort

Claude Lévi-Strauss est mort le 30 octobre dernier.

Je ne saurais dire combien je souhaite lui rendre hommage.

Peut-être est-ce le moment de montrer ces instants où il choisit son costume d’académicien. Il y tint des propos qui en étonneront beaucoup. Pourtant, ce qu’il fut s’y trouve un peu résumé. Comment ne pas être réjoui par la tranquillité avec laquelle il exprima le plaisir pour un homme de suivre une tradition et, par là même, de s'habiller comme une femme, alors que c'est l'époque - la première moitié des années 70 - où on est en train de balancer tant de choses, à commencer par le système éducatif...




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...ce que nous apprend la civilisation japonaise
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Trois des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss de Georges Charbonnier
Lévi-Strauss de Loyer
De Montaigne à Montaigne
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson

dimanche 25 octobre 2009

Note de lecture : Claude Lévi-Strauss

Le Père Noël supplicié
de Claude Lévi-Strauss


Je viens de relire un texte que Claude Lévi-Strauss avait initialement publié dans la revue Les temps modernes (1) et qui a été réédité chez Sables en 1996 (2) : Le Père Noël supplicié. Et j’ai été frappé par le nombre élevé de niveau de lecture auquel ce texte se prête.

On peut d’abord y voir le rappel d’un étonnant fait divers et de la distance qui nous sépare du début des années 50. On peut aussi y trouver un certain stade des conceptions méthodologiques de Lévi-Strauss, après Les structures élémentaires de la parenté et avant Tristes tropiques. On peut encore y relever les buts que Lévi-Strauss assigne à l’ethnologie. On peut surtout y mesurer combien, à l’époque, l’écart séparant la doxa d’une certaine anthropologie était plus grand qu’il ne l’est aujourd’hui. C’est à ce dernier point que je voudrais essentiellement m’attacher.

Qui oserait encore, de nos jours, placer sa réflexion à un tel niveau de généralité, là précisément où le libre arbitre n’a plus cours ? Qui oserait aujourd’hui orienter ses recherches sur le postulat que l’homme ne s’appartient pas ? Et pourtant, qui oserait en même temps affirmer que la recherche en science sociale a, depuis lors, démontré l’inexactitude de cette voie ?

Avant d’en dire plus, il importe peut-être de commencer par préciser les faits dont il est question. Le journal France-Soir les avait alors relatés comme suit :
« DEVANT LES ENFANTS DES PATRONAGES
LE PÈRE NOËL A ÉTÉ BRÛLÉ SUR LE PARVIS
DE LA CATHÉDRALE DE DIJON

Dijon, 24 décembre
[1951] (dép. France-Soir)

Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le parvis. Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. On lui reproche surtout de s’être introduit dans toutes les écoles publiques d’où la crèche est scrupuleusement bannie.
Dimanche à trois heures de l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d’innocents d’une faute dont s’étaient rendus coupables ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée.
À l’issue de l’exécution, un communiqué a été publié dont voici l’essentiel :
"Représentant tous les foyers chrétiens de la paroisse désireux de lutter contre le mensonge, 250 enfants, groupés devant la porte principale de la cathédrale de Dijon, ont brûlé le Père Noël.
Il ne s’agissait pas d’une attraction, mais d’un geste symbolique. Le Père Noël a été sacrifié en holocauste. À la vérité, le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation. Que d’autres disent et écrivent ce qu’ils veulent et fassent du Père Noël le contrepoids du Père Fouettard.
Pour nous, chrétiens, la fête de Noël doit rester la fête anniversaire de la naissance du Sauveur."
L’exécution du Père Noël sur le parvis de la cathédrale a été diversement appréciée par la population et a provoqué de vifs commentaires même chez les catholiques.
D’ailleurs, cette manifestation intempestive risque d’avoir des suites imprévues par ses organisateurs.
………………….
L’affaire partage la ville en deux camps.
Dijon attend la résurrection du Père Noël assassiné hier sur le parvis de la cathédrale. Il ressuscitera ce soir, à dix-huit heures, à l’Hôtel de Ville. Un communiqué officiel a annoncé, en effet, qu’il convoquait comme chaque année les enfants de Dijon place de la Libération et qu’il leur parlerait du haut des toits de l’Hôtel de Ville où il circulera sous les feux des projecteurs.
Le chanoine Kir, député-maire de Dijon, se serait abstenu de prendre parti dans cette délicate affaire.
» (pp. 8-11)

D’emblée, Claude Lévi-Strauss écarte la doxa et redéfinit le problème que soulèvent ces faits.
« Le ton de la plupart des articles est celui d’une sensiblerie pleine de tact : il est si joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les enfants en tirent de grandes satisfactions et font provision de délicieux souvenirs pour l’âge mûr, etc. En fait, on fuit la question au lieu d’y répondre, car il ne s’agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. » (p. 12)
Il est frappant de constater combien Lévi-Strauss, convaincu que les raisons des choses ne sont pas dans les raisons des hommes, ne s’attarde guère à analyser les errements de la doxa. C’est que s’appesantir sur les naïvetés, sur les illusions, sur les fantasmes dont s’alimente le sens commun, c’est encore donner une chance à ce sens commun d’influer, ne serait-ce que négativement, sur l’effort d’élucidation auquel se voue l’anthropologue. Il ne s’agit pas pour lui d’être délivré ou au-dessus des raisons des hommes ; il s’agit de combattre ces raisons des hommes en soi-même, ne serait-ce que pour donner leur chance à des raisons nouvelles, normalement inimaginables, voire impensables. Dans le chapitre de son dernier livre (3) qu’il consacre à La plaisanterie de Milan Kundera, Alain Finkielkraut explore longuement toutes sortes de naïvetés, d’illusions et de fantasmes qu’il confronte à ce proverbe yiddish : « L’homme pense, Dieu rit. » ; et de présenter la littérature comme la sauvegarde. Je l’approuve à bien des égards, mais je ne puis pourtant m’empêcher de penser que c’est pour cela que Finkielkraut s’est toujours montré mauvais sociologue lorsqu’il se hasarda – ce qu’il fit souvent – sur le terrain de cette discipline. Reste bien sûr que la sociologie n’a aucun droit à détenir le dernier mot des choses.

Au sein même de la doxa, il est des signes – pour l’ethnologue – qui postulent des explications autrement profondes. Ainsi, dans ce débat de 1951 sur le Père Noël, il y a quelque chose de bien fait pour étonner, quelque chose qui représente une occasion de creuser une question qui nous paraît plus évidente lorsqu’elle concerne des peuples lointains que lorsqu’elle concerne notre propre société.
« Le Père Noël, symbole de l’irréligion, quel paradoxe ! Car, dans cette affaire, tout se passe comme si c’était l’Église qui adoptait un esprit critique avide de franchise et de vérité, tandis que les rationalistes se font les gardiens de la superstition. Cette apparente inversion des rôles suffit à suggérer que cette naïve affaire recouvre des réalités plus profondes. Nous sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très rapide évolution des mœurs et des croyances, d’abord en France, mais sans doute aussi ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte ; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse ; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative. » (p. 13-14)

Deux voies sont envisagées par Lévi-Strauss : la recherche de comparaisons synchroniques d’abord, du côté de sociétés indiennes du sud-ouest des Etats-Unis ; la recherche de comparaisons diachroniques ensuite, avec les Saturnales à l’époque de la Rome antique. Et chaque fois, c’est la mort qui est en cause, sa représentation, sa fonction sociale, les moyens de s’en divertir (au sens étymologique du mot).

Le katchina des Indiens Pueblo présente d’importantes similitudes avec le Père Noël, notamment au niveau de la relation privilégiée qu’il entretient avec les enfants. Et c’est là une occasion de s’interroger sur le sens de l’initiation, telle que la société froide des Pueblo la connaît, parce qu’elle n’est pas elle non plus sans de certaines correspondances dans notre propre société.
« Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La "non-initiation" n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. » (p. 33)

L’histoire de la société occidentale révèle que le Père Noël et les festivités qui accompagnent son invocation ne sont pas une invention récente, mais plutôt une réadaptation. Que ce soient le gui, les cadeaux, le sapin, les papiers-cadeaux même, tout revient de pratiques passées et restaurées dans lesquelles Saint Nicolas, Halloween, le Père Fouettard, le Père Noël et d’autres encore alternent les rôles et s’opposent depuis des dizaines de siècles. Ainsi, selon Lévi-Strauss :
« Il est révélateur que les pays latins et catholiques, jusqu’au siècle dernier, aient mis l’accent sur la Saint Nicolas, c’est-à-dire sur la forme la plus mesurée de la relation, tandis que les pays anglo-saxons la dédoublent volontiers en ses deux formes extrêmes et antithétiques de Halloween où les enfants jouent les morts pour se faire exacteurs des adultes, et de Christmas où les adultes comblent les enfants pour exalter leur vitalité. » (p. 45)

Mais mon intention n’est pas ici de reproduire ou de synthétiser l’ensemble du cheminement suivi par Lévi-Strauss pour débrouiller cette affaire de Père Noël supplicié. Je voudrais uniquement mettre l’accent sur le fait que les rapports qu’il met en lumière entre divers éléments symboliques sont de l’ordre du caché et que la force avec laquelle ils déterminent les croyances et les pratiques repose principalement sur le peu de conscience que les agents sociaux en ont. Les dernières phrases du texte de Lévi-Strauss sont les suivantes :
« Avec beaucoup de profondeur, Salomon Reinach a écrit que la grande différence entre religions antiques et religions modernes tient à ce que "les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts". Sans doute y-a-t-il loin de la prière aux morts à cette prière toute mêlée de conjurations, que chaque année et de plus en plus, nous adressons aux petits-enfants – incarnation traditionnelle des morts – pour qu’ils consentent, en croyant au Père Noël, à nous aider à croire en la vie. Nous avons pourtant débrouillé les fils qui témoignent de la continuité entre ces deux expressions d’une identique réalité. Mais l’Église n’a certainement pas tort quand elle dénonce, dans la croyance au Père Noël, le bastion le plus solide, et l’un des foyers les plus actifs du paganisme chez l’homme moderne. Reste à savoir si l’homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d’être païen. Faisons, en terminant, une dernière remarque : le chemin est long du roi des Saturnales au Bonhomme Noël ; en cours de route, un trait essentiel – le plus archaïque peut-être – du premier semblait s’être définitivement perdu. Car Frazer a jadis montré que le roi des Saturnales est lui-même l’héritier d’un prototype ancien qui, après avoir personnifié le roi Saturne et s’être, pendant un mois, permis tous les excès, était solennellement sacrifié sur l’autel du Dieu. Grâce à l’autodafé de Dijon, voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n’est pas le moindre paradoxe de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que restaurer dans sa plénitude, après une éclipse de quelques millénaires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité. » (p. 49-51)

Il y a un brin de malice dans les derniers mots de Lévi-Strauss. Et pourtant, la démonstration est là, du moins pour ceux qui ne reculent pas devant l’absence de sens des choses et de la vie. Car rechercher le pourquoi et le comment du comportement humain – et au passage du fonctionnement de l’esprit humain – réclame de réduire à rien le sens auquel les hommes croient, c’est-à-dire celui qu’ils ont inconsciemment inventé. L’anthropologie de Lévi-Strauss est de celle qui évapore le sens, de celle qui affronte le tragique, de celle qui confine la vie dans le seul plaisir de vivre, comme cela peut être grâce à l’amour dans toute son irrationalité, grâce à l’amitié désintéressée, grâce au propos d’un homme de qualité, grâce au mufle attendrissant d’un vache, grâce à l’odeur d’un sous-bois, grâce à la lumière d’un matin…

(1) Numéro de mars 1952, pp. 1572-1590.
(2) Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié, Sables, Pin-Balma, 1996.
(3) Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, Stock/Flammarion, 2009.

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mardi 13 octobre 2009

Note d’opinion : Polanski et Mitterrand

À propos de la morale et de la sexualité

Les faits et gestes d’un artiste et d’un ministre alimentent en ce moment les médias et comblent ainsi le souhait de ceux-ci de se vendre. L’opinion y trouve une occasion de s’enflammer, qui pour défendre, qui pour condamner. Mais que s’agit-il de défendre ou de condamner ? Et au nom de quoi ?

Parmi les multiples distinctions dont la morale peut faire l’objet, il en est une, assez première, qui me paraît trop souvent ignorée. Il y a ceux qui pensent que la morale est de tous les instants, qu’elle réclame un jugement constant de tous les actes et même de toutes les pensées, de jour comme de nuit. C’est la position d’une certaine forme de christianisme – aujourd’hui certes bien moins rigoureuse qu’hier – qui impose au fidèle une vigilance permanente, de telle sorte que le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, le permis et le péché soient continûment distingués, jusque dans l’anodin. Et puis il y a ceux pour qui la morale n’est convoquée que face à une situation qui la réclame, et qui la laissent le reste du temps dans une sorte de veille muette. C’était probablement la conception la plus courante du paganisme, avec ses devoirs précis et circonstanciés (1).

Il ne fait guère de doute que la place sans cesse grandissante qu’occupent dans nos sociétés les règles de droit pénalisant mille et un comportements devraient inciter – si le droit était moins désobéi qu’il ne l’est – à une circonspection incessante. Mais le droit ne doit pas être confondu avec la morale, lui qui d’ailleurs n’atteint que les faits et non les désirs. Et, tout comme rien n’interdit à quiconque d’estimer que le respect du droit constitue une obligation morale, rien n’interdit davantage de juger moralement chaque règle de droit et d’en condamner l’une ou l’autre au tribunal de la morale. C’est dire s’il est téméraire de vouloir démêler les indignations croisées que suscitent cet artiste et ce ministre, dès lors qu’elles ne précisent jamais ni à quel type de morale elle se réfère, ni moins encore à quels rapports entre morale et droit elles adhèrent.

La sexualité constitue – avec la guerre peut-être – le domaine de la vie humaine où le droit et la morale ont le plus de difficultés à se faire entendre. C’est que le désir fait généralement fi des droits et des devoirs et que les actes sexuels s’embarrassent peu de preuves. Ainsi, la formule si souvent proférée de partenaires consentants entretient avec la pratique un rapport des plus flous ; le jeu sexuel écarte difficilement une posture de domination que le langage corrobore (« prendre » (2), « posséder », « se donner », etc.) Il n’en demeure pas moins que le droit comme la morale ont toutes les raisons de s’intéresser à la sexualité. Ils devraient le faire de telle sorte que soient prises en compte les difficultés spécifiques au domaine.

Le juge qui doit appliquer le droit à des faits sexuels a besoin d’une règle qui lui permet d’apprécier et de qualifier les actes le plus objectivement possible. C’est là une nécessité qui est totalement indépendante de la question de savoir quelles pratiques sexuelles doivent être interdites. Ainsi, si le législateur estime opportun d’interdire les relations sexuelles (ou certains types de relation sexuelle) aux enfants, il est de bonne justice que la règle fixe un âge en deçà duquel la prohibition s’applique, indépendamment d’une réalité qui voit les motifs de cette interdiction fluctuer selon les individus au gré de l’âge.

Le moraliste – autrement dit tout un chacun – qui pense savoir comment bien agir doit être rigoureux avec lui-même, mais plus circonspect à l’égard des autres. Car la signification des propos, des circonstances, des gestes, des refus et des acceptations qui fondent un rapport sexuel entremêlent si étroitement le désir et la raison que le partage entre l’amour, la pulsion, la brutalité, la sensibilité, le tact, que sais-je encore, est bien malaisé à faire. Payer pour obtenir des faveurs sexuelles est un acte dégradant et qui, de surcroît, participe très souvent d’une organisation esclavagiste. Que dire à ceux qui ne peuvent s’en passer, que ce soit par pis-aller ou par réplétion lascive ? Et bien peut-être qu’« un homme, ça s’empêche » (3).

On ne sait plus trop si les medias font l’opinion ou si l’opinion fait les medias. Ce qu’il y a de sûr, c’est que s’il existe une pensée qui mérite d’être qualifiée de raisonnée et de responsable, elle se trouve bien loin de l’opinion et bien loin des medias.

(1) Marcel Conche fait quelque part l’éloge de ce moralisme intermittent.
(2) Il est pour le moins étonnant que le verbe prendre qualifie le fait de pénétrer l’autre, alors que celle ou celui qui absorbe l’autre – posture préhensile s’il en est – est réputé se faire prendre !
(3) Cf. Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, Stock/Flammarion, 2009, p. 136, où ce propos tiré du Premier homme de Camus est discuté.

lundi 5 octobre 2009

Note de lecture : Michel del Castillo et Franco

Le temps de Franco
de Michel del Castillo


Voilà certainement un exercice périlleux que celui qui consiste à évoquer la vie d’un dictateur facilement confondu avec Mussolini et Hitler sans flatter la réprobation de principe qu’il suscite habituellement. Si Michel del Castillo s’y risque dans Le temps de Franco (1), c’est que le franquisme a occupé une place importante dans sa vie, ne serait-ce que parce qu’il a divisé son père et sa mère. C’est aussi que l’Espagne est peut-être davantage partagée aujourd’hui entre ceux qui acceptent de tenter de vivre en commun et ceux qui veulent perpétuer les camps et les haines d’antan, plutôt qu’entre les tenants de ces camps.

Michel del Castillo qualifie son livre de récit. Il n’a eu ni l’ambition de faire un travail historique rigoureux et méthodique, ni l'envie non plus de se priver de rappeler des faits ou des témoignages. C’est donc un jugement sur la guerre civile et le pouvoir franquiste qu’il nous livre ; et ce jugement, ce n’est rien d’autre que le sien, dans toute sa subjectivité.

Évidemment, lorsque del Castillo explique son point de vue, il ne lui est pas possible de faire fi des opinions très tranchées que Franco, le franquisme, mais aussi la IIe République espagnole, ont suscitées. Et il est donc amené à tenir compte du fait que Franco a déchaîné contre lui les reproches peu nuancés de tous ceux qui voyaient en lui, non pas seulement un dictateur, mais surtout un fasciste à l’exemple de Mussolini, de même que du fait que le camp républicain fut décrit complaisamment comme creuset de la démocratie et comme victime du bellicisme des rebelles. Ce qui le conduit, par un courageux effort de redressement, à insister davantage sur les aptitudes de Franco, tues ou oubliées, et sur les tares de la gauche, dissimulées, omises ou méconnues.

Il eut été saugrenu, cherchant à transcender les logiques d’affrontement, de ne pas oser dénicher des similitudes, le plus souvent des similitudes dans l’horreur. Ainsi, lorsque Michel del Castillo évoque la constitution de la Légion espagnole :
« Incontestablement, Millán Astray était doué d’un charisme qui rencontrait chez ces hommes aux passions souvent primitives, une trouble complicité.
En adaptant la Légion, tel qu’il en avait étudié le fonctionnement en Algérie, Millán Astray, personnage d’inquisiteur fou, lui imprimait la marque d’un fanatisme mystique. Il l’
hispanisait par ce que l’Espagne avait produit de plus sombre.
Le romantisme légionnaire connut en Europe, notamment en France, une vogue extraordinaire, produisant des romans, des films, des chansons même. La croyance en la rédemption par la souffrance trouvait dans le vieux fonds chrétien un écho de pitié attendrie. Il y eut par ailleurs un érotisation du soldat perdu avec
La Bandera, plus ambiguë avec Quai des Brumes, plus naïve avec Mon légionnaire, chanté par Marie Dubas avant Édith Piaf.
Comment, par ailleurs, ignorer que la figure du militant d’acier produira le modèle du pur bolchevik, avant d’engendrer l’ordre noir des SS ?
Devenues des religions laïques, les grandes idéologies donnaient le jour à des ordres monastiques voués à l’extermination de leurs adversaires de race ou de classe. Ces moines guerriers bannissaient les hésitations, les répugnances et les délicatesses, forgeant des caractères implacables, inaccessibles à toute forme de sentimentalité ; traités de "petits-bourgeois", les scrupules moraux étaient moqués par les léninistes ; qualifiés de "lâcheté", ils étaient tout autant méprisés par les nazis.
La Légion espagnole appartenait à ce que Philippe Nourry appelle avec justesse "le temps des milices rationnelles", froides et mécaniques. Peut-on par ailleurs oublier que ces idéologies militarisées succédaient à la militarisation totale opérée par la Grande Guerre ?
» (pp. 72-73)

Et lorsque del Castillo évoque l’anticommunisme de Franco, il le fait en des termes qui rendent en quelque sorte justice à ce qui peut être jugé comme une certaine lucidité au sujet de la fourberie de ceux qui deviendront ses plus farouches adversaires, même si cette lucidité déboucha sur une obsession aveuglante qui le rendit peu clairvoyant.
« Francisco Franco avait-il, en 1931, des ambitions politiques ? Il commençait à se forger des convictions simples mais inébranlables. Ce n’était pas l’homme d’un système, les théories ne l’intéressaient pas. Il fallait à son esprit borné un point de vue restreint, induisant une conception stratégique et tactique. Or, il venait de trouver une explication convaincante à la profusion chaotique des événements dont il était le témoin.
Primo de Rivera ayant abonné les capitaineries et les académies militaires au
Bulletin de l’entente internationale anticommuniste, édité à Genève, Franco s’était mis à lire avec assiduité cette publication à laquelle il souscrirait plus tard un abonnement personnel. Bien informée, la revue publiait souvent des documents de première main : comptes rendus des délibérations du Komintern, biographies des principaux dirigeants communistes, y compris les Espagnols, éditoriaux expliquant les revirements de la politique stalinienne, ses choix stratégiques. Franco tenait là le fil reliant ses intuitions et ses observations. Il lui suffisait de le tirer pour découvrir la trame cachée. Il venait ainsi de comprendre que le bolchevisme était moins à redouter quand il se montrait à visage découvert que lorsqu’il manœuvrait, caché derrière des organisations en apparence neutres, stratégie de contournement par les ailes que ce militaire entreprit aussitôt de démasquer dans la réalité. Il perçut la manipulation derrière les revendications les plus généreuses, identifia les agents naïfs ou rusés, suivit à la trace les manœuvres. Enfin il perçait à jour la signification et les ressorts de désordres en apparence confus. » (pp. 129-130)
Franco pêche-t-il par simplisme, en l’occurrence ? Non si l’on se borne à son discernement à propos des communistes ; oui si l’on retient sa volonté de les combattre, de les anéantir. Mais Franco est un militaire.
« Faut-il suivre l’historien [Bartolomé Bennassar, auteur de Franco, Perrin, 1995] quand, emboîtant le pas à Luiz Ramirez, il pose des questions teintées d’un moralisme décalé ? "En revanche, Luis Ramirez est mieux inspiré lorsqu’il souligne l’égocentrisme de Franco, son indifférence au destin des autres, à la mort : lors de l’action de 1916 qui valut à Franco sa grave blessure, plus de la moitié des hommes de son unité étaient tombés ! La question posée par Luis Ramirez est donc fort opportune. Pourquoi ? Quel est le sens de ces morts ?"
Si le capitaine Franco avait succombé à sa blessure, éventualité alors fort plausible, je suppose que la question n’aurait pas été posée. Elle peut d’ailleurs se poser à propos de tout chef de guerre, de tous les militaires depuis que le monde existe. Elle peut se résumer à cette alternative fort simple : pourquoi Franco était-il un militaire au lieu d’être un militant pacifiste ? Car, emporté par son élan compassionnel, Bennassar poursuit : "Quel est le sens de ces morts ? Franco s’est-il seulement posé la question ?"
Je ne suis pas sûr que cette rhétorique soit encore de l’Histoire, puisque la question du sens de la guerre traverse les siècles, occupe les poètes et les tragiques d’Homère à Eschyle, tout comme elle occupe les conversations du café du Commerce. Non qu’elle soit sans fondement, au contraire. Elle ne relève tout simplement pas de l’univers mental de Franco, pas plus, au demeurant, que de celui de n’importe quel militaire.
On mesure la difficulté que les intellectuels éprouvent à comprendre Franco, à pénétrer la mentalité de n’importe quel militaire pour qui mourir est un métier. Naïvement, ils appliquent un code philosophique à ce qui relève d’un code de l’honneur. Dévoyé ? Peut-être. Plus ambigu pourtant qu’il n’y paraît. Nos libertés se trouvent-elles en péril, les mêmes s’indignent que les militaires ne fassent pas ou fassent mal leur devoir. Quel Français n’a pas ressenti la honte des débâcles de 1870 et de 1940 ? Nous demandons à l’armée d’être forte, disciplinée, prête à tuer et à mourir, c’est-à-dire à bien faire son singulier métier dans les guerres que nous estimons justes, mais de refuser de se battre quand les guerres nous paraissent injustes.
» (pp. 46-47)
Et il en est qui joue au militaire sans l’être.
« Peut-être Largo Caballero était-il fou ; peut-être se prenait-il vraiment pour Lénine. Son délire a rencontré celui de Franco, produisant une atroce déflagration. Car c’est bien Largo Caballero et ses conseillers de l’ombre, manipulés par les agents du Komintern, qui fournissent au général les preuves dont sa paranoïa a besoin pour se sentir justifiée. Largo Caballero et Franco apparaissent comme deux adversaires farouches ; ce sont deux jumeaux poursuivant des hallucinations parallèles. Il existe une parenté des extrémistes qui peuvent, avec une facilité déconcertante, passer d’un bord à l’autre. » (pp. 205-206)
Ce qui est troublant, c’est que Franco était peut-être un homme ordinaire.
« Combien de souverains mériteraient, au fil des siècles, le qualificatif d’"ordinaires" sans que ce verdict nous informe sur le succès ou l’échec de leurs entreprises ? Dans la littérature historique ou politique du XXe siècle, la question de la banalité et de la médiocrité de Staline, si on le compare à Trotsky, d’une culture et d’une intelligence si supérieures, revient avec insistance sans qu’aucune réponse satisfaisante ne soit donnée à la question de savoir pourquoi c’est le plus médiocre qui, dans la lutte pour le pouvoir, l’emporte. » (p. 307)
« C’est pourtant l’inculte qui, flairant avec son pragmatisme habituel les évolutions du monde nouveau, se fera l’avocat des peuples colonisés ; qui, tournant la page de sa jeunesse, accordera l’indépendance au Maroc espagnol, deviendra l’ami des jeunes nations arabes avec une étrange intuition des enjeux. L’intellectuel, lui [Salazar], s’accrochera furieusement à ses colonies et poursuivra en Angola une guerre impopulaire. Toujours cette énigme de l’intelligence politique, si différente en son essence de la culture livresque… » (p. 313)

Il y a dans le livre de Michel del Castillo bien de quoi alimenter notre réflexion sur l’histoire et sur ce qui nous conduit si souvent à la raconter comment elle nous eût plu plutôt que comment elle fût.
« Il existe une guerre d’Espagne mythique ; il existe dans la réalité des guerres toutes d’une égale férocité.
Si tant de Français s’accrochent encore à la légende, c’est sans doute que le mot "Révolution" éveille dans leur inconscient des résonances profondes. Combien de temps a-t-il fallu pour que les tueries de Vendée accèdent à la lumière ? Combien de temps pour que l’hécatombe du communisme réel soit reconnue, avec d’ailleurs bien des réticences ? Deux mots ont recouvert le conflit ibérique d’un manteau de rhétorique :
République, fiction de justice et de liberté ; Révolution, espérance aussi vague que lumineuse, une parousie. » (p. 221)

Au sujet de la compréhension que l’on peut éventuellement éprouver à l’égard de Franco – ou du moins de certains de ses comportements – en lisant del Castillo, il convient probablement d’en mesurer la portée : la violence n’est souvent que la conséquence d’une absence de compréhension. À force de refuser de comprendre que le pire naît d’hommes qui ne sont pas pires que nous, on se condamne à ne pas comprendre pourquoi le pire se répète.

(1) Michel del Castillo, Le temps de Franco, Fayard, 2008.


Autres notes sur Michel del Castillo :
La nuit du décret
Mamita