dimanche 21 décembre 2008

Note de lecture : J.-M. G. Le Clézio

L’extase matérielle
de J.-M. G. Le Clézio


Les prix littéraires ne guident pas mes lectures. Car ce qui fait le succès d’un livre, ce qu’ont en commun ces ouvrages qui se pressent en hautes piles sur les meilleures tables des libraires, c’est précisément ce dont je souhaite généralement me détourner. Évidemment, ce genre de boussole peut être trompeuse et je peux, en m’y fiant, passer à côté d’un bijou. Mais les choix de lecture obéissent fatalement à des préceptes incertains ; on ne peut pas tout lire.

Lorsque j’ai appris que J.-M. G. Le Clézio s’était vu décerner le Nobel de littérature 2008, je me suis souvenu n’avoir lu qu’un seul de ses livres, un seul de ses très nombreux livres : Le rêve mexicain ou la pensée interrompue (1). Ce qui m’avait alors attiré, c’était le sujet : la rencontre entre les peuples précolombiens et les Espagnols. Et j’avais apprécié ce livre, sans prétention historique ou anthropologique, mais soucieux de rendre compte de l’incroyable choc qui stérilisa sans vergogne la culture précolombienne. Le dernier chapitre de cet ouvrage est particulièrement émouvant.

Le Clézio Nobel de littérature : il m’a semblé que cela méritait que j’y retourne voir.

Et puis, avant même d’avoir commencé, je suis tombé sur l’avis acide de Michel Volkovitch. Je vous le livre, même si chacun peut le lire sur son blog, un blog dont je recommande chaleureusement la visite (et le mot visite est ici particulièrement approprié) :
« Le prix Nobel dit de littérature, on le sait, a cette particularité d'être en même temps un prix littéraire et un prix de vertu, dans des proportions variables annuellement. Claude Simon, couronné en 1985, homme irréprochable, était surtout un formidable écrivain ; J.M.G. Le Clézio, lui, vainqueur cette année, brille par ses qualités morales.
Voilà un vote utile ! voilà un mec bien s’il en fut jamais ! Sa prose est sans doute un peu plate, un peu molle, parfois un rien bâclée, mais elle déborde d'idées généreuses, exprimées de façon simple et frontale. Est-il plus beau fanion pour guider la jeunesse ? Et qu'il est beau ! Il fallait bien que le Nobel aille à notre Beau...
Que babillé-je là ? Maudite franchise. Elle va m'aliéner la plus belle part de mon public, en grande partie féminin... Pardonnez-moi, volkonautes bien-aimées. Mettez mon persiflage au compte de la plus vile des jalousies masculines. Pour me faire absoudre, je vous promets de relire JMG dans les dix ans qui viennent — le temps de digérer l'ennui qu'à chaque tentative votre JMG me cause.
» (2)
Il y a chez Michel Volkovitch quelque chose que j’aime beaucoup, un ton, une griffe, une tournure. Et je suis enclin à donner du poids à ses jugements. Alors, que faire ? Prendre le risque de m’ennuyer ? J’ai voulu en avoir le cœur net.

Je viens donc d’achever la dernière page d’un livre de J.-M. G. Le Clézio : L’extase matérielle (3). C’est un essai écrit au début de sa carrière littéraire, alors qu’il avait publié quatre ou cinq romans.

Le livre comporte trois parties de longueurs fort inégales : d’abord, « L’extase matérielle » qui donne son nom au livre entier ; ensuite, « L’infiniment moyen » qui occupe les trois quarts de l’ouvrage ; enfin, « Le silence ». Chacune de ces parties sont composées de chapitres tantôt portant un titre, tantôt pas.

Avant même d’évoquer ce dont parle cet essai, il me faut reconnaître que mon impression s’est modifiée en cours de lecture. Autant le début du livre m’a fortement agacé et aussi passablement ennuyé, autant sa fin m’a trouvé plus réceptif et quelquefois même admiratif. Est-ce l’influence de Michel Volkovitch qui, après m’avoir prévenu contre le récent Nobel, s’est progressivement dissoute ? Est-ce plus simplement de m’être laissé lentement convaincre ? Peut-être aussi l’écriture change-t-elle au fil des pages ; je le crois.

Au début, il y a d’abord cette façon de s’exprimer : une enfilade d’apophtegmes qui, pour ne pas être étrangers l’un à l’autre, se suivent néanmoins d’une façon qui engendre un style haché, presque psalmodiant. Et puis, il y a ce parti pris d’aborder les questions philosophiques de façon candide, en ignorant superbement les philosophes et leur histoire. Exemple de question : « Quelquefois, quand je vois une face de femme mûre, une de ces faces bien faites, pensantes, aux cheveux à peine grisonnants, aux rides toutes en place et comme dessinées selon un modèle inconnu et très ancien, je me dis, qu’est-ce qui fait donc qu’elle est elle ? Qu’est ce qui tient ce visage en paix, qu’est-ce qui le maintient ? Quelle est la volonté invisible, le contour de fil de fer qui retient tous ces traits dans cet ordre, qu’est-ce qui empêche cette eau de couler ? Comment est-ce possible ?» (p. 38) Est-ce vraiment profond ? Est-ce poétique ? Seul le style peut permettre d’en décider, et il n’est guère exaltant. Je n’arrive pas à me satisfaire de ces longues listes de mots que Le Clézio aligne l’un en dessous de l’autre (pp. 41, 69, 94, 111, 209-212, 232-233), quand ce ne sont pas des objets et leur notice (p. 149 et 211), ou, pire encore, quatre mots inlassablement répétés sur plus de dix lignes (pp. 180-181) (4). Peut-être est-ce là l’influence du nouveau roman, telle qu’elle pesait sur le monde littéraire dans la deuxième moitié des années 60 : une prétention formelle qui nuisit beaucoup à la forme.

Mais de quoi est-il question ? me direz-vous. De l’effroi devant l’infini, tel que Pascal en parla si bien, lui. Devant la matière, devrais-je plutôt dire, en tant que celle-ci serait la vérité des choses dès lors qu’on l’oppose au langage. Et le langage se plie alors à cette vérité en ne s’autorisant plus que l’éloge de la matière. Longuement. Assez tristement. Rien ne paraît vraiment faux, rien n’indigne, rien n’est sans fondement, mais tout est un peu lassant.

Avec quelquefois des conclusions étonnantes. Ainsi, dans un chapitre qui commence par : « La conscience et la lucidité ne sont pas des passages clairs » (p. 161) et qui énonce entre autres : « Il est possible que la pensée ne soit pas si éloignée des formes les plus basses de la vie. Sa loi est peut-être la même » (p. 162), Le Clézio conclut : « Voilà le spectacle qui nous attend peut-être un de ces jours. L’admirable spectacle de la matière rejointe, qui nous tire doucement vers une sorte de rêve exact. Nous n’aurons plus rien à attendre. Nous habiterons dans le dessin, au centre du rébus, au cœur même de l’énigme, et toute la question s’effacera d’elle-même. À ce moment-là, la vanité sera une vertu. » (p. 164) La vanité glorifiée par cet homme à l’allure si modeste… Qu’en penser ? On me dira que j’isole des phrases, que je les sors de leur contexte. Oui, c’est vrai, mais je cherche toujours le contexte.

« Ce qu’il faudrait faire, pour vraiment percer le mystère de l’écriture, c’est écrire jusqu’aux limites de ses forces. Penser et déterminer cette pensée avec des signes, sans arrêt, jusqu’à ce que l’on tombe endormi, évanoui ou mort. C’est la seule expérience à peu près probante. Après cela, on n’aurait plus qu’à se taire. » (p. 132). Faut-il commenter ?

Et lorsque Le Clézio veut magnifier la nature, en ce qu’elle exhibe la matière, voilà ce que ça donne : « Les paysages sont vraiment beaux. Je ne m’en rassasierai jamais. Je les regarde, comme ça, le matin, à midi, ou le soir, parfois même la nuit, et je sens mon corps m’échapper, se confondre. Mon âme nage dans la joie, vaste, immense, dans la joie étendue de plaine jaune bordée de montagnes, arbres, ruisseaux, lits de cailloux, arbustes effilochés, trous, ombres, nuages, air dansant gonflé de chaleur. Plénitude ou vide total, je ne sais pas, qu’importe ? Mon esprit est là, collé étroitement aux contours des rochers, à l’écorce des arbres. Il vit avec lui, il vit avec moi, il vaque, il est espace, relief, couleur, érosion, odeurs, bruissements, bruits. Et il est plus que cela : il est le contemporain de ma vie. » (p. 119) Je ne résiste pas, devant ces lignes, à citer encore Le Clézio (en sortant ses mots de leur contexte, volontairement cette fois) : « Si je pouvais seulement exprimer cette platitude. » (p. 151) C’est fait !

Mais à présent que j’ai laissé libre cours à mon agacement, je ne dois pas taire mes plaisirs. Ça commence à peu près au milieu du livre avec un chapitre intitulé « Assassinat d’une mouche » (pp. 154-160). Trop long pour être reproduit ici, ce passage – croyez-moi – est enchanteur. Et ce que le style avait de raide semble alors disparaître.

Il en va de même lorsqu’il décrit une autre femme : « Cette autre femme au visage doux, enfantin, aux yeux humides et profonds, au front haut et pur, cette femme vivante, dois-je la laisser dans son monde ? Elle est là, elle me parle, et je l’écoute. Elle écarte une mèche de cheveux de sa longue main aux doigts fins, presque transparents, et je contemple ce geste qui s’est fait sans moi. Je la vois respirer, je vois le mouvement ample et glorieux qui gonfle lentement sa poitrine et soulève ses seins, puis s’éparpille dans l’air. J’écoute les coups durs de son cœur qui sursaute, au loin, enfoui entre deux ou trois organes. Je sens l’odeur de sa sueur, l’odeur de ses cheveux, l’odeur âcre, puissante, mêlée de parfum qui est l’odeur de la femelle de mon espèce. Je scrute les détails de sa peau, les taches claires, les verrues, les boutons, les points noirs et les cicatrices minuscules, les rides, les vergetures, les bleus, les trous des pores et les forêts de duvet. J’aperçois le bondissement presque imperceptible des veines, les tressaillements des muscles, des tendons, toutes les choses terribles qu’elle porte dans le sac de son corps et qui vivent, qui vivent. » (p. 173-174) J’arrête ici la citation, même si la suite ne démérite pas. Mais je profite de l’apparition de ce mot sac, qui reviendra encore deux fois dans la page suivante. On pense bien sûr au sac de peau de Platon (5), tel qu’Alain en traitera (6). Et on se dit que, cette fois, le sac contient tout de façon indistincte : le ventre, le cœur, l’intellect ; le monstre, le lion, l’homme.

Et puis, il y a cette araignée qui tisse sa toile, introduisant le chapitre intitulé « Le piège » (pp. 165-168). C’est aussi géométrique que le serait le travail d’un entomologiste (7), et c’est très beau.

La dernière partie du livre, « Le silence », est consacrée à la mort. Par moment mystique, le propos est souvent profond : « Comprendre, toujours vouloir comprendre, orgueil démesuré, insensé, invivable ; comment pourrais-je comprendre ? Je n’ai rien pour m’appuyer. Ce que je comprendrai, ce ne sera pas le monde ni même moi dans le monde. Ce sera un reflet, une image fugace et mobile de ce qui m’est apparu, et dont je ne suis même pas sûr. Je pourrai à la rigueur utiliser, adapter certaines lois aux lois humaines. Fabriquer des outils. Me servir de ce qui est offert. Mais je ne comprendrai rien, je ne connaîtrai rien. Jamais ne s’ouvrira le secret de l’enchaînement des éléments. Je ne pourrai jamais rien tenir pour certain, pour établi durablement. Car tout ce que j’approcherai sera soumis au principe d’écoulement de mon esprit. Et surtout, je ne pourrai jamais rien créer. Ce que je pense, ce que pense l’homme ne m’appartient pas. Cela n’est que le néant par rapport à la colossale possession du règne étendu, où, dans la vie et dans la mort, se manifeste la puissance incoercible de ce qui est. » (p. 274). Et encore ceci : « Il n’y a pas de choix offert. Ce qui était, l’était inépuisablement. Le choix venait plus tard, mais c’était une apparence, une incapacité de l’homme à concevoir. Et pourtant dans les éléments de son choix, tout était présent, tout était sous-jacent. Ainsi ce choix, de l’art, de la pensée, ou de la morale, n’était-il qu’une façon incomplète de voir et de sentir l’ensemble de la réalité. Ce choix se niait à la seconde précise où il était envisagé, car il comportait en lui-même le pouvoir de tout ce qui est présent et de tout ce qui est ensemble, sans mesure humaine. La réalité globale était plus durable que ce choix. » (pp. 284-285)

Le Clézio pyrrhonien ? pensera-t-on. Mais ce n’est pas précisément l’ataraxie qu’il cherche. « Mort, accomplissement. Ce qui scelle l’œuvre, ce qui la signe et la rend elle-même. Mort que j’attends, que j’espère. Mort qui ne rend pas absurdes les gestes de la vie, mais qui les maîtrise et les achève. Mort, en guise de fatalité. En guise de temps, en guise d’espace. Illimité à quoi tout est relatif, nuit du jour et jour de la nuit ; mort, non pas ennemi, non pas poison, mais absolu de la vie. Celui qui se battait contre ton règne, c’était pour que ton règne arrive. Celui qui luttait était en toi, déjà en toi. Il ne le savait pas, mais tout ce qu’il faisait en mode éphémère, en mode vivant, c’était pour qu’un jour il n’y ait plus rien qui soit fait ou qui reste à faire. Tout ce qu’il avait marqué de son rythme artificiel devait donc, au-delà de lui, s’ouvrir et s’étendre sur l’organisation rigoureuse du chaos. » (p. 292) Et le dessein nous est révélé : « Il faut que tu meures pour que cet instant de vie se résorbe, se dissolve dans le reste du monde. Pour qu’il n’y ait plus rien de différent, plus rien de solitaire. » (p. 295)

Dans les quinze dernières pages du livre, il semblerait que l’auteur se ravise un peu, ou du moins qu’il se cherche des raisons de penser ainsi la mort : « Et maintenant, puisque je n’ai plus besoin de mourir pour être mort, je veux arrêter la haine des mots. » (p. 309) Mais la voie choisie n’a pas vraiment changé : « Sans le savoir, sans lutter, puisque je le veux, j’ai commencé le long voyage de retour vers le gel et le silence, vers la matière multiple, calme et terrible ; sans le comprendre, mais en étant sûr que je le fais, j’ai commencé le long voyage religieux qui ne se terminera sans doute jamais. » (p. 315)

Cette pensée peu pénétrable, abstruse, presque mallarméenne, mais qui ne s’écarte jamais de l’affirmation de sa modestie, n’est-elle pas un summum d’orgueil ?

(1) J.-M. G. Le Clézio, Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, Gallimard, NRF Essais, 1988.
(2) Michel Volkovitch, Pages d’écriture, N° 62, Novembre 2008, sur le site http://www.volkovitch.com/
(3) J.-M. G. Le Clézio, L’extase matérielle, Gallimard, folio essais, 1967.
(4) Et je ne parle pas du tableau, de la carte, du relevé topographique de mots, figurant à la page 204.
(5) Platon, La république, L. IX, 588a et ss.
(6) Alain en parle dans Mars ou la guerre jugée, dans Préliminaires à la mythologie, etc.
(7) Je sais : les araignées ne sont pas des insectes.

dimanche 14 décembre 2008

Note de lecture : Colette

Claudine en ménage
de Colette


Nous y voilà ! Au vrai style de Colette, je veux dire. Avec Claudine à l’école, avec Claudine à Paris, ce n’était pas encore vraiment ça. Cette fois, avec Claudine en ménage (1), on est bien face à cette aisance d’écriture qui fait merveille. Elle sait dire ce qu’elle veut dire.

Ainsi, comparant le plaisir qu’elle prend à voyager à celui qu’y trouve Renaud, elle écrit :
« Il a trop voyagé, moi pas assez. Moi, je n’ai de nomade que l’esprit. Je vais gaiement à la suite de Renaud, puisque je l’adore. Mais j’aime les courses qui ont une fin. Lui, amoureux du voyage pour le voyage, il se lève joyeux sous un ciel étranger, en songeant qu’aujourd’hui, il partira encore. Il aspire aux montagnes de ce pays proche, à l’âpre vin de cet autre, aux factices agréments de cette ville d’eaux peignée et fleurie, à la solitude de ce hameau perché. Et il s’en va, ne regrettant ni le hameau, ni les fleurs, ni le vin puissant…
Moi, je le suis. Et je goûte – si, si, je goûte aussi – la ville aimable, le soleil derrière les pins, l’air sonore de la montagne. Mais je sens, au pied, un fil dont l’autre bout s’enroule et se noue au vieux noyer, dans le jardin de Montigny.
» (p. 415)

Ainsi aussi lorsque, ayant emménagé avec Renaud à Paris, elle se retrouve, un peu bête, dans cet appartement qui n’est rien encore pour elle :
« Assise et désœuvrée, ma songerie m’emporte, longtemps. Puis une heure sonne, je ne sais pas laquelle, et me met debout, incertaine du temps présent. Je me retrouve devant la glace de la cheminée, épinglant à la hâte mon chapeau… pour rentrer.
C’est tout. Et c’est un écroulement. Ça ne vous dit rien à vous ? Vous avez de la veine.
Pour rentrer ! Mais où ? Mais je ne suis donc pas chez moi ici ? Non, non, et tout le malheur est là.
Pour rentrer ! Où ? Pas chez papa, bien sûr, qui entasse sur mon lit, des montagnes de sales papiers. Pas à Montigny, puisque, ni la chère maison… ni l’école…
Pour rentrer ! Je n’ai donc pas de demeure ? Non ! J’habite ici chez un monsieur, un monsieur que j’aime, soit, mais j’habite chez un monsieur ! Hélas, Claudine, plante arrachée de sa terre, tes racines étaient donc si longues ? Que dira Renaud ? Rien. Il ne peut rien.
Où rentrer ? En moi. Creuser dans ma peine, dans ma peine déraisonnable et indicible, et me coucher en rond dans ce trou.
Assise de nouveau, mon chapeau sur la tête, les mains serrées très fort l’une dans l’autre, je creuse.
» (p. 420)

Et puis, il y a toute la fin de l’œuvre racontant son retour à Montigny (pp. 508-525), où le style s’affirme définitivement.

Ce style qui s’envole – et qui porte la hauteur des sentiments – sauve le livre de ce qu’il peut avoir de sommairement leste. Alors que Renaud souhaite que Claudine lui avoue son attirance, sinon son amour, pour Rézi :
« – Qu’est-ce qui vous prend ?
– Comment, ce qui me prend ? Et toi ? Je rêve ! Ma Claudine absente et dédaigneuse qui s’intéresse à quelqu’un, à Rézi, au point de l’étudier, au point de réfléchir et de déduire ! Ah ! ça, mademoiselle (il gronde pour rire, les bras croisés, comme papa) – ah ! ça, mais nous sommes amoureuse ?"
(Reculée de lui, je le regarde en dessous, les sourcils si bas, qu’il s’effare :)
"Quoi ? fâchée encore ? Décidément, tu prends tout au tragique !...
– Et vous rien au sérieux !
– Une seule chose : toi…"
(Il attend, mais ne bouge pas.)
"Ma petite bête, mais viens donc ! Que cette enfant me donne de mal ! Claudine, interroge-t-il (je suis revenue sur ses genoux, silencieuse et encore un peu tendue), apprends-moi une chose.
– Laquelle ?
– Pourquoi, lorsqu’il s’agit d’avouer, même à ton vieux mari-papa, une de tes secrètes pensées, te cabres-tu, farouche, aussi pudique et même plus que s’il te fallait, au milieu d’un concours imposant de notabilités parisiennes, montrer ton derrière ?
– Homme simple, c’est que je connais mon derrière, qui est ferme, de nuance et de toucher agréables. Je suis moins sûre, mon grand, de mes pensées, et de leur clarté, de l’accueil qu’elles trouveront… Ma pudeur, lucide, s’emploie à cacher ce qu’en moi je crains faible et laid…"
» (pp. 451-452)

Je ne résiste pas à l’envie d’évoquer le jugement que Claudine porte sur les Rubens traitant de La vie de Marie de Médicis (2)C’est de la tripaille ! » (p. 465)), jugement qui coïncide avec celui qu’émit spontanément ma fille lorsque je lui fis visiter la célèbre salle du Louvre :
« J’ai trouvé les Rubens. Ils me dégoûtent. Voilà, ils me dégoûtent ! J’essaie loyalement, pendant une bonne demi-heure, de me monter littérairement le bourrichon (le style de Maugis me gagne) ; non ! cette viande, tant de viande, cette Marie de Médicis mafflue et poudrée dont les seins ruissellent, ce guerrier dodu, son époux, qu’enlève un zéphir glorieux – et robuste – zut, zut, et zut ! Je ne comprendrai jamais. Si Renaud et les amies de Renaud savaient ça !... Et, tant pis ! Si on me pousse, je dirai ce que je pense.
Attristée, je m’en vais à petits pas – pour résister à une envie de glissades sur le parquet poli – à travers les chefs-d’œuvre qui me considèrent.
» (p. 439)

Et Colette sait aussi se juger elle-même. Elle se peint un peu dans les raisons que Rézi donne d’aimer Claudine :
« Pourquoi vous me plaisez, Claudine ? Je pourrais vous dire seulement : "Parce que je vous trouve jolie", et cela me suffirait, mais ne suffirait pas à votre orgueil… Pourquoi je vous aime ? Parce que vos yeux et vos cheveux, du même métal, sont tout ce qui demeure d’une petite statue de bronze clair, devenue chair par le reste ; parce que votre geste rude accompagne bien votre voix douce ; parce que votre sauvagerie s’humanise pour moi ; parce que vous rougissez, pour une de vos pensées intimes qu’on devine ou qui s’échappe, comme si une main effrontée s’était glissée sous vos jupes ; parce que… » (p. 444)

Mais il y a également ses hésitations, ses doutes, sa faculté de se subir davantage que de se guider. Elle aime, mais sait-elle ce qu’est aimer ?
« Hélas ! comme la vue de ce que j’aime, beauté de mon amie, suavité des forêts fresnoises, désir de Renaud, suscite en moi la même émotion, la même faim de possession et d’embrasement !... N’ai-je donc qu’une seule façon de sentir ?... » (p. 463)
Et puis surtout, comment est-elle aimée ? Ainsi, de Rézi :
« Au fait, qu’aime-t-elle en moi ? Je perçois bien la sincérité, sinon de sa tendresse, au moins de son désir, et je crains – oui, déjà, je crains – que ce désir seul l’anime. » (p. 454)

Grâce à Willy, Colette a fréquenté le salon de Mme Arman de Caillavet, où elle rencontra notamment Anatole France. Dans le roman, ces figures de la vie parisienne deviennent la mère Barmann et l’académicien Gréveuille. Et puis, elle y fit la connaissance de Proust, ce qui nous vaut ce passage de Claudine en ménage :
« Un mercredi, chez cette mère Barmann, je fus traquée, poliment, par un jeune et joli garçon de lettres. (Beaux yeux, ce petit, un soupçon de blépharite ; n’importe…) Il me compara – toujours mes cheveux courts ! – à Myrtocleia, à un jeune Hermès, à un Amour de Prud’hon ; il fouilla, pour moi, sa mémoire et les musées secrets, cita tant de chefs-d’œuvre hermaphrodites que je songeai à Luce, à Marcel, et qu’il faillit me gâter un cassoulet divin, spécialité de la maison, servi dans de petites marmites cerclées d’argent. "À chacun sa marmite ; comme c’est amusant, n’est-ce pas cher Maître ?" chuchotait Maugis dans l’oreille de Gréveuille, et le pique-assiette sexagénaire acquiesçait d’un asymétrique sourire.
Mon petit complimenteur, excité par ses propres évocations, ne me lâchait plus. Blottie dans une guérite Louis XV, j’entendais sans l’écouter qu’à peine, défiler sa littérature… Il me contemplait de ses yeux caressants, à longs cils, et murmurait, pour nous deux :
"Ah ! c’est la rêverie de Narcisse enfant, que la vôtre, c’est son âme emplie de volupté et d’amertume…
– Monsieur, lui dis-je fermement, vous divaguez. Je n’ai l’âme pleine que de haricots rouges et de petits lardons fumés."
Il se tut, foudroyé.
Renaud me gronda un peu, et rit davantage.
» (pp. 427-428)
De Proust, de Colette, de Willy, de qui en apprend-t-on le plus à travers cette page ?

Je voudrais dire ici un mot de l’édition de La Pléiade. Ce premier volume des Œuvres de Colette a été publié en 1984. C’était l’époque où la célèbre collection de Gallimard péchait sans doute le plus par un excès d’appareil critique. Il représente dans ce volume-là quelque 33 % de l’espace imprimé. Certes, l’appareil critique fait la richesse des éditions de La Pléiade. Mais point trop n’en faut. Il y a un moment où l’abondance des notes nuit à la lecture, au point qu’on se surprend à en passer pour les relire ensuite d’une traite, hors contexte, sans quelquefois bien comprendre. D’ailleurs, qui dit abondance des notes dit relativité de leur intérêt. Qu’importe après tout le nom actuel d’une rue de Paris citée par Colette ! Et lorsque Paul D’Hollander épilogue sur la vraisemblance du graffiti retrouvé sur le banc de l’école (note 1, p. 396), on a envie de dire : « À quoi bon ? »

(1) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984, pp. 377-529.
(2) C’est en 1902, au moment où Colette écrit Claudine en ménage, que le Louvre ouvrit la salle spécialement consacrée à ces œuvres de Rubens, lesquelles œuvres ont été peintes entre 1621 et 1625.

Autres notes sur Colette :
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