dimanche 12 octobre 2008

Note de lecture : Montaigne et l'Amérique

Le chapitre « Des coches » des Essais
de Montaigne


Ayant le projet de me replonger un peu dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, l’idée m’a pris de relire d’abord le chapitre « Des coches » des Essais de Montaigne (1). Pourquoi ? Parce que, du plus loin que je me remémore mon intérêt pour Lévi-Strauss, jamais je n’ai pu le dissocier de la découverte de l’Amérique.

La découverte de l’Amérique constitue très probablement l’événement le plus extraordinaire et peut-être aussi le plus significatif de ce que fut l’évolution de l’humanité depuis le néolithique. Entre 1492 et 1550, des Européens, habités d’une véritable frénésie de la découverte – frénésie entretenue par la recherche d’or –, ont découvert des contrées inconnues et rencontré des Amérindiens. Ce fut probablement l’expérience humaine la plus prodigieuse qui soit, et aussi la plus regrettable, puisqu’elle aboutit très rapidement à l’extermination des populations autochtones et à la destruction de leurs civilisations.

Il y a dans les Essais deux chapitres qui traitent des Amérindiens : dans le Livre I, « Des cannibales », et dans le Livre III, « Des coches ». Le premier est principalement consacré à la comparaison de la culture européenne avec celle d’Indiens du Brésil, les Tupis, et constitue une des premières manifestations de ce qu’on appelle aujourd’hui le relativisme culturel. Le second évoque la question du comportement des conquistadors.

Il faut avant tout, je crois, dire un mot des sources auxquelles Montaigne doit son information. Il n’est effectivement pas indifférent de peser ce qui l’a influencé. Il était lui-même, rappelons-le, très conscient de l’importance des influences et des changements qui affectent l’esprit. « Je veux représenter le progrez de mes humeurs, écrit-il, et qu’on voye chaque pièce en sa naissance. Je prendrois plaisir d’avoir commencé plustost, et à recognoistre le train de mes mutations » (2).

Il est certain que Montaigne a lu l’Histoire nouvelle du nouveau Monde de Girolamo Benzoni et, surtout, l’Histoire générale des Indes de Francisco Lopez de Gomara. Le premier de ces livres a été publié en 1565 à Venise en italien et traduit en français en 1579 ; son auteur a voyagé durant 15 ans, entre 1541 et 1556, aux Antilles, au Panama, au Guatemala et sur les côtes occidentales de l’Amérique du Sud. Lopez de Gomara, quant à lui, prêtre, fut le chapelain d’Hernan Cortès durant ses dernières années et devint son historiographe officiel. Montaigne a-t-il lu Las Casas ? (3) Je l’ignore. Rien ne permet de le penser dans ce que j’ai lu, même si Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin notent (4) que sa Brevisima relación a été traduite en français sous le titre Histoire admirable des horribles insolences, cruautés et tyrannies exercées par les Espagnols en Indes occidentales en 1579 (5). Il n’a évidemment pas eu connaissance de l’Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne de Bernal Diaz del Castillo (6), puisque cet ouvrage, rédigé dans les années 1570, n’a été publié pour la première fois qu’en 1632. Et pas davantage, bien sûr, de L’histoire générale des choses de la Nouvelle Espagne de Bernardino de Sahagun (7) qui, écrite durant la deuxième moitié du XVIe siècle, ne sera publiée qu’en 1830. (8)

On peut synthétiser les propos de Montaigne sur la conquête du Nouveau Monde en trois idées principales.

D’abord, les peuples amérindiens, c’est un « monde enfant » (p. 953). Mais pas du tout au sens où ils manqueraient de maturité (« […] ils ne nous devoient rien en clarté d’esprit naturelle, et en pertinence » (p. 953)), ni d’ailleurs de solidité morale (« […] quant à la dévotion, observance des loix, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien servi de n’en avoir pas tant qu’eux » (p. 953)), pas plus que de vaillance (« Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, résolution contre les douleurs et la faim, et la mort, je ne craindois pas d’opposer les exemples, que je trouverois parmy eux, aux plus fameux exemples anciens […] » (p. 953)). Non ! l’enfance dont il est question est celle qui vise une civilisation qui commence, par opposition à celle qui n’est peut-être pas loin de son déclin. Si bien que la deuxième n’a pu que briser l’élan de la première : « Bien crains-je, que nous aurons très-fort hasté sa déclinaison et sa ruyne, par nostre contagion : et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts » (p. 593). Cet éloge de l’enfance d’une civilisation auquel Montaigne se livre n’est évidemment pas étranger au regard qu’il porte sur les temps antiques. « Que n’est tombée soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs et Romains, une si noble conquête » ! (p. 954), déplore-t-il. On se souvient qu’Alexandre, rompant avec l’ethnocentrisme aristotélicien, avait su intégrer la culture perse à son empire, ce qui lui eût peut-être permis de placer les peuples amérindiens « soubs des mains, qui eussent doucement poly et défriché ce qu’il y avoit de sauvage : et eussent conforté et promeu les bonnes semences, que nature y avoit produit » (p. 954).

Ensuite, le désastre est venu de nos vices et rien que de nos vices. « […] nous nous sommes servis de leur ignorance, et inexpérience, à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et patron de nos mœurs » (p. 955). Et de reprendre le discours rusé, machiavélique somme toute, que l’on prête à Cortès et la réponse lucide et désespérée de Moctezuma, de Cuauhtemoc et des leurs. Montaigne raconte alors dans le détail la fin horrible de Atahualpa, l’empereur des Incas, de même que celle non moins horrible de Moctezuma, le roi des Aztèques, qui la précéda. « Nous tenons d’eux-mesmes ces narrations : car ils ne les advouent pas seulement, ils s’en ventent, et les preschent » (p. 958), s’étonne-t-il.

Enfin, il y a la somptuosité des cultures amérindiennes. À commencer par l’or, tant convoité par les Espagnols : « c’est que l’usage de la monnoye estoit entièrement incognu, et que par conséquent, leur or se trouva tout assemblé, n’estant en autre service, que de montre, et de parade, comme un meuble réservé de pere en fils, par plusieurs puissants Roys, qui espuisoient toujours leurs mines, pour faire ce grand monceau de vases et statues, à l’ornement de leurs palais, et de leur temples : au lieu que nostre or est tout en emploite et en commerce » (p. 958). Et puis, il y a le Qhapaq Ňan, ce « chemin qui se voit au Peru, dressé par les Roys du païs, depuis la ville de Quito, jusques à celle de Cusco », auquel « ny Graece, ny Rome, ny Ǽgypte, ne peut, soit en utilité, ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouvrages » (p. 959).

Et les coches dans tout ça ? C’est que les propos sur les Amérindiens commencent page 952 par ces mots sagaces : « Notre monde vient d’en trouver un autre […] non moins grand, plain, et membru, que luy » ; et ils n’occupent que quatre neuvièmes environ du chapitre, le reste étant consacré à la causalité, à la cinétose (mal de mer), à la peur, à la peur et à l’usage des coches, à la munificence des grands, aux devoirs de ceux-ci, à la justice, etc. Face à la bigarrure des textes de Montaigne, deux attitudes sont possibles : ou bien l’on s’en tient à l’idée que sa pensée est par nature bigarrée (« L’homme, en tout et par tout, n’est que rappiessement et bigarrure » (p. 712), dit-il lui-même) ; ou bien l’on accepte de chercher des liens entre les thèmes et les sujets abordés, quitte à les accepter ténus. Peut-être peut-on au moins ne pas rejeter l’idée que Montaigne, très alerté par le malaise physique qu’il ressent dès qu’il est dans un coche ou dans une barque, s’est avant tout révélé soucieux d’évoquer les causes attribuées à ce genre de malaise, puis à épiloguer sur la fréquente inutilité de ces véhicules, avant de glisser vers le goût du paraître, particulièrement chez les grands. Et, assez vite, revient alors cette pensée tenace que l’on sait somme toute si peu de choses : « Nous n’allons point, nous rodons plustost, et tournevirons cà et là : nous nous promenons sur nos pas. Je crains que nostre cognoissance soit faible en tous sens. Nous ne voyons ny gueres loing, ny guere arriere. Elle embrasse peu, et vit peu : courte et en estendue de temps, et en estendue de matiere » (p. 951). Bien mieux : « Quand tout ce qui est venu par rapport du passé, jusques à nous, seroit vray, et seroit sceu par quelqu’un, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde, qui coule pendant que nous y sommes, combien chetive et racourcie est la cognoissance des plus curieux ? » (p. 952). Or, cette méconnaissance du monde nous porte à croire qu’il décline : « […] vainement nous concluons aujourd’huy, l’inclination et la decrepitude du monde, par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse et decadence » (p. 952). Et voilà qui vaut bien que l’on dise un mot de cet autre monde que l’on vient de découvrir.

Et Montaigne, admirable écrivain, finit par revenir à ses coches, puisqu’il achève son chapitre en évoquant « Ce dernier Roy du Peru, le jour qu’il fut pris, [qui] estoit ainsi porté sur des brancars d’or, et assis dans une chaize d’or, au milieu de sa bataille. Autant qu’on tuoit de ces porteurs, pour le faire choir à bas (car on le vouloit prendre vif) autant d’autres, et à l’envy, prenoient la place des morts : de façon qu’on ne le peut oncques abbatre, quelque meurtre qu’on fist de ces gens là, jusques à ce qu’un homme de cheval l’alla saisir au corps, et l’avalla par terre » (p. 960).

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007.
(2) Ibid., p. 796 (in « De la ressemblance des enfants aux pères »).
(3) Ibid., note 1 de la page 955, p. 1768.
(4) Montaigne a lui-même estimé à mille le nombre de livres qu’il avait accumulés dans sa librairie. De ces mille livres, près de cent nous sont parvenus, parmi lesquels un certain nombre comportent des annotations et des soulignements. Alain Legros les a minutieusement étudiés et a retenu huit ouvrages dont il a la certitude qu’ils furent annotés par Montaigne lui-même. Ces notes de lecture figurent dans l’édition 2007 des Essais, pp. 1856-1892.
(5) Cf. Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, La Découverte, Poche, 2004.
(6) Cf. Bernal Diaz del Castillo, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne, 2 tomes, La découverte, Poche (2e éd.), 2003.
(7) Le livre de Sahagun n’a plus été publié en français depuis 1981 (chez La Découverte) et est donc indisponible chez les libraires. On le trouve par contre facilement en bibliothèque.
(8) Les œuvres de Diaz del Castillo et de Sahagun ont servi de documentation principale à Jean-Marie Gustave Le Clézio, lorsque celui-ci a écrit Le rêve mexicain ou la pensée interrompue (Gallimard, 1988). L’idée de Le Clézio, c’est que l’extermination résulte de la rencontre entre deux rêves à la fois différents et complémentaires : « L’histoire de la Conquête de la Nouvelle Espagne, telle qu’elle apparaît à travers le récit de Bernal Diaz del Castillo, est celle de ces deux paroles opposées qui se croisent, se cherchent, tentent de se convaincre avant de s’affronter. La parole rusée et menaçante de l’Espagnol, la parole angoissée et magique du roi mexicain » (op. cit., p. 35). Le dernier chapitre du livre de Le Clézio, « La pensée interrompue de la pensée indienne », est un texte émouvant qui porte à pleurer sur l’irréparable gâchis.

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