jeudi 31 juillet 2008

Note de lecture : Montaigne et les jugements erronés

Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
de Montaigne


Les Essais de Montaigne, ce n’est pas un livre que l’on range. Il doit traîner à portée de main, car il n’est nul besoin d’avoir d’autre raison pour s’y plonger que de donner un aliment à son envie de penser. Je viens de relire « Des Boyteux », le chapitre XI du Livre III, dans la nouvelle version qu’en donne la récente édition de Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin (1).

C’est un chapitre dont les différentes parties ont en commun d’évoquer la circonspection qui s’impose dans nos jugements et opinions, thème que l’on ne peut mieux illustrer que par cette phrase : « Après tout c’est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d’en faire cuire un homme tout vif » (p. 1079). Il y est question de la réforme du calendrier (2), de la formation et la propagation des rumeurs, des sentences litigieuses, des guérisseurs, des sorcières, et aussi de la réputation des boiteux et boiteuses. Que voilà un inventaire hétéroclite ! C’est que les préjugés et les stéréotypes sont quasi toujours préférés à la réalité, à l’examen, au doute.

« Je resvassois presentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l'humaine raison est un instrument libre et vague » (p. 1072) nous dit Montaigne. C’est que la pensée peut se contraindre occasionnellement à la rationalité, mais qu’elle ne peut se guider sur une voie uniquement rationnelle. Elle va là où elle va et ce qui la meut nous échappe. Et le mot libre veut dire ici apte à errer hors la maîtrise de celui qui en use, c’est-à-dire pour celui-là contraignante.

Nous seulement nous ne connaissons quasi rien, mais le monde social lui-même nous porte à taire nos pulsions vers le vrai : « Je trouve quasi par tout, qu'il faudroit dire : Il n'en est rien. Et employerois souvent ceste responce : mais je n'ose : car ils crient, que c'est une deffaicte produicte de foiblesse d'esprit et d'ignorance. Et me faut ordinairement basteler par compaignie, à traicter des subjects, et contes frivoles, que je mescrois entierement. Joinct qu'à la verité, il est un peu rude et quereleux, de nier tout sec, une proposition de faict : Et peu de gens faillent : notamment aux choses malaysées à persuader, d'affermer qu'ils l'ont veu : ou d'alleguer des tesmoins, desquels l'authorité arreste nostre contradiction. Suyvant cet usage, nous sçavons les fondemens, et les moyens, de mille choses qui ne furent onques. Et s'escarmouche le monde, en mille questions, desquelles, et le pour et le contre, est faux. Ita finitima sunt falsa veris, ut in præcipitem locum non debeat se sapiens committere.
La verité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles : nous les regardons de mesme oeil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement lasches à nous defendre de la piperie : mais que nous cherchons, et convions à nous y enferrer : Nous aymons à nous embrouïller en la vanité, comme conforme à nostre estre.
» (pp. 1072-1073)

Montaigne est-il un adversaire de la science ? « La cognoissance des causes touche seulement celuy, qui a la conduitte des choses : non à nous, qui n'en avons que la souffrance. Et qui en avons l'usage parfaictement plein et accompli, selon nostre besoing, sans en penetrer l'origine et l'essence. Ny le vin n'en est plus plaisant à celuy qui en sçait les facultez premieres. Au contraire : et le corps et l'ame, interrompent et alterent le droit qu'ils ont de l'usage du monde, et de soy-mesmes, y meslant l'opinion de science. » (p. 1072) Rappelons-nous que ce que Montaigne appelle science, c’est avant tout le savoir. Et évitons de penser à ce savoir cumulatif qu’on appelle de nos jours science et qui est, pour l’essentiel, le produit d’une démarche initiée plus tard par Bacon, Galilée et Descartes. Mais soyons plus précis encore, si possible : le savoir est à voir sous deux angles, celui qui nous aide à communier avec notre propre nature d’une part et celui qui nous sert à discourir d’autre part. Et c’est bien sûr le premier que Montaigne respecte, comme il le dira d’ailleurs si bien deux chapitres plus loin, dans ‘De l’expérience’. « Quand je dance, je dance : quand je dors, je dors. Voire, et quand je me promeine solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences estrangères quelque partie du temps : quelque autre partie, je les rameine à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moy. » (pp. 1157-1158)

L’émission ‘Les vendredis de la philosophie’ diffusée sur France-Culture le 16 mai 2008 était consacrée à ‘L’esprit de Montaigne’. Parmi les invités de François Noudelmann se trouvait Lawrence D. Kritzman, professeur à l’Université de Dartmouth (Massachusetts), qui annonça la publication en février 2009 d’un ouvrage intitulé The Fabulous Imagination : The Mind’s Eye in Montaigne’s Essays (Columbia University Press). S’expliquant sur la place que l’imagination occupe dans l’œuvre de Montaigne, Kritzman s’exprima comme si, selon lui, Montaigne faisait en quelque sorte l’éloge de cette faculté. Et de citer à l’appui de ses dires ce passage du chapitre XI du Livre III (3) : « Car par la seule authorité de l'usage ancien, et publique de ce mot : je me suis autresfois faict accroire, avoir receu plus de plaisir d'une femme, de ce qu'elle n'estoit pas droicte, et mis cela au compte de ses graces. » (p. 1081) Le mot ancien, c’est celui qui prétend « que celuy-là ne cognoist pas Venus en sa parfaicte douceur, qui n'a couché avec la boiteuse » (p. 1080).

Personnellement, je ne suis guère convaincu que le propos de Montaigne est de magnifier l’imagination. Bien sûr, le sens des considérations émises par Montaigne n’appartient à personne ; lui-même pensait que, pour une grande part, il lui échappait. Mais je suis néanmoins porté à comprendre le chapitre XI du Livre III comme une réflexion sur l’universalité de ce qui nous induit en erreur. C’est à la doxa que Montaigne s’en prend principalement. Et il la dénonce autant en lui-même que chez les autres. Quant aux boiteux et boiteuses, admettons que nous sommes à ce point dominé par l’erreur, par le faux, qu’il nous arrive d’en bénéficier lorsque l’illusion participe à l’échauffement de nos sens.

Il y a, je crois, une erreur qu’il ne faut pas commettre lorsqu’on lit Montaigne, c’est de croire y découvrir une thèse, une pensée synthétique construisant une cohérence, un système. Montaigne est tout le contraire de cela et c’est bien ce qui nous le fait aimer. Chaque propos, chaque phrase, chaque idée, chaque citation, chaque exemple vaut pour ce qu’il vaut ; ni plus, ni moins. Le monde entier s’y trouve. C’est pourquoi, malgré tout ce que ses réflexions doivent au contexte historique très particulier dans lequel il a vécu – les questions très contingentes auxquelles il s’attaque –, nous ressentons si facilement la force et la justesse de sa parole. Ce qui nous est dit dans les Essais – et tout spécialement dans les Boyteux – tient en un mot : conscience et langage nous égarent autant qu’ils nous aident et bien vivre consiste à nous accommoder de cette faiblesse. Et pour en être persuadé continûment, malgré l’incessant retour de la prétention, les Essais n’ont pas assez de pages.

Il y a aussi chez Montaigne un charme qu’il serait vain de nier : c’est l’archaïsme de la langue. Une fois qu’on s’y est suffisamment habitué pour lire sans heurts les mots et les tournures, l’orthographe et la syntaxe, tout confère à sa langue une saveur délicieuse, celle que mima si opportunément Charles De Coster pour remporter avec La légende d’Ulenspiegel le succès que l’on sait.

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007.
(2) En 1582, le pape Grégoire XIII décréta que le lendemain du 4 octobre serait le 15 octobre. En France, la réforme fut appliquée en décembre : le lendemain du 9 décembre fut le 20 décembre. Montaigne, qui craignait un bouleversement énorme, s’étonne du peu de cas qu’il en fut fait : « Ny l'erreur ne se sentoit en nostre usage, ny l'amendement ne s'y sent. Tant il y a d'incertitude par tout : tant nostre appercevance est grossiere, obscure et obtuse.» (p. 1071)
(3) Il n’est pas impossible que ce soit le souvenir de ce propos de Kritzman qui m’ait inspiré, un peu à mon insu, la relecture des Boyteux.

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