dimanche 21 décembre 2008

Note de lecture : J.-M. G. Le Clézio

L’extase matérielle
de J.-M. G. Le Clézio


Les prix littéraires ne guident pas mes lectures. Car ce qui fait le succès d’un livre, ce qu’ont en commun ces ouvrages qui se pressent en hautes piles sur les meilleures tables des libraires, c’est précisément ce dont je souhaite généralement me détourner. Évidemment, ce genre de boussole peut être trompeuse et je peux, en m’y fiant, passer à côté d’un bijou. Mais les choix de lecture obéissent fatalement à des préceptes incertains ; on ne peut pas tout lire.

Lorsque j’ai appris que J.-M. G. Le Clézio s’était vu décerner le Nobel de littérature 2008, je me suis souvenu n’avoir lu qu’un seul de ses livres, un seul de ses très nombreux livres : Le rêve mexicain ou la pensée interrompue (1). Ce qui m’avait alors attiré, c’était le sujet : la rencontre entre les peuples précolombiens et les Espagnols. Et j’avais apprécié ce livre, sans prétention historique ou anthropologique, mais soucieux de rendre compte de l’incroyable choc qui stérilisa sans vergogne la culture précolombienne. Le dernier chapitre de cet ouvrage est particulièrement émouvant.

Le Clézio Nobel de littérature : il m’a semblé que cela méritait que j’y retourne voir.

Et puis, avant même d’avoir commencé, je suis tombé sur l’avis acide de Michel Volkovitch. Je vous le livre, même si chacun peut le lire sur son blog, un blog dont je recommande chaleureusement la visite (et le mot visite est ici particulièrement approprié) :
« Le prix Nobel dit de littérature, on le sait, a cette particularité d'être en même temps un prix littéraire et un prix de vertu, dans des proportions variables annuellement. Claude Simon, couronné en 1985, homme irréprochable, était surtout un formidable écrivain ; J.M.G. Le Clézio, lui, vainqueur cette année, brille par ses qualités morales.
Voilà un vote utile ! voilà un mec bien s’il en fut jamais ! Sa prose est sans doute un peu plate, un peu molle, parfois un rien bâclée, mais elle déborde d'idées généreuses, exprimées de façon simple et frontale. Est-il plus beau fanion pour guider la jeunesse ? Et qu'il est beau ! Il fallait bien que le Nobel aille à notre Beau...
Que babillé-je là ? Maudite franchise. Elle va m'aliéner la plus belle part de mon public, en grande partie féminin... Pardonnez-moi, volkonautes bien-aimées. Mettez mon persiflage au compte de la plus vile des jalousies masculines. Pour me faire absoudre, je vous promets de relire JMG dans les dix ans qui viennent — le temps de digérer l'ennui qu'à chaque tentative votre JMG me cause.
» (2)
Il y a chez Michel Volkovitch quelque chose que j’aime beaucoup, un ton, une griffe, une tournure. Et je suis enclin à donner du poids à ses jugements. Alors, que faire ? Prendre le risque de m’ennuyer ? J’ai voulu en avoir le cœur net.

Je viens donc d’achever la dernière page d’un livre de J.-M. G. Le Clézio : L’extase matérielle (3). C’est un essai écrit au début de sa carrière littéraire, alors qu’il avait publié quatre ou cinq romans.

Le livre comporte trois parties de longueurs fort inégales : d’abord, « L’extase matérielle » qui donne son nom au livre entier ; ensuite, « L’infiniment moyen » qui occupe les trois quarts de l’ouvrage ; enfin, « Le silence ». Chacune de ces parties sont composées de chapitres tantôt portant un titre, tantôt pas.

Avant même d’évoquer ce dont parle cet essai, il me faut reconnaître que mon impression s’est modifiée en cours de lecture. Autant le début du livre m’a fortement agacé et aussi passablement ennuyé, autant sa fin m’a trouvé plus réceptif et quelquefois même admiratif. Est-ce l’influence de Michel Volkovitch qui, après m’avoir prévenu contre le récent Nobel, s’est progressivement dissoute ? Est-ce plus simplement de m’être laissé lentement convaincre ? Peut-être aussi l’écriture change-t-elle au fil des pages ; je le crois.

Au début, il y a d’abord cette façon de s’exprimer : une enfilade d’apophtegmes qui, pour ne pas être étrangers l’un à l’autre, se suivent néanmoins d’une façon qui engendre un style haché, presque psalmodiant. Et puis, il y a ce parti pris d’aborder les questions philosophiques de façon candide, en ignorant superbement les philosophes et leur histoire. Exemple de question : « Quelquefois, quand je vois une face de femme mûre, une de ces faces bien faites, pensantes, aux cheveux à peine grisonnants, aux rides toutes en place et comme dessinées selon un modèle inconnu et très ancien, je me dis, qu’est-ce qui fait donc qu’elle est elle ? Qu’est ce qui tient ce visage en paix, qu’est-ce qui le maintient ? Quelle est la volonté invisible, le contour de fil de fer qui retient tous ces traits dans cet ordre, qu’est-ce qui empêche cette eau de couler ? Comment est-ce possible ?» (p. 38) Est-ce vraiment profond ? Est-ce poétique ? Seul le style peut permettre d’en décider, et il n’est guère exaltant. Je n’arrive pas à me satisfaire de ces longues listes de mots que Le Clézio aligne l’un en dessous de l’autre (pp. 41, 69, 94, 111, 209-212, 232-233), quand ce ne sont pas des objets et leur notice (p. 149 et 211), ou, pire encore, quatre mots inlassablement répétés sur plus de dix lignes (pp. 180-181) (4). Peut-être est-ce là l’influence du nouveau roman, telle qu’elle pesait sur le monde littéraire dans la deuxième moitié des années 60 : une prétention formelle qui nuisit beaucoup à la forme.

Mais de quoi est-il question ? me direz-vous. De l’effroi devant l’infini, tel que Pascal en parla si bien, lui. Devant la matière, devrais-je plutôt dire, en tant que celle-ci serait la vérité des choses dès lors qu’on l’oppose au langage. Et le langage se plie alors à cette vérité en ne s’autorisant plus que l’éloge de la matière. Longuement. Assez tristement. Rien ne paraît vraiment faux, rien n’indigne, rien n’est sans fondement, mais tout est un peu lassant.

Avec quelquefois des conclusions étonnantes. Ainsi, dans un chapitre qui commence par : « La conscience et la lucidité ne sont pas des passages clairs » (p. 161) et qui énonce entre autres : « Il est possible que la pensée ne soit pas si éloignée des formes les plus basses de la vie. Sa loi est peut-être la même » (p. 162), Le Clézio conclut : « Voilà le spectacle qui nous attend peut-être un de ces jours. L’admirable spectacle de la matière rejointe, qui nous tire doucement vers une sorte de rêve exact. Nous n’aurons plus rien à attendre. Nous habiterons dans le dessin, au centre du rébus, au cœur même de l’énigme, et toute la question s’effacera d’elle-même. À ce moment-là, la vanité sera une vertu. » (p. 164) La vanité glorifiée par cet homme à l’allure si modeste… Qu’en penser ? On me dira que j’isole des phrases, que je les sors de leur contexte. Oui, c’est vrai, mais je cherche toujours le contexte.

« Ce qu’il faudrait faire, pour vraiment percer le mystère de l’écriture, c’est écrire jusqu’aux limites de ses forces. Penser et déterminer cette pensée avec des signes, sans arrêt, jusqu’à ce que l’on tombe endormi, évanoui ou mort. C’est la seule expérience à peu près probante. Après cela, on n’aurait plus qu’à se taire. » (p. 132). Faut-il commenter ?

Et lorsque Le Clézio veut magnifier la nature, en ce qu’elle exhibe la matière, voilà ce que ça donne : « Les paysages sont vraiment beaux. Je ne m’en rassasierai jamais. Je les regarde, comme ça, le matin, à midi, ou le soir, parfois même la nuit, et je sens mon corps m’échapper, se confondre. Mon âme nage dans la joie, vaste, immense, dans la joie étendue de plaine jaune bordée de montagnes, arbres, ruisseaux, lits de cailloux, arbustes effilochés, trous, ombres, nuages, air dansant gonflé de chaleur. Plénitude ou vide total, je ne sais pas, qu’importe ? Mon esprit est là, collé étroitement aux contours des rochers, à l’écorce des arbres. Il vit avec lui, il vit avec moi, il vaque, il est espace, relief, couleur, érosion, odeurs, bruissements, bruits. Et il est plus que cela : il est le contemporain de ma vie. » (p. 119) Je ne résiste pas, devant ces lignes, à citer encore Le Clézio (en sortant ses mots de leur contexte, volontairement cette fois) : « Si je pouvais seulement exprimer cette platitude. » (p. 151) C’est fait !

Mais à présent que j’ai laissé libre cours à mon agacement, je ne dois pas taire mes plaisirs. Ça commence à peu près au milieu du livre avec un chapitre intitulé « Assassinat d’une mouche » (pp. 154-160). Trop long pour être reproduit ici, ce passage – croyez-moi – est enchanteur. Et ce que le style avait de raide semble alors disparaître.

Il en va de même lorsqu’il décrit une autre femme : « Cette autre femme au visage doux, enfantin, aux yeux humides et profonds, au front haut et pur, cette femme vivante, dois-je la laisser dans son monde ? Elle est là, elle me parle, et je l’écoute. Elle écarte une mèche de cheveux de sa longue main aux doigts fins, presque transparents, et je contemple ce geste qui s’est fait sans moi. Je la vois respirer, je vois le mouvement ample et glorieux qui gonfle lentement sa poitrine et soulève ses seins, puis s’éparpille dans l’air. J’écoute les coups durs de son cœur qui sursaute, au loin, enfoui entre deux ou trois organes. Je sens l’odeur de sa sueur, l’odeur de ses cheveux, l’odeur âcre, puissante, mêlée de parfum qui est l’odeur de la femelle de mon espèce. Je scrute les détails de sa peau, les taches claires, les verrues, les boutons, les points noirs et les cicatrices minuscules, les rides, les vergetures, les bleus, les trous des pores et les forêts de duvet. J’aperçois le bondissement presque imperceptible des veines, les tressaillements des muscles, des tendons, toutes les choses terribles qu’elle porte dans le sac de son corps et qui vivent, qui vivent. » (p. 173-174) J’arrête ici la citation, même si la suite ne démérite pas. Mais je profite de l’apparition de ce mot sac, qui reviendra encore deux fois dans la page suivante. On pense bien sûr au sac de peau de Platon (5), tel qu’Alain en traitera (6). Et on se dit que, cette fois, le sac contient tout de façon indistincte : le ventre, le cœur, l’intellect ; le monstre, le lion, l’homme.

Et puis, il y a cette araignée qui tisse sa toile, introduisant le chapitre intitulé « Le piège » (pp. 165-168). C’est aussi géométrique que le serait le travail d’un entomologiste (7), et c’est très beau.

La dernière partie du livre, « Le silence », est consacrée à la mort. Par moment mystique, le propos est souvent profond : « Comprendre, toujours vouloir comprendre, orgueil démesuré, insensé, invivable ; comment pourrais-je comprendre ? Je n’ai rien pour m’appuyer. Ce que je comprendrai, ce ne sera pas le monde ni même moi dans le monde. Ce sera un reflet, une image fugace et mobile de ce qui m’est apparu, et dont je ne suis même pas sûr. Je pourrai à la rigueur utiliser, adapter certaines lois aux lois humaines. Fabriquer des outils. Me servir de ce qui est offert. Mais je ne comprendrai rien, je ne connaîtrai rien. Jamais ne s’ouvrira le secret de l’enchaînement des éléments. Je ne pourrai jamais rien tenir pour certain, pour établi durablement. Car tout ce que j’approcherai sera soumis au principe d’écoulement de mon esprit. Et surtout, je ne pourrai jamais rien créer. Ce que je pense, ce que pense l’homme ne m’appartient pas. Cela n’est que le néant par rapport à la colossale possession du règne étendu, où, dans la vie et dans la mort, se manifeste la puissance incoercible de ce qui est. » (p. 274). Et encore ceci : « Il n’y a pas de choix offert. Ce qui était, l’était inépuisablement. Le choix venait plus tard, mais c’était une apparence, une incapacité de l’homme à concevoir. Et pourtant dans les éléments de son choix, tout était présent, tout était sous-jacent. Ainsi ce choix, de l’art, de la pensée, ou de la morale, n’était-il qu’une façon incomplète de voir et de sentir l’ensemble de la réalité. Ce choix se niait à la seconde précise où il était envisagé, car il comportait en lui-même le pouvoir de tout ce qui est présent et de tout ce qui est ensemble, sans mesure humaine. La réalité globale était plus durable que ce choix. » (pp. 284-285)

Le Clézio pyrrhonien ? pensera-t-on. Mais ce n’est pas précisément l’ataraxie qu’il cherche. « Mort, accomplissement. Ce qui scelle l’œuvre, ce qui la signe et la rend elle-même. Mort que j’attends, que j’espère. Mort qui ne rend pas absurdes les gestes de la vie, mais qui les maîtrise et les achève. Mort, en guise de fatalité. En guise de temps, en guise d’espace. Illimité à quoi tout est relatif, nuit du jour et jour de la nuit ; mort, non pas ennemi, non pas poison, mais absolu de la vie. Celui qui se battait contre ton règne, c’était pour que ton règne arrive. Celui qui luttait était en toi, déjà en toi. Il ne le savait pas, mais tout ce qu’il faisait en mode éphémère, en mode vivant, c’était pour qu’un jour il n’y ait plus rien qui soit fait ou qui reste à faire. Tout ce qu’il avait marqué de son rythme artificiel devait donc, au-delà de lui, s’ouvrir et s’étendre sur l’organisation rigoureuse du chaos. » (p. 292) Et le dessein nous est révélé : « Il faut que tu meures pour que cet instant de vie se résorbe, se dissolve dans le reste du monde. Pour qu’il n’y ait plus rien de différent, plus rien de solitaire. » (p. 295)

Dans les quinze dernières pages du livre, il semblerait que l’auteur se ravise un peu, ou du moins qu’il se cherche des raisons de penser ainsi la mort : « Et maintenant, puisque je n’ai plus besoin de mourir pour être mort, je veux arrêter la haine des mots. » (p. 309) Mais la voie choisie n’a pas vraiment changé : « Sans le savoir, sans lutter, puisque je le veux, j’ai commencé le long voyage de retour vers le gel et le silence, vers la matière multiple, calme et terrible ; sans le comprendre, mais en étant sûr que je le fais, j’ai commencé le long voyage religieux qui ne se terminera sans doute jamais. » (p. 315)

Cette pensée peu pénétrable, abstruse, presque mallarméenne, mais qui ne s’écarte jamais de l’affirmation de sa modestie, n’est-elle pas un summum d’orgueil ?

(1) J.-M. G. Le Clézio, Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, Gallimard, NRF Essais, 1988.
(2) Michel Volkovitch, Pages d’écriture, N° 62, Novembre 2008, sur le site http://www.volkovitch.com/
(3) J.-M. G. Le Clézio, L’extase matérielle, Gallimard, folio essais, 1967.
(4) Et je ne parle pas du tableau, de la carte, du relevé topographique de mots, figurant à la page 204.
(5) Platon, La république, L. IX, 588a et ss.
(6) Alain en parle dans Mars ou la guerre jugée, dans Préliminaires à la mythologie, etc.
(7) Je sais : les araignées ne sont pas des insectes.

dimanche 14 décembre 2008

Note de lecture : Colette

Claudine en ménage
de Colette


Nous y voilà ! Au vrai style de Colette, je veux dire. Avec Claudine à l’école, avec Claudine à Paris, ce n’était pas encore vraiment ça. Cette fois, avec Claudine en ménage (1), on est bien face à cette aisance d’écriture qui fait merveille. Elle sait dire ce qu’elle veut dire.

Ainsi, comparant le plaisir qu’elle prend à voyager à celui qu’y trouve Renaud, elle écrit :
« Il a trop voyagé, moi pas assez. Moi, je n’ai de nomade que l’esprit. Je vais gaiement à la suite de Renaud, puisque je l’adore. Mais j’aime les courses qui ont une fin. Lui, amoureux du voyage pour le voyage, il se lève joyeux sous un ciel étranger, en songeant qu’aujourd’hui, il partira encore. Il aspire aux montagnes de ce pays proche, à l’âpre vin de cet autre, aux factices agréments de cette ville d’eaux peignée et fleurie, à la solitude de ce hameau perché. Et il s’en va, ne regrettant ni le hameau, ni les fleurs, ni le vin puissant…
Moi, je le suis. Et je goûte – si, si, je goûte aussi – la ville aimable, le soleil derrière les pins, l’air sonore de la montagne. Mais je sens, au pied, un fil dont l’autre bout s’enroule et se noue au vieux noyer, dans le jardin de Montigny.
» (p. 415)

Ainsi aussi lorsque, ayant emménagé avec Renaud à Paris, elle se retrouve, un peu bête, dans cet appartement qui n’est rien encore pour elle :
« Assise et désœuvrée, ma songerie m’emporte, longtemps. Puis une heure sonne, je ne sais pas laquelle, et me met debout, incertaine du temps présent. Je me retrouve devant la glace de la cheminée, épinglant à la hâte mon chapeau… pour rentrer.
C’est tout. Et c’est un écroulement. Ça ne vous dit rien à vous ? Vous avez de la veine.
Pour rentrer ! Mais où ? Mais je ne suis donc pas chez moi ici ? Non, non, et tout le malheur est là.
Pour rentrer ! Où ? Pas chez papa, bien sûr, qui entasse sur mon lit, des montagnes de sales papiers. Pas à Montigny, puisque, ni la chère maison… ni l’école…
Pour rentrer ! Je n’ai donc pas de demeure ? Non ! J’habite ici chez un monsieur, un monsieur que j’aime, soit, mais j’habite chez un monsieur ! Hélas, Claudine, plante arrachée de sa terre, tes racines étaient donc si longues ? Que dira Renaud ? Rien. Il ne peut rien.
Où rentrer ? En moi. Creuser dans ma peine, dans ma peine déraisonnable et indicible, et me coucher en rond dans ce trou.
Assise de nouveau, mon chapeau sur la tête, les mains serrées très fort l’une dans l’autre, je creuse.
» (p. 420)

Et puis, il y a toute la fin de l’œuvre racontant son retour à Montigny (pp. 508-525), où le style s’affirme définitivement.

Ce style qui s’envole – et qui porte la hauteur des sentiments – sauve le livre de ce qu’il peut avoir de sommairement leste. Alors que Renaud souhaite que Claudine lui avoue son attirance, sinon son amour, pour Rézi :
« – Qu’est-ce qui vous prend ?
– Comment, ce qui me prend ? Et toi ? Je rêve ! Ma Claudine absente et dédaigneuse qui s’intéresse à quelqu’un, à Rézi, au point de l’étudier, au point de réfléchir et de déduire ! Ah ! ça, mademoiselle (il gronde pour rire, les bras croisés, comme papa) – ah ! ça, mais nous sommes amoureuse ?"
(Reculée de lui, je le regarde en dessous, les sourcils si bas, qu’il s’effare :)
"Quoi ? fâchée encore ? Décidément, tu prends tout au tragique !...
– Et vous rien au sérieux !
– Une seule chose : toi…"
(Il attend, mais ne bouge pas.)
"Ma petite bête, mais viens donc ! Que cette enfant me donne de mal ! Claudine, interroge-t-il (je suis revenue sur ses genoux, silencieuse et encore un peu tendue), apprends-moi une chose.
– Laquelle ?
– Pourquoi, lorsqu’il s’agit d’avouer, même à ton vieux mari-papa, une de tes secrètes pensées, te cabres-tu, farouche, aussi pudique et même plus que s’il te fallait, au milieu d’un concours imposant de notabilités parisiennes, montrer ton derrière ?
– Homme simple, c’est que je connais mon derrière, qui est ferme, de nuance et de toucher agréables. Je suis moins sûre, mon grand, de mes pensées, et de leur clarté, de l’accueil qu’elles trouveront… Ma pudeur, lucide, s’emploie à cacher ce qu’en moi je crains faible et laid…"
» (pp. 451-452)

Je ne résiste pas à l’envie d’évoquer le jugement que Claudine porte sur les Rubens traitant de La vie de Marie de Médicis (2)C’est de la tripaille ! » (p. 465)), jugement qui coïncide avec celui qu’émit spontanément ma fille lorsque je lui fis visiter la célèbre salle du Louvre :
« J’ai trouvé les Rubens. Ils me dégoûtent. Voilà, ils me dégoûtent ! J’essaie loyalement, pendant une bonne demi-heure, de me monter littérairement le bourrichon (le style de Maugis me gagne) ; non ! cette viande, tant de viande, cette Marie de Médicis mafflue et poudrée dont les seins ruissellent, ce guerrier dodu, son époux, qu’enlève un zéphir glorieux – et robuste – zut, zut, et zut ! Je ne comprendrai jamais. Si Renaud et les amies de Renaud savaient ça !... Et, tant pis ! Si on me pousse, je dirai ce que je pense.
Attristée, je m’en vais à petits pas – pour résister à une envie de glissades sur le parquet poli – à travers les chefs-d’œuvre qui me considèrent.
» (p. 439)

Et Colette sait aussi se juger elle-même. Elle se peint un peu dans les raisons que Rézi donne d’aimer Claudine :
« Pourquoi vous me plaisez, Claudine ? Je pourrais vous dire seulement : "Parce que je vous trouve jolie", et cela me suffirait, mais ne suffirait pas à votre orgueil… Pourquoi je vous aime ? Parce que vos yeux et vos cheveux, du même métal, sont tout ce qui demeure d’une petite statue de bronze clair, devenue chair par le reste ; parce que votre geste rude accompagne bien votre voix douce ; parce que votre sauvagerie s’humanise pour moi ; parce que vous rougissez, pour une de vos pensées intimes qu’on devine ou qui s’échappe, comme si une main effrontée s’était glissée sous vos jupes ; parce que… » (p. 444)

Mais il y a également ses hésitations, ses doutes, sa faculté de se subir davantage que de se guider. Elle aime, mais sait-elle ce qu’est aimer ?
« Hélas ! comme la vue de ce que j’aime, beauté de mon amie, suavité des forêts fresnoises, désir de Renaud, suscite en moi la même émotion, la même faim de possession et d’embrasement !... N’ai-je donc qu’une seule façon de sentir ?... » (p. 463)
Et puis surtout, comment est-elle aimée ? Ainsi, de Rézi :
« Au fait, qu’aime-t-elle en moi ? Je perçois bien la sincérité, sinon de sa tendresse, au moins de son désir, et je crains – oui, déjà, je crains – que ce désir seul l’anime. » (p. 454)

Grâce à Willy, Colette a fréquenté le salon de Mme Arman de Caillavet, où elle rencontra notamment Anatole France. Dans le roman, ces figures de la vie parisienne deviennent la mère Barmann et l’académicien Gréveuille. Et puis, elle y fit la connaissance de Proust, ce qui nous vaut ce passage de Claudine en ménage :
« Un mercredi, chez cette mère Barmann, je fus traquée, poliment, par un jeune et joli garçon de lettres. (Beaux yeux, ce petit, un soupçon de blépharite ; n’importe…) Il me compara – toujours mes cheveux courts ! – à Myrtocleia, à un jeune Hermès, à un Amour de Prud’hon ; il fouilla, pour moi, sa mémoire et les musées secrets, cita tant de chefs-d’œuvre hermaphrodites que je songeai à Luce, à Marcel, et qu’il faillit me gâter un cassoulet divin, spécialité de la maison, servi dans de petites marmites cerclées d’argent. "À chacun sa marmite ; comme c’est amusant, n’est-ce pas cher Maître ?" chuchotait Maugis dans l’oreille de Gréveuille, et le pique-assiette sexagénaire acquiesçait d’un asymétrique sourire.
Mon petit complimenteur, excité par ses propres évocations, ne me lâchait plus. Blottie dans une guérite Louis XV, j’entendais sans l’écouter qu’à peine, défiler sa littérature… Il me contemplait de ses yeux caressants, à longs cils, et murmurait, pour nous deux :
"Ah ! c’est la rêverie de Narcisse enfant, que la vôtre, c’est son âme emplie de volupté et d’amertume…
– Monsieur, lui dis-je fermement, vous divaguez. Je n’ai l’âme pleine que de haricots rouges et de petits lardons fumés."
Il se tut, foudroyé.
Renaud me gronda un peu, et rit davantage.
» (pp. 427-428)
De Proust, de Colette, de Willy, de qui en apprend-t-on le plus à travers cette page ?

Je voudrais dire ici un mot de l’édition de La Pléiade. Ce premier volume des Œuvres de Colette a été publié en 1984. C’était l’époque où la célèbre collection de Gallimard péchait sans doute le plus par un excès d’appareil critique. Il représente dans ce volume-là quelque 33 % de l’espace imprimé. Certes, l’appareil critique fait la richesse des éditions de La Pléiade. Mais point trop n’en faut. Il y a un moment où l’abondance des notes nuit à la lecture, au point qu’on se surprend à en passer pour les relire ensuite d’une traite, hors contexte, sans quelquefois bien comprendre. D’ailleurs, qui dit abondance des notes dit relativité de leur intérêt. Qu’importe après tout le nom actuel d’une rue de Paris citée par Colette ! Et lorsque Paul D’Hollander épilogue sur la vraisemblance du graffiti retrouvé sur le banc de l’école (note 1, p. 396), on a envie de dire : « À quoi bon ? »

(1) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984, pp. 377-529.
(2) C’est en 1902, au moment où Colette écrit Claudine en ménage, que le Louvre ouvrit la salle spécialement consacrée à ces œuvres de Rubens, lesquelles œuvres ont été peintes entre 1621 et 1625.

Autres notes sur Colette :
Claudine à l’école
Claudine à Paris
Claudine s’en va
L’ingénue libertine
La retraite sentimentale
Les vrilles de la vigne

dimanche 30 novembre 2008

Note de lecture : Colette

Claudine à Paris
de Colette


Je pense qu’il ne faut pas craindre de le dire : Claudine à Paris (1) n’est pas un très bon livre. Les contributions de Colette et de Willy restent à deviner et on peut difficilement s’empêcher – peut-être à tort – de rejeter vers ce dernier ce que le livre a parfois de vulgairement racoleur.

Je n’ose croire que les pages consacrées à l’entrée en scène – l’expression est parfaitement adéquate – de Maugis ne sont pas de Willy. Maugis, c’est Willy, assurément, même si le caractère biographique du livre poussera à admettre finalement que le mari de Colette se confond avec le personnage de Renaud. La description qui est faite de Maugis (pp. 288 et ss) – un homme assez antipathique, hâbleur, adepte de la formule assassine et du verbe haut – est bien dans les manières de Willy, tellement sûr de son jugement qu’il pouvait être sans pitié pour lui-même.

Reste que des choses se dessinent qui devraient gagner en profondeur au fil de l’œuvre. Il y a notamment le rapport de Colette à la nature.

Claudine doit quitter Montigny et elle mesure ce qu’elle va perdre :
« J’errai donc dans les chemins pattés [boueux], dans les bois rouillés, parfumés de champignons et de mousses mouillées, récoltant des girolles jaunes, amies des sauces crémeuses et du veau à la casserole. Et peu à peu, je compris que cette installation à Paris sentait la folie de trop près. […] Un jour, à la lisière du bois des Vallées, comme je regardais Montigny au-dessous de moi, et les bois, les bois qui sont ce que j’aime le plus au monde, et les prés jaunes, et les champs labourés, leur terre fraîche presque rose, et la tour sarrasine, au-dessus, qui baisse tous les ans, je vis si nettement, si clairement la bêtise, le malheur de partir, que je faillis courir et dévaler jusqu’à la maison, pour supplier, pour ordonner qu’on déclouât les caisses de livres et qu’on désentortillât les pieds des fauteuils. » (p. 225)

La nature que Colette aime, ce n’est pas cette réalité abstraite faite de cette part du monde qui aurait été épargnée par l’homme, moins encore ces lieux préservés de la civilisation vers lesquels une inclination morale pourrait nous guider. C’est d’abord et avant tout l’environnement de son enfance. Et c’est aussi, dans cet environnement, ce qu'il lui offre – à elle et peut-être rien qu’à elle –, ce qui fait la saveur de la vie. Les champignons qui parfument les bois, ce sont ceux qu’il est possible de récolter et auxquels on doit le fumet du veau à la casserole ; les paysages admirés, ce sont aussi les champs que l’homme a rainurés de ses labourages. Somme toute, Colette est attirée par la nature d’une façon véritablement animale, sans aucune autre pensée ou arrière-pensée que le constat de son irrépressible attraction. C’est le même mouvement qui, lorsqu’elle découvre Paris, la porte à accorder tant d’importance aux odeurs :
« J’ai surtout fait une étude des odeurs diverses, au Louvre et au Bon Marché. À la toile, c’est enivrant. Ô Anaïs ! Toi qui mangeais les échantillons de draps et de mouchoirs, ta demeure est ici. Cette odeur sucrée des cotonnades bleues neuves, est-ce qu’elle me passionne, ou bien si elle me donne envie de vomir ? Je crois que c’est les deux. Honte sur la flanelle et les couvertures de laine ! Ça et les œufs pourris, c’est quasiment. Le parfum des chaussures neuves a bien son prix, et aussi celui des porte-monnaie. Mais ils n’égalent pas la divine exhalaison du papier bleu gras à travailler les broderies, qui console de la poisserie écœurante des parfums et des savons… » (p. 240).

Autre chose qui, sans vraiment se dessiner, pointe en tout cas le bout du nez : le rapport de Colette au mensonge. On sait combien l’œuvre de Colette – de même que tout ce qu’elle écrira et dira de sa vie – est parsemé de contrevérités, d’inexactitudes, ne craignons pas le mot : de mensonges. Mais Colette ment peut-être sincèrement. Alors que Claudine a accusé une servante de cracher dans les tasses du déjeuner et de se moucher dans les serviettes afin de la contraindre à cesser de battre son chien, ce qu’elle ne l’avait jamais vue faire : « Est-ce que ce n’est pas ça qu’on appelle un ‘généreux mensonge’ ? » (p. 236) Il est vrai que la vérité – surtout celle des choses humaines – est insaisissable. Repensant à Marcel, si peu contrariant, mais aussi si apte à juger les atours féminins, Claudine balance : « De sorte que m’étant endormie cette nuit en l’admirant à bouche ouverte, ce petit de qui les pantalons ne font pas un pli, je me réveille ce matin avec l’envie de lui coller des gifles… » (p. 246) C’est qu’elle s’observe et se contente le plus souvent de faire le constat de ses idées, de ses goûts, de ses penchants. Les autres, eux, devront plier ; elle, elle se soumet… à elle-même. Et puis, les souvenirs restent-ils fiables ? Ils le sont si peu qu’il existe un sortilège qui permet d’en préserver certains de l’oubli : l’empicassement. « Pour ceux qui ignorent le sortilège d’empicassement, voici : Vous posez à terre l’objet o, à empicasser, vous l’enfermez entre deux parenthèses dont les bouts rejoints [dessin] se croisent et où vous inscrivez, à gauche de l’objet, une croix. Après ça, vous pouvez être tranquille, l’empicassement est infaillible. On peut aussi cracher sur l’objet, mais ce n’est pas absolument indispensable » (p. 226) Vous doutez ? Essayez : pour peu que vous y recourriez peu (et il est peu probable que vous vous y livriez souvent), il y a de forte chance pour que vous en gardiez le souvenir, et donc celui de l’objet.

Deux petites remarques en passant.

Il est étonnant pour nous qui n’avons pas vécu la Belle Époque de découvrir que Claudine regarde l’Art nouveau comme un goût étrange pour la blancheur et pour la clarté, attachée qu’elle reste aux côtés sombres et ténébreux du style néogothique.

Et puis, dans un tout autre domaine, celui du style de l’écrivaine, on note encore ici l’usage qu’elle fait des phrases sans verbe, un usage on ne peut plus opportun : « Les adieux, les à bientôt, et la rue froide, après la tiédeur enfermée du salon. » (p. 274) Ce n’est pas seulement une phrase sans verbe ; c’est carrément un paragraphe sans verbe. Mais dès lors que tout est dans le nom des choses…

(1) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984, pp. 219-376.

Autres notes sur Colette :
Claudine à l’école
Claudine en ménage
Claudine s’en va
L’ingénue libertine
La retraite sentimentale
Les vrilles de la vigne

samedi 29 novembre 2008

Note de lecture : Stefan Zweig

Le voyage dans le passé
de Stefan Zweig


Ce n’est pas tout à fait un roman ; c’est beaucoup plus qu’une nouvelle. Le voyage dans le passé est la publication posthume d’un texte écrit très probablement à la fin des années 20 et dont l’auteur avait d’ailleurs raturé le titre, comme s’il l’avait jugé inadéquat. Il vient d’être traduit en français (1).

Il est difficile de lire ce livre en faisant abstraction de son auteur. Le faut-il, d’ailleurs ? Je n’ai jamais été convaincu par les arguments que Proust avance dans son Contre Sainte-Beuve (2). Ici, plus que jamais, le contexte confère à l’œuvre une émotion supplémentaire et en indique résolument le sens. Et dans ce contexte, il y a à la fois l’histoire personnelle de Zweig, et l’histoire tout court, celle qui surgit dans Le voyage dans le passé lorsque, à Heidelberg, le défilé nazi vient ajouter au trouble des amants.

On ne peut lire Stefan Zweig aujourd’hui en oubliant comment, après un très long combat en faveur du pacifisme, il fut désespéré par la montée du nazisme et par le déclenchement de la deuxième guerre mondiale, et qu’il fut ainsi conduit à se suicider, en compagnie de sa femme, Charlotte Altmann, le 23 février 1942. Toute sa vie est un espoir déçu, et cela malgré les amitiés qui le lièrent à Romain Rolland, à Émile Verhaeren ou à Sigmund Freud, amitiés dont il finit aussi par douter.

Le sujet du livre a sans doute été inspiré à Zweig par un poème de Verlaine : "Colloque sentimental". Mais ce poème, il n’en reproduit que deux vers, erronément d’ailleurs, puisqu’il écrit :
« Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres cherchent le passé
» (3)

Voici le poème, en entier, et correctement rendu :
« Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

-Te souvient-il de notre extase ancienne ?
- Pourquoi voulez-vous qu'il m'en souvienne ?

-Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? – Non.

- Ah les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C'est impossible.

- Qu'il était bleu, le ciel, et grand l'espoir !
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
» (4)

On peut comprendre que Louis, le héros du Voyage dans le passé ne se soit pas rappelé les mots précis du poème, alors même que son souvenir lui revenait malaisément, tout au plus confusément suggéré par les ombres des amants que les réverbères dessinaient et entrelaçaient sur les pentes menant au château d’Heidelberg. Mais quelques lignes plus loin, Zweig évoque les mots « nostalgie » et « amour » comme appartenant à ce poème, ce qui n’est pas. Qu’importe ! Car ils ne sont pas incongrus, loin s’en faut. C’est bien d’amour et de nostalgie qu’il s’agit, y compris dans le poème de Verlaine.

Louis et celle qu’il aime se sont connus avant la première guerre mondiale. Séparés pour quelques mois, croient-ils, ils se promettent de s’appartenir dès leurs retrouvailles. Mais la guerre prolonge la séparation bien au-delà du terme prévu. Et lorsqu’ils se retrouvent enfin, le temps à mis du gris dans les cheveux de l’amante. « L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir. »

Le récit grimpe sans cesse en émotion, tandis que les amants se préparent à respecter leur projet de s’appartenir et alors qu’ils se rendent à cette fin à Heidelberg. Mais il me semble que le point culminant de l’émotion n’est pas dans les dernières pages, mais bien plutôt à l’arrivée des amants sur le quai de la gare :
« ‘Heidelberg’, dit l’un des messieurs aux deux autres en se levant. Ils s’emparèrent tous trois de leurs imposants sacs de voyage et se précipitèrent hors du compartiment, pour être les premiers à sortir. Déjà, en freinant aux abords de la gare, les roues crépitaient par à-coups, il y eut une secousse brusque, la vitesse diminua, une dernière fois les roues gémirent comme un animal qu’on torture. Pendant une seconde, ils se retrouvèrent tous deux en tête-à-tête, comme effrayés par l’irruption de la réalité.
‘Sommes-nous déjà arrivés ?’ Son ton trahissait son angoisse.
‘Oui’, répondit-il et il se leva. ‘Puis-je t’aider ?’ Elle refusa et sortit du compartiment à la hâte. Mais elle s’immobilisa sur le marchepied du wagon : comme devant de l’eau glaciale, son pied hésita un moment à descendre. Puis elle s’élança, il la suivit sans rien dire. Et tous deux se retrouvèrent ensuite sur le quai l’un à côté de l’autre, désemparés, étrangers, meurtris, et la petite valise pesait dans sa main. C’est alors que, se remettant en route, la machine expulsa soudain sa fumée à côté d’eux, aveuglante. Elle tressaillit, puis le dévisagea, blême, le regard troublé et hésitant.
‘Qu’as-tu ?’, lui demanda-t-il.
‘C’est dommage, c’était si beau. On est allés si vite. J’aurais aimé que ça continue des heures et des heures.’
Il se tut. Il avait eu la même pensée à cette seconde. Mais c’était du passé désormais : il fallait que quelque chose survienne. ‘Et si nous y allions ?’demanda-t-il prudemment.
‘Oui, oui, allons-y’, murmura-t-elle, à peine audible. Mais ils restèrent tous deux immobiles, désunis, comme si quelque chose était brisé en eux. C’est alors seulement (il oublia de lui prendre de bras) qu’ils se dirigèrent, indécis et troublés, vers la sortie.
» (5)

Au-delà de la défaite de l’amour par le temps, Le voyage dans le passé incite à réfléchir à la durée, aux souvenirs, à l’étrange effet qu’ils ont sur notre présent, comme si tout, absolument tout n’était que promesses, mais aussi comme si rien ne valait aujourd’hui qui ne soit magnifié par les espoirs passés. Tant et si bien que le jeu incessant qui relie passé et présent, mémoire et conscience, nostalgie et émotions, emporte en quelque sorte ce que nous sommes jusque dans les aspects les plus ténus de notre quotidien. Et qu’un quai de gare nous enthousiasme ou nous désespère dépend bien peu du quai…

Je ne peux m’empêcher de penser à la grandeur indéfinissable des commencements dont parle Claude Lévi-Strauss. Même les choses sans grandeur, même ce qui nous est propre et qui est quelque peu dérisoire, tout ce qui commence détient une intensité qui le fonde en origine et nous marque de manière indélébile.

J’ajouterai que la traduction par Baptiste Touverey est faite dans une très belle langue française, malgré quelques petites imperfections (6).

(1) Stefan Zweig, Le voyage dans le passé, trad. De Baptiste Touverey, Grasset, 2008.
(2) Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Folio Essais, 1954.
(3) Stefan Zweig, op. cit., p. 100.
(4) Paul Verlaine, Œuvres poétiques complètes, texte établi par Y.-G. Le Dantec, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, p. 121.
(5) Stefan Zweig, op. cit., pp. 83-85.
(6) Ainsi (l’édition française chez Grasset est suivie du texte original allemand), « ich wünschte, es wäre mir gegeben, Ihnen bald erweisen zu dürfen, wie sehr ich Ihnen dafür dankbar bin » (p. 112) devient en français « j’espère qu’il me sera bientôt donné l’occasion de vous prouver à quel point je vous en suis reconnaissante » (p. 23), là où il eût peut-être été préférable d’écrire : « j’espère que me sera bientôt donnée l’occasion de vous prouver à quel point je vous en suis reconnaissante ». Mais je chipote !

Autre note sur Zweig :
Montaigne

vendredi 28 novembre 2008

Note sur une oeuvre : Claude Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss (1)

Je vais vous parler de Claude Lévi-Strauss et du pissenlit.

Oui, du pissenlit. Et pourtant, s’il faut associer le nom de Lévi-Strauss à une fleur, c’est la pensée qui vient spontanément en tête, la pensée sauvage bien sûr – Viola tricolor de son nom savant –, cette merveilleuse petite fleur aujourd’hui souvent méconnue : deux couples de petits pétales aux couleurs contrastées qui surmontent un grand pétale bombé dont le poids semble incliner la fleur tout entière. Mais cette beauté n’a pas d’odeur ! Savez-vous que « Jadis, la violette tricolore [pensée sauvage] exhalait un parfum plus suave que la violette de mars (ou violette odorante). Elle poussait alors au milieu des blés, que foulaient tous ceux qui voulaient la cueillir. La violette eut pitié du blé, et elle supplia humblement la Sainte Trinité de lui retirer son parfum. Sa prière fut exaucée, et c’est pourquoi on la nomme fleur de la Trinité. » (2)

C’est une histoire, bien sûr, une histoire qui vient de gens qui racontent des histoires. Car les gens racontent des histoires. Ils en font, aussi. Ah les histoires ! On en connaît, on en raconte, on en fait. Et puis, on fait même des histoires d’histoires. Ou, pour le dire autrement, on fait des histoires avec des histoires. Faire des histoires, tout le monde sait ça, c’est créer de l’embarras, faire du bruit, parfois pour quelque chose qui n’en vaut pas la peine. Et bien, c’est une des choses – et pas des moindres parmi celles qu’il a faites – que l’on doit à Claude Lévi-Strauss : il a fait des histoires avec des histoires ; il s’est mis en tête d’expliquer à quoi rime toutes ces histoires qui ont pour sujet l’origine de la société et qu’on appelle – pour autant qu’elles aient été transmises oralement – des mythes.

Il ne s’en est pas tenu là. Avant même de s’intéresser aux mythes, il s’était beaucoup penché sur la question de la parenté. Et – même si c’est de manière moins approfondie – il étudiera bien d’autres aspects de la vie sociale, en ethnologue bien sûr.

Je vais me contenter cette fois – et contenter est en l’occurrence une antiphrase – d’expliquer la méthode structuraliste (ou structurale, peu importe), méthode à laquelle Claude Lévi-Strauss a lié son nom. Expliquer cette méthode n’est pas simple : la méthode en elle-même ne l’est pas ; les raisons de son choix le sont moins encore.

Alors, je me propose de procéder en deux étapes : d’abord, une approche destinée à cerner le contexte ; ensuite, l’explication proprement dite de la méthode.

L’approche, je vais la décomposer en trois parties : d’abord, trois brèves remarques préliminaires ; ensuite, le pissenlit, et ce qui en découle, à savoir les rapports entre l’ethnologie et la science ; enfin, trois brèves prémices.

Première partie donc : trois remarques préliminaires.

Première remarque. La méthode structuraliste dont je veux vous parler est celle adoptée par Claude Lévi-Strauss. Je ne dirai donc rien de ce qu’ont pu avoir de structuraliste les travaux de Roland Barthes, de Jacques Lacan ou de Louis Althusser, voire de Jean-Pierre Vernant, qu’un journalisme épris de catégories sommaires a cru bon de rassembler sous la même étiquette. Il ne sera question que d’anthropologie, d’ethnologie même, et de celle que pratiqua Lévi-Strauss.

Deuxième remarque. Lorsqu’on évoque les méthodes en ethnologie, on désigne selon les cas des choses bien différentes. Schématiquement, on peut distinguer les méthodes de terrain – celles qui tentent de surmonter les difficultés éprouvées à récolter les bonnes informations à propos des sociétés étudiées – et les méthodes de construction des explications qui s’attaquent à la redoutable question de savoir comment donner du sens aux comparaisons que l’on fait à partir d’informations relatives à plusieurs sociétés. Ce sont bien évidemment ces dernières méthodes qui ont toujours suscité les polémiques les plus vives, même s’il ne faut pas perdre de vue l’étroite liaison qu’elles entretiennent quelquefois avec les méthodes de terrain. La méthode structuraliste de Claude Lévi-Strauss vise à comprendre comment l’homme pense, en comparant les résultats différents auxquels cette pensée aboutit lorsqu’elle agit dans des contextes sociétaux variés.

Troisième remarque. Lévi-Strauss est licencié en droit, agrégé de philosophie et docteur ès lettres. Il n’a donc au départ aucune formation scientifique, pas plus du côté des sciences de la nature que du côté des sciences sociales. Sur le plan de la connaissance, la science va pourtant devenir son seul horizon. Dès la première moitié des années 30, il a acquis la conviction que la philosophie est stérile. Mais sa méthode vise à ce point les fondements de la pensée humaine que certains ont pu croire – j’y reviendrai – que les résultats débordaient dans la philosophie, bien que lui-même l’ait toujours nié.

Voilà pour les trois remarques préliminaires.

Deuxième partie de l’approche : le pissenlit.

En juillet 1972, Claude Lévi-Strauss s’est entretenu avec Jean José Marchand pendant plus de cinq heures devant une caméra. Et, alors qu’il évoquait les semaines passées au printemps 1940 sur la ligne Maginot et plus particulièrement l’oisiveté en laquelle ses chefs militaires le laissaient, il dit ceci : « … je crois bien que c’est à ce moment-là, un jour où j’étais étendu dans l’herbe et où je regardais des fleurs, et notamment une boule de pissenlit, que je suis devenu ce que je ne savais pas encore s’appeler structuraliste, en pensant aux lois de l’organisation qui devaient nécessairement présider à un agencement aussi complexe, aussi harmonieux et subtil, que celui que je contemplais et dont je n’arrivais pas à m’imaginer qu’il pût résulter d’une suite de hasards accumulés » (3)

Si l’on ne connaissait pas Lévi-Strauss – ne serait-ce qu’un tout petit peu –, on pourrait penser que celui qui fait pareille déclaration est tenté de justifier l’existence de Dieu, ou d’un Être suprême ou encore d’un dessein intelligent : une harmonie qui ne résulte pas « d’une suite de hasards accumulés », voilà qui prête à croire, si je puis dire. Ce serait oublier que la science, pour expliquer les constances et les harmonies, n’a d’autre ressource que d’imaginer des lois auxquels la matière obéirait. Si Lévi-Strauss parle de hasards accumulés, c’est avec l’idée d’une succession d’événements aléatoires, désordonnés et incompréhensibles que l’on voit peu dans la nature. Car ce qu’on rencontre, dans la nature, c’est la fleur du pissenlit, c’est-à-dire quelque chose comme de l’ordre. Question : l’univers qui est le nôtre – et dont nous ne sommes chacun qu’un minuscule petit brin – est-il fait d’ordre ou de chaos ? Ce que nous prenons pour de l’ordre – c’est-à-dire une disposition des choses témoignant de relations régulières – ne serait-il qu’un désordre dissimulé ? Ou au contraire le chaos du monde serait-il l’interstice d’une régularité dont le rythme diffère trop du nôtre ? Rien ne permet de trancher vraiment la question, mais pourtant la pensée réclame l’ordre. Car pour que nous puissions user du principe de causalité – sans lequel nous serions quasi muets, presque décérébrés même – il faut de l’ordre : il faut qu’une chose en entraîne une autre, que ce qui arrive soit déterminé. Cette stimulation est à ce point forte que nous voyons volontiers des causes et des effets là où ces relations sont incertaines ou inexistantes.

Devant la fleur du pissenlit, Claude Lévi-Strauss a ressenti la nécessité, pour pouvoir expliquer, de rechercher des causes à ce qui ne semblait pas en avoir. Et à les rechercher là où on pense qu’elles ne sont pas, à condition bien sûr de vérifier leur validité avec la plus grande rigueur possible.

La méthode structuraliste, c’est donc une méthode qui se fonde avant tout sur l’idée de lois présidant à l’organisation des choses, ces lois n’étant que la traduction dans un langage précis des constantes et des régularités que l’observation des choses révèle. On me dira qu’il n’y a là rien de bien original et que c’est somme toute une démarche qui correspond à l’activité scientifique telle qu’elle s’est construite depuis le XVIIe siècle. Oui, mais cela signifie précisément que la méthode – même si elle n’a pas l’ambition de fournir des résultats comparables en qualité à ceux que l’on doit aux sciences de la nature (et Lévi-Strauss a insisté de nombreuses fois sur la modestie avec laquelle il fallait considérer les résultats de ses recherches) – la méthode se veut conforme aux exigences de rigueur de la science et, par conséquent, rejette toute hypothèse qui échappe au domaine du vérifiable.

Le vœu d’une approche scientifique en anthropologie ne date pas de Lévi-Strauss. Déjà l’évolutionnisme de Morgan ou de Frazer prétendait à ce statut, le diffusionnisme de Boas s’était fait de la rigueur une discipline et Durkheim – on le sait – avait défini des règles qui conférait à ses recherches une valeur dépassant de beaucoup la simple opinion. Mais Lévi-Strauss va aller beaucoup plus loin : il va partir d’hypothèses vérifiables, mais d’hypothèses en même temps suffisamment générales que pour se donner des chances de vaincre deux difficultés qui ont si souvent induit en erreur.

La première de ces difficultés, c’est l’aporie qui plane depuis toujours sur les sciences humaines, à savoir que construire une explication des opinions en se fondant sur celles-ci ne revient jamais qu’à construire une opinion de plus.

La deuxième difficulté, elle correspond à l’incapacité apparente qu’il y a à établir des liens entre les résultats des sciences naturelles et les résultats des recherches en sciences sociales. Par exemple, comment établir un pont entre les lois de la génétique et le fonctionnement social ? Ou encore, comment mesurer les liens existant entre les lois de la botanique et de la zoologie et la définition sociale du comestible ?

Ces hypothèses générales, Lévi-Strauss ne les a jamais formalisées. Elles figurent éparses dans son œuvre, souvent de manière plus implicite qu’explicite. C’est que Lévi-Strauss craint par-dessus tout de théoriser. Si ces hypothèses sont vérifiables – donc susceptibles d’un traitement scientifique – et bien vérifions tout de suite : l’essentiel est là et non dans la construction d’un grand système hypothétique, mieux fait pour flatter l’orgueil d’un grand penseur que pour faciliter le travail d’un savant. En ce qui me concerne, ici, je vais tenter dans un moment de synthétiser ces hypothèses générales ; je crois que c’est utile pour bien faire comprendre la méthode.

Voilà pour le pissenlit.

Enfin troisième partie de l’approche : trois brèves prémices, trois prémices qui coïncident avec des déterminations vécues par Lévi-Strauss au cours de trois décennies successives.

Dans les années 20, Claude Lévi-Strauss lit Marx et Freud. Il en conservera le meilleur, c’est-à-dire ce qui n’est pas politique chez Marx et ce qui n’est pas thérapeutique chez Freud : en très gros, l’idée qu’il est bien possible – après tout – que le comportement de l’homme échappe en grande partie à la conscience que lui-même en a.

Dans les années 30, il s’enfonce dans le Matto Grosso pour y étudier des peuples alors encore relativement isolés. De tout ce qu’il en rapporte, je n’en retiens pour l’instant qu’une chose, une seule, utile à l’explication de la méthode. C’est ceci. Chez les Bororos, il observe un village aux cases construites en cercle, coupé en deux moitiés et organisé en clans ; et des règles de parenté qui régissent les alliances de façon très stricte. Et puis, chez les Nambikwaras, il se retrouve au sein de petits groupes familiaux qui vivent dans le plus grand dénuement et se combattent en usant d’une grande violence. Parmi toutes les questions possibles, il y a celle-ci : y a-t-il un rapport entre les règles sociales et les chances de survie d’une société ?

Enfin, dans les années 40 – après s’être abîmé dans la contemplation d’un pissenlit –, Lévi-Strauss vit à New York où il rencontre – entre autres – Franz Boas et Roman Jakobson. Le premier l’aide à rompre définitivement avec l’idée d’évolutionnisme social. Le second l’initie au structuralisme linguistique. Qu’est-ce que le structuralisme linguistique ? C’est une manière de faire de la linguistique qui va précisément inspirer à Lévi-Strauss une manière de faire de l’anthropologie. Comment ? J’y viens : ça fait partie de l’explication proprement dite de la méthode.

L'explication proprement dite de la méthode structuraliste, m’y voici, donc.

Je vais également la décomposer en trois parties, correspondant à trois hypothèses générales. Évidemment, en procédant de la sorte, je suis bien conscient que je commets un forfait : l’œuvre de Lévi-Strauss témoigne d’un sens de la nuance, d’un refus du systématisme et d’une subtilité dans l’usage des concepts que ma synthèse va effrontément malmener. Tout exposé succinct d’une pensée complexe suppose une schématisation didactique : c’est ma seule excuse.

La première hypothèse générale, je l’appellerai : le non conscient et la rationalité non consciente ; la deuxième, la logique binaire ; la troisième enfin, la structure et les modèles.

Le non conscient et la rationalité non consciente, d'abord.

« La linguistique structurale », affirme Lévi-Strauss, « nous a familiarisés avec l’idée que les phénomènes fondamentaux de la vie de l’esprit [...] se situent à l’étage de la pensée inconsciente. » (4)

Que veut-il dire ? Qu’entend-t-il par « les phénomènes fondamentaux de la vie de l’esprit » ? Et puis : qu’est-ce que c’est qu’« une pensée inconsciente » ?

Essayons de cerner ce que cela veut dire très précisément pour Lévi-Strauss ; pas pour Freud, pour Marx, pour Bourdieu ou pour je ne sais quel autre adepte de l’inconscient.

Le non conscient, chez Lévi-Strauss, se conçoit à deux étages.

Au premier de ces étages, il s’agit simplement d’admettre que ce qui pousse les individus à agir, ce ne sont pas uniquement les raisons qu’ils se donnent de le faire, mais bien aussi des raisons qu’ils ignorent. Qu’est-ce que des raisons qu’on ignore ? Ce peut être simplement un système relationnel qui confère une signification aux paroles prononcées, alors même que le système en question est ignoré. Ainsi les règles de la grammaire participent à donner du sens au discours. Or, il est parfaitement possible de parler dans le respect de ces règles, sans les connaître. L’enfant – par exemple –, auquel aucune leçon de grammaire n’a été donnée, en fait cependant un usage correct. Bien mieux, même lorsque l’on connaît ces règles, elles ne sont jamais si bien appliquées que lorsqu’on s’interdit d’y penser. Je cite Lévi-Strauss : « […] le sujet qui appliquerait consciemment dans son discours les lois phonologiques et grammaticales, à supposer qu’il possède la science et la virtuosité nécessaires, n’en perdrait pas moins presque tout de suite le fil de ses idées. » (5). Mais ce peut être aussi un système relationnel qui échappe bien davantage que ne le fait la grammaire à toute prise de conscience savante et momentanée, si je puis dire. Il n’existe par exemple aucune société où l’alliance (disons le mariage, pour faire simple) résulte uniquement du hasard des rencontres : il y a toujours, d’une manière ou d’une autre, un certain type de régularité qui aboutit à privilégier certaines alliances et à en décourager, voire interdire, d’autres. Or, on est amené à constater que les raisons avancées pour expliquer cette régulation des choix ne sont pas les bonnes, autrement dit ne rendent pas compte à elles seules des comportements observés. Il y aurait donc aussi des raisons beaucoup plus inaccessibles, plus secrètes si on veut, qui expliqueraient les systèmes d’alliance, qui expliqueraient par exemple l’inceste, et qu’une sorte de souci d’efficacité tendrait à maintenir dans l’ombre.

Au deuxième étage de la conception lévi-straussienne du non conscient, il y a l’idée d’un rapport de rationalité entre les raisons inconscientes et le fonctionnement social. Ainsi, lorsqu’une tribu amazonienne s’invente des croyances et des rites aboutissant à limiter la chasse et la cueillette, elle méconnaît totalement une rationalité dont son système social pourtant assure l’existence et la permanence, à savoir en l’occurrence le maintien d’un équilibre écologique utile à la survie de la tribu. Et bien, ce qui est assez évident dans l’exemple exotique de la tribu amazonienne est sans doute tout aussi vrai pour toutes ces raisons que la raison ignore, dans notre société comme ailleurs : l’hypothèse est bien celle d’une rationalité du comportement humain qui transcende la rationalité de l’esprit humain. Autrement dit, il y aurait des comportements suggérés par des croyances irrationnelles qui obéissent à une rationalité inconsciente, à certains égards plus performante que le rationalisme discursif le plus pointu. Je citais il y a un instant Lévi-Strauss disant que « le sujet qui appliquerait consciemment dans son discours les lois phonologiques et grammaticales […] n’en perdrait pas moins presque tout de suite le fil de ses idées. » Il poursuivait comme ceci : « De la même façon, l’exercice et l’usage de la pensée mythique exigent que ses propriétés restent cachées ; sinon on se mettrait dans la position du mythologue qui ne peut croire aux mythes, du fait qu’il s’emploie à les démonter. » (6)

C’est sur cette conception du non conscient et de la rationalité de ce non conscient que repose d’abord l’analyse structurale. Elle évite ainsi les pièges de la subjectivité, ou, plus exactement, les illusions qui sont liées à la conscience, celle-ci étant « l’ennemie secrète des sciences de l’homme [sous son double aspect de] conscience spontanée immanente à l’objet d’observation [et de] conscience réfléchie – conscience de la conscience – chez le savant » (7).

Deuxième hypothèse générale : la logique binaire.

Imaginons un instant l’impossible : un homme qui viendrait au monde adulte, physiologiquement formé et détenteur d’une conscience en ordre de marche, dirais-je, mais vide. L’hypothèse est absurde, bien sûr, puisque la conscience n’est faite et ne peut être faite que de ce qui la remplit. Une conscience est toujours conscience de quelque chose ; elle ne fonctionne donc pas avec un matériau physiologique – le cerveau pourrait croire certains – mais bien avec des perceptions, des concepts, des rapports de concepts, etc., c’est-à-dire des choses qui sont à la fois conscience de quelque chose et outils pour prendre conscience d’autres choses.

Imaginons néanmoins. Dès sa première minute de vie, cet homme commencerait par constater qu’il y a quelque chose plutôt que rien. Et puis, immédiatement, il serait amené à appréhender ce quelque chose à partir d’une série d’oppositions, d’asymétries, dont il pourrait fort bien s’étonner : il y a un haut, distinct d’un bas ; il y a un ciel, distinct de la terre ; il y a la terre ferme, tout à fait distincte de l’eau ; il y a le près, distinct du lointain ; il y a aussi la gauche et la droite, le mâle et le femelle, etc. Il pourrait s’en étonner pour deux raisons : d’abord, parce que le monde aurait pu ne pas être, ou en tout cas être étale, univalent, uniforme (monde inimaginable pour nous, bien sûr) ; ensuite, parce que cette logique binaire le constitue lui-même, puisque, n’étant pas le monde à lui tout seul, il y a aussi cette asymétrie entre lui et le monde, ou en tout cas entre lui et le reste du monde.

On pourrait supposer – mais la proposition est assez gratuite, bien sûr – que tout ce que cet homme entreprendrait, être en éveil ou dormir, communiquer ou se taire, s’activer ou paresser, mais aussi créer des liens sociaux ou fuir ses semblables, donner ou recevoir, copuler ou non, aimer ou haïr, que sais-je encore, tout serait marqué par le sceau d’une asymétrie de même type.

Revenons à présent à nous, qui ne sommes pas nés adultes, nous qui n’avons eu conscience de notre conscience qu’alors qu’elle était constituée comme conscience, c’est-à-dire pleine de choses – ces asymétries précisément – dont le souvenir même est déjà perdu, mais qui la structure d’une certaine façon.

Je cite à présent Claude Lévi-Strauss. Il parle des mythes, de l’origine des mythes et il évoque la logique binaire à laquelle je viens de faire allusion : « Un appareillage d’oppositions, en quelque sorte monté d’avance dans l’entendement, fonctionne quand des expériences récurrentes, qui peuvent être d’origine biologique, technologique, économique, sociologique, etc., actionnent la commande, comme ces conduites innées qu’on prête aux animaux et dont les phases se déroulent automatiquement dès qu’une conjoncture appropriée les déclenche. Pareillement sollicitée par de telles conjonctures empiriques, la machinerie conceptuelle se met en marche ; de chaque situation concrète, si complexe soit-elle, elle extrait inlassablement du sens, et fait d’elle un objet de pensée en la pliant aux impératifs d’une organisation formelle. De même, c’est en appliquant systématiquement des règles d’opposition que les mythes naissent, surgissent, se transforment en d’autres mythes qui se transforment à leur tour ; et ainsi de suite […]
Le problème de la genèse du mythe se confond donc avec celui de la pensée elle-même, dont l’expérience constitutive n’est pas celle d’une opposition entre le moi et l’autre, mais de l’autre appréhendé comme opposition. À défaut de cette propriété intrinsèque – la seule, en vérité, qui soit absolument donnée – aucune prise de conscience constitutive du moi ne serait possible. N’étant pas saisissable comme rapport, l’être équivaudrait au néant. Les conditions d’apparition du mythe sont donc les mêmes que celles de toute pensée, puisque celle-ci ne saurait être que la pensée d’un objet, et qu’un objet n’est tel, si simple et dépouillé qu’on le conçoive, que du fait qu’il constitue le sujet comme sujet, et la conscience comme conscience elle-même d’une relation
» (8)

L’analyse structurale, orientée prioritairement vers le non conscient, doit donc s’attacher aux oppositions, non en ce que celles-ci séparent des objets ou des points de vue, mais en ce qu’elles génèrent du sens et surtout en ce qu’elles sont sans doute seules à pouvoir générer ce qu’on pourrait appeler le sens originaire.

Enfin, troisième hypothèse : la structure et les modèles.

Disons-le d’emblée, la structure – dans l’usage que Lévi-Strauss fait du mot – ne se rapporte pas à la réalité empirique. Ce n’est pas un schéma correspondant aux relations sociales, encore moins un organigramme des institutions. C’est un modèle ou, pour être plus précis, un super-modèle ou un macro-modèle. La structure n’est pas extraite de la réalité sociale, elle n’en isole pas des composants majeurs : elle postule des rapports logiques dont la trace ou les effets peuvent se mesurer dans n’importe lequel des aspects du monde social, aussi ténu soit-il.

Cette structure postule donc une rationalité dont on ignore la nature et le mode de mise en œuvre. En l’imaginant, on applique un mode de pensée – la pensée rationnelle – à des déterminations qui sont en-deçà de la pensée ; autrement dit on construit un modèle dont le seul mérite – mais il n’est pas mince – est de fournir un schéma explicatif qui n’est pas le fin mot du réel, mais bien plutôt la meilleure manière possible de rendre compte des relations observées, comme si celles-ci rentraient dans le modèle, comme si – mais seulement comme si – celles-ci obéissaient au modèle. Ce qui permet de mieux comprendre le réel.

Je vais donner un exemple ; ça me paraît nécessaire, même si l’exemple est malaisé à choisir. Mais auparavant, je souhaite apporter trois brèves précisions à ma laborieuse et très sommaire définition de la structure.

Première précision : la qualité du travail accompli selon cette méthode tient d’abord et avant tout à la qualité du travail d’observation réalisé. La documentation empirique est fondamentale. Le modèle structural n’est en effet acceptable que s’il est compatible avec tout, s’il ne néglige aucune réalité, et surtout pas ce qu’on pourrait facilement négliger en le baptisant d’exception. Lévi-Strauss insiste très fortement là-dessus : « le modèle doit être construit de telle façon que son fonctionnement puisse rendre compte de tous les faits observés » (9), écrit-il. Et j’ajouterai : les faits observés doivent être tous les faits pertinents en relation avec la question étudiée, ce qui oblige à un travail considérable, rigoureux, méticuleux, patient, pour tout dire : herculéen.

Deuxième précision ; elle porte sur les modèles conscients, c’est-à-dire les explications communes. Comment les situer dans tout ça ? En 1952, dans une communication lors d’un symposium international d’anthropologie, Lévi-Strauss rappelait que « [Boas] a montré qu’un groupe de phénomènes se prête d’autant mieux à l’analyse structurale que la société ne dispose pas d’un modèle conscient pour l’interpréter ou le justifier ». Et il poursuivait : « Un modèle quelconque peut être conscient ou inconscient, cette condition n’affecte pas sa nature. Il est seulement possible de dire qu’une structure superficiellement enfouie dans l’inconscient rend plus probable l’existence d’un modèle qui la masque, comme un écran, à la conscience collective. En effet, les modèles conscients […] comptent parmi les plus pauvres qui soient, en raison de leur fonction qui est de perpétuer les croyances et les usages, plutôt que d’en exposer les ressorts. Ainsi, l’analyse structurale se heurte à une situation paradoxale, bien connue du linguiste : plus nette est la structure apparente, plus difficile devient-il de saisir la structure profonde, à cause des modèles conscients et déformés qui s’interposent comme des obstacles entre l’observateur et son objet. » (10)

Enfin, troisième précision, qui découle des deux premières : l’analyse structurale exige une foule de précautions, un souci de la vérification et une rigueur méthodologique qui ne la met pas à la portée de tous. On a vu fleurir dès les années soixante une pratique relâchée de l’analyse structurale qui a fortement contribué à son discrédit. Il est malheureusement à la portée de n’importe qui – et notamment à la portée de ceux qui veulent éblouir à peu de frais – de bidouiller un modèle, qui se donne d’autant plus facilement des apparences de profondeur, qu’il s’autorise de son caractère inconscient. À l’abri de toute vérification et souvent fondées sur des observations sommaires, ces analyses structurales de pacotille ne furent et ne sont encore que la version up to date « des modèles conscients et déformés qui s’interposent comme des obstacles entre l’observateur et son objet ».

J’en viens à l’exemple. Je l’ai choisi – je dois bien l’avouer – parce qu’il est assez simple à expliquer. Mais il n’est peut-être pas parfaitement représentatif de la méthode, j’en suis conscient. Il lui manque notamment la cohorte de difficultés qui accompagne toute analyse structurale.

En 1962, Claude Lévi-Strauss a publié un ouvrage intitulé Le totémisme aujourd’hui. Il s’agissait pour lui de conclure les études qu’il avait menées sur la question du totémisme, une question qui fit couler énormément d’encre depuis le XIXe siècle, plus précisément depuis que James Frazer en avait présenté les pratiques comme révélatrices d’un stade d’évolution des sociétés humaines.

Qu’est-ce que c’est que le totémisme ? En deux mots, il s’agit d’une organisation sociale qui divise la tribu en clans attachés chacun à un animal ou un végétal différent, souvent présenté comme l’ancêtre du clan. Le totem fait donc l’objet d’un grand respect de la part du clan ; souvent ce respect va jusqu’à l’interdit alimentaire : si l’on fait partie du clan de la martre, on ne peut ni tuer, ni a fortiori consommer de la martre.

Ce type d’organisation a été initialement repéré en Amérique du Nord – en tout premier lieu chez les Ojibwé – puis dans d’autres parties du monde, principalement en Australie. Frazer a voulu le présenter comme un stade primitif par lequel passeraient toutes les sociétés et donc en principe repérable universellement, là à tout le moins où les sociétés n’ont pas évolués au-delà.

Dans son livre Le totémisme aujourd’hui, Claude Lévi-Strauss dit essentiellement deux choses.

D’abord, il montre que le totémisme n’a pas du tout l’importance qu’on lui a attribuée et que ce que les tenants du totémisme ont avant tout fait, c’est mettre l’accent sur le lien sacré qui unirait les membres du clan au totem par le biais de croyances naïves ; Durkheim ira même jusqu’à dire que le totémisme est une forme élémentaire de religiosité. Somme toute, si je fais partie du clan de l’ours, je détiens les qualités propres à l’ours – puissance, force, que sais-je… – et je me dois de les révéler. Cette conception du totémisme n’est révélatrice que d’une chose, dit Lévi-Strauss, c’est du sentiment de supériorité qu’éprouve l’anthropologue à l’égard des tribus étudiées. Évoquant « les interprétations des observateurs » et « les spéculations des théoriciens », Lévi-Strauss écrit : « le totémisme a servi […] à renforcer la tension exercée sur les institutions primitives pour les écarter des nôtres, ce qui était particulièrement opportun dans le cas des phénomènes religieux, où le rapprochement eût rendu trop d’affinités manifestes ? » (11)

Deuxième chose montrée par Lévi-Strauss – et c’est ici qu’apparaît l’analyse structurale –, c’est que les relations sociales dans les sociétés où on trouve des clans totémiques correspondent à un modèle qui n’est pas celui d’une identification de chaque clan à son totem, mais bien plutôt à un modèle qui traduit des homologies certaines entre, d’une part, les rapports que les clans entretiennent entre eux dans la société et, d’autre part, les rapports que les totems entretiennent entre eux dans la nature – par exemple la grue cendrée, le poisson-chat, l’ours et la martre, dans le cas des Ojibwé. Autrement dit, il apparaît – sans que l’on puisse donner à ce phénomène une importance particulière – que des tribus s’inspirent de la nature et des rapports que les différentes formes du vivant y entretiennent durablement, pour créer au sein du système social des rapports qui peuvent ainsi être promis à une pérennité comparable.

Le modèle qui permet d’affirmer que le clan de l’ours est au clan du poisson-chat ce que l’ours est au poisson-chat n’est pas connu des Ojibwé. Il ne constitue pas davantage une détermination identifiable par l’histoire ou par la réalité institutionnelle de la tribu. Il n’est – mais ce n’est pas rien –, il n’est qu’une construction intellectuelle qui permet de rendre compte des faits observés, comme si ces faits obéissaient au modèle, seulement comme si, mais vraiment comme si.



Voilà. J’ai tenté – du mieux que je pouvais – d’expliquer brièvement la méthode structuraliste. Des précisions manquent, à n’en pas douter ; des questions demeurent ; des corrections s’imposent. Mais je vais m’en tenir là : la tâche que je m’étais assignée est achevée.

Vous me permettrez néanmoins un codicille, car je ne voudrais pas avoir l’air d’ignorer un de mes amis qui a dans son propre rapport à Claude Lévi-Strauss une notoriété que je n’ai pas.

On a beaucoup écrit sur Lévi-Strauss ; on l’a d’ailleurs beaucoup critiqué. J’aurais aimé tenter une analyse de quelques-unes de ces critiques, assez fécondes somme toute. Je pense notamment à celles de Jack Goody ou encore à celles de Pierre Bourdieu. Mais c’était difficile sans fonder cette analyse sur l’explication de la méthode à laquelle je viens de me livrer et faire les deux aurait largement dépassé le temps d’un exposé.

Du côté des philosophes, le refus de philosopher qui est celui de Lévi-Strauss a entraîné deux types de réactions. Certains l’ont rejeté, purement et simplement ; beaucoup d’autres ont cherché à démontrer qu’il faisait de la philosophie sans le savoir et ont par conséquent cru bon d’expliquer en quoi consiste – dès lors qu’on l’expose en termes philosophiques – la philosophie implicite de Lévi-Strauss : Comte-Sponville le tire vers Spinoza, Ricoeur le réconcilie de force avec le sujet et Blanchot n’hésite pas à écrire à propos de la philosophie que son refus par Lévi-Strauss est sans doute « la meilleure manière de l’aimer et de lui rester fidèle. » (12)

En 1989, Édouard Delruelle a publié aux éditions De Boeck un livre intitulé Lévi-Strauss et la philosophie. En fait, Édouard Delruelle s’est trouvé confronté lui aussi, dans le cadre de ses compétences en philosophie, à la question de savoir ce qu’il y avait de philosophique chez Lévi-Strauss. Fin des années 80, bien sûr ; de nos jours la question est très grandement oubliée. Or, à cette question, Delruelle répond de manière doublement subtile, je trouve. D’abord, il n’affirme pas que Lévi-Strauss est philosophe malgré lui, mais bien plutôt qu’il serait – et c’est dit sur le mode interrogatif – philosophe malgré tout. Malgré tout, je ne suis pas loin de l’admettre, si l’on s’accorde sur le fait qu’il y a dans la position implicite à la fois épistémologique et morale de Lévi-Strauss quelque chose qui peut à certains égards remplacer la philosophie. Et puis, l’autre subtilité d’Édouard Delruelle, c’est de situer le lien entre Lévi-Strauss et la philosophie du côté du jeu. Il le fait notamment – mais pas seulement – en relevant certaines similitudes entre la manière dont Derrida comprend la distance entre parole et écriture et la manière dont Lévi-Strauss comprend le modèle structural. Quant à l’importance du jeu dans les travaux de Lévi-Strauss, Delruelle a – je crois – tout à fait raison. Les théories de von Neumann et Morgenstern l’ont considérablement influencé et c’est très certainement un angle d’attaque de son œuvre très intéressant. Est-ce à dire qu’on est là devant le pont entre Lévi-Strauss et la philosophie ? C’est une question passionnante que j’aimerais approfondir à l’occasion.



Voilà : je vais me taire. Non sans vous avoir avoué que je ne peux pas parler de Claude Lévi-Strauss comme je le ferais de quelque autre auteur que ce soit. Il occupe en effet dans ma vie une place tout à fait particulière.

C’était dans les années soixante, à une époque où j’espérais encore une révolution, un changement radical qui remettrait le monde social à l’endroit, si je puis dire. Mais les divers courants révolutionnaires de l’époque me sont très vite apparus tantôt utopistes, tantôt doctrinaires, tantôt intrigants, tantôt menteurs, et parfois tout cela ensemble. Je lus Race et histoire de Lévi-Strauss et j’y vis un manifeste militant de l’anti-racisme, ce qu’il n’est pas vraiment. Ce qui me frappa cependant, ce fut que je n’y trouvai rien qui justifia un seul des reproches que je nourrissais vis-à-vis des différents courants politiques que je viens de citer. Tout y était rationnellement et raisonnablement étayé ; tout y était sereinement pris en compte, le gênant comme le reste. Et puis, surtout, j’y trouvai une remise en perspective implicite de la politique, en ce qu’elle y apparaît comme un jeu à somme nulle, illustrant en quelque sorte cette parole célèbre de Tancrède dans Le Guépard de Lampedusa, pour qui il faut tout changer pour que rien ne change. C’est de cette particularité qu’allait naître un long chemin personnel (ou une dérive personnelle, je ne sais pas comment il faut dire) au cours de laquelle les œuvres de Lévi-Strauss m’ont sans cesse accompagné. Tristes tropiques m’a permis de découvrir une pensée pessimiste qui affrontait à la fois sans illusion et sans ressentiment un réel sans espoir et pour laquelle le prix qu’il convenait de reconnaître à la vie – à la vie et au vivant en général – grimpait dans la même proportion que les raisons de désespérer augmentaient. On a cru, il y a de cela quarante ans, que cette pensée constituait un système philosophique apte à prendre le pas sur l’existentialisme sartrien. Mais il ne s’agissait pas de cela. Tous les philosophes – quelles que soient leurs divergences – sont unis par une même chose : l’erreur philosophique. Refuser d’admettre que le monde est incompréhensible, voilà – je crois – ce qu’il ne faut pas faire. Tout le reste n’est alors qu’un immense effort pour comprendre un tout petit peu un tout petit quelque chose sur un tout petit rien. Voilà comment Lévi-Strauss me conduisit à Montaigne. Mais il ne faut pas oublier l’immense tendresse, l’immense respect, l’immense compassion que Lévi-Strauss témoigne aux hommes, au vivant, à la nature. Et voilà comment Lévi-Strauss me conduisit à Rousseau.

Claude Lévi-Strauss a cent ans. Claude Lévi-Strauss, c’est un peu de chair et d’os, vivant, donc mû comme sont mus un lapin qui rentre dans son terrier ou une herbe folle qui sort de terre, un peu de chair et d’os qui depuis cent ans a déplacé des choses, en a produit d’autres, que ce soient des écrits ou des bricolages, des pensées ou des gestes, des sons ou des excrétions,… Et toutes ces choses ont influé sur d’autres. Ses écrits ont été lus, ses pensées partagées (ou combattues), sa réputation propagée. Et pour un certain temps encore – pas bien long assurément – des effets adviendront dont il restera partiellement la cause. Mes propos sur lui – aussi infidèles soient-ils, aussi dérisoires soient-ils – participent de ces conséquences.

(1) Cette note a servi de base à un exposé fait à l'occasion du centenaire de Claude Lévi-Strauss.
(2) Panzer, II, 203, cité par Perger, p. 151, lui-même cité par Claude Lévi-Strauss in La pensée sauvage, Plon, 1963, p. 358.
(3) Entretiens avec Jean José Marchand filmés les 25, 26 et 27 juillet 1972 à Montigny sur Aube. (DVD 2006 aux Editions Montparnasse)
(4) Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1980, p. XXXI.
(5) Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Plon, 1964, pp. 19-20.
(6) Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Plon, 1964, pp. 19-20.
(7) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 344.
(8) Claude Lévi-Strauss, L’homme nu, Plon, 1971, pp. 539-540.
(9) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1958, p. 332.
(10) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1958, pp. 334-335.
(11) Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, PUF, 1962, p. 152.
(12) Maurice Blanchot, L’homme au point zéro, Nouvelle revue française, avril 1950, p. 685, cité par Édouard Delruelle, Lévi-Strauss et la philosophie, De Boeck, Bruxelles, 1989, p. 10.

Autres notes sur Lévi-Strauss :
Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest d’Imbert
Le père Noël supplicié
Claude Lévi-Strauss est mort
À propos d’une analogie
Claude Lévi-Strauss de Marcel Hénaff
La fin de la suprématie culturelle de l’Occident
...ce que nous apprend la civilisation japonaise
L’autre face de la lune
Trois des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss de Georges Charbonnier
Lévi-Strauss de Loyer
De Montaigne à Montaigne
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson

dimanche 2 novembre 2008

Note de lecture : Colette

Claudine à l’école
de Colette


Il y a longtemps que je caresse le projet de lire l’essentiel de l’œuvre de Colette dans l’ordre où elle l’a écrite. Ce qui me motive, c’est d’abord que Colette représente sans doute l’exemple le plus frappant de ces écrivains qui, durant la deuxième moitié du XIXe siècle et jusqu’à la Première Guerre, ont manifesté une extraordinaire maîtrise de la langue, alors même que leur origine sociale et leur parcours scolaire ne les y prédestinaient peut-être pas (1) ; c’est ensuite qu’elle symbolise à mes yeux la forme la plus accomplie du courage, celle de vivre tendu constamment vers le bonheur.

Je ne suis pas du tout un spécialiste de Colette et je n’ambitionne nullement de le devenir. De nombreux érudits se sont penchés et se penchent encore sur son œuvre et sur sa vie, ce qui donne du grain à moudre face aux questions que sa lecture suscite. Je dispose du beau livre de Gérard Bonal et Michel Remy-Bieth, Colette intime, paru en 2004 aux Éditions Phébus, qui excite la curiosité presque jusqu’au voyeurisme : c’est quelque chose comme une de ces grandes boîtes que l’on trouve dans les vieux greniers et qui regorgent de photographies et de billets sur lesquels on se jette avec le sentiment d’une coupable indiscrétion.

Bien que l’édition de 1948-1950 en quinze volumes dite "du Fleuron" (2) reste en vente chez les bouquinistes, je lui ai préféré l’édition de La Pléiade (3) qui dispose d’un appareil critique utile pour en savoir un peu plus sur les rapports existant entre récit et réalité, indications précieuses dans le cas de Colette dont l’œuvre est fortement autobiographique (4).

Avec les Claudine, et plus particulièrement avec Claudine à l’école, la question se pose de savoir ce qui est vraiment de la plume de Colette et ce qui aurait été suggéré, corrigé ou ajouté par Willy. Le manuscrit ayant été perdu – détruit par Willy selon Colette elle-même –, plusieurs hypothèses ont été formulées afin de repérer l’apport de chacun. Mais je suis d’avis de ne pas s’embarrasser de cela. Claudine à l’école constitue l’entrée de Colette en littérature ; peu importe qu’elle ait dû accepter des retouches, puisque l’on sait aujourd’hui combien ce retoucheur lui était inférieur.

En admettant que le livre ait été écrit – du moins dans son premier jet – fin 1895 et début 1896 (il sera publié en 1900), il est l’œuvre d’une jeune femme de vingt-deux ans. Pourtant, retouches ou pas retouches, le talent de plume est déjà là.

Ainsi, d’entrée de jeu, le portrait d’Aimée se révèle merveilleux : « Cette toute petite Aimée – elle a dix-neuf ans et me vient à l’oreille – bavarde comme une pensionnaire qu’elle était encore, il y a trois mois, avec un besoin de tendresse, de gestes blottis, qui me touche. Des gestes blottis ! Elle les contient, dans une peur instinctive de Melle Sergent, ses petites mains froides serrées sous le collet de fausse fourrure (la pauvrette est sans argent comme des milliers de ses pareilles). Pour l’apprivoiser, je me fais douce, sans peine, et je la questionne, assez contente de la regarder. Elle parle, jolie en dépit, ou à cause, de sa frimousse irrégulière. Si les pommettes saillent un peu trop, si, sous le nez court, la bouche un peu trop renflée fait un drôle de petit coin à gauche quand elle rit, en revanche quels yeux merveilleux couleur d’or jaune, et quel teint, un de ces teints délicats à l’œil, si solides que le froid ne les bleuit même pas ! » (pp. 12-13) On pense à Balzac, d’autant que le projet est déjà là, avec une description qui mise sur la fragilité de celle qui se révélera captieuse dès lors qu’elle préférera Melle Sergent à Claudine. Jacques Dupont parle lui « d’un souci constant : obéir à l’impression fugitive, à sa tyrannie inattendue, saisir chaque fois le "grain" singulier et éphémère d’une circonstance, d’un incident, d’une scène, voire la qualité d’une simple lumière, d’une couleur ou d’un son » (5). Il le dit à propos de L’envers du music-hall ; mais tout cela est déjà bien là dans Claudine à l’école. Celle-ci, lors du bal, est invitée à danser par un beau jeune homme et… « Comme je suis bête ! Je n’aurais dû songer qu’au plaisir de danser, à la joie pure d’être invitée avant Anaïs qui lorgne mon cavalier d’un œil d’envie… et, de cette valse-là, je ne retire que du chagrin, une tristesse, niaise peut-être, mais si aiguë que je retiens mes larmes à grand-peine… Pourquoi ? Ah ! parce que… – non, je ne peux pas être sincère absolument, jusqu’au bout, je peux seulement indiquer… – je me sens l’âme tout endolorie, parce que, moi qui n’aime guère danser, j’aimerais danser avec quelqu’un que j’adorerais de tout mon cœur, parce que j’aurais voulu avoir là ce quelqu’un, pour me détendre à lui dire tout ce que je ne confie qu’à Fanchette ou à mon oreiller (et même pas à mon journal), parce que ce quelqu’un-là me manque follement, et que j’en suis humiliée, et que je ne me livrerai qu’au quelqu’un que j’aimerai et que je connaîtrai tout à fait, – des rêves qui ne se réaliseront jamais, quoi ! » (p. 212)

Cette dextérité d’écriture, elle en a bien conscience et la raconte. L’inspecteur passe en classe et impose aux élèves une composition française dont le sujet est une pensée de Franklin : L’oisiveté est comme la rouille, elle use plus que le travail. Et Colette : « Allons-y ! À la clef brillante, aux contours arrondis, que la main vingt fois pas jour polit et tourne dans la serrure, opposons la clef rongée de rouille rougeâtre. Le bon ouvrier qui travaille joyeusement, levé dès l’aube, dont les muscles solides, et tatatata… mettons-le en parallèle avec l’oisif qui, languissamment couché sur des divans orientaux, regarde défiler sur sa table somptueuse… et tatatata… les mets rares… et tatata… qui tentent vainement de réveiller son appétit… tatatata. Oh ! C’est bientôt bâclé.
Avec ça que ce n’est pas bon de paresser dans un fauteuil ! Avec ça que les ouvriers qui travaillent toute leur vie ne meurent pas jeunes et épuisés ! Mais quoi, faut pas le dire. Dans le "programme des examens" les choses ne se passent pas comme dans la vie
» (p. 107).

Le récit des examens mérite qu’on s’y arrête. Car il révèle une Colette qui s’insurge contre les méthodes pédagogiques de l’époque, alors même que, dans une certaine mesure, elle témoigne par son propre talent de leur efficacité. Voilà qui ne me détournera pas de l’idée que la pédagogie est une chimère bâtie sur l’illusion du progrès, dans un domaine où le gain sur un plan entraîne la perte sur un autre. Ce qui n’enlève rien à l’intérêt des raisons que Colette se donne de maudire l’enseignement. L’épreuve d’orthographe commence : « Grand silence recueilli. Dame ! les cinq sixièmes de ces petites jouent leur avenir. Et penser que tout ça va devenir des institutrices, qu’elles peineront de sept heures du matin à cinq heures du soir, et trembleront devant une directrice, la plupart du temps malveillante, pour gagner soixante-quinze francs par mois ! Sur ces soixante gamines, quarante-cinq sont filles de paysans ou d’ouvriers ; pour ne pas travailler dans la terre ou dans la toile, elles ont préféré jaunir leur peau, creuser leur poitrine et déformer leur épaule droite : elles s’apprêtent bravement à passer trois ans dans une école normale (lever à cinq heures, coucher à huit heures, deux heures de récréation sur vingt-quatre), et s’y ruiner l’estomac, qui résiste rarement à trois ans de réfectoire. Mais au moins elles porteront un chapeau, ne coudront pas les vêtements des autres, ne garderont pas les bêtes, ne tireront pas les seaux du puits, et mépriseront leurs parents ; elles n’en demandent pas davantage… » (pp. 133-134)

La question du mensonge et de l’imagination se pose. Pourquoi faire presque aussi vrai sans faire vrai ? Et c’est une question qui ne fera que grandir au fil de l’œuvre. Pour Claudine à l’école, on a prétendu qu’il s’agissait d’une vengeance et d’un règlement de compte envers Saint-Sauveur (6). De la part de Willy : du mépris, sûrement ; pour ce qui est de Colette, c’est sans doute beaucoup plus subtil. Le mensonge est quelquefois une forme de sincérité…

A priori, j’aperçois trois thèmes qui soutiennent toute l’œuvre de Colette : la nature, les bêtes, l’amour (mais je m’accorde bien sûr le droit de réviser cette hypothèse). L’amour est déjà là, bien là, dans Claudine à l’école. Il y prend d’emblée cette forme quasi instinctive qui l’entremêle de lutte, d’exigences, de domination… Les bêtes aussi sont déjà là – avec Fanchette – et l’anthropomorphisme qu’elle cultivera tant : « De temps en temps, je la regarde, alors elle me fait signe avec ses sourcils, comme une personne » (p. 113). Et puis, la nature, occasion d’impressions ineffables : « Chers bois ! Je les connais tous ; je les ai battus si souvent. Il y a les bois-taillis, des arbustes qui vous agrippent méchamment la figure au passage, ceux-là sont pleins de soleil, de fraises, de muguet, et aussi de serpents. J’y ai tressailli de frayeurs suffocantes à voir glisser devant mes pieds ces atroces petits corps lisses et froids ; vingt fois je me suis arrêtée, haletante, en trouvant sous ma main, près de la "passe-rose" [le muguet], une couleuvre bien sage, roulée en colimaçon régulièrement, sa tête en dessus, ses petits yeux dorés me regardant ; ce n’était pas dangereux, mais quelles terreurs ! Tant pis, je finis toujours par y retourner seule ou avec des camarades ; plutôt seule, parce que ces petites grandes filles m’agacent, ça a peur de se déchirer aux ronces, ça a peur des petites bêtes, des chenilles veloutées, des araignées des bruyères, si jolies, rondes et roses comme des perles, ça crie, c’est fatigué – insupportables enfin.
Et puis il y a mes préférés, les grands bois qui ont seize et vingt ans, ça me saigne le cœur d’en voir couper un ; pas broussailleux, ceux-là, des arbres comme des colonnes, des sentiers étroits où il fait presque nuit à midi, où la voix et les pas sonnent d’une façon inquiétante. Dieu que je les aime !
»(p. 8) Moi aussi.

L’œuvre est devant moi : j’en suis tout réjoui.

(1) Mais les plus tardifs appartiennent aux premières générations de l’école républicaine, laquelle à l’époque était probablement plus formative dans ses classes inférieures qu’elle ne le sera ultérieurement.
(2) Chez Flammarion.
(3) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984.
(4) Paul D’Hollander, à qui on doit la notice et les notes de Claudine à l’école figurant dans l’édition de La Pléiade, a très souvent recours à Élisabeth Charleux-Leroux, laquelle publia de nombreux articles relatifs aux aspects autobiographiques de la série des Claudine et finira par signer en 1995 à la Société des amis de Colette un ouvrage intitulé Avec Colette, de Saint-Sauveur à Montigny où la part du vrai et la part du faux sont méticuleusement distinguées.
(5) "Notice" in Colette, Œuvres II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1986, p. 1356.
(6) Cf. Gérard Bonal et Michel Rémy-Bieth, Colette intime, Éditions Phébus, 2004, pp. 50-53.

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dimanche 19 octobre 2008

Note de lecture : Bartolomé de Las Casas

Très brève relation de la destruction des Indes
de Bartolomé de Las Casas


J’ai voulu relire la Très brève relation de Las Casas que j’avais découverte il y a plus de vingt-cinq ans (1). Et je me suis procuré le dernier tirage (2006) de l’édition de poche chez La Découverte (2), édition qui reprend l’introduction et la traduction publiées en 1979 par Maspero.

Impossible de passer sous silence cette introduction qui est de la plume de Roberto Fernandez Retamar (3). Elle constitue un bon exemple – et intéressant à ce titre – d’une phraséologie marxiste-léniniste et des erreurs que celle-ci charrie généralement.

La thèse de Fernandez Retamar, c’est que les critiques adressées à l’Espagne au sujet des conquêtes du XVIe siècle font partie de la légende noire (4). Ce qui ne l’amène cependant pas à nier – bien au contraire – les faits rapportés par Las Casas (5), mais plutôt à les situer dans une perspective conforme à l’idéologie à laquelle il adhère : les horreurs sont perpétrées par une classe sociale capitaliste qui n’a rien de spécifiquement espagnole et elles nuisent à leurs victimes directes, mais aussi plus généralement aux classes populaires, y compris espagnoles. Et pour étayer sa démonstration, Fernandez Retamar appelle à sa rescousse des coreligionnaires : Fernando Ortiz, anthropologue communiste cubain ; Alejandro Lipschutz, médecin et écrivain marxiste chilien d’origine lettonne ; Laurette Séjourné, ethnologue révolutionnaire mexicaine d’origine italienne. Il s’agit de marteler la doctrine du caractère capitaliste de la conquête espagnole : « la conquête et la colonisation de l’Amérique au XVIe siècle font partie du phénomène d’apparition et de consolidation du capitalisme » (6).

Il ne peut être nié qu’il existe des homologies causales entre la naissance du capitalisme et les grandes découvertes. Les figures de Jacques Cœur (1395-1456) ou de Jacob Fugger (1459-1525), par exemple, annoncent bien sûr la constitution d’épargnes privées vouées à l’investissement qui est caractéristique du capitalisme (7). Et les grandes explorations ne sont pas totalement étrangères aux préoccupations commerciales de l’époque, lesquelles réclament évidemment de plus en plus de capitaux. Reste que d’autres déterminations ont joué – particulièrement dans le cas espagnol – et qui ont fortement pesé sur la manière dont la conquête a été menée. L’origine sociale de la plupart des conquistadors, de même que leur comportement, démentent la thèse selon laquelle ceux-ci auraient été « les instruments aveugles ou clairvoyants du régime seigneurial » (8), le mot seigneurial étant employé ici comme un synonyme de dominant ou d’oppressant ; ils étaient bien eux-mêmes les oppresseurs, même s’ils le furent pour des raisons qui les habitaient déjà avant même qu’ils aperçoivent les côtes de l’Amérique. On me dira que je chicane et que je redis autrement ce que Fernandez Retamar expose. Nullement ! Car il n’y rien de plus stérile que d’attribuer aux événements une cause générale et moralement gratifiante, en se dispensant ainsi d’étudier toutes les hypothèses possibles. La rapidité avec laquelle le massacre, la mise en esclavage et les destructions ont commencé témoigne d’une attitude qui ne peut pas s’expliquer uniquement par des ambitions économiques, voire commerciales, ni même par une simple rapacité collective. Et il est assez peu convainquant d’affirmer que la légende noire – laquelle aurait contredit à juste titre des reproches exagérés vis-à-vis de l’Espagne – aurait en fait « été forgée et répandue […][pour] disculper le capital [qui] vient au monde crachant le sang et la boue par tous les pores, des pieds à la tête » (9).

Manifestement, Fernandez Retamar est trop préoccupé par les enjeux politiques du XXe siècle pour être en mesure de jeter un regard un tant soit peu lucide sur le XVIe. Ainsi, pour lui, la légende noire participe d’une manipulation plus générale de l’opinion: « Il est certain que dans l’élaboration de ces légendes les bourgeoisies respectives n’ont pas été les seules à - logiquement – participer. Ont participé aussi, honteusement, les traîtres de la IIe Internationale, les pseudo-socialistes qui ont laissé une marque si lamentable jusqu’à nos jours » (p. 20). La question n’est vraiment pas là, ai-je envie de dire. Ce n’est pas en imaginant une sombre conspiration dont serait sortie, au début du XXe siècle, une doctrine relative aux conquêtes espagnoles du XVIe siècle que l’on va comprendre ces dernières. Tels les théologiens pratiquant la scolastique, Fernandez Retamar se livre à des acrobaties argumentatives destinées à prouver ce qu’il croyait déjà vrai avant même d’avoir étudié les faits et les sources : pour ceux qui l’ont, la foi s’en trouve sans doute renforcée ; pour les autres, le doute grandit. Balançant d’ailleurs entre l’internationalisme prolétarien et le patriotisme révolutionnaire comme le faisait également le communisme soviétique, Fernandez Retamar achève son propos par un éloge appuyé de l’Espagne, sa patrie culturelle, en lui souhaitant et prédisant une révolution, laquelle « ne pourra pas se limiter à […][une] révolution démocratique bourgeoise, mais elle avancera vers la révolution socialiste qu’annonçaient les années 1936-39. Elle fera de l’Espagne non pas un pays occidental mais un pays post-occidental, comme cela s’est produit finalement avec la Russie de 1917 et la Cuba de 1959 » (p. 35).

En fait, il ne s’agit pas de montrer les Espagnols du doigt davantage que les autres découvreurs : il s’agit de s’interroger sur ce qui s’est passé dans les moments qui ont suivi l’instant effarant où notre monde se trouva face à un autre, pour paraphraser Montaigne (10). Et cet instant-là, ce furent des Espagnols qui le vécurent. La rage d’exterminer ceux qui sont différents et de détruire leurs œuvres a peut-être malheureusement plus de signification au niveau de la nature humaine elle-même que vis-à-vis de telle ou telle perversion sociale accidentelle ; l’hypothèse ne peut en tout cas pas être écartée d’un revers de la main. Et si tel n’est pas le cas, la multitude des causes possibles, et leurs combinaisons, rend improbable le schéma marxiste auquel, on ne sait trop pourquoi, l’histoire aurait obéi. Quant à Las Casas, Fernandez Retamar en parle très peu, si ce n’est pour dire combien il lui voue une grande affection, essentiellement parce qu’il est espagnol : « Est-il nécessaire de répéter combien nous est et nous restera toujours chère cette autre Espagne, l’Espagne où Las Casas et les grands dominicains du XVIe siècle, "l’époque la plus glorieuse de la pensée anticolonialiste hispanique", ont défendu noblement les premiers Américains ? » (sic !) (p. 36).

Pourtant, Las Casas mérite d’abord qu’on se penche sur son œuvre. La Très brève relation a été rédigée en 1542 et transmise au prince Philippe, à qui elle est adressée en 1552, ainsi qu’à l’Empereur. Elle n’est qu’une infime partie de l’œuvre de Las Casas, mais elle en synthétise bien les idées.

Je ne suis pas un spécialiste de Las Casas et il convient d’être prudent avant de se prononcer sur la signification exacte de la Très brève relation, surtout si on n’a pas consulté les nombreuses études publiées à son sujet. À sa lecture, deux constats sautent cependant aux yeux : d’abord, La Casas n’a guère le sens des estimations chiffrées et il exagère démesurément les chiffres de population et par voie de conséquence les chiffres des victimes (11) ; ensuite il prête invariablement aux amérindiens des vertus de sagesse, de tempérance et de bonté et passe totalement sous silence celles de leurs coutumes les plus violentes. C’est que sa Très brève relation est un plaidoyer, un plaidoyer pour une évangélisation pacifique des populations amérindiennes. Il n’a bien sûr aucun doute sur la nécessité de les christianiser. En 1550, il défendra contre Sépulvéda – chacun le sait – la thèse de leur entière humanité lors de la célèbre controverse de Valladolid.

Las Casas s’est probablement trouvé dans la situation de celui qui veut témoigner d’horreurs incroyables. On pense immanquablement à Primo Lévi (12), même si les situations en cause sont évidemment très différentes. Et on ne peut que sombrer dans un abîme de perplexité devant des hommes qui, avec un grand systématisme, se livrent à des tortures et des exterminations d’hommes, de femmes, de vieillards, d’enfants, et qui imaginent pour mieux réussir dans leurs entreprises les vilenies les plus épouvantables. La culture nous protège-t-elle de ces atrocités qu’une nature humaine débridée ne peut éviter ou, au contraire, la culture nous pousse-t-elle parfois à trahir une nature inclinée sinon à la bonté ? Cette question est-elle elle-même bien posée ? Y a-t-il au-delà des enceintes mentales que nous devons aux rapports sociaux quelque chose qui mérite le nom de nature ? Voilà bien des questions dont les réponses sont très incertaines.

« Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. » (13) Lorsque Lévi-Strauss écrit ceci, il pense évidemment à la découverte de l’Amérique. Et il indique une voie de réflexion pour les questions qui précèdent. Car après tout, sans même avoir le fin mot des choses – que nous n’aurons sans doute jamais –, il est sans risque d’accepter que l’homme est d’abord un être vivant ; or « si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte immédiatement que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces » (14). Et il en résulte aussi que les humains vivants – quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils pensent, quoi qu’ils croient – sont respectables du seul fait qu’ils sont vivants. C’est là une manière de voir qui dépasse l’humanisme, en ce qu’il a de restrictif.

(1) Je n’ai pas retrouvé quelle édition – empruntée en bibliothèque – j’avais lue alors.
(2) Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, trad. par Fanchita Gonzalez Batlle, La Découverte/Poche, 1996.
(3) Roberto Fernandez Retamar est un poète et essayiste cubain, né en 1930, zélé collaborateur du régime castriste depuis 1959. L’introduction en cause a été rédigée au plus tard en 1979, puisqu’elle figurait déjà dans l’édition Maspero ; sa date exacte n’est pas précisée.
(4) La légende noire est une expression utilisée pour la première fois en 1914 par Julian Juderias. Elle vise à dénoncer ce qu’il y aurait d’exagéré et d’injuste dans les reproches formulés envers l’Espagne au sujet de l’extermination des populations amérindiennes, ainsi qu’au sujet des méthodes de l’Inquisition.
(5) Fernandez Retamar critique la légende noire en ce qu’elle frappe Las Casas (p. 31).
(6) Extrait de América latina, I, Antiguas culturas precolombinas de Laurette Séjourné (Madrid, 1971), cité par Fernandez Retamar dans l’introduction en cause (p. 18).
(7) Une épargne publique destinée à être transformée en biens de production participe également du capitalisme. De ce point de vue, l’U.R.S.S. fut un État capitaliste. Mais pareil comportement de l’Autorité publique est très nettement postérieur au XVIe siècle. Le financement des voyages d’exploration espagnols ne constituait pas un investissement, car la richesse rapportée fut thésaurisée ou dilapidée en dépenses de prestige, ce qui ne fut pas étranger à la lente décadence que l’Espagne connut à partir du XVIIe siècle. « L’arrivée en Espagne des fabuleuses richesses américaines qu’aucun groupe national ne fut capable sur place de capitaliser scella cette régression » (p. 32) admet curieusement Fernandez Retamar.
(8) Extrait de El problema racial en la conquista de América y el mestizaje d’Alejandro Lipschutz (Santiago du Chili, 1963), cité par Fernandez Retamar dans l’introduction en cause (p. 16).
(9) Extrait de América latina, I, Antiguas culturas precolombinas de Laurette Séjourné (Madrid, 1971), cité par Fernandez Retamar dans l’introduction en cause (p. 19).
(10) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 952.
(11) Il va jusqu’à citer le chiffre d’un milliard de tués (p. 46). À noter qu’il n’est pas plus doué pour estimer les superficies : « L’île de Trinidad est beaucoup plus grande que la Sicile », écrit-il (p. 112), alors que la première fait 4.769 km2 et la seconde 25.700 km2.
(12) Cf. Primo Lévi, Si c’est un homme, Pocket, n° 3117, 1988.
(13) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 53.
(14) Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, p. 374.