jeudi 5 janvier 2006

Note d'opinion : la nouvelle gestion publique

À propos de la nouvelle gestion publique (1)

La nouvelle gestion publique, c’est le projet qui vise à substituer au modèle bureaucratique wébérien que connaissaient la plupart des administrations publiques d’Europe occidentale un nouveau modèle destiné à en corriger les défauts. Cette nouvelle gestion publique est apparue aux Etats-Unis dans les années soixante-dix et elle est devenue une mode en Europe à partir des années quatre-vingt-dix.

Occupé dans le secteur public en Belgique, ma réflexion fait référence à certaines particularités de ce pays, même si elle vaut pour ce qui fut également entrepris dans bien d’autres pays.

On l’a assez dit : entre la fin des années soixante et le début des années quatre-vingt-dix, les idéologies s’en sont allées. Et au même moment, les sciences sociales ont émis de façon souvent convaincante l’hypothèse que les effets que chaque idéologie pouvait avoir sur le monde social étaient bien différents de ceux que le discours idéologique prétendait générer. Ainsi par exemple, par rapport aux thèses marxistes traditionnelles qui rangeaient le discours idéologique dans la sphère de la superstructure et le désignait donc davantage comme un produit que comme un guide des rapports de production, la sociologie de Pierre Bourdieu a infléchi l’analyse dans un sens plus wébérien en reconnaissant à l’idéologie un rôle majeur dans les comportements aptes à distribuer au sein du monde social les biens, les pouvoirs, les reconnaissances, les chances, etc., un rôle souvent d’autant plus déterminant qu’il est peu visible.(2)

Dès lors que s’est imposée dans l’opinion – y compris dans l’opinion académique – l’idée que les idéologies s’étaient effacées, l’illusion qu’un discours dominant puisse induire des effets conformes à ce que son propre contenu suggère est réapparue. Tant et si bien qu’il paraît intéressant de reformuler aujourd’hui une hypothèse fidèle aux schémas antérieurs. Cette hypothèse pourrait par exemple être très synthétiquement décrite comme ceci : l’idée que les idéologies ont été battues en brèche ne participe-t-elle pas elle-même d’une nouvelle idéologie qui n’en porte pas le nom et qui, à l’instar des anciennes, incline le monde social à permettre des distributions internes que le discours dominant ignore ? Pareille hypothèse pourrait se révéler utile dès lors que l’on tente d’expliquer le mouvement de réforme qui affecte la fonction publique.

Une des principales caractéristiques des réformes dont les différents appareils administratifs européens sont l’objet est la difficulté à cerner leur signification. Au sein même du discours qui les justifie, on ne trouve en effet aucune formulation claire des objectifs qui leur sont communs. Bien sûr, y figurent des références stables : la démocratie – et plus particulièrement une certaine conception, dite participative, de celle-ci – ; la transparence – présentée comme le corollaire de la démocratie ; la simplification – qui vaudrait verdict sur l’état de complexité actuel ; l’efficacité – quelquefois réclamée sans que son objet soit précisé – ; l’évaluation – corollaire de l’efficacité ; la qualité – dont l’ambition est souvent d’être totale ; l’écoute – calquée sur celle que le marchand réserve à son client – ; la communication – dont les vertus surpasseraient celles de l’organisation ; etc. Mais toutes ces références sont davantage des moyens que des buts et il semble bien malaisé de définir précisément le modèle d’appareil vers lequel ces réformes tendent. En outre, les situations auxquelles les réformes affirment se consacrer n’ont pratiquement jamais fait l’objet d’analyses rigoureuses et n’ont même jamais été clairement cernées, comme si le mal à combattre était évident.(3) Et le discours réformateur évoque d’ailleurs l’administration comme si celle-ci était ce qu’elle est à l’insu des autorités politiques, ces dernières préférant en parler comme d’une institution qui leur est grandement étrangère plutôt que de rappeler qu’elle est un instrument qui, pour une bonne part, reste intégré à la personne juridique que ces mêmes autorités représentent.(4)

Si la signification des réformes reste si peu explicite, c’est peut-être parce que l’idéologie nouvelle devrait beaucoup de son efficacité au fait qu’elle n’est pas perçue comme telle et qu’elle n’est pas assimilée à un système. L’hypothèse d’une nouvelle idéologie pourrait ainsi être complétée : cette idéologie ne serait-elle pas principalement constituée d’un ensemble de valeurs morales "spectaculaires" permettant l’évocation incantatoire et prophétique d’une société nouvelle (5), sans que cette société soit autrement différente de l’actuelle que par la place qu’y occuperaient ces valeurs ? Et au-delà de cette question générale, d’autres alors se posent à propos des différents thèmes autour desquelles les réformes s’articulent.

Ainsi, fille de la démocratie participative, la démocratie administrative désigne un type de rapports entre décideurs administratifs et citoyens dans lesquels ces derniers obtiendraient la possibilité de faire entendre leur point de vue de bien meilleure façon qu’ils n’en ont actuellement la possibilité. Bien qu’il soit quelquefois rappelé que ce type de rapports n’autorisent pas des décisions qui ne seraient pas conformes à la loi, un flou artistique (6) entoure les prérogatives et les pouvoirs de chacun au sein du dialogue ainsi souhaité, de la même manière que restent fondamentalement imprécises les conditions dans lesquelles s’organise le débat par lequel se traduit la démocratie participative. L’usage fréquent – et, faut-il le dire, abusif – du qualificatif "contractuel" pour assimiler les résultats du débat aux accords que passent des personnes se trouvant – en droit et en fait – en position de s’engager librement constitue évidemment une tromperie (même si ceux qui en usent n’ont sans doute pas l’intention de tromper). Et il est bien difficile d’écarter la question : la démocratie participative – à l’insu sans doute de ceux qui s’en font les ardents défenseurs – n’aurait-elle pas pour principal effet d’offrir des moyens supplémentaires à tous ceux qui maîtrisent les techniques de constitution de dossiers, les techniques de dialogue et l’entregent grâce auquel il est possible de peser auprès de toute autorité, c’est-à-dire principalement aux lobbies ? La vertu du dialogue, dont les mérites sont mesurés à l’aune de l’antipathie que suscitent le silence opaque et le secret, ne masquerait-elle pas le surcroît de privilèges que la démocratie participative accorderait aux privilégiés ?

Le thème de la qualité, lui aussi, suscite son lot de questions. Car, au-delà de l’intention – louable assurément – d’obtenir que le travail accompli soit de qualité (qui pourrait prôner l’inverse ?), ne conviendrait-il pas de mesurer les effets réels des plans qui prétendent y parvenir ? Issues pour la plupart du secteur privé – où elles ont pourtant suscité des critiques (7) –, les méthodes d’évaluation de la qualité sont-elles adaptées au secteur public ? Ces méthodes, présentées comme génératrices de qualité, n’ont-elles pas en commun quelque chose qui réduit la qualité à des symptômes plutôt qu’à de véritables résultats (8). Et ne conviendrait-il pas de s’interroger sur les effets que peut générer le refus de confiance implicite par lequel se traduisent les méthodes en question, tout comme d’ailleurs les mesures censées faire régner la transparence ?

Le thème de la communication autorise, lui aussi, des questions relatives aux profits et aux effets que son invocation génère. Polysémique, voire ondoyant, le concept de communication entend couvrir plusieurs aspects des réformes. Ainsi, il est censé rendre compte de l’effort mis à permettre la constitution de réseaux. Or, calquée sur les facilités qu’offrent les échanges par internet, la logique réticulaire bouscule les filières hiérarchiques et il serait probablement opportun de s’interroger sur la menace que constitue une logique qui circonscrit la responsabilité de chacun au rôle correspondant à la place qu’il occupe dans le réseau, plutôt qu’aux compétences des services qu’il chapeaute. Même là où la hiérarchie n’a pas été changée, les pratiques réticulaires ne dessaisissent-elles pas de fait certains responsables de leurs prérogatives, sans que celles-ci soient entièrement confiées à d’autres ? Le concept de communication est également utilisé pour désigner les objectifs d’information que les autorités s’assignent. Mais, à ce titre, il est fâcheusement complété de l’idée que l’information en elle-même ne suffit pas : il faut en outre qu’elle soit présentée de façon attractive. Et n’est-il pas alors opportun de s’interroger : l’information habillée en communication n’est-elle pas quelquefois plus proche de la propagande que de la publicité, au sens que les jurisconsultes de la Révolution française donnaient à ce mot ?

Enfin, il serait sans doute fort utile d’étudier dans quelles proportions les réformes de la fonction publique ont participé à réorienter les dépenses publiques vers certains secteurs économiques et vers certaines catégories socioprofessionnelles qui, pour n’être pas parmi les plus nécessiteuses, ont peut-être distrait ainsi une part des deniers publics des politiques sociales auxquelles il est affirmé que la réforme de la fonction publique participe.

Poser de semblables questions ne relève pas de la provocation, moins encore de l’accusation. Il ne s’agit pas non plus de donner un exutoire à une quelconque amertume, ni de refroidir l’enthousiasme là où il existe. Mais construire prudemment des hypothèses qui soient sans complaisance avec le discours dominant représente simplement une nécessité, dès lors que l’on se fixe pour objectif de démêler le vrai du faux à propos d’un courant réformateur qui laisse un certain nombre de personnes directement concernées davantage désemparées qu’enthousiastes.

(1) La présente note est une note d'humeur que je dois au harcèlement de quelques consultants.
(2) Absence de visibilité qu’affirment par exemple Bourdieu et Passeron lorsqu’ils écrivent dans la dernière phrase de La reproduction (Ed. de Minuit, 1970, p. 253) « …qu’en matière de culture la dépossession absolue exclut la conscience de la dépossession ».
(3) En Belgique, l’affaire Dutroux a été l’occasion de rendre crédibles des opinions relatives à l’administration dont la force semble avoir permis aux autorités politiques de se dispenser d’expliquer les caractéristiques des dysfonctionnements évoqués et l’adéquation des réformes qui suivirent.
(4) Il n’est pas pour autant question de nier que la maîtrise de l’administration par l’autorité politique est relativement malaisée, car elle réclame des rapports de collaboration entre des supérieurs quelque peu précarisés et des subordonnés armés d’une certaine pérennité. La question de la politisation de l’administration et celle des mandats temporaires des fonctionnaires dirigeants ne peuvent être correctement analysées si l’on ignore le caractère problématique de ces rapports.
(5) Société que certains n’hésitent pas à identifier à la « communauté de justification » chère à Jürgen Habermas.
(6) Le mot "artistique" est employé ici dans le même sens que celui auquel ont pensé Luc Boltanski et Ève Chiapello lorsqu’ils créèrent le concept de critique artiste (cf. Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, pp. 84-85, 244-249, 257-265, 415-419, 603-607 et 639-640).
(7) Pour le dire lapidairement et de façon caricaturale, un restaurant certifié ISO peut vous servir du rata.
(8) Bien qu’il faille se montrer très prudent dans l’explication (les causes sont certainement multiples et très malaisément identifiables), on ne peut pas manquer de relever que l’introduction de procédés visant à garantir la qualité a coïncidé, dans certains services, avec une perte d’efficacité.