mardi 4 octobre 2005

Note de lecture : Michel Onfray

Traité d’athéologie
de Michel Onfray
(1)

En janvier 2005, Michel Onfray a publié un ouvrage intitulé Traité d’athéologie (2) et sous-titré Physique de la métaphysique. C’est un ouvrage dont le dessein proclamé est de traiter de l’athéisme d’un point de vue philosophique. Immédiatement, ce livre a connu un succès considérable. Et un succès particulièrement marqué auprès des milieux généralement bienveillants vis-à-vis de l’athéisme comme les mouvements laïcs et libres-penseurs. Onfray exerce d’ailleurs depuis des années une sorte de fascination sur une partie importante de ces milieux-là. Au point que certains n’hésitent pas – dans quelques-uns de ces cercles – à le désigner comme le philosophe de référence.

C’est parce qu’il me semble que cette influence mérite d’être contrecarrée que je me suis décidé à vous proposer quelques réflexions au sujet de l’athéisme et, plus particulièrement, au sujet des conditions dans lesquelles il me paraît possible de mener une réflexion à caractère philosophique sur l’athéisme. On peut, bien évidemment, être athée sans pour autant donner à cette opinion un caractère philosophique. Ce peut être une simple conviction à laquelle on n’estime pas utile de rechercher un fondement argumenté. Personnellement, je ne suis pas philosophe et, si je vais évoquer quelques aspects philosophiques de l’athéisme, c’est uniquement parce que Michel Onfray prétend – selon moi à tort – faire œuvre philosophique. Tout incompétent que je sois, je suis d’avis que son livre ne contient pas un travail philosophique.

Vous ne m’en voudrez pas, mais je ne vais pas décortiquer longuement le propos d’Onfray. Juste ce qu’il faut pour que ceux qui ne l’ont pas lu sachent à quoi je m’en prends.

En fait, je dois l’avouer d’emblée, je connais mal l’œuvre de Michel Onfray : je suis bien loin d’avoir lu les trente-deux livres qu’il a publié depuis 1989 (deux livres par an en moyenne, sans compter les cours et les multiples articles). Au début des années 90, j’avais lu ses deux premiers ouvrages : Le ventre des philosophes (3) et Cynismes (4). J’en avais conclu à l’époque qu’il y avait mieux à lire que Michel Onfray. En 2002, une malencontreuse curiosité m’a poussé à lire Célébration du génie colérique (5), un livre sous-titré Tombeau de Pierre Bourdieu. Je n’y ai trouvé que des raisons de revenir à ma résolution première de ne pas lire Onfray. Mais cette résolution, j’y ai à nouveau été infidèle au début de cette année : sur l’insistance de plusieurs amis, j’ai lu le Traité d’athéologie. Et ensuite, tout en préparant le présent exposé, et afin de corriger un tant soit peu mes lacunes vis-à-vis de l’œuvre d’Onfray, j’ai lu un autre livre qu’il avait publié en 2003, Féeries anatomiques (6), un ouvrage dans lequel – m’avait-on dit – il évoquait de manière émouvante (ce qui est vrai) sa douleur face au cancer dont sa compagne a souffert. Enfin, j’ai aussi écouté les douze premières leçons du cours qu’il donne à l’Université populaire de Caen et intitulé Contre histoire de la philosophie (7). Voilà ! Je n’en connais pas davantage. C’est dire si sont sans doute ici présents des lecteurs qui ont de Michel Onfray une connaissance beaucoup plus approfondie que la mienne et qui, ayant peut-être lu toute l’œuvre, pourraient en parler d’une manière plus éclairée. J’espère donc qu’on voudra bien me corriger si je me trompe, me contredire s’il y a lieu, voire m’expliquer pourquoi j’ai tort de ne pas partager l’admiration dont il est l’objet.

Je ne vais donc même pas résumer le Traité d’athéologie. D’abord, je sais que nombreux sont ceux qui l’ont lu. Ensuite, je dirais volontiers aux autres que ce livre, découpé en un grand nombre de très petits chapitres aux titres quelque peu accrocheurs, est traversé par une seule idée importante, une idée qui se retrouve d’ailleurs dans toutes les œuvres d’Onfray dont j’ai pris connaissance. Cette idée, c’est que depuis vingt-cinq siècles, la pensée occidentale est entièrement dominée par un complot, un complot tramé par tout ceux qu’Onfray appelle les idéalistes (ou les ascétiques) en vue de réduire au silence ceux qu’il appelle les matérialistes (ou les hédonistes). Les champions de l’idéalisme et de l’ascétisme, ce sont bien sûr les religions monothéistes – les trois religions monothéistes (avec une attention particulière vouée au christianisme, puisque c’est celle qui domine notre culture) –, mais le complot a débuté antérieurement, nous dit-il : les Eléates (Parménide, Zénon), à l’instar de Platon, auraient été, selon lui, idéalistes et ascétiques et, à ce titre, auraient déjà conspiré contre les Abdéritains (Leucippe, Démocrite) [ce qui, soit dit en passant, pose un petit problème chronologique, puisque les premiers sont trente-cinq ou cinquante ans plus âgés que les seconds]. Le Traité d’athéologie dit peu, très peu, sur l’athéisme. Il se fait le chantre de ce que Onfray appelle un hédonisme solaire, sorte d’épicurisme flamboyant et libertarien dont on perçoit mal en quoi il se distingue vraiment d’un scientisme satisfait. Pour le reste, il se contente de montrer combien les athées furent de tout temps persécutés ; il prétend également démontrer à quel point les premiers athées déclarés furent géniaux (ainsi serait génial cet abbé Meslier à qui l’on doit la tonitruante formule qui propose de « pendre les derniers nobles avec les boyaux des derniers prêtres » (8)) ; il entend aussi prouver que les religions monothéistes sont névrotiques et régressives et, dans le cadre de cette entreprise, il ne craint pas de se montrer véritablement injurieux envers des auteurs comme Platon, Paul ou Augustin.

En lisant Onfray, j’ai pensé à ce mot de Merleau-Ponty que préoccupait le malentendu existant entre ce que la philosophie peut offrir et ce que le public lui demande : « On ne peut attendre d’un philosophe – écrivait-il – qu’il aille au-delà de ce qu’il voit lui-même, ni qu’il donne des préceptes dont il n’est pas sûr. L’impatience des âmes n’est pas ici un argument ; on ne sert pas les âmes par l’à-peu-près et l’imposture » (9). Voilà assurément une sage recommandation. Et cette recommandation, s’il est deux auteurs qui en tiennent scrupuleusement compte – même s’ils ignorent peut-être la formulation que lui a donnée Merleau-Ponty –, ce sont bien Pierre Hadot et Lucien Jerphagnon. Il est donc bien étrange – bien paradoxal, devrais-je dire – de constater que Michel Onfray les cite comme ses maîtres les plus contemporains. Voilà un amalgame assez crispant sur lequel je suis prêt à dire davantage, si l’un ou l’autre s’en montre curieux.

Mais laissons tout cela et tentons plutôt de voir ce que pourrait être une approche philosophique de l’athéisme. Je suis – je dois l’avouer – incapable de faire sur le sujet un exposé méthodique et ordonné. Je vais me contenter – vous m’en excuserez – de hasarder quelques réflexions à propos de trois mots – trois concepts – qui, dans le langage ordinaire, prennent souvent un sens plus propice à la confusion et à l’incohérence qu’à l’intelligibilité et à la clarté. Après avoir précisé grossièrement comment personnellement je me situe – ce qui me semble nécessaire –, je vais donc évoquer successivement les concepts de religion, de croyance, et de science.

Comment je me situe

Je ne vais évidemment pas m’exprimer à propos de l’athéisme de façon masquée. Je suis athée et ce que je vais dire de l’athéisme correspond donc à mes propres convictions, y compris avec les zones d’incertitude que celles-ci comportent. J’ajouterai même que ce sont précisément ces zones d’incertitude qui permettent à la réflexion de se poursuivre, plutôt que de se fixer sur des convictions arrêtées. Afin d’être bien compris à ce sujet, il ne me paraît pas inutile d’évoquer un instant l’agnosticisme. Qu’appelle-t-on agnosticisme ? Le mot a été forgé en anglais par Thomas Huxley (Thomas Huxley l’ami de Darwin, le grand-père d’Aldous). Il désigne une attitude philosophique qui considère l'absolu inaccessible à l'intelligence humaine. Si l’on s’en tient à cette définition, on peut donc être aussi bien croyant et agnostique qu’athée et agnostique. En effet, l’inintelligibilité de Dieu fut souvent considérée comme un argument en faveur de son existence. C’est ce que l’on a appelé la théologie négative. Déjà chez les platoniciens et les aristotéliciens, on usait beaucoup de ce qu’on désignait alors du mot grec d’aphairesis. L’aphairesis est une notion fort complexe, surtout chez Aristote. Mais on peut s’en faire une idée en disant qu’elle désigne une opération intellectuelle d’abstraction. L’essence d’une chose (ou sa forme) n’est accessible qu’au moyen d’un retranchement, « un retranchement de ce qui n’est pas essentiel. C’est le propre de la pensée de pouvoir effectuer cette séparation. On s’en sert par exemple pour définir les entités mathématiques : par le retranchement de la profondeur, on définit la surface, par le retranchement de la surface, on définit la ligne, par le retranchement de la ligne, on définit le point. » (10) C’est en retranchant sa position spatiale et temporelle que l’on atteindrait Dieu. Soit dit en passant, le déterminisme de Spinoza doit sans doute beaucoup à cette idée antique : c’est parce que l’être global, total, est infini et englobe tous les étants que les étants que nous sommes sont déterminés, ce que l’on ne peut comprendre que si l’on retranche de l’être infini la forme particulière que chacun de nous croit être. C’est pourquoi je trouve qu’il est un peu simpliste d’affirmer que Spinoza était athée. De même, mais d’une toute autre façon, Wittgenstein explore cette même logique du retranchement lorsqu’il évoque la capacité qu’a le langage de montrer l’indicible. Et ici, le raisonnement est parfaitement compatible avec l’athéisme, même si Wittgenstein croyait en Dieu.

L’attitude agnostique ne répond donc pas – à elle seule – à la question de l’existence de Dieu. Je suis personnellement athée et agnostique. Rien ne s’oppose à ce que l’on soit croyant et agnostique. Mais on peut aussi être athée sans être agnostique (c’est le cas de ceux qui – comme Onfray, par exemple – ont constaté l’absence de Dieu), de même que l’on peut être croyant sans être agnostique (c’est le cas de ceux qui ont rencontré Dieu). En fait, si l’on pose la question à quelqu’un : « Croyez-vous en Dieu ? » et qu’il répond : « Je suis agnostique », il serait logique de lui dire : « C’est entendu, vous êtes agnostique ; mais – dites-moi ! – croyez-vous en Dieu ? »

De nos jours pourtant, nombreux sont ceux qui se déclarent agnostiques pour indiquer que, sans être croyant, il leur paraît malaisé de trancher la question de l’existence de Dieu de façon catégorique. Je pense qu’il faut les considérer en toute logique comme des athées, peut-être des athées hésitants, mais des athées quand même. Car l’athéisme n’indique pas ce à quoi l’on croit ; il n’indique que ce à quoi l’on ne croit pas. Et, fussent-ils dans l’attente des arguments leur permettant de croire, ceux-là qui aujourd’hui se disent ainsi agnostiques ne croient pas, du moins pas encore. Leur attitude a un mérite : c’est qu’elle indique un questionnement qui, au fond, est la condition essentielle à une réflexion philosophique.

Voila ! Comment je me situe ? Je suis athée, tendance agnostique dirais-je. Mais cela ne me gène nullement de dire que je suis agnostique, tendance athée. Plus fondamentalement, j’ai envie de dire qu’il est sans intérêt de se proclamer ou de se revendiquer athée, comme trouve à le faire ceux qui se proclament adeptes d’une religion, sauf bien sûr si l’on envisage l’athéisme comme une religion – ce qui n’est pas mon cas.

Et j’en viens ainsi au concept de religion

C’est bien sûr un mot qui mériterait à lui seul de très longs développements. Juste quelques précisions, donc partielles et provisoires.

Lorsqu’on évoque la religion, on désigne souvent un certain type de rapport que l’homme entretient avec l’ordre divin ou avec une réalité surnaturelle et, plus spécialement parfois, l’un ou l’autre système de dogmes ou de croyances, voire de pratiques rituelles et morales.

Cet usage du mot a l’inconvénient d’être assez flou et de s’en remettre aux habitudes pour qualifier telle ou telle conviction religieuse ou non. Il a aussi le désavantage de prendre assez peu en compte l’aspect social de la religion, alors même que l’étymologie du mot suggère peut-être l’idée de lien entre les hommes autant que l’idée de lien avec les dieux (11).

Si l’on se tourne vers un sociologue, Émile Durkheim par exemple – lui qui accordait tant d’importance aux définitions –, on peut – qui sait – mieux cerner la réalité de la religion. Durkheim, dans l’introduction de l’ouvrage qu’il a consacré aux formes élémentaires de la vie religieuse, aboutit – après de savantes argumentations – à la définition suivante : « Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tout ceux qui y adhèrent. » (12) Retenons uniquement « croyances et pratiques » d’un côté, « choses sacrées » de l’autre. On s’aperçoit vite que cette définition nous porte à bouleverser nos habitudes et, notamment, à reconnaître un caractère religieux à des mouvements qui auraient pu en paraître dépourvus. Pour peu que soient liées au symbolisme et au rituel quelques croyances « à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites », la franc-maçonnerie par exemple est une religion et les francs-maçons forment une Église. Pour Durkheim, le fait que les croyances ne concernent ni un quelconque ordre divin ni même une quelconque réalité surnaturelle est sans importance. La seule chose qui n’est pas naturelle – au sens d’étranger à l’homme (qu’a souvent le mot naturel) –, c’est la façon artificielle dont sacré et profane sont distingués.

Une religion qui accepterait que ses adeptes, ou certains d’entre eux, soient athées est donc possible. Je vais plus loin : une religion athée est elle-même possible. Il y a – je crois – quelque chose qui en prend le chemin dès lors que des athées se forgent un corpus de croyances – on peut même dire de dogmes (un dogme n’est après tout rien d’autre qu’une proposition théorique établie comme vérité indiscutable par l'autorité qui régit un groupe) –, qu’ils sacralisent certaines de leurs spécificités et qu’ils s’unissent en communauté.

Cela dit, ne soyons pas naïfs. Les idées – y compris les idées philosophiques – alimentent des luttes, et notamment des luttes de pouvoir. Avoir le droit de les exprimer, de les enseigner, de les appliquer, cela ne va pas de soi. Et, pour moi, il est donc important de s’inscrire dans ces luttes, ne serait-ce que pour rendre plus malaisé le triomphe d’idées qui ne supportent pas de coexister avec les miennes. Par exemple, le conflit qui tourne autour de l’enseignement d’une forme pseudo-savante de créationnisme aux Etats-Unis n’est sans doute pas sans conséquence sur le simple droit d’être athée. De même, la concurrence existant entre les mouvements religieux et laïques, notamment vis-à-vis de certaines fonctions et de certains subsides, n’est certainement pas sans rapport avec le poids respectif des courants de pensée qui dominent l’enseignement, le monde associatif ou encore le monde carcéral. Même si les temps actuels paraissent parfois moins rudes que les temps anciens, nul n’est jamais totalement libre de penser comme il l’entend si sa pensée dépasse certaines bornes imposées.

Mais ce militantisme – si je puis me permettre ce mot – a facilement des conséquences fâcheuses sur la qualité de la réflexion philosophique qu’il est censé défendre. Car il suppose un esprit partial. Le parti pris collectif se nourrit souvent d’une dénonciation sommaire de l’ennemi et, pour celui à qui il ne déplaît pas d’acquérir du pouvoir – ou même un simple ascendant – au sein du groupe de ceux dont il prétend partager les idées, il est malheureusement gratifiant d’opter pour le propos radical plutôt que pour le propos nuancé. Il est par exemple des milieux où la critique caricaturale du pape, pour ne pas dire la critique injurieuse, connaît un succès sans honte. Michel Onfray doit peut-être une partie de sa renommée à ce type de succès.

Je suis bien conscient du fait que l’on ne gagne pas beaucoup de bataille en ménageant l’ennemi. Mais je suis également persuadé que l’on ne peut pas mener une réflexion philosophique approfondie si on la laisse à la merci d’a priori idéologiques ou sectaires, ou même simplement si on la laisse voguer au gré de l’action ou de l’urgence. Il faut au contraire – je crois – s’abstraire de tout enjeu politique et rendre à la pensée critique sa plus totale liberté, en ce compris – surtout peut-être – à l’égard de nos propres convictions. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il n’est pas possible de parler philosophie n’importe où, n’importe quand, avec n’importe qui.

Parler sévèrement des religions du passé, c’est souvent en méconnaître le rôle social. On ne peut pas, en effet, juger une religion uniquement sur le contenu des croyances qu’elle défend. L’Antiquité fut ainsi profondément marquée par l’existence de religions civiques – que ce soient celles qui soudaient les cités grecques, comme celles qui – d’une certaine manière – firent la force de Rome. Et le rationalisme philosophique antique ne fut que très rarement anti-religieux. Comme si le rationnel et l’irrationnel pouvaient harmonieusement coexister dès lors que la raison s’incline raisonnablement devant la force civique de l’irrationnel.

Lorsque l’Église et l’État possèdent chacun leur propre système juridique – comme c’est le cas en Europe depuis le Moyen Âge – le problème de la cohabitation se pose alors autrement. Il est aujourd’hui encore très loin d’être résolu et on peut se demander s’il le sera jamais. L’idée d’un État laïc et neutre et d’une religion renvoyée vers ce qu’on appelle la sphère privée des citoyens n’est que le signe d’un état momentané des rapports de force, idée instable donc, et qu’un simple mouvement de conversion peut battre en brèche. Mais ceci est une autre histoire.

Je conclus en ce qui concerne le concept de religion : selon moi, la croyance en l’athéisme n’a un caractère philosophique – n’en déplaise à Michel Onfray – que si elle nourrit une réflexion exempte de considérations religieuses. Il s’agit donc bien d’une question de croyance, non de religion.

Et j’en viens ainsi au concept de croyance

Dans ses Leçons sur la philosophie de Kant, Victor Cousin fait remarquer que celui-ci distinguait trois degrés de croyance et avait adapté à cet effet son vocabulaire (comme font souvent les philosophes allemands). La croyance au sens large, c’est le Fürwahrhalten (littéralement : le tenu pour vrai). Et ce Fûrwahrhalten comprend le Meinen (que Cousin traduit par l’opinion), le Glauben (la foi) et le Wissen (la science) (13). La science, c’est le su, avec certitude. L’opinion, c’est le cru, avec incertitude. Et la foi, c’est ce qui n’a ni la faiblesse d’une opinion ni la force d’une certitude ; c’est la croyance produite pas la raison spéculative, entendez par la réflexion philosophique. Évidemment, en ce qui concerne Kant, le mot foi sonne juste, puisqu’il l’avait, la foi.

On pourrait facilement distinguer un nombre bien plus important de croyances, non seulement à partir du type de raisonnement sur lequel elles se fondent, mais aussi sur la base du degré de délibération qui précède leur adoption. Bien des croyances sont irrationnelles et l’origine de leur succès tient bien plus à des raisons sociales qu’à des raisons intellectuelles. Nombreux sont ceux qui adhèrent à des idées par le seul fait de la confiance qu’ils accordent à celui qui les leur a déclarées vrais. C’est ce que l’on appelait au Moyen Âge la fides implicita. Ne méprisons pas trop vite ce type de croyance. Bien sûr, de nos jours, il est mal vu de ne pas penser par soi-même, de ne pas être intellectuellement autonome. Et lorsque la fides implicita profite aux journalistes et aux penseurs à la mode (si tant est que l’expression « penseurs à la mode » ne constitue pas une irréductible contradiction), on ne peut que souhaiter la floraison de la réflexion personnelle au détriment du « prêt-à-penser ». Néanmoins, le rêve d’une société qui ne serait composée que d’individualités intellectuellement autonomes est peut-être chimérique. Savons-nous si une société reste viable sans mythes, sans croyances partagées, sans le ciment d’un credo, de dogmes, sans le lien d’une religion ? L’histoire nous révèle que la pensée philosophique – au sens d’une pensée critique appliquée à des questions sans réponse – a toujours été le fait d’une minorité généralement détentrice d’un capital culturel important. Et, remarquons-le, au sein même de cette minorité philosophante, l’adhésion à des mythes et croyances collectives – ou en tout cas leur respect – fut plus fréquent que leur mise en cause systématique.

Nous vivons une époque qui ne connaît pas moins de gens crédules que les temps passés. Et parmi les choses que les gens d’aujourd’hui croient volontiers, il y a cette illusoire opinion que les gens du temps jadis étaient plus crédules qu’eux. Je voudrais vous lire sur cette question un passage d’un livre de Lucien Jerphagnon, vous savez : ce maître contemporain de Michel Onfray. Le livre, c’est Les dieux ne sont jamais loin, publié en 2002. Si vous ne connaissez pas Jerphagnon, ce simple extrait va vous permettre d’apprécier sa verve et sa truculence.
« […] alors que commence le troisième millénaire […], le mythe, c’est ce que croient les autres.
Cet état d’esprit fort répandu trahit l’existence d’un préjugé dont il serait utile de découvrir le fondement. Passons sur l’inculture galopante de notre temps en matière d’histoire et de lettres. Quand un monsieur se prend aujourd’hui à porter un jugement sur les croyances d’hier, il y a gros à parier qu’il s’en tiendra à son cours de sixième ou de cinquième, à supposer qu’il lui en est resté quelque chose. A moins que ne lui revienne un reportage télévisé, ou que son regard ne tombe sur un magazine fatigué dans la salle d’attente du dentiste. Presque toujours, ce sera le même étonnement amusé, le même soulagement aussi de n’en être plus là. C’est la réaction de l’
Homo plus ou moins sapiens, ou plus probablement de l’Homo loquax, celui que n’aimait pas trop Bergson. La réaction du monsieur à qui on ne la fait pas, puisqu’il domine – enfin à peu près – l’atome, l’espace, l’ADN, l’informatique, les antibiotiques et le clonage. N’en revenant pas de découvrir dans les temps anciens autant de naïveté, il s’enchante de son propre sens critique, cette grâce dont il se sait redevable à la raison. Pardon : à la déesse Raison que tant vénérait Robespierre. Lui en a-t-on assez parlé en classe, des Lumières avec un grand L, de l’Avenir de la science, de l’Avenir d’une illusion, quand ce n’était pas de la religion opium du peuple, d’un peuple enfin désintoxiqué, puisqu’aux dernières nouvelles, Dieu est mort, sans d’ailleurs qu’on sache au juste de quoi. Je l’ai souvent surpris, ce regard-là, dans mon métier de spécialistes des modernités révolues. Un regard mi-indulgent mi-farceur : pauvres chers hommes d’alors ! […] Oui, que de fables qui aujourd’hui n’ont plus cours chez les gens sérieux, se dit Homo sapiens et fier de l’être. Qu’expliquent-elles de façon rationnelle ? – Rien. Qu’évoque aujourd’hui le Paradis perdu ? Peut-être un livre de Milton, si le monsieur a un peu lu, ou encore deux vers de Lamartine récités en classe :

‘Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.’

Beau. Mais voilà, dans les temps où Lamartine fignolait son poème, les savants découvraient, preuves à l’appui, que l’homme descend du singe. L’ange avait fait une mauvaise chute. Aujourd’hui, la généalogie s’était affinée : on savait que les singes et les hommes sont cousins à la mode de Bretagne. Dans notre biosphère, tout le monde vous a un air de parenté, et si votre interlocuteur est frotté de paléontologie, il aura un petit sourire et vous présentera l’archaeoptérix, mâtiné de reptile et d’oiseau, ou quelque autre pièce à conviction. Je l’entends d’ici : Adam, Ève, Zeus, Athéna et les autres, fini tout cela. Foin de ces vieux fantasmes : la raison a fait place nette. Elle a exorcisé des peurs ancestrales qui n’avaient que trop duré et qui nous empêchaient de vivre à notre gré. Ouf ! L’Homme avec un grand H, avec sa logique, ses mathématiques, sa physique, sa chimie, son carbone 14, ses techniques de plus en plus pointues, comme on dit – l’Homme sait à quoi s’en tenir et sa liberté a fait un grand bond en avant, comme disait l’autre. Dans cette perspective, le mythe, c’est tout juste l’expression de l’illusoire, aliénant de surcroît. Il ne signifie plus que l’insignifiant, puisque de l’irrationnel il fait un réel et qu’il n’est de réel que le rationnel, autrement dit ce qui se constate et se mesure au mètre, à l’ampèremètre, au manomètre, etc. Circulez : il n’y a rien à croire.
» (14)

Soyons de bon compte : chaque époque est un peu aveugle sur ses propres illusions. La croissance économique, la démocratie participative, l’homéopathie, l’astrologie, le New Age, que sais-je ?… Les exemples de doctrines plus ou moins irrationnelles ne manquent pas. Et balancer tout, condamner tout, au nom d’un rationalisme pur et dur serait sans doute irrationnel. Le respect pour les croyances – celles du passé comme celles d’aujourd’hui – s’impose a priori. Car ce sont souvent de nouvelles irrationalités qui nous poussent à blâmer les anciennes. Ce qui ne signifie pas qu’il faille rester muet devant l’exploitation de la crédulité. Derrière l’exploitation de la crédulité, il y a souvent le cynisme.

En fait, le problème est très compliqué. Prenons l’exemple de l’homéopathie. Je suis de ceux qui croient que les thérapies homéopathiques reposent sur des a priori irrationnels inventés de toute pièce par Samuel Hahnemann en 1796. Je pense donc que l’efficacité physiologique des médicaments homéopathiques est nulle. Je pense aussi que le succès de l’homéopathie (particulièrement en France, où ce type de médicaments est remboursé par la sécurité sociale sans être astreint aux contrôles d’efficacité prévus pour les médicaments allopathiques) s’explique au moins partiellement par la place qu’occupe le groupe Boiron dans l’économie française. Néanmoins, j’admets aisément l’efficacité – très variable et bien malaisée à mesurer cependant – des placebos. Par conséquent, le médicament homéopathique – qui a au moins le grand mérite d’être inerte – peut évidemment jouer ce rôle.

Tout ceci dessine un véritable contexte d’école, par rapport à un nombre important de croyances. Si je convaincs quelqu’un de mon opinion au sujet de l’homéopathie, je le prive du coup des bienfaits éventuels d’un placebo. Je lui ravis une espérance, laquelle peut participer à son bien-être, sinon à son bonheur. Si je m’abstiens et que je le laisse dans ce que je crois être une illusion, qui sait s’il ne court pas le danger d’être victime de sa crédulité. Que faire ? Comment agir au mieux ? Il ne suffit pas de croire ; il faut aussi se demander avec qui, quand et comment partager ses croyances.

Athée, dois-je être propagateur de mon athéisme ? Je n’en suis pas sûr. Si oui, ce doit être – je crois – sans arrogance, avec prudence, et de façon philosophique, puisque la question mérite pour moi d’être placée au niveau philosophique. Il ne s’agit en tout cas pas de se donner raison, ce qui se fait bien assez lorsqu’il s’agit de vaincre autant que de convaincre ; il s’agit plutôt de mettre en péril sa propre conviction pour se donner des chances d’en faire le tour.

Je conclus en ce qui concerne le concept de croyance : selon moi, la croyance en l’athéisme n’a un caractère philosophique – n’en déplaise à Michel Onfray – que si elle nourrit une réflexion exempte de commisération envers les autres croyances. Il s’agit d’éviter l’arrogance, particulièrement peut-être l’arrogance scientiste.

Et j’en viens ainsi au concept de science

Forme de croyance à laquelle, selon Kant, est associée la notion de certitude, la science fonderait la connaissance. Croire que l’on connaît est cependant toujours croire. Je pense que, plutôt que de parler de science (en tant que réservoir de connaissances), il serait plus prudent de parler de démarche scientifique ou de méthodes scientifiques, bref de moyens susceptibles de garantir que le partage entre le vrai et le faux puisse être optimisé. Mais ces méthodes, ces moyens, sont d’une nature telle que leur propre validité leur interdit de répondre à bon nombre de questions. Ces questions – qui échappent donc à l’investigation scientifique – ce sont celles que l’on peut qualifier de philosophiques. Questions sans réponse, donc. Du moins sans réponse ayant valeur de connaissance.

Je me garderai bien de définir la philosophie : la définir, c’est déjà en faire. Mais il me paraît néanmoins important de préciser que – quel que soit l’objectif poursuivi – la pensée philosophique se ramène toujours à des questions dont on ignore la réponse. N’en prenons qu’une seule, parmi une multitude d’autres, celle formulée par Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » (15) Une des attitudes les plus répandues face à cette question, c’est de ne pas se la poser. Ou, se l’étant posée, de décider qu’elle est oiseuse et qu’elle mérite d’être oubliée. C’est, bien entendu, une manière d’y répondre. Mais, distinguons cependant : si ce choix de ne pas s’en préoccuper faisait l’objet d’une argumentation, on pourrait dire – je crois – que c’est philosopher ; si, par contre, il résultait d’une simple esquive – voire d’une ignorance de la question elle-même –, ce ne serait pas philosopher. Ignorer les questions philosophiques – comme le font bon nombre de gens qui ne veulent ou ne peuvent s’abstraire du divertissement politique, scientifique ou religieux qui les occupe (le mot divertissement est pris ici dans son sens pascalien) –, c’est vivre sans philosopher. A l’autre bout du problème – si je puis dire –, il y a ceux qui argumentent moins pour répondre à la question que pour endosser l’habit du philosophe et pour bénéficier en conséquence des profits qu’il procure (reconnaissance sociale, pouvoir, gloire, etc.). Ceux-là aussi, d’une certaine manière, vivent sans philosopher. Entre les deux se trouve sans doute l’acte de philosopher. Et philosopher n’est pas faire œuvre scientifique, même si la philosophie ne peut ignorer la science.

Prenons l’exemple d’une autre question sans réponse, une question qui porte directement sur la pensée, à savoir celle de la relation qui est supposée exister entre la représentation et ce qu’elle représente. Voilà une question qui – depuis 1875 environ (depuis Frege) – a beaucoup préoccupé les philosophes, que ce soient les phénoménologues ou que ce soient les philosophes analytiques. Je sais que l’on peut considérer cette question comme révélatrice d’un certain goût – caractéristique de la philosophie moderne – pour la spéculation conceptuelle, celle qui joue peut-être un peu trop sur les abstractions et se préoccupe peut-être un peu trop de systèmes, celle qui finit par devenir l’affaire d’érudits bien au fait de l’histoire de la philosophie. Reste que la question a un sens et débouche sur des sous questions tout à fait intéressantes.

Prenons le cas de la perception. La perception, c’est l’opération complexe par laquelle l’esprit, en organisant les données sensorielles, se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel. Deux hypothèses sont notamment envisageables : ou bien la perception est structurée d’une façon qui est déjà de part en part conceptuelle et même propositionnelle ; ou bien la perception possède un contenu et des formes d’organisation qui ne sont pas conceptuels. Au cas où la deuxième hypothèse serait la bonne, il en découle des conséquences importantes. Jacques Bouveresse – qui penche pour cette deuxième hypothèse – les résume comme ceci : « L’analyse de la perception ne peut pas être l’analyse des expressions linguistiques de la perception, au sens auquel on a cru que l’analyse de la pensée pouvait coïncider avec l’analyse du langage qui lui sert de moyen d’expression ou, en tout cas, devait nécessairement passer par elle. Nous ne pouvons pas espérer comprendre de quelle façon la pensée se rattache au monde, si nous ne commençons pas par nous intéresser aux formes de la pensée perceptuelle ; et nous ne pouvons pas faire comme si l’analyse de la pensée perceptuelle ne devait commencer qu’avec l’analyse des pensées […] que nous sommes amenés à appréhender et à exprimer verbalement sur la base de notre expérience perceptuelle. » (16) Que la science puisse apporter dans ce débat des informations qu’à tout le moins il s’impose de ne pas contredire, cela me paraît indéniable. La neurologie et les sciences cognitives en général sont susceptibles de poser un certain nombre de balises tout autour du problème. Mais nous ne pouvons pas croire que la science puisse jamais le résoudre. Car ce qui est en jeu, c’est précisément les assises du postulat sur lequel la science a fondé sa crédibilité. La relation entre la représentation et ce qu’elle représente est et restera sans doute toujours une question philosophique.

Ceux qui croient ou qui font mine de croire que la science pourra répondre finalement à toutes les questions ou – ce qui revient au même – postulent qu’il n’y a de questions véritables que celles auxquelles la science peut s’attaquer, ceux-là sont selon moi des scientistes. Et ceux-là qui prétendent en outre philosopher avec l’unique secours de la connaissance scientifique – c’est-à-dire sans prendre la peine d’user de la raison pour tenter de définir les questions philosophiques –, ceux-là sont à mon sens des scientistes satisfaits.

Je conclus en ce qui concerne le concept de science : selon moi, la croyance en l’athéisme n’a un caractère philosophique – n’en déplaise à Michel Onfray – que si elle nourrit une réflexion qui dépasse les connaissances scientifiques et qui permet à la raison – et même à la logique – de s’exercer face à des questions dont la nature permet de croire que la méthode scientifique ne les résoudra pas.


La préoccupation philosophique réclame selon moi que l’on fasse taire les oppositions politiques et religieuses. Car ce n’est pas tant les divergences de croyance, de foi ou de conception qui nuisent à la profondeur de pensée. Ce qui est par-dessus tout nuisible, c’est la bêtise arrogante, celle qui invite à se donner collectivement raison en énumérant les torts des autres. Ce qui favorise ce type de bêtise, c’est l’esprit partisan.

Pour moi, être athée, ce n’est pas en soi une conception de la vie : c’est simplement un refus ou une impossibilité d’adhérer à certaines conceptions de la vie, par ailleurs aussi estimables que peuvent l’être n’importe quels efforts pour vivre en harmonie avec l’univers. La modestie est une vertu ; ça peut être aussi une méthode. Soyons méthodiquement modestes, d’autant que si l’on choisit la raison comme guide principal, il faut néanmoins – qu’on le veuille ou non – qu’elle s’adosse sur l’une ou l’autre croyance, ne serait-ce par exemple simplement que celle très vague et très floue qui nous pousse à nous concilier la nature, à nous lier au Tout, à rechercher une accordance entre le moi et le Tout.

Quand je me promène (j’aime beaucoup me promener) et que je parcours un chemin que je connais bien pour y être passé de nombreuses fois, j’aime forcer mon œil à retrouver la perception du premier regard, comme si je découvrais les lieux. En fait, je n’y arrive jamais, bien sûr. Mais au moins, je m’épargne ce regard habitué qui ne voit plus rien. Cet exercice que j’impose à ma vue, il peut s’appliquer aux idées, aux pensées, aux actes qui accompagnent le quotidien. Penser, faire, comme si toujours c’était la première fois, comme si c’était nouveau. Ne pas laisser une idée devenir une idée fixe, ne pas accepter une idée par habitude, voire simplement par fidélité… Pierre Hadot définit la philosophie comme « la transfiguration du quotidien » (17). Je ne sais pas si c’est de la philosophie, mais je crois aux vertus de cette disposition d’esprit qui ne renonce jamais à traiter le quotidien comme de l’exceptionnel. Ça ne vient pas en un jour, ça vient avec le temps, doucement, sans qu’on y soit nécessairement pour beaucoup. C’est une des choses qui rendent agréable le fait de vieillir. Montaigne dit qu’il faut « apprendre à mourir » (18). Comment ? D’abord, peut-être, en laissant au temps le soin de nous apprendre à nous tourner toujours davantage, toujours plus continûment, vers le meilleur. A ceux qui découvrent combien vieillir est agréable (on vieillit dès le plus jeune âge), la mort – sans doute – devient quelque chose de léger, léger comme peut l’être un accomplissement.

Je disais il y a un instant : nous tourner vers le meilleur. Je ne voudrais pas être mal compris. Le meilleur, ce n’est pas uniquement ce qui est bien moralement. Lorsque Lucien de Samosate, le fameux satiriste du IIe siècle après Jésus-Christ, dit justement que Démonax – Démonax le cynique – lorsqu’il dit que « Démonax se tourna vers le meilleur », il veut dire qu’il se convertit à la philosophie. Cela correspond très exactement à l’idée que Platon exprime à la fin du Timée (19) : la partie la plus excellente se met en harmonie avec le Tout, avec l’univers. Il y a peu de chose du Timée que je suis disposé à comprendre et à approuver, mais cette idée-là (20) est puissante et joyeuse et je ne vois rien qui nous interdit de la mettre au crédit de Platon, même si elle se retrouve peut-être déjà chez Parménide, mais de manière beaucoup plus énigmatique, même si elle deviendra ultérieurement le cheval de bataille des stoïciens. Traiter Platon comme Michel Onfray le fait, c’est – je crois – se conduire en iconoclaste.

(1) Cette note a servi de base à un exposé.
(2) Grasset, 2005.
(3) Grasset, 1989.
(4) Grasset, 1990.
(5) Galilée, 2002.
(6) Grasset & Fasquelle, 2003.
(7) Cours enregistrés et coédités par Frémeaux & associés + France Culture + Grasset + Université populaire de Caen, 2003 – 2004.
(8) Connue sous cette forme, la citation exacte est peut-être : « Il serait juste que les grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec les boyaux de prêtres. » Du moins c’est ainsi qu’elle figure sur le site internet de la municipalité d’Etrepigny, village ardennais qui s’enorgueillit d’avoir été celui de Jean Meslier. Le texte établi et annoté par Michel Jacquesson d'après l'édition de Voltaire de la B.N.F. (qui – c’est vrai – n’est pas complet) ne comprend pas cette phrase (cf. le site internet http://homepage.mac.com/guyjacqu/meslier/index.html).
(9) Éloge de la philosophie, Gallimard, 1953, p. 53.
(10) Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité, 2002, p. 240-241.
(11) Cf. Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Le Robert, 1979, p. 575.
(12) Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1968, p. 65.
(13) Victor Cousin, Leçons sur la philosophie de Kant, 1857, pp. 266-267.
(14) Lucien Jerphagnon, Les dieux ne sont jamais loin, Desclée de Brouwer, 2002, p. 13-16.
(15) Cf. notamment « De l’origine radicale des choses » (1697) in Leibniz, Œuvres choisies, par L. Prenant, Garnier, pp. 265-272.
(16) Jacques Bouveresse, Leçon inaugurale faite le vendredi 6 octobre 1995, Collège de France, 1995, p. 11.
(17) Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p. 381.
(18) Montaigne, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, Livre I Chap. XX, pp. 79 à 95.
(19) Cf. particulièrement 87.c à 90.d (Platon, Œuvres complètes II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, pp. 517-521).
(20) Au sujet de cette idée et des références citées, cf. Pierre Hadot, op. cit., p. 379.

Autres notes sur Michel Onfray :
À propos de la vanité
L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus

mardi 25 janvier 2005

Note d'opinion : morale et cultures

À propos de la morale et des cultures *

Évoquer les fondements de la morale et la diversité des cultures est un projet audacieux. Sans compter que ça sent son cours de morale laïque à plein nez. Il me reste à tenter d’effacer cette impression. Et de faire comprendre – si possible – pour quelles raisons j’ai estimé que cette question méritait d’être évoquée.

Mais quelle est au juste la question ? La voici !
- Existe-t-il une morale universelle, ou tout au moins des valeurs universellement partagées ?
- Soyons plus précis : les cultures déclinent-elles des conceptions du bien qui peut-être varient dans leur couleur et leur tonalité, mais convergent dans leurs fondements, ou bien au contraire, au-delà de certaines similitudes apparentes, les morales sont-elles – dans les diverses cultures (et même peut-être au sein de certaines d’entre elles) – opposées et opposables ?
- Autrement dit encore : les cultures – toutes les cultures – partagent-elles un certain nombre de principes moraux identiques, ou bien n’ont-elles entre elles d’autre point commun véritable que de distinguer bien et mal, sans que ce qui est ainsi distingué ne soit autre chose que des préférences arbitraires ?

On pourrait imaginer que, pour trancher la question, il suffise de faire l’inventaire des traits moraux, tels qu’ils existent au sein de toutes les cultures, et de vérifier s’il en existe qui soient communs à toutes les cultures. Malheureusement, cette méthode est impraticable, car les mœurs et les pratiques des peuples entremêlent règles et exceptions d’une façon qui interdit toute comparaison. La prohibition du meurtre est sans doute universelle, mais il y a tant de manières de définir le meurtre et surtout tant de manières de permettre l’un ou l’autre homicide qui ne vaudrait pas meurtre, que tout inventaire à ce sujet serait sans grande signification. De même, la prohibition de l’inceste est-elle universelle, mais sa définition est à ce point variable qu’il est impossible d’en tirer quelque conclusion que ce soit quant au caractère universel d’un principe moral proscrivant certaines relations sexuelles.

En l’absence de toute vérification de fait, nous en sommes donc réduits à constater que certains affirment l’existence de fondements universaux à la morale, pendant que d’autres en doutent. Les arguments des tenants d’une morale universelle sont bien sûr plutôt du côté de ceux qu’on pourrait hâtivement appeler les absolutistes, ceux qui croient en une morale révélée ou encore ceux qui pensent qu’il existerait des valeurs inscrites dans la nature de l’homme – des valeurs innées en quelque sorte –, mais sont aussi du côté de ceux qui voient dans la raison une faculté grâce à laquelle peuvent être identifiés des principes moraux communs à tous les humains, et c’est bien sûr ceux-là qui m’intéressent le plus. Les arguments de ceux qui doutent de l’existence d’une morale commune à tous les hommes sont quant à eux nécessairement relativistes, ce qui – il faut bien le constater – en fait souvent des arguments suspects. De nos jours, le relativisme est une conception souvent critiquée, volontiers identifiée au nihilisme. Le verbe qui est souvent accolé au relativisme, c’est le verbe sombrer : on sombre dans le relativisme, de la même manière que l’on a pu dire que l’on sombrait dans le mysticisme.

Si je me permets de revenir à cette question des fondements de la morale, c’est pour deux raisons. D’abord, parce qu’un ami me l’a demandé, intrigué qu’il était – m’a-t-il dit – par l’opinion qu’il m’a entendu occasionnellement défendre à ce sujet. Ensuite, parce que j’ai effectivement une opinion à ce sujet (opinion chancelante, mais opinion quand même) ; je suis personnellement porté à croire que la question a une réponse, même si cette réponse pose elle-même de nouveaux problèmes.

Cette réponse tient en fait en peu de mots. Je crois personnellement qu’il n’y a pas de valeurs universelles et, par voie de conséquence, je suis d’avis que les cultures n’ont d’autre choix que de s’opposer, sans qu’aucune soit fondée à s’affirmer moralement supérieure à une autre. Et je voudrais d’emblée évoquer un exemple qui permettra de mesurer ce que certains appelleront peut-être la radicalité de ma position : nous ne disposons selon moi d’aucune autre légitimité que nos propres préférences pour condamner l’excision et l’infibulation pratiquées dans certaines sociétés africaines. Je prends bien sûr cet exemple à dessein, la condamnation de l’excision et de l’infibulation étant parmi les condamnations les plus unanimes d’un trait culturel étranger à notre propre société.

Je souhaite donc défendre le relativisme jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à ce point où, effectivement, la conscience se fait sceptique, sceptique à la manière de la rose de Fontenelle qui disait que de mémoire de rose, on n’avait jamais vu mourir un jardinier.

Tout est dit, et tout reste à expliquer.

Je me suis longtemps demandé comment le faire. Bien sûr, il m’est apparu immédiatement inévitable d’évoquer les conditions historiques dans lesquelles la pensée occidentale s’est progressivement déprise d’elle-même – du moins apparemment – en se faisant universelle, c’est-à-dire en cherchant à dépasser ses propres inclinations et ses propres préférences, et comment cet universalisme, outil précieux permettant de débusquer l’erreur, est devenu à son tour source d’erreurs nouvelles. Vaste programme, bien sûr, que je n’ai pas l’ambition de parcourir, mais seulement d’effleurer. Je me bornerai à une petite réflexion au départ de la fameuse consigne de Kant : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir qu’elle devienne une loi universelle » (1), bonne occasion de se demander si l’on peut prouver l’existence d’une morale universelle, d’une morale absolue en quelque sorte ? Et je m’interrogerai aussi – brièvement – sur notre capacité à contredire cette consigne et sur les moyens dont nous disposons pour le faire.

Mais permettez-moi, avant d’aborder ces questions, de commencer par évoquer mon propre parcours. Car je me suis également demandé – ne fût-ce que pour respecter une certaine cohérence – s’il ne convenait pas de tenter aussi de rechercher ce qui avait pu moi-même me déterminer à adhérer à l’opinion que je défends aujourd’hui. C’est une démarche qui vise à rendre à cette opinion le caractère d’une préférence que je dois à mon histoire et non l’allure d’un choix lucide qui n’aurait d’autre fondement que sa rationalité. Mais, si ce but paraît humble, parler de soi l’est rarement. J’ai toujours été très méfiant à l’égard de ceux qui, complaisamment, s’érigent eux-mêmes en sujet de réflexion. Aussi, est-ce en quelque sorte sur la pointe des pieds que je vais me risquer à évoquer certaines particularités personnelles, parmi d’autres certainement, qui, à la réflexion, me paraissent partiellement expliquer mon goût pour le relativisme.

Aussi loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours aimé les points de vue. Je veux parler de ces lieux que les cartes renseignent au moyen de traits bleus disposés en étoile et d’où l’on peut admirer ce que l’on a coutume d’appeler un panorama. Déjà tout petit, je ne me lassais pas d’admirer, dans ce virage du boulevard Kleyer équipé d’une balustrade, les toits de la ville de Liège et la sinuosité de la Meuse. Et depuis lors, j’ai toujours recherché ces lieux où la vue semble procurer quelque chose de plus que la simple contemplation des choses. Sans être un véritable randonneur, j’ai beaucoup marché, en quête de ces sensations étranges que me procure la simple vue d’un pli de terrain masquant une vallée. Je ne déteste pas la mer ; elle offre à l’ouïe, à l’odorat, au toucher et même au goût, des plaisirs certains. Mais j’ai toujours été fortement attiré par la montagne, ou à tout le moins par les régions accidentées. Ce que j’ai toujours recherché, c’est une nature « debout » (2), dévoilant et cachant d’un même mouvement cette limite si fondamentale entre air et terre sur laquelle repose tout ce qui signifie, une limite qui n’est jamais si émouvante que lorsqu’elle rend visible à la fois la profondeur du "gaz" – comme disent les alpinistes – et la densité des masses de verdure, de roche ou de neige qui le défie. Or, j’ai assez vite compris que les endroits qui offraient la vue la plus fascinante n’étaient pas toujours ni les plus élevés, ni surtout ceux qualifiés de panorama. La réputation touristique d’un panorama est souvent proportionnelle à la distance que le regard peut parcourir, ce qui – selon moi – est un critère idiot. Combien de fois n’ai-je pas été déçu, après un important effort, de découvrir au sommet ou au col un paysage dont la saveur n’égalait pas celle que prodiguait tel endroit précis de la montée. Je ne peux pas mieux faire comprendre ce phénomène qu’en en appelant aux souvenirs de chacun. Même en voiture, on est amené à être quelquefois furtivement saisi par la beauté d’un paysage qui, l’instant d’après, s’aplatit misérablement. Quand on descend la côté de Somme-Leuze, en allant vers Marche par l’ancienne route, il existe une zone précise – quelques mètres à peine – durant laquelle on aperçoit la Famenne de façon très aérienne ; l’instant d’après, le charme s’est envolé. De même, sur l’autoroute Namur-Arlon, juste après la sortie de Wellin, on bénéficie pendant quelques secondes d’une vue surprenante sur la vallée de la Lesse, vision très fugitive qui pousse à se demander durant la traversée de cette vallée si c’est bien ce paysage-là qu’on a vu, si l’on n’a pas eu la berlue. Et lorsqu’on prend la peine d’aller jusqu’à la Roche-aux-Faucons à Boncelles – quelques mètres à pied depuis la route – on se trouve face à un paysage dont bien peu de choses rappellent ce que l’on voit lorsqu’on remonte l’Ourthe à pied depuis Fèchereux, alors pourtant que c’est le même lieu.

En cette affaire, tout est une question de point de vue. Il y a de magnifiques points de vue, comme il y en a de médiocres des mêmes choses. Et – il faut bien s’y résoudre – nous ne voyons jamais que des points de vue des choses ; nous ne voyons jamais les choses elles-mêmes.

Constatation banale, triviale même, diront certains. Oui, peut-être. Et pourtant j’ai toujours eu l’impression que l’émotion que me procurait un paysage venait en grande partie de la révélation d’inaccessibilité que trahit une beauté qui n’est nulle part ailleurs que dans le point de vue. Ce n’est pas ce que je voyais qui me charmait, mais bien la perspective dans laquelle je le voyais. Ce qui, bien sûr, rendait les choses autrement plus fragiles encore ; ou plus exactement, la fragilité du point de vue et de la perspective dont il dépendait s’avérait bien plus grande encore que la fragilité des choses elles-mêmes. Il m’est arrivé d’être triste à cause d’un arbre abattu, non pas en raison de la disparition de l’arbre en lui-même, mais parce qu’il venait à manquer dans un point de vue, au point d’en altérer la perspective.

C’est agité plus ou moins consciemment par ces phénomènes que je suis un jour tombé en arrêt, lors d’une lecture, devant une idée qui m’a semblé jaillir de moi-même, tant elle s’emboîtait bien avec mes sensations. Illusion, bien sûr, mais illusion enthousiasmante. Cette idée, elle est de Leibniz, mais c’est sous la plume de Bourdieu (3) que je l’ai découverte. On prétend souvent que les seuls philosophes qui ont eu grâce à ses yeux sont Pascal et Wittgenstein. C’est oublier Leibniz. Il le cite souvent et admire incontestablement sa clairvoyance.

Pour bien saisir l’idée citée, il est nécessaire de bien comprendre un mot relativement inusité : le mot géométral. Qu’est-ce qu’un géométral ? En parlant d’un dessin, d’un plan, c’est ce qui indique la disposition, la forme et les dimensions exactes des différentes parties d’un objet, sans tenir compte de la perspective. Une épure géométrale est un plan dans lequel les formes ont été projetées, par exemple verticalement et horizontalement, pour rendre raison des perspectives, comme on le fait dans le dessin dit industriel. Le plan géométral du bureau lui enlèverait sans doute l’essentiel de son charme, car il ne permettrait pas de le voir tel que chacun ici le voit, de la place qu’il occupe ; mais il permettrait peut-être à un bon artisan d’en construire un autre, identique à celui-ci.

L’idée de Leibniz – que je trouve géniale, même si je ne puis bien sûr y adhérer –, c’est de tenir Dieu pour « le géométral de toutes les perspectives ». Il conçoit une manière d’appréhender les choses sans perspective aucune, donc sans point de vue, sans point d’où les voir. Ce géométral-là serait une sorte de réconciliation de tous les points de vue partiels, une façon de comprendre les choses en étant les choses elles-mêmes. On se souvient du mot de Pascal : « Le monde me comprend et je comprends le monde ». La formule est fulgurante. Encore ne faudrait-il pas qu’elle en vienne à masquer totalement ce que, au départ, les deux sens du mot comprendre aidaient à distinguer. Si je suis compris par le monde, c’est de façon certaine et absolue ; mais si je comprends le monde (et je le comprends toujours, bien ou mal, d’une façon ou d’une autre), c’est de manière très relative. Car au fur et à mesure que je m’intéresse à des parties du monde qui se dérobent de plus en plus à mes sens, ce que j’en comprends devient de plus en plus incertain, d’une incertitude dont on ne peut ignorer qu’elle entache déjà – si peu que ce soit – les évidences perçues comme premières, de la même manière qu’elle invalide les hypothèses les plus risquées.

Mais, vous l’avez senti, nous sommes passés là des points de vue qui donnent à voir des panoramas aux points de vue qui donnent à comprendre des opinions. C’est que le Dieu de Leibniz ne fait pas la distinction. De même qu’il annihile toute perspective dans l’appréhension des choses, il accède sans le détour de l’opinion aux vérités les plus abstraites. La vérité de Dieu est celle à laquelle aucune opinion ne peut accéder sans cesser d’être une opinion. Autrement dit, les opinions trahissent par elles-mêmes l’incapacité qui est la leur à atteindre la vérité à laquelle elles aspirent.

Cette idée du géométral, j’en tire deux choses. La première, c’est qu’il est après tout possible d’entrevoir une certaine manière de concevoir les choses qui n’est pas à notre portée (je veux parler de cette conception sans perspective qui serait celle d’un dieu panthéiste en quelque sorte) et qu’il est même possible de l’entrevoir de manière suffisamment précise que pour que nous en fassions notre profit. Le plan de la maison que l’architecte réalise est utile, voire nécessaire, à sa construction, mais il ne nous permet pas de nous faire une opinion sur la maison. Voilà pourquoi l’architecte joint très souvent à son projet un dessin en perspective, voire une maquette, qui permet à son client de disposer anticipativement d’un point de vue sur la maison. Remarquez que, souvent, l’architecte ne lésine pas sur les moyens de séduire et donne à voir la maison d’un point de vue impossible, sauf à disposer d’un hélicoptère lorsque la maison sera effectivement construite. La deuxième chose que je tire de l’idée de géométral, c’est que, en dehors du géométral, en dehors de cette abstraction qui nous masque le réel autant qu’elle nous aide à l’analyser, il n’y a que des points de vue, il n’y a de choses perçues que relativement à celui qui les perçoit.

Je m’interroge : aurais-je été aussi réceptif à cette idée du Dieu géométral de toutes les perspectives, si je ne connaissais depuis si longtemps cette fascination pour les points de vue, pour la relativité spatiale ? Dans le fond, n’aurais-je pas – qui sait – commencé par appréhender l’espace comme « l’extériorité des positions » (pour reprendre la formule d’un mathématicien dont j’ai oublié le nom), avant d’accepter l’idée que les opinions sont aussi relatives que les points de vue, que les points de vue (au sens d’opinions) ne sont que des points de vue, des positions d’où la vue se justifie telle qu’elle apparaît et rien que telle qu’elle apparaît ? Que rien n’échappe à cette loi d’airain m’a semblé aussi évident que le fait que le géométral du monde n’est pas de ce monde.

Venons-en à Kant.
« Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. » (4)

Cette très célèbre phrase de Kant constitue probablement la conclusion de l’argumentation la plus élaborée en faveur d’un fondement rationnel et universel de la morale. Il me semble donc qu’il s’impose de vérifier si cette argumentation ne pèche pas par quelque faiblesse. Et pour cela, il faut bien sûr partir d’une présentation aussi fidèle que possible de l’argumentation développée.

Lorsqu’on lit Kant, il est important d’être attentif aux points de départ de ses démonstrations. Car c’est souvent là que le bât blesse. En l’occurrence, sa première affirmation, il la formule comme suit : « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTÉ. » (5) Notez qu’il a bien écrit « et même en général hors du monde », j’y reviendrai.

On peut, estime Kant, avoir des talents de l’esprit (comme l’intelligence), du tempérament (courage, persévérance) et même bénéficier des dons de la fortune (richesse, pouvoir, santé) – on peut même disposer de qualités favorables à la bonne volonté (modération, calme, maîtrise de soi) –, rien ne vaut la bonne volonté. Parce que tous ces talents, tous ces dons, toutes ces qualités peuvent fort bien être mis au service de la scélératesse. Autrement dit, rien de tout cela n’est bon sans restriction, rien de tout cela n’est bon en soi, absolument. Tandis que la bonne volonté n’est pas bonne en raison de ses œuvres, de ses succès, de ses fins : elle est bonne en soi. Ce qui en fait la valeur, ce n’est pas qu’elle puisse servir telle ou telle inclination, voire même la somme de toutes les inclinations, ce n’est pas qu’elle soit utile, ni qu’elle fasse aboutir ses desseins ; elle a une valeur absolue, en elle-même.

Comment établir cette étrange proposition ?

Deuxième affirmation : « Dans la constitution naturelle d’un être organisé, c’est-à-dire d’un être conformé en vue de la vie, nous posons en principe qu’il ne se trouve pas d’organe pour une fin quelconque, qui ne soit du même coup le plus propre et le plus accommodé à cette fin. » (6)

Or, que constate-t-on ? nous dit Kant. Que, si la raison et la volonté avaient pour fin de garantir le bonheur, la nature s’y serait bien mal pris ; elle aurait mieux fait de confier le bonheur à l’instinct. La raison nous a été départie comme puissance pratique, donc comme puissance qui doit avoir une influence sur la volonté. Mais elle échoue néanmoins à incliner notre volonté vers de bonnes fins. Il faut donc que sa fonction soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même. Comprenons bien ce que cela veut dire : les buts que nous nous assignons, les effets de nos actions – considérés comme les fins de notre volonté – ne peuvent communiquer à nos actions aucune valeur morale, entendez aucune valeur absolue. L’Écriture ordonne d’aimer son prochain ; or, l’amour est une inclination qui ne se commande pas. Avoir la volonté d’aimer sans inclination correspond donc à un devoir et cet amour qui est commandé tire sa valeur du fait qu’il est commandé. Ainsi, « une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée » (7), c’est-à-dire du principe du vouloir. Ainsi, le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. Si j’agis pour satisfaire mes inclinations, cela peut être sans violation de la loi, mais cela n’a guère de valeur morale. Si par contre j’agis contre mes inclinations, par respect envers la loi, alors mon action à une haute valeur morale.

Mais quelle est cette loi ? « Je dois toujours, nous dit Kant, me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne universelle. » (8) Telle est la loi et il n’y en a pas d’autre. N’allez donc pas voir les effets de l’action pour juger de sa valeur morale : contentez-vous d’examiner si elle est conforme à la loi, c’est-à-dire si elle est la conséquence d’une volonté prête à faire de la maxime à laquelle elle obéit une maxime universelle.

Un exemple s’impose. Puis-je faire une promesse avec l’intention de ne pas la tenir ? Ça peut, à l’occasion, se révéler prudent. Avec un risque cependant : celui à terme de perdre la confiance d’autrui et de subir par là un inconvénient plus grand que celui que je cherche à éviter en mentant. N’est-il pas alors plus prudent encore de s’en tenir à la maxime universelle ? Et puisque je ne puis vouloir que le choix de promesses trompeuses soit la maxime à laquelle tout être raisonnable doive se conformer – sauf à priver les hommes de la faculté de promettre –, la seule maxime universelle possible est bien celle qui préconise de tenir ses promesses. Du fait que cette maxime est universelle, il ne s’agit plus de se demander si elle sert mes intérêts, si elle satisfait ou non mon souci de prudence : elle mérite d’être respectée parce qu’elle correspond à ce que le devoir commande.

Cet exemple est de Kant ; je voudrais y ajouter un autre de mon cru. Puis-je favoriser l’inégalité entre les hommes ? En le faisant, il m’arrivera souvent d’y gagner beaucoup en profits matériels et symboliques. Et le seul risque que j’encours est de me voir traiter à mon tour de façon inégalitaire. Où se trouve alors le devoir en cette matière ? Posons-nous la question que Kant préconise : oserais-je souhaiter que la maxime vouée à devenir une loi universelle soit l’inégalité ? Non : la notion même de loi universelle – face à laquelle chacun se trouve à égalité – en serait perdue. Le devoir moral ordonne donc bien de favoriser l’égalité entre les hommes.

Kant en vient ainsi à écrire ceci :
« Si l'on ajoute qu'à moins de contester au concept de moralité toute vérité et toute relation à quelque objet possible, on ne peut disconvenir que la loi morale ait une signification à ce point étendue qu'elle doive valoir non seulement pour des hommes, mais tous les êtres raisonnables en général, non pas seulement sous des conditions contingentes et avec des exceptions, mais avec une absolue nécessité, il est clair qu'aucune expérience ne peut donner lieu de conclure même à la simple possibilité de telles lois apodictiques. Car de quel droit pourrions-nous ériger en objet d'un respect sans bornes, comme une prescription universelle pour toute nature raisonnable, ce qui peut-être ne vaut que dans les conditions contingentes de l'humanité? Et comment des lois de la détermination de notre volonté devraient-elles être tenues pour des lois de la détermination de la volonté d'un être raisonnable en général, et à ce titre seulement, pour des lois applicables aussi à notre volonté propre, si elles étaient simplement empiriques et si elles ne tiraient pas leur origine complètement a priori d'une raison pure, mais pratique ? » (9)

Et Kant de conclure de tout cela que l’homme est libre. L’homme constituerait une fin en soi dont la spécificité serait la liberté. Selon Kant, en obéissant à une loi valable pour tous, l'homme est libre, car il se soumet à sa propre législation : en obéissant à une loi universelle, il accède à l'autonomie, à la situation d'un être qui se donne à lui-même sa loi, il s'oblige à agir selon sa volonté législatrice universelle, et non selon sa volonté particulière. Mais – revers de la médaille – cette autonomie lui impose de subordonner sa sensibilité, ses inclinations et ses appétits à son devoir moral. Il est donc possible qu’il lui soit malaisé d’être heureux. Mais s’il n’est pas heureux en ce monde, au moins aura-t-il mérité le bonheur.

Voilà ! Ai-je ainsi fidèlement résumé l’idée que Kant se fait du devoir moral ? Je l’espère. Ceux que ce raisonnement convainc peuvent – c’est vrai – considérer qu’il existe un fondement universel à la morale, c’est-à-dire une conception de celle-ci qui peut légitimement s’imposer à tous, à toutes les cultures.

En ce qui me concerne, je voudrais dire deux choses.

La première, c’est ceci : n’allez surtout pas croire que je n’aime pas Kant. Je suis au contraire plein d’admiration pour son extraordinaire finesse d’esprit et pour sa manière très persuasive – il faut le dire – d’exposer ses idées. On prend – je trouve – un plaisir du même genre à le lire qu’à lire Descartes.

La deuxième chose que je voudrais dire, c’est que – personnellement – il ne me convainc pas. Je me découvre même – quelle que soit la séduction de sa rhétorique – incapable d’adhérer à l’un ou l’autre des aspects – aussi partiels soient-ils – de sa démonstration. Je parle ici, bien sûr, de ce dont je viens de faire le résumé et qui, pour l’essentiel se trouve dans Les fondements de la métaphysique des mœurs. Je ne dirais pas la même chose de La critique de la raison pure ; il y a entre La critique de la raison pure et le reste de l’œuvre de Kant une sorte de fossé que je trouve étrange, un peu comme s’il avait voulu sauver ce que sa première Critique l’avait entraîné à compromettre gravement : je veux parler de Dieu, de l’absolu, de la liberté. Or, c’est précisément tout ce qui se trouve en prémisse des raisonnements que je viens de tenter de reproduire. Ainsi, quand Kant affirme que, « Dans la constitution naturelle d’un être organisé, […] il ne se trouve pas d’organe pour une fin quelconque, qui ne soit du même coup le plus propre et le plus accommodé à cette fin », je ne peux pas le suivre. Et moins encore lorsqu’il prétend que « L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi. » (10) Car enfin, si la loi que la volonté s’impose ne peut être autre chose que ce que la raison commande, où est l’autonomie, dès lors que la raison est elle-même conçue comme extérieure à l’homme ?

Mais je sens bien que mon désaccord est plus profond encore, plus global, et qu’il tient aussi à toute une certaine façon de discourir. Je me suis demandé quel est donc le philosophe que l’on pourrait le mieux lui opposer, celui dont la pensée le réfuterait aussi globalement que ne donne envie de le faire ce malaise global qu’il suscite. Et bien, il en est un – et un seul, me semble-t-il – qui dit exactement ce qui est de nature à ruiner totalement la pensée de Kant, un auteur qui n’a pas attendu Kant pour en faire une critique ravageuse, puisqu’il lui est bien antérieur, un écrivain qui – en quelque sorte – brise anticipativement l’absolu kantien et qui, comme s’il avait pu deviner l’œuvre à venir de Kant, évoque si justement les ouvrages dont il est dit « qu’ils puent l’huile et la lampe » (11) Oui, cet auteur, c’est Montaigne. Oui, c’est un fait, je crois : Montaigne est – de loin – le meilleur contradicteur de Kant. Je pourrais, pour tenter de vous en convaincre, citer de nombreux passages des Essais :
- l’"Apologie de Raymond Sebond", pour la façon dont il y retourne les armes de la raison contre la raison ;
- "Que le goust des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons", pour sa manière de relativiser les préceptes moraux ;
- "Que philosopher c’est apprendre à mourir", pour sa lucide approche de l’insignifiance de l’homme ;
- "De la coustume et de ne changer aisément une loy recüe", pour sa façon de relativiser le devoir ;
- "Des cannibales", pour ce que nous appelons aujourd’hui son relativisme culturel ;
- etc.
Je vais plutôt me contenter de vous lire deux courts extraits du Livre I, un du chapitre VIII ("De l’oisiveté"), l’autre du chapitre X ("Du parler prompt ou tardif"). Je crois qu’ils montrent à suffisance – par eux-mêmes – ce qui sépare Kant et Montaigne, tant dans leur façon de penser que dans leur façon de parler de leur pensée.

« Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d'autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s'entretenir soy-mesmes, et s'arrester et rasseoir en soy : Ce que j'esperois qu'il peust meshuy faire plus aysément, devenu avec le temps, plus poisant, et plus meur : Mais je trouve, variam semper dant otia mentem, qu'au rebours faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus de carriere à soy-mesmes, qu'il ne prenoit pour autruy : et m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon ayse l'ineptie et l'estrangeté, j'ay commencé de les mettre en rolle : esperant avec le temps, luy en faire honte à luy mesmes. »

« Il semble que ce soit plus le propre de l'esprit, d'avoir son operation prompte et soudaine, et plus le propre du jugement, de l'avoir lente et posée. Mais qui demeure du tout muet, s'il n'a loisir de se preparer : et celuy aussi, à qui le loisir ne donne advantage de mieux dire, ils sont en pareil degré d'estrangeté. On recite de Severus Cassius, qu'il disoit mieux sans y avoir pensé : qu'il devoit plus à la fortune qu'à sa diligence : qu'il luy venoit à proufit d'estre troublé en parlant : et que ses adversaires craignoyent de le picquer, de peurque la colere ne luy fist redoubler son eloquence. Je cognois par experience cette condition de nature, qui ne peut soustenir une vehemente premeditation et laborieuse : si elle ne va gayement et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d'aucuns ouvrages qu'ils puent à l'huyle et à la lampe, pour certaine aspreté et rudesse, que le travail imprime en ceux où il a grande part. Mais outre cela, la solicitude de bien faire, et cette contention de l'ame trop bandée et trop tendue à son entreprise, la rompt et l'empesche, ainsi qu'il advient à l'eau, qui par force de se presser de sa violence et abondance, ne peut trouver yssue en un goulet ouvert.
En cette condition de nature, dequoy je parle, il y a quant et quant aussi cela, qu'elle demande à estre non pas esbranlée et picquée par ces passions fortes, comme la colere de Cassius, (car ce mouvement seroit trop aspre) elle veut estre non pas secouëe, mais sollicitée : elle veut estre eschauffée et resveillée par les occasions estrangeres, presentes et fortuites. Si elle va toute seule, elle ne fait que trainer et languir : l'agitation est sa vie et sa grace.
Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition : le hazard y a plus de droit que moy, l'occasion, la compaignie, le branle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit, que je n'y trouve lors que je le sonde et employe à part moy.
Ainsi les paroles en valent mieux que les escrits, s'il y peut avoir chois où il n'y a point de prix.
Cecy m'advient aussi, que je ne me trouve pas où je me cherche : et me trouve plus par rencontre, que par l'inquisition de mon jugement. J'auray eslancé quelque subtilité en escrivant. J'enten bien, mornée pour un autre, affilée pour moy. Laissons toutes ces honnestetez. Cela se dit par chacun selon sa force. Je l'ay si bien perdue que je ne sçay ce que j'ay voulu dire : et l'a l'estranger descouverte par fois avant moy. Si je portoy le rasoir par tout où cela m'advient, je me desferoy tout. Le rencontre m'en offrira le jour quelque autre fois, plus apparent que celuy du midy : et me fera estonner de ma hesitation.
»

Il y aurait – je crois – une intéressante réflexion à mener sur les bienfaits et les méfaits du classicisme. « Enfin, Malherbe vint » ! Oui, sûrement. Mais cette admirable langue du XVIIe siècle à la syntaxe si réglementée, cette langue que Racine a porté au sublime, c’est aussi une langue qui n’a pu devenir telle qu’au prix d’abandons, au prix d’une perte dont nous n’avons pas encore vraiment pris la mesure. La langue de Montaigne, rejetée comme contraire aux canons de l’académisme, permettait de dire des choses – et de les dire d’une certaine façon – qui vont s’effacer des esprits. Et parmi ces choses, il y avait quelque chose comme une mise en garde à l’encontre des systèmes, des certitudes, des absolus. Pascal peut-être, Hume sans doute, Rousseau sûrement, resteront sur leur garde. Dans La Nouvelle Héloïse, Rousseau écrit ceci :
« N'allons donc pas chercher dans les livres des principes et des règles que nous trouvons plus surement au dedans de nous. Laissons-là toutes ces vaines disputes des philosophes sur le bonheur et sur la vertu ; employons à nous rendre bons et heureux le tems qu'ils perdent à chercher comment on doit l'être, et proposons-nous de grands exemples à imiter plutôt que de vains sistèmes à suivre. » (12)

Kant, qui avait lu Rousseau avec la plus grande attention, n’a pourtant aucunement pris garde à cette recommandation.

J’incline à croire que nous ne relativisons jamais assez nos opinions, comme celles des autres d’ailleurs. J’incline aussi à croire qu’il n’y a pas de fondement universel à la morale et que chaque culture est rationnelle à sa façon et connaît des mœurs, des lois et des valeurs qui n’ont à avoir d’autre censeur qu’elle-même. Ne me faites pas dire que pareille opinion est sans problème et sans conséquence. Dans un monde où les cultures s’interpénètrent de plus en plus, et se modifient plus rapidement que les générations ne s’y succèdent, les difficultés d’une véritable tolérance – celle qui nous impose d’admettre ce qui nous déplait – sont considérables. Elles me semblent néanmoins de très loin moins dangereuses que celles dont nous menacent les certitudes à la mode kantienne. Car nous continuons de vivre dans un monde kantien – je parle de ce monde de la mondialisation qui tend à dominer les inflexions les plus intimes de nos pensées. Le nombre de philosophes qui se déclarent kantien ou qui se revendiquent de lui reste considérable, mais surtout beaucoup d’auteurs qui ignorent ou rejettent Kant n’en conservent pas moins son goût de l’absolu. Un matérialiste athée comme Marcel Conche, par exemple, écrit ceci : « Faut-il fonder la morale, c’est-à-dire la justifier, l’établir en droit ? Certainement, car, si elle n’est pas fondée, elle n’est plus qu’une question d’opinion. Alors, on ne peut plus reprocher Auschwitz […] à Hitler. ‘Auschwitz ? Et alors ? dira-t-il. Vous avez votre opinion et j’ai la mienne’ » (13) Faut-il être avide d’absolu pour imaginer un dialogue aussi irréaliste que celui au cours duquel un relativiste se trouverait à quia devant Hitler lui signalant qu’Auschwitz est une question d’opinion ! Dans la conclusion du livre qu’il a consacré au Fondement de la morale, Conche s’exprime comme suit : « Dans tout ce qui précède, […] nous nous sommes efforcés de dire le vrai, entendant par là ce qui nous semblait tel par la force des raisons, et qui, pour ces mêmes raisons, devait sembler tel à d’autre, et même à qui que ce soit, à un interlocuteur quelconque. Nous ne donnons pourtant pas ces vérités, si nécessaires et si universelles qu’elles nous paraissent et doivent nous paraître, comme des vérités de toujours, des vérités éternelles. Non que, humainement, nous en doutions, et que nous craignions un démenti, mais que savons-nous du ‘toujours’ ? que savons-nous de l’‘éternel’ ? Elles n’expriment que la vérité de l’homme, et non pas la vérité de l’homme pour un être autre que l’homme mais la vérité de l’homme pour lui-même, et non pas pour l’homme en général mais pour l’homme vivant, l’homme d’aujourd’hui, pour l’homme de la civilisation d’aujourd’hui, héritière d’un événement universel – la Révolution française […] » (14). Tout cela – Dieu mis à part – n’est-il pas très kantien, en ce compris ce ton très caractéristique hérité des XVIIe et XVIIIe siècles ?

On pourrait faire le même constat chez Sartre, bien sûr. La phénoménologie aurait pu être une occasion d’en rabattre des prétentions universalistes du kantisme. En se penchant sur la subjectivité des rapports que l’homme entretient avec le monde, elle aurait pu favoriser la modestie et le rétablissement du doute profond et profondément humain auquel le cartésianisme avait mis fin. Ce fut tout l’inverse : agitée de prétentions transcendantales, la phénoménologie a poussé le goût de l’absolu, l’obsession de l’universel et la proclamation de la liberté du sujet jusqu’à la frénésie.

Ce n’est pas très sérieux de rendre les Lumières en général et Kant en particulier responsables de l’arrogance dont peuvent faire preuve aujourd’hui certains droits-de-l’hommistes. Mais autre chose est d’admettre qu’il y a quelque chose qui se rattache à certaines idées de Kant dans la certitude qu’affichent volontiers ceux qui se révèlent totalement aveuglés par leurs préférences culturelles. Dieu ne nous permet pas d’accéder au géométral qui lui est propre. Notre géométral à nous n’est donc rien d’autre qu’une façon de dire autrement notre opinion, notre point de vue.

Il y a une chose que j’ai oublié de vous dire, tout à l’heure. C’est que, au fil du temps, j’ai constaté que je trouvais de plus en plus facilement une grande satisfaction face aux paysages intermédiaires, ceux qui n’avaient ni le grandiose, ni le spectaculaire des points de vue vertigineux. Au point que je ne désespère pas de prendre un jour ou l’autre beaucoup de plaisir dans la contemplation de la plaine flamande. Et les opinons les moins tranchées retiennent beaucoup plus facilement mon attention aussi. C’est que les choses – et les idées, qui ne sont sans doute pas grand-chose d’autre que des choses – nous restent étrangères, étranges, curieuses. Montaigne nous avait prévenu :
« Nous n’avons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. » (15)

* Cette note a servi de base à un exposé.
(1) Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de Victor Delbos, éd. électronique réalisée par Philippe Folliot, Collection « Les classiques des sciences sociales », (site internet www.uqac.uquebec.ca), p. 36.
(2) Évoquant l’attrait que la montagne a exercé sur lui, Claude Lévi-Strauss parle de « paysage debout » (cf. Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 392.
(3) Cf. notamment Le sens pratique, Éditions de Minuit, 1980, p. 49, et Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, 2001, p. 222.
(4) Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de Victor Delbos, éd. électronique réalisée par Philippe Folliot, Collection « Les classiques des sciences sociales », (site internet www.uqac.uquebec.ca), p. 20.
(5) Kant, op. cit., p. 13.
(6) Kant, op. cit., p. 15.
(7) Kant, op. cit., p. 18.
(8) Kant, op. cit., p. 20.
(9) Kant, op. cit., p. 26.
(10) Kant, op. cit., p. 52.
(11) Montaigne, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, p. 41.
(12) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 59.
(13) Marcel Conche, Quelle philosophie pour demain ?, PUF, Perspectives critiques, 2003, p. 37.
(14) Marcel Conche, Le fondement de la morale, PUF, Perspectives critiques, 1993, p. 133.
(15) Montaigne, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, p. 586.

Autre note sur Kant :
La section “Des idées en général” de la Critique de la raison pure