mardi 23 mars 2004

Note sur une oeuvre : Anatole France

Anatole France (1)

Je ne me souviens plus si c’est à la fin de ma scolarité primaire ou dans les premières années du secondaire – c’était dans les années 50 –, j’ai reçu en guise de prix Le crime de Sylvestre Bonnard. Très franchement, j’ai aussi oublié ce que j’en ai pensé à l’époque. J’avais rangé, je crois, Anatole France dans les auteurs un peu barbant, un peu vieillot, avec Edouard Estaunié et Georges Duhamel – tous auteurs dont les livres circulaient encore à l’époque dans cette horrible collection au format assez carré et à la couleur jaunâtre. On se devait, à l’époque, de leur préférer Sartre et Camus.

Je ne me souviens plus non plus très bien quand mon intérêt pour Anatole France s’est éveillé. Je sais seulement qu’à une époque où j’étais plongé, d’une façon quelque peu acharnée, dans les Mythologiques de Claude Lévi-Strauss, je trouvais une sorte de délassement à abandonner quelques heures les Indiens Blackfoot et à lire Anatole France. Il me faisait rire. Il me faisait d’autant plus rire que, au départ, je ne le prenais pas très au sérieux. Je voyais en lui un dilettante ironique qui s’amusait à retourner les lieux communs comme on retourne une chaussette.

Voici un exemple de ce qui m’amusait (un exemple sans doute inauthentique, parce que j’ai oublié si je me suis réjouis de cet extrait-là en particulier ; c’est en tout cas le genre de choses qu’on trouve abondamment dans tous les livres d’Anatole France). C’est un passage du Mannequin d’osier, le deuxième volume de la série Histoire contemporaine, publié en septembre 1897.
(M. Roux, qui fait son service militaire, finit d’expliquer à M. et Mme Bergeret qu’il lui a été pénible de s’adapter à la vie militaire, mais qu’il a fini par s’en accommoder.)
« En somme, M. Roux n’avait pas à se plaindre. Mais il avait un ami, Deval, élève, pour le malais, de l’École des langues orientales, qui était malheureux et accablé. Deval, intelligent, instruit, courageux, mais roide de corps et d’esprit, gauche et maladroit, avait un sentiment précis de la justice qui l’éclairait sur ses droits et sur ses devoirs. Il souffrait de cette clairvoyance. Deval était depuis vingt-quatre heures à la caserne quand le sergent Lebrec lui demanda, dans des termes qu’il fallut adoucir pour l’oreille de Mme Bergeret, quelle personne peu estimable avait bien pu donner le jour à un veau aussi mal aligné que le numéro 5. Deval fut lent à s’assurer qu’il était lui-même le veau numéro 5. Il attendit d’être consigné pour n’avoir plus de doute à ce sujet. Et même alors il ne comprit pas qu’on offensât l’honneur de Mme Deval, sa mère, parce qu’il était lui-même inexactement aligné. La responsabilité inattendue de sa mère en cette circonstance contrariait son idéal de justice. Il en garde, après quatre mois, un étonnement douloureux.
"Votre ami Deval, répondit M. Bergeret, avait pris à contresens un discours martial, que je place parmi ceux qui ne peuvent que hausser le moral des hommes et exciter leur émulation en leur donnant envie de mériter les galons, afin de tenir à leur tour de semblables propos, qui marquent évidemment la supériorité de celui qui les tient sur ceux auxquels il les adresse. Il faut prendre garde de ne pas diminuer la prérogative des chefs armés, comme le fit, dans une circulaire récente, un ministre de la Guerre civil et plein de civilité, urbain et plein d’urbanité, honnête homme qui, pénétré de la dignité du citoyen militaire, prescrivit aux officiers et aux sous-officiers de ne pas tutoyer leurs hommes, sans s’apercevoir que le mépris de l’inférieur est un grand principe d’émulation et le fondement de la hiérarchie. Le sergent Lebrec parlait comme un héros qui forme des héros. Il m’a été possible de rétablir sa harangue dans la forme originale ; car je suis philologue. Eh bien, je n’hésite pas à dire que ce sergent Lebrec fut sublime en associant l’honneur d’une famille à l’alignement d’un conscrit dont la bonne tenue importe au succès des batailles, et en rattachant de la sorte, jusque dans ses origines, le numéro 5 au régiment et au drapeau…
Après cela, me direz-vous peut-être que, donnant dans le travers commun à tous les commentateurs, je prête à mon auteur des intentions qu’il n’avait pas. Je vous accorde qu’il y eut une part d’inconscience dans le discours mémorable du sergent Lebrec. Mais c’est là le génie. On le fait éclater sans en mesurer la force."
» (2)

Bon ! Ça n’a pas l’air bien profond, tout cela. Mais pour se reposer des analyses structurales de Lévi-Strauss, c’était parfait. D’autant qu’il y avait quand même une sorte d’affinité entre France et Lévi-Strauss en ce qu’ils semblaient bien se méfier d’égale façon des certitudes.

Et puis, un jour, relisant Le crime de Sylvestre Bonnard, je suis tombé sur un passage qui m’a beaucoup surpris. Je vous le lis.
(Sylvestre Bonnard s’entretient avec Gélis, le jeune étudiant qui deviendra l’époux de Jeanne)
« J'essaie d'inculquer à Gélis un peu de respect pour la génération d'historiens à laquelle j'appartiens. Je lui dis :
– L'histoire, qui était un art et qui comportait toutes les fantaisies de l'imagination, est devenue de notre temps une science à laquelle il faut procéder avec une rigoureuse méthode.
Gélis me demande la permission de ne pas être de mon avis. Il me déclare qu'il ne croit pas que l'histoire soit ni devienne jamais une science.
– Et d'abord, me dit-il, qu'est-ce que l'histoire ? La représentation écrite des événements passés. Mais qu'est-ce qu'un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas ! me dites-vous, c'est un fait notable. Or, comment l'historien juge-t-il qu'un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caprice, à son idée, en artiste enfin ! car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature en faits historiques et en faits non historiques. D'ailleurs un fait est quelque chose d'extrêmement complexe. L'historien représentera-t-il les faits dans leur complexité ? Non, cela est impossible. Il les représentera dénués de la plupart des particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différents de ce qu'ils furent. Quant au rapport des faits entre eux, n'en parlons pas. Si un fait dit historique est amené, ce qui est possible, par un ou plusieurs faits non historiques et, comme tels, inconnus, le moyen , pour l'historien, je vous prie, de marquer la relation de ces faits entre eux ? Et je suppose dans tout ce que je dis là, monsieur Bonnard, que l'historien a sous les yeux des témoignages certains, tandis qu'en réalité il n'accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons de sentiment. L'histoire n'est pas une science, c'est un art et on n'y réussit que par l'imagination.
» (3)

Après avoir lu ça, j’ai bondi sur La pensée sauvage de Lévi-Strauss, je l’ai fébrilement feuilletée, là où il développe sa polémique avec Sartre, et j’ai fini par retrouver ceci :
« Dès lors qu’on prétend privilégier la connaissance historique, nous nous sentons le droit […] de souligner que la notion même de fait historique recouvre une double antinomie. Car, par hypothèse, le fait historique, c’est ce qui s’est réellement passé ; mais où s’est-il passé quelque chose ? Chaque épisode d’une révolution ou d’une guerre se résout en une multitude de mouvements psychiques et individuels ; chacun de ces mouvements traduit des évolutions inconscientes, et celles-ci se résolvent en phénomènes cérébraux, hormonaux, ou nerveux, dont les références sont elles-mêmes d’ordre psychique ou chimique… Par conséquent, le fait historique n’est pas plus donné que les autres ; c’est l’historien, ou l’agent du devenir historique, qui le constitue par abstraction, et comme sous la menace d’une régression à l’infini.
Or, ce qui est vrai de la constitution du fait historique ne l’est pas moins de sa sélection. De ce point de vue aussi, l’historien et l’agent historique choisissent, tranchent et découpent, car une histoire vraiment totale les confronterait au chaos.
» (4)
Les tons et les styles sont assez différents. Mais l’idée de base est la même. J’ai toujours été quelque peu fasciné par les coïncidences d’idées, sans doute un peu trop. Je me fais un devoir de rechercher les différences, mais – je dois bien l’avouer – ce sont les correspondances qui me régalent. En l’occurrence, j’ai savouré ma découverte et j’y ai trouvé matière à lire Anatole France avec un œil nouveau. Et lorsque je suis tombé, quelque temps plus tard, sur le chapitre XVI des Opinions de M. Jérôme Coignard, chapitre consacré à l’histoire, je fus prêt à croire au génie d’Anatole France. Non seulement, il y développe l’idée de l’histoire impossible, mais il l’illustre d’un conte qui ajoute la drôlerie au propos. Ce conte est le récit de la vie du prince Zémire qui n’a de cesse que les savants lui écrivent une histoire du monde, mais qui – devant le nombre de livres qu’elles comportent – renonce à lire chacune des versions successives, bien qu’il enjoigne chaque fois aux savants d’en raccourcir la longueur. Sur son lit de mort, il fait part au dernier savant, lui-même presque mourant, de son regret de quitter le monde des hommes sans en connaître l’histoire. Et le savant de la lui résumer en trois mots : « Ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent ».

Me voici donc de plus en plus admiratif pour Anatole France. C’était l’époque – la première moitié des années 80 – où j’enseignais la sociologie. J’utilisais abondamment les ouvrages de Bourdieu pour tenter de faire comprendre ce que celui-ci appelle « le principe de non-conscience » et « l’illusion de la transparence ». Dans Le métier de sociologue figurent des textes de Marx, de Durkheim et de Weber censés expliciter ces notions. J’avais imaginé d’y ajouter un petit texte d’Anatole France qui me paraissait rejoindre sur ce point Marx, Durkheim et Weber.
(Jérôme Coignard s'adresse au narrateur, Jacques Ménétrier, dit Jacquot Tournebroche.)
« Mon fils, me dit-il encore, il est remarquable que nos habits ont une grande influence sur notre état moral. Depuis que mon petit collet est taché de diverses sauces que j'y ai laissé couler, je me sens moins honnête homme. Tourneborche, maintenant que vous êtes vêtu comme un marquis, n'êtes-vous point chatouillé par l'envie d'assister à la toilette d'une fille d'Opéra et de pousser un rouleau de faux louis sur une table de pharaon; en un mot, ne vous sentez-vous point homme de qualité ? Ne prenez pas ce que je vous dis en mauvaise part, et considérez qu'il suffit de donner un bonnet à poil à un couard pour qu'il aille aussitôt se faire casser la tête au service du roi. Tournebroche, nos sentiments sont formés de mille choses qui nous échappent par leur petitesse, et la destinée de notre âme immortelle dépend parfois d'un souffle trop léger pour courber un brin d'herbe. Nous sommes le jouet de vents. » (5)
J’ai mis un certain temps à comprendre que, malgré tout, ce n’était pas la même chose.

Mon intérêt pour Anatole France m’a longtemps posé problème, parce qu’il n’était guère partagé, c’est le moins qu’on puisse dire. Les amateurs d’Anatole France se sont fait rares avant même que je n’en devienne un.

Je dois me risquer à parler un peu de moi – vous m’en excuserez – si je veux tenter d’expliquer comment j’ai fini par faire d’Anatole France une sorte d’ami par le papier. Et je dois revenir en arrière. Ce que je vais dire de moi est très incertain, j’en suis conscient. Il s’agit sans doute en bonne partie de souvenirs reconstruits. Mais cela reste aujourd’hui ce qui me paraît très subjectivement le plus plausible.

J’ai vécu Mai 68 dans l’enthousiasme. J’avais alors 22 ans. Mais j’ai le souvenir très précis du jour où le doute s’est insinué dans mon esprit. C’était en 1970, je pourrais en retrouver la date exacte. Ce jour-là, je me suis rendu compte qu’affirmer le faux pour la bonne cause n’était pas uniquement le fait de certains croyants et de certains progressistes – les catholiques et les communistes, par exemple –, mais qu’il s’agissait bel et bien d’une inclination à laquelle succombait tout qui œuvrait pour une bonne cause. Et je l’ai compris après m’être découvert de mauvaise foi devant un interlocuteur – homme de droite – qui, pour affermir son point de vue, avait le culot de dire quelque chose de vrai. Cette situation serait sans doute banale, si elle ne m’avait plongé dans un malaise durable. Non pas véritablement au sujet de ma propre intégrité, mais surtout à propos des rapports complexes qui se nouent en permanence entre le juste et le vrai et, par voie de conséquence, entre le sens et le réel. Beaucoup de discours généreux me paraissaient suspects, à la fois quant aux profits que leurs auteurs en retiraient et quant au mépris de la faisabilité des solutions qu’ils supposaient. Beaucoup de discours sans générosité me paraissaient tout aussi suspects, sinon davantage, tant dire quelque chose de vrai pouvaient facilement se révéler mal intentionné. Beaucoup de sens manquait de vérité ; beaucoup de réalité manquait de sens. Contradictions terribles et irréductibles, car en les poussant à leur limite, elles condamnaient au silence.

C’est Lévi-Strauss qui a fini par m’apaiser un peu, notamment en raison de la façon sereine qu’il a par exemple de dire – je cite – que « sans avoir besoin de les justifier d’autre façon, l’homme trouve des satisfactions sensibles à vivre comme si la vie avait un sens » (6).

La lecture d’Anatole France m’a progressivement permis de découvrir quelqu’un qui, à partir d’un itinéraire très différent, jetait sur les choses un regard qui témoignait sans cesse de la contradiction à laquelle je me heurtais et qui suggérait des idées qui rencontraient mes propres doutes. Ainsi, à propos de l’identification du faux comme seul horizon du vrai, je ne pouvais pas ne pas tressaillir en lisant dans La révolte des anges ce propos prêté à Arcade, cet ange gardien devenu athée :
« Quant à la sorte de vérité que l’on trouve dans les livres, c’est une vérité qui fait discerner quelquefois comment les choses ne sont pas, sans nous faire jamais découvrir comment elles sont. Et cette pauvre petite vérité a suffi à me prouver que Celui en qui je croyais aveuglément n’était pas croyable […] » (7)

Tout au long de sa vie, Anatole France se montra constant à bien des égards. Je vais m’efforcer de dire en quoi se caractérise cette constance. Mais il connut aussi une importante évolution, au point qu’il ne serait sans doute pas faux de parler d’un premier Anatole France – celui qui écrivit Jocaste et le chat maigre, Le crime de Sylvestre Bonnard, Le livre de mon ami, Thaïs et La rôtisserie de la reine Pédauque – et puis un deuxième Anatole France, dont l’écriture change presque exactement le 6 juin 1892. Je vais tenter de clarifier cette évolution.

Mais d’abord, la constance chez Anatole France.

On a souvent dit qu’Anatole France fut darwinien. Il est exact qu’il fut séduit par L’origine des espèces, qu’il lut peu de temps après sa publication. On peut même penser que – jeune – il fut quelque peu scientiste. Et, toute sa vie, il ne contesta guère qu’il était convaincu de l’évolution du monde, des espèces, de l’homme et – similairement – de la société, mais une évolution lente, très lente, vis-à-vis de laquelle les soubresauts brutaux, les révolutions, représentaient des voies douloureuses peu aptes à accélérer un mouvement inexorablement lent. En fait, il ne voyait dans la science qu’une hypothèse un peu moins fragile que les autres, parce que soumise à la rigueur de la raison. Mais il avait, sur la raison elle-même, une opinion des plus relatives. Elle se met le plus souvent au service de la passion et son usage même est souvent passionnel. Un bon exemple de la façon dont il conçoit le fonctionnement de la raison est donné par ce passage de La rôtisserie de la reine Pédauque où l’abbé Jérôme Coignard veut en appeler à l’intelligence et à la raison pour convaincre M. d’Anquetil qu’il a tort d’être athée.
« [Le monde, il] suffit qu'il ne puisse être considéré que sous les caractères de l'intelligence et de la raison, pour que Dieu y soit manifeste.
Si les méditations d'un sage peuvent vous être de quelque profit, monsieur, je vous apprendrai comment cette preuve de l'existence de Dieu, meilleure que la preuve de saint Anselme et tout à fait indépendante de celles qui résultent de la Révélation, m'apparut soudainement dans toute sa clarté. C'était à Séez, il y a vingt-cinq ans. J'étais bibliothécaire de M. l'évêque, et les fenêtres de la galerie donnaient sur une cour où je voyais tous les matins une fille de cuisine récurer les casseroles de Monseigneur. Elle était jeune, grande et robuste. Un léger duvet qui faisait une ombre sur ses lèvres donnait à son visage une grâce irritante et fière. Ses cheveux emmêlés, sa maigre poitrine, ses longs bras nus étaient dignes d'Adonis autant que de Diane, et c'était une beauté garçonnière. Je l'aimais pour cela ; j'aimais ses mains fortes et rouges. Cette fille enfin m'inspirait une convoitise rude et brutale comme elle-même. Vous n'ignorez pas combien de tels sentiments sont impérieux. Je lui fis connaître les miens de ma fenêtre, par un petit nombre de gestes et de paroles. Elle me fit connaître plus brièvement encore qu'elle correspondait à mes sentiments, et me donna rendez-vous, pour la nuit prochaine, dans le grenier où elle couchait sur le foin, par l'effet des bontés de Monseigneur, dont elle lavait les écuelles. J'attendis la nuit avec impatience. Quand elle vint enfin couvrir la terre, je pris une échelle et montai dans le grenier où cette fille m'attendait. Ma première pensée fut de l'embrasser ; la seconde, d'admirer cet enchaînement qui m'avait conduit dans ses bras. Car enfin, monsieur, un jeune écclésiastique, une fille de cuisine, une échelle, une botte de foin ! quelle suite, quelle ordonnance ! quel concours d'harmonies préétablies ! quel enchaînement d'effets et de causes ! quelle preuve de l'existence de Dieu ! C'est ce dont je fus étrangement frappé, et je me réjouis de pouvoir ajouter cette démonstration profane aux raisons que fournit la théologie et qui sont, d'ailleurs, amplement suffisantes.
» (8)

On peut ne voir dans ces lignes qu’une galéjade. Ce serait – selon moi – une erreur. Anatole France n’est pas un sceptique heureux qui, du haut de l’ataraxie pyrrhonienne à laquelle il aurait accédé, se gausserait du monde et de ses semblables. Son ironie exprime d’abord et avant tout sa propre anxiété. On ne peut sans doute mieux comprendre à quel point il fut toujours un homme inquiet et tourmenté qu’à travers ces phrases extraites d’un article qu’il publia le 29 juillet 1888 dans le journal Le Temps :
« Il y a dans chaque homme assez d’hommes divers pour qu’on puisse disputer seul avec soi-même et finalement laisser en suspens l’objet de la dispute [...]. Je croirais volontiers que c’est dans les soliloques que se choquent avec le plus de violence les idées inconciliables. Tout considéré, la pensée solitaire serait plutôt une dispute interminable ; tandis que je concevrais le dialogue comme un instrument d’harmonie définitive, à l’exemple de la nature où toutes les voix, celles qui chantent comme celles qui gémissent, se fondent en une seule voix. » (9)

Anatole France ne théorise jamais. Il aime rapporter les théories des autres, mais il se garde bien d’en énoncer lui-même. Et il faut souvent se contenter des anecdotes qu’ils racontent pour reconstruire le fond de sa pensée. A propos de sa manière de penser la raison, de penser aussi le rapport que la raison entretient avec la vérité et encore de replacer la raison dans la nature, il m’a paru possible, sur la base d’un certain nombre de passages qu’il serait trop fastidieux d’énumérer, mais dont un bonne partie figure dans Les opinions de M. Jérôme Coignard, de reconstituer la théorie qui serait la sienne. L’exercice est malaisé, parce que les personnages auxquels on peut identifier Anatole France sont toujours des personnages qui, à certains égards, se distinguent de lui. Que ce soit Sylvestre Bonnard, que ce soit Pierre Nozière, que ce soit Jérôme Coignard, que ce soit Lucien Bergeret, d’autres encore tel le Brotteaux des Dieux ont soif, ils présentent tous des particularités qui sont le contre-pied d’Anatole France. Ainsi, Anatole France est athée, alors que Jérôme Coignard est catholique. Mais cela n’empêche nullement Coignard d’être le plus souvent l’interprète d’Anatole France, y compris lorsqu’il exhibe l’optimisme du croyant confiant et trahit ainsi subtilement le pessimisme empreint de tristesse d’Anatole France. En lisant entre les lignes, on peut mesurer combien Anatole France relègue la raison humaine aux confins d’une sorte de bizarrerie de la nature. Et par conséquent, combien ce que nous prenons pour la fierté de l’espèce humaine n’est peut-être au contraire que sa faiblesse la plus insigne. Comment comprendre cette conception des choses ?

Supposons qu’une chose soit, c’est-à-dire qu’elle existe, indépendamment du fait que son existence soit perçue par quelque esprit que ce soit. En ce cas, il est vrai qu’elle existe, mais cela n’est vrai pour personne. La vérité de l’existence de la chose n’a pas de sens, ce qui n’empêche nullement la chose d’exister. Si j’accepte de désigner comme vrai ce qui existe à l’insu de quelque conscience que ce soit, je me trouve alors confronté à une nouvelle question : les diverses choses qui sont vraies sont-elles compatibles entre elles ? Autrement dit, la vérité est-elle homogène ? Je suis enclin à répondre oui, mais je n’y suis enclin que parce que ma propre conscience et le langage qui lui permet de fonctionner réclament le respect du principe de non contradiction. Si ce principe est une condition d’exercice de ma conscience, le fait d’en user pour interpréter le monde qui m’entoure témoigne sûrement d’une caractéristique de ma conscience, mais bien moins certainement d’une caractéristique du réel que ma conscience cherche à comprendre. On pourrait donc imaginer que la vérité de chaque chose existante lui soit propre, sans qu’aucune ne soumette ses voisines à ses propres exigences. Cela aurait bien évidemment pour corollaire que notre compréhension du monde serait fondée sur une erreur majeure, à savoir que nous lui attribuons une qualité, la non contradiction, qui ne s’y trouve pas.

A partir de là, il devient plus aisé d’admettre que la raison peut être vue comme la contrainte que la pensée se donne pour exister, une contrainte qui rend peut-être aveugles les yeux qu’elle ouvre.

Et si la vérité des choses était homogène, la contradiction ne ferait que changer de place ; elle irait perturber le rapport entre la raison et la nature. On a coutume de désigner par nature ce qui n’est ni l’homme, ni le fait de l’homme. Mais en même temps, il est souvent admis que l’homme est un produit de la nature et, qu’à ce titre, il en fait partie. Or, si la nature englobe l’homme, il devient malaisé d’user du mot pour opposer quoi que ce soit à quoi que ce soit. L’homme est naturel et, par voie de conséquence, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il pense l’est aussi. Dès lors, la vérité des choses se confondrait avec la vérité du tout ; et cette vérité serait leur accomplissement sans que la pensée de cette vérité par l’homme change quoi que ce soit. Plus exactement, l’homme qui réussirait à penser la vérité ne ferait encore que l’accomplir, de la même manière qu’il l’accomplit quand même en l’ignorant.

Voilà la façon dont pense – je crois – Anatole France. Et si l’on lit ce que l’on croit être des galéjades en ayant à l’esprit ces paradoxes qui sans cesse le torture, alors on découvre que la moquerie ne vise personne en particulier, mais tout le monde, le monde entier, et lui en premier. L’ignorance n’est plus vue comme un manque, une pénurie, mais comme la condition d’un sentiment solide, exempt d’une détresse savante bien inutile. Quand Sylvestre Bonnard parle de Thérèse, sa gouvernante, il ne persifle jamais. Il est au contraire plein d’une tendresse infinie. Ainsi, dans cette scène : Bonnard a décidé de partir en voyage en Sicile, à la recherche d’un manuscrit qui lui tient à cœur, et il s’agit d’avertir Thérèse.
« […] je le confesse en ces pages intimes : j'ai peur de ma gouvernante. Je sais qu'elle sait que je suis faible, et cela m'ôte tout courage dans mes luttes avec elle. Ces luttes sont fréquentes et j'y succombe invariablement.
Mais il fallait bien annoncer mon départ à Thérèse. Elle vint dans la bibliothèque avec une brassée de bois pour allumer un petit feu, "une flambée" disait-elle. Car les matinées sont fraîches. Je l'observais du coin de l'œil, tandis qu'elle était accroupie, la tête sous le tablier de la cheminée. Je ne sais d'où me vint alors mon courage, mais je n'hésitai pas. Je me levai, et me promenant de long en large dans la chambre :
– A propos, dis-je, d'un ton léger, avec cette crânerie particulière aux poltrons, à propos, Thérèse, je pars pour la Sicile.
Ayant parlé, j'attendis, fort inquiet. Thérèse ne répondait pas. Sa tête et son vaste bonnet restaient enfouis dans la cheminée, et rien dans sa personne, que j'observais, ne trahissait la moindre émotion. Elle fourrait du petit bois sous les bûches, voilà tout.
Enfin, je revis son visage ; il était calme, si calme que je m'en irritai.
"Vraiment, pensai-je, cette vieille fille n'a guère de cœur. Elle me laisse partir sans seulement dire "Ah !" Est-ce donc si peu pour elle que l'absence de son vieux maître ?"
– Allez Monsieur, me dit-elle enfin, mais revenez à six heures. Nous avons aujourd'hui, à dîner, un plat qui n'attend pas.
» (10)

L’érudition d’Anatole France – qui était considérable – ne l’empêchait nullement de vivre douloureusement le rapport complexe qu’entretiennent savoir et ignorance. Car il ne suffit pas de jeter le doute sur tous les savoirs – encore cela réclame-t-il de les connaître, ces savoirs –, il faut aussi se défier d’une absence de foi qui peut se révéler la cause d’une grande vulnérabilité. Devant les élucubrations d’Astarac à propos des salamandres, Tournebroche s’exprime comme ceci :
« Je ne suis pas crédule, j'ai au contraire une propension merveilleuse au doute, et ce penchant me porte à me défier du sens commun et même de l'évidence comme du reste. [Mais,] A tout ce qu'on me rapporte d'étrange, je me dis : 'Pourquoi pas ?' [Or,] Ce 'pourquoi pas ?' m'inclin[er]ait [quant à lui] à la crédulité, et il est intéressant de remarquer à cette occasion que : ne rien croire, c'est tout croire, et qu'il ne faut pas se tenir l'esprit trop libre et trop vacant, de peur qu'il ne s'y emmagasine d'aventure des denrées d'une forme et d'un poids extravagants, qui ne sauraient trouver place dans des esprits raisonnablement et médiocrement meublés de croyances. » (11)

Lorsqu’on fonde sa conception du monde sur l’idée que la compréhension des choses les plus essentielles se heurte à des contradictions irréductibles, l’adoption d’une ligne de conduite est des plus malaisées. Non pas tellement sur le plan moral, puisque celle-ci indique précisément comment vivre en dépit des contradictions, mais plutôt sur le plan de la vie politique et sociale, face à laquelle toute initiative peut apparaître relativement vaine.

Anatole France a été particulièrement sensible à cette difficulté et il a sans cesse balancé entre un retrait sage et modeste – le fameux retrait montanien (que Montaigne lui-même n’a pas pu vivre) – et un engagement que la morale réclame, en dépit de son insignifiance. Autrement dit, la question était pour lui : faut-il prendre parti ? faut-il agir ?

Face à cette question, Anatole France n’a pas été constant. On me dira certainement que je suis exagérément catégorique en distinguant sur ce point deux périodes qui traduiraient une évolution décisive ; davantage encore lorsque je situe le basculement de l’une dans l’autre à cette journée du 6 juin 1892. Pourtant, je n’en démordrai pas facilement : c’est à partir d’un épisode très personnel et très intime de sa vie qu’Anatole France va prendre position dans l’affaire de Panama, d’abord, à propos du génocide des Arméniens ensuite, et – enfin – dans l’affaire Dreyfus. C’est à partir de ce même moment que les articles qu’il écrit dans les journaux vont quitter le terrain littéraire pour aborder de plus en plus souvent l’actualité gouvernementale. L’évolution ainsi concrétisée va le conduire d’opinions assez conservatrices, très indifférentes au contexte politique, à un intérêt de plus en plus grand pour la sphère politique et sociale, où il va intervenir en se révélant de plus en plus « progressiste ». Qui plus est, il va obtenir dans cette sphère politique et sociale une telle influence que, pendant les vingt dernières années de sa vie, il représentera l’intellectuel de référence sur le modèle duquel, à plusieurs égards bien davantage que sur celui de Zola, Sartre verra évoluer sa propre stature.

Mais que s’est-il passer le 6 juin 1892 ?

Reportons-nous donc le 6 juin 1892. Anatole France a 48 ans. Il est dans son cabinet de travail, en train d’écrire. Il est en robe de chambre, une calotte sur la tête. La scène qui va se dérouler ne peut être comprise sans quelques explications préliminaires.

A 20 ans, Anatole France était un garçon très gauche, timide, mal habillé, et affublé d’une élocution hésitante, à la limite du bafouillage, sinon du bégaiement. Il était tombé amoureux d’une actrice du Théâtre français, Élise Devoyod, qui lui inspirera beaucoup de piètres poèmes. Elle va l’éconduire, comme plusieurs autres à sa suite. Ce qui n’est pas sans lien avec le destin malheureux auquel il condamne certaines des héroïnes de ses romans, l’Hélène de Jocaste, ou l’actrice d’Histoire comique. Quelques années plus tard, il connut un peu plus de succès avec Nina de Villard, une de ces femmes émancipées qui tenait un salon fréquenté notamment par Verlaine, Catulle Mendès, Mallarmé et Charles Cros. Enfin, alors qu’il a 32 ans, il tombe amoureux de la femme du secrétaire de la mairie du sixième arrondissement. Celle-ci l’oriente habilement vers une de ses jeunes parentes et c’est ainsi que, le 28 avril 1877, Anatole France épouse Valérie Guérin de Sauville. Sa femme se révélera vite autoritaire, imbue de sa noblesse pourtant récente, et peu confiante dans les talents de son mari. Ajoutons à cela qu’Anatole France n’était sans doute pas des plus faciles à vivre. Toujours est-il que, après dix ans de mariage, Anatole France s’éprend de Madame Léontine Arman de Caillavet, dont – en 1888 – il devient l’amant.

Quatre ans plus tard, le 6 juin 1892, Anatole France est dans son cabinet de travail, en train d’écrire. Il est en robe de chambre, une calotte sur la tête. Et sa femme Valérie fait irruption dans le cabinet.

Je ferais sans doute bien de préciser que la passion entre Anatole et Léontine de Caillavet s’est déjà grandement refroidie. Les amours tumultueuses qu’ils ont vécues et qui font la substance essentielle du Lys rouge sont passées de feu à braises. Mais l’incompatibilité avec Valérie, elle, n’a fait que grandir. De fréquentes scènes éclatent entre eux, souvent suivies de longs silences. Une de ces scènes est racontée dans Le mannequin d’osier : il paraît que ce mannequin, aux formes de Valérie, se trouvait trop souvent dans le cabinet de travail où France ne pouvait le souffrir. Un jour, il passa par la fenêtre et se fracassa dans la rue…

Le 6 juin 1892, la mesure est à son comble. Valérie entre donc dans le cabinet de travail, quelque mot malsonnant à la bouche. Anatole France se lève, place sur un plateau papier, plume et encrier, et passe définitivement la porte. Il marche dans la rue, accoutré de sa calotte et de sa robe de chambre, la ceinture de cette dernière traînant sur le sol. Il s’en va à l’Hôtel Carnot, d’où il envoie prendre les objets nécessaires. Et il adresse à sa femme une lettre qui constitue une injure grave permettant de demander le divorce. Le divorce a été rétabli en France en 1886, mais il ne peut à cette époque donner lieu à une procédure de consentement mutuel. Nous disposons de cette lettre. Je vais vous la lire, parce qu’il n’est pas inutile de mesurer comment Anatole France s’y prend pour formuler des injures graves.
« Quand vous recevrez cette lettre, j’aurai quitté le domicile conjugal pour n’y plus revenir. Votre état de révolte ouverte, vos querelles incessantes, vos propos injurieux, les calomnies infâmes que vous répandiez chaque jour contre moi, sans égard pour votre fille ni pour vous-même, toute votre conduite qui faisait enfin voir votre âme, me donnent le droit et le devoir de vous laisser.
Je quitte une maison où tout travail comme tout repos m’étaient impossibles. Il m’est infiniment douloureux de quitter en même temps ma fille bien-aimée. J’espère que vous serez moins odieuse pour elle que vous ne l’avez été pour moi.
Je vais tenter de rétablir par mon travail mes affaires que votre désordre a compromises. J’aurai l’indulgence de vous oublier. Je ne vous demande que de ne plus penser à moi.
Anatole France.
»

S’il m’a semblé utile d’évoquer un épisode intime de cette sorte, c’est parce qu’il faut – je crois – briser l’image que l’on a construite d’Anatole France d’un intellectuel distant, peu affecté par le monde. C’est au contraire un homme qui ne vit et ne connaît que la passion, et dont la passion remplit toute l’œuvre. Mais elle la remplit d’une façon très particulière, précisément parce que la passion lui sert de certitude et qu’il n’éprouve ni passion ni goût quelconque pour quelque autre certitude.

L’épisode du départ du domicile conjugal est en outre très révélateur d’un changement d’état d’esprit, un changement d’état d’esprit soudain et brutal. Pour s’en convaincre davantage, je voudrais faire état de deux éléments littéraires qui me semblent en témoigner.

Thaïs a été publié en octobre 1890, soit un an et demi avant la rupture avec Valérie. On y trouve un épisode qui me paraît très révélateur des derniers rêves qu’Anatole France caresse de trouver la paix dans le retrait du monde. Paphnuce, cet anachorète à qui vient l’idée de sauver l’âme de Thaïs, la courtisane, rencontre sur sa route un personnage étrange : Timoclès. C’est comme lui un anachorète chrétien, pense-t-il de prime abord, en le voyant barbu, nu, le corps rongé par le soleil, devant une misérable hutte de feuilles de palmier construite loin de tout village et à l’intérieur de laquelle il n’aperçoit qu’une cruche, un tas d’oignons et un lit de feuilles sèches. Or, à son grand étonnement, Timoclès se révèle être un ascète sceptique, plus pyrrhonien que Pyrrhon lui-même, puisqu’il vit à la manière d’un de ces gymnosophistes que Pyrrhon rencontra près de l’Indus, alors qu’il accompagnait Alexandre le Grand dans son périple asiatique. Le dialogue qui s’engage entre Paphnuce et Timoclès est trop long pour que je vous le lise en entier. Mais qu’il suffise que j’en retienne deux réponses de Timoclès :
« Je suis également disposé à parler et à me taire, dit-il à Paphnuce. Je te donnerai donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange, car tu ne m’intéresses en aucune manière. Je n’ai souci ni de ton bonheur ni de ton infortune et il m’est indifférent que tu penses d’une façon ou d’une autre. Et comment t’aimerais-je ou te haïrais-je ? L’aversion et la sympathie sont également indignes du sage. » (12)
« Les hommes souffrent parce qu’ils sont privés de ce qu’ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parce qu’ils endurent ce qu’ils croient être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux disparaissent. C’est pourquoi je résolus de ne jamais tenir aucune chose pour avantageuse, de professer l’entier détachement des biens de ce monde et de vivre dans la solitude et dans l’immobilité […] » (13)

On m’enlèvera difficilement de l’idée que, là, Anatole France est arrivé à un point extrême au-delà duquel il ne peut aller et qui suggère une importante volte-face. Avant de quitter sa femme, il rédigera encore La rôtisserie de la reine Pédauque, où Coignard n’en finit pas – en dépit de sa tumultueuse passion pour la vie – d’espérer un refuge paisible, sous la forme d’une bibliothèque.

Mais dès qu’il se retrouve autonome, fin 1892, début 1894, Anatole France rédige une suite à la reine Pédauque : Les opinions de M. Jérôme Coignard. On y découvre un Jérôme Coignard fort différent, malgré tout, puisqu’il se pique dorénavant d’opinions sur la vie politique, et – malgré le décalage historique – d’opinions sur l’actualité politique. L’affaire du Mississipi dont il y est question n’est autre que l’affaire de Panama, une affaire dans laquelle les républicains exhibent leur penchant pour la corruption et les monarchistes, les bonapartistes et les boulangistes leurs velléités réactionnaires. Anatole France, sans complaisance aucune pour les corrompus et sans illusion sur les faiblesses du régime parlementaire, défend néanmoins ce dernier contre les visées restauratrices. Le pas est franchi, il va dorénavant s’engager.

Je ne peux pas retracer l’histoire des engagements politiques d’Anatole France. C’est un thème qui, à lui seul, réclamerait de trop longs développements. Ce qui mérite d’être retenu à leur sujet, c’est qu’Anatole France s’engagera toujours d’une manière qui ménage la distance aux événements et, surtout, qui évite l’enfermement partisan. Un seul exemple suffira à illustrer cette façon très particulière qu’Anatole France a de s’engager, de se solidariser même, mais de ne jamais s’aligner.

Il sera bien sûr connu comme un des dreyfusards les plus déterminés. Il est intéressant de savoir que le J’accuse de Zola paraît le 13 janvier 1898, mais que le premier écrivain à prendre publiquement position dans l’affaire, c’est Anatole France. Il accorde le 23 novembre 1897 une interview au journal L’Aurore dans laquelle il adopte une position beaucoup moins spectaculaire que celle de Zola. Il n’accuse pas. Il y déclare simplement qu’il refuse de se prononcer sur la culpabilité de Dreyfus, n’ayant rien vu ni rien su des pièces du procès. En fait, c’est une attitude extrêmement provocatrice qui signifie un refus clair et net d’adhérer à la reconnaissance de la vérité de la chose jugée. Mais c’est une attitude qui n’a comme seul guide que la probité intellectuelle. Sa position est cependant sans ambiguïté. D’ailleurs, ce même 23 novembre 1897 – soit un mois et demi avant la publication du J’accuse de Zola – il publie dans L’écho de Paris un article de la série de L’anneau d’améthyste qui s’intitule Les Juifs devant l’Église, article dans lequel il proclame son refus des juridictions spéciales, du secret de l’instruction, du cléricalisme et de l’antisémitisme. Le 14 janvier 1898, L’Aurore publie la première liste des protestataires qui réclament la révision du procès de 1894. Le premier nom sur la liste est celui de Zola, le deuxième celui d’Anatole France.

C’est le 18 octobre 1924 – six jours après sa mort – qu’ont eu lieu les funérailles d’Anatole France. Funérailles grandioses, le mot n’est pas trop fort ! Pour la circonstance, le trafic des tramways et des voitures avait été interdit, les écoles avaient été mises en congé, les théâtres avaient fait relâche, et une foule de plus de 200.000 personnes a accompagné le cortège funèbre jusqu’au cimetière de Neuilly. Pareil enterrement-manifestation à la mémoire d’un écrivain, la plus immense manifestation de ce genre depuis la mort de Victor Hugo, on n’en a jamais revu depuis. Il est difficile aujourd’hui de mesurer l’extraordinaire renommée de celui qui fut – ce jour-là – conduit en terre : le Président de la République, Gaston Doumergues, et le Président du Conseil, Edouard Herriot, étaient présents ; le Gouvernement, la Chambre, l’Académie française, la Société des gens de lettres, la Ligue des Droits de l’homme, la C.G.T., tous ont voulu faire l’éloge du défunt. Et ce seront pas moins de six discours prononcés après que les enfants des écoles et des lycées auront défilé devant le catafalque.

Pourtant, au lendemain de cet enterrement, un pamphlet circulait à Paris ; un pamphlet intitulé Un cadavre et où l’on pouvait notamment lire ces phrases écrites par Louis Aragon : « Avez-vous déjà giflé un cadavre ?… Exécrable histrion de l’esprit… Je tiens tout admirateur d’Anatole France pour un être dégradé…[C’est un] littérateur que saluent aujourd’hui le tapir Maurras et Moscou la gâteuse… » (Moscou la gâteuse à laquelle Aragon se ralliera trois ans plus tard.) Dans ce pamphlet, Anatole France est présenté comme le type de l’écrivain appartenant à une société qu’il faut détruire. Suivent très rapidement des articles dans les journaux. Philippe Soupault d’abord, qui – sous le titre L’erreur – écrit : « Vous n’aviez rien à attendre de cette mémoire molle et sèche ? Puisque, enfin, tout est fini, n’en parlons pas. » Paul Eluard choisit le titre Un vieillard comme les autres. Et il écrit : « Le scepticisme, l’ironie, la lâcheté… France… un grand souffle d’oubli me traîne loin de tout cela… de ce qui déshonore la Vie. » Et puis André Breton qui se fend d’une sorte de refus d’inhumer ; je cite : « Loti, Barrès, France, marquons tout de même d’un beau signe blanc l’année qui coucha ces trois sinistres bonshommes : l’idiot, le traître et le policier. Ayons, je ne m’y oppose pas, pour le troisième, un mot de mépris particulier… Il ne faut pas que mort cet homme fasse de la poussière. »

Cette mise à mort d’un mort, orchestrée par les surréalistes, fut d’autant plus efficace qu’elle reçut deux appuis bien différents, celui quelque peu feutré de Paul Valéry, et celui tonitruant de l’Eglise catholique. Le premier, qui fut élu à l’Académie française au fauteuil d’Anatole France réussit le tour de force de s’abstenir, dans son discours de réception, de prononcer le nom de son prédécesseur. Quant aux catholiques, ils rappelèrent la condamnation papale dont l’œuvre de France avait fait l’objet par un décret du 31 mai 1922 et ils en découragèrent donc la lecture de façon pour le mois vigoureuse. Qu’on en juge : voici ce qu’on trouve dans un ouvrage intitulé Romans à lire et romans à proscrire, publié en 1925 par l’abbé Louis Bethléem.

« …par son scepticisme, son dédain du christianisme et de la chasteté, son fatalisme, son "renanisme" ondoyant, voluptueux et faux, Anatole France restera comme l'un des écrivains les plus malfaisants de notre époque. Son ironie perfide cause plus de ruines dans les convictions et les croyances que les attaques brutales et franches des autres libres-penseurs. »

L’opprobre jeté sur Anatole France et sur son œuvre aura des effets durables. Jusqu’aujourd’hui, en effet, Anatole France restera un sujet-à-ne-pas-traiter au sein des institutions académiques et universitaires. Il y a bien sûr quelques exceptions : ainsi Jacques Suffel, qui présida à la réédition de l’œuvre chez Calmann-Lévy fin des années quarante, et – de nos jours – Marie-Claire Bancquart, professeur à Paris X, à qui l’on doit notamment une biographie d’Anatole France (14) et l’appareil critique de l’édition de l’œuvre à La Pléiade ; et puis d’autres encore, parmi lesquels Albert Thibaudet, le grand spécialiste de Montaigne, qui défendit toujours France des attaques dont il fit continuellement l’objet, que ce soit de la part de François Mauriac ou de Marcel Prévost, par exemple. Mais, dans l’ensemble, demeure une sorte de sentiment d’indignité à s’intéresser à Anatole France dès lors que l’on nourrit des ambitions de recherche en littérature ou en philosophie, mais aussi en histoire sociale ou politique.

Je n’ai pas d’explication totalement convaincante au sujet du dédain dont Anatole France fait encore aujourd’hui l’objet. Je ne suis cependant pas loin de penser qu’il a été et reste très incompris. Son détachement – mal compris – exaspère. Un ami m’a communiqué l’été dernier divers extraits de la correspondance de Roger Martin du Gard où il est question d’Anatole France. Il y en a un qui m’a particulièrement intéressé. C’est une lettre du 13 décembre 1900 que Martin du Gard a adressée à Gustave Valmont et dans laquelle il réexplique en quel sens il lui suggérait d’être plus philosophe. En fait, le conseil donné par Martin du Gard revient à faire l’éloge d’Anatole France. Je vous en lis un passage :
« Le mot philosophie rend mal ce que je voulais dire. Tu as cru que je disais ‘tu manques à l’idéal supérieur que tu t’es fixé’, tu as cru que je constatais une faute de pensée, d’intelligence, alors que je voulais relever un défaut de caractère. Je visais ce scepticisme aimable, souriant, bienveillant, et légèrement moqueur, d’un grain très fin, sorte de vernis que l’habitude de réfléchir dépose à l’extérieur des esprits, cette philosophie bon enfant, égoïste, pleine de charme pour ceux qui s’en sentent capables, mais en revanche qui a le don d’irriter les autres. J’ai encore dans les yeux le souvenir d’un commis de magasin, je ne sais plus quand ni où, qui recevait un abattage d’un client furieux, et qui, sans répondre, lui opposait un visage calme, à peine ironique, et surtout absolument immuable… ‘Mais répondez donc quelque chose !…’ finissait par hurler le client, étouffé d’exaspération…
Eh bien, sans rien exagérer, je me représente un peu les sceptiques de valeur (Montaigne, La Bruyère, Renan, Anatole France) opposant aux événements de la vie la figure impassible de mon commis… ‘La vie est risible… et je ris !…’
[…]
C’est cette ‘philosophie-là’ que je te recommandais, cher ami.
[…] lis Le Crime de Sylvestre Bonnard d’A. France et tu prendras toi aussi le pli salutaire comme je l’espère. »

Roger Martin du Gard apprécie Anatole France. Et pourtant, je pense que – comme bon nombre de gens – il se méprend sur lui. Anatole France n’est pas du tout philosophe de caractère, au sens défini par Martin du Gard. Je le vois au contraire comme un homme continûment anxieux, sincèrement troublé par l’impossibilité de comprendre le monde. Et je me demande si, à voir en lui une sorte de dilettante moqueur, on ne se fourvoie pas considérablement.

Personnellement, je ne lis chez Anatole France aucune sérénité arrogante. Bien au contraire, j’y perçois une émouvante détresse. Je voudrais vous en laisser juge en terminant par la lecture des dernières phrases de La vie en fleur, les dernières phrases publiées. Anatole France est très proche de la mort, il la sent venir. Et il continue de douter du bien-fondé de l’engagement et de l’action. C’est un texte que je trouve terrible, un texte qui me flanque les larmes aux yeux.
« J’ai déjà dit que j’étais tenté de défier comme Jean-Jacques tout homme de se dire meilleur que moi. Je me hâte d’ajouter que je ne m’estime pas beaucoup pour cela. Je crois les hommes en général plus méchants qu’ils ne paraissent. Ils ne se montrent pas tels qu’ils sont ; ils se cachent pour commettre des actes qui les feraient haïr ou mépriser et se montrent pour agir de manière à être approuvés ou admirés. J’ai rarement ouvert une porte par mégarde sans découvrir un spectacle qui me fit prendre l’humanité en pitié, en dégoût ou en horreur. Qu’y puis-je faire ? Ce n’est pas bon à dire, mais je ne puis me retenir.
Cette vérité que j’aime passionnément, lui ai-je été toujours fidèle ?
[…] Après mûre réflexion, je n’en jurerais pas. Il n’y a pas beaucoup d’art dans [mes] récits ; mais peut-être s’en est-il glissé quelque peu ; et qui dit art, dit arrangement, dissimulation, mensonge.
C’est une question de savoir si le langage humain se prête parfaitement à l’expression de la vérité ; il est sorti du cri des animaux et il en garde les caractères ; il exprime les sentiments, les passions, les besoins, la joie et la douleur, la haine et l’amour. Il n’est pas fait pour dire la vérité. Elle n’est pas dans l’âme des bêtes sauvages : elle n’est point dans la nôtre, et les métaphysiciens qui en ont traité sont des lunatiques.
Tout ce que je peux dire c’est que j’ai été de bonne foi. Je le répète : j’aime la vérité. Je crois que l’humanité en a besoin ; mais certes elle a bien plus grand besoin encore du mensonge qui la flatte, la console, lui donne des espérances infinies. Sans le mensonge, elle périrait de désespoir et d’ennui.
» (15)

(1) Cette note a servi de base à un exposé.
(2) Anatole France, Œuvres II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1987, pp. 872-874.
(3) Anatole France, Œuvres complètes – Le crime de Sylvestre Bonnard, Calmann-Lévy (Cercle du Bibliophile), nd, pp. 415-416.
(4) Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, 1962, pp. 340-341.
(5) Anatole France, Œuvres II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1987, pp. 59-60.
(6) Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Plon, 1991, p. 110.
(7) Anatole France, Œuvres IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1987, pp. 691.
(8) Anatole France, Œuvres II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1987, pp. 107-108.
(9) Anatole France, Œuvres II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1987, p. 1130.
(10) Anatole France, Œuvres complètes – Le crime de Sylvestre Bonnard, Calmann-Lévy, 1949, p. 242.
(11) Anatole France, Œuvres II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1987, pp. 87-88.
(12) Anatole France, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1987, p. 736.
(13) Anatole France, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1987, p. 737.
(14) Marie-Claire Bancquart, Anatole France. Un sceptique passionné, Calmann-Lévy, 1984.
(15) Anatole France, Œuvres IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1987, p. 1174.

Autre note sur Anatole France :
Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition de Guillaume Métayer