mardi 21 janvier 2003

Note d'opinion : le joug masculin

À propos du joug masculin *

La question que je voudrais soulever est une question pour laquelle je n’ai pas vraiment de réponse.

Je vais commencer par tenter d’énoncer cette question et de dire aussi pourquoi j’en parle aujourd’hui. J’essayerai ensuite – dans une première partie de mon exposé – de préciser ce que je crois en être la portée. Puis, dans une deuxième partie, j’indiquerai une direction dans laquelle il me semble, personnellement qu’il faut peut-être chercher des éléments de réponse.

Alors ! La question est sans doute connue de tous. Du moins chacun l’a-t-il probablement entendue formuler à l’une ou l’autre occasion, puis l’a sans doute enfouie dans quelque coin, dans quelque encoignure de son corps (je reviendrai plus tard sur cette expression, à première vue bizarre : l’encoignure du corps). Cette question est souvent formulée sous la forme d’une affirmation. Et son énoncé le plus courant est – selon moi – très mal adapté à la réalité des choses. Mais c’est néanmoins sous cette forme que je vais vous la livrer. Les corrections viendront ultérieurement.

Brutalement dit, voici : la domination masculine est universelle. Quelles que soient les sociétés auxquelles on prête attention, que ce soient des sociétés anciennes et disparues, que ce soient des sociétés lointaines et en voie de disparition, que ce soient des sociétés contemporaines et très présentes, que ce soit notre propre société, l’homme y est dominateur et la femme y est dominée. Pas toujours de la même façon, bien sûr ; pas toujours avec la même violence. Mais toujours dans le même sens : le masculin domine le féminin.

Est-ce vraiment vrai ? (si je puis dire). Et si c’est vrai, pourquoi ? qu’est-ce que cela signifie ? que faut-il en déduire ? quelles conséquences faut-il en tirer ? Voilà la question.


Pourquoi en parler aujourd’hui ?

Depuis quelques décennies, un certain nombre de portes restées jusqu’alors fermées aux femmes se sont ouvertes. Le contexte dans lequel la question de la mixité pourrait être évoquée a donc changé. Il en est qui pensent même qu’il ne faut tout simplement plus en parler. Certains me l’ont dit. Mais en quoi le contexte a-t-il vraiment changé ? Selon moi, il a changé en ce que la suppression du critère sexuel des conditions d’accès à divers lieux sociaux a fait disparaître ce que j’appellerais personnellement l’urgence morale. Il n’est plus temps d’agir. Le temps s’offre de réfléchir, de réfléchir sans soumettre la réflexion aux impératifs de l’action. Il y a selon moi (mais ce n’est pas moi qui ai inventé la distinction) une différence irréductible entre le savoir et l’action. En ce qui regarde le comportement humain, non seulement je ne peux tenter de démêler le vrai du faux que si je m’interdis d’agir, mais ce que ma démarche permettra d’élucider ne pourra m’être d’aucun secours direct dans l’action que je voudrais entreprendre. Et, à l’inverse, lorsque j’agis, je ne pourrai le faire avec bonheur que si – pour le dire brutalement – je me fonde sur mes ignorances, si je suis mes dispositions les plus spontanées, autrement dit si je m’interdis la voie du savoir désenchanteur. Faut-il alors chercher à savoir ? pourrait-on se demander. D’autant qu’on cherche, on cherche, mais on ne trouve pas. Seulement voilà ! il existe une tendresse – oui, une tendresse – envers la vérité qui doit d’être, je crois, à ce que sa recherche comporte de pacificateur dans son impuissance, de vain dans sa quête, et puis aussi de troublant, d’émouvant, dans ses résultats. Dans le Théétète de Platon, Théodore de Cyrène évoquant le mouvement qui porte à l’étude parle d’une « douceur dont l’abondance ressemble au cours silencieux de l’huile » (1). C’est du côté de cette douceur-là que je voudrais tenter de vous emmener.

Mais pour commencer, paradoxalement, il faut se faire violence. Je suis assez convaincu qu’on ne peut pas espérer découvrir quoi que ce soit si on ne rompt pas avec la pensée quotidienne, celle qui nous dicte d’agir ou de réagir. Autrement dit, il faut s’en prendre à soi, contrarier ses propres penchants, ses préférences, ses inclinations, sa morale même. Voilà pourquoi je voudrais tenter d’explorer un peu ce qui s’oppose à l’égalité entre hommes et femmes, ce qui rend la mixité problématique, quel que soit l’endroit où elle se pratique.


Pour tenter de préciser quelle est la portée exacte de la question, je vais me tourner vers l’anthropologie.

Il me paraît indispensable d’expliquer un peu en quoi l’approche anthropologique d’une question comme celle des rapports sociaux entre les sexes représente – à mes yeux – quelque chose de très important, quelque chose qui aide beaucoup à se déprendre de certaines de nos erreurs, quelque chose qui procure ce que j’oserais appeler un embarras salvateur.

J’ai étudié l’anthropologie culturelle – c’est comme ça qu’on l’appelait à l’époque – dans les années 60 à l’Université de Liège, notamment grâce à l’enseignement de Marc Richelle. (On faisait enseigner l’anthropologie par un psychologue, à l’époque !) Et puis, mon cursus personnel m’a amené à l’enseigner moi-même durant cinq ans dans les années 80. Vous m’excuserez de parler ainsi de moi, mais je suis évidemment le produit de mon histoire et mon histoire, ma pensée, sont marqués – je pense – par ce que l’évolution des idées en sciences sociales eut de spécifique aux années 60 et aussi ce qu’elle eut de spécifique aux années 80. Je ne saurai jamais de manière certaine si ce qui se passa dans ce domaine au cours des années 60 fut réellement exceptionnel et digne d’être retenu comme préférable à ce qui advint par la suite ou si c’est ma propre jeunesse et le caractère indélébile des découvertes que l’on croit faire à cet âge qui explique mon attachement durable à tout un courant de pensée dont le dynamisme connut son apogée dans les années 60.

Vous allez penser que je fais référence à ce qu’on a appelé – assez erronément d’ailleurs – le courant structuraliste. En fait, non. Il s’agit pour moi de quelque chose de bien plus large que le structuralisme. C’est l’émergence d’une certaine idée de l’universel. Une émergence qui fut brève, puisque dès les années 80, il était déjà nécessaire – pour la faire comprendre – de résister à un retour têtu de l’ancienne conception de l’universel, celle qui est essentiellement proclamative et moralisatrice.

Le sens de l’universel représente une certaine inclination de la pensée qui a accompagné l’éclosion et le développement des sciences depuis le début du XVIIe siècle. La découverte de lois de la nature dont il était postulé qu’elles avaient une validité s’étendant à l’univers entier (ce sur quoi on a parfois dû déchanter par la suite) a progressivement fait naître l’idée que, pour ce qui concerne le comportement humain lui-même, il était sans doute possible de découvrir des lois auxquelles les sociétés et les humains qui les composent obéissaient tous. Et s’est ouvert là, bien sûr, une voie facile pour l’ethnocentrisme – hautain d’abord, subtil ensuite – avec lequel les occidentaux persistent à juger l’espèce humaine toute entière.

Dans les années 60, contre ce sens de l’universel qui fait tant la part belle à notre propre culture, s’est développé un autre sens de l’universel. On le reconnaît notamment dans les efforts consentis dans ces années-là pour dépasser le subjectivisme – par exemple celui de la phénoménologie et celui de l’existentialisme (souvenons-nous de la critique de la dialectique historique qui figure dans la dernière partie de La pensée sauvage, publiée en 1962) –, non pas pour basculer dans un objectivisme illusoire, mais pour améliorer les méthodes d’objectivation. La force de cette idée-là de l’universel ne se déploie vraiment que lorsqu’elle est négative plutôt que positive. (2) Je m’explique. Si l’on cherche à établir de l’universel, c’est-à-dire à affirmer l’existence d’institutions universelles, de valeurs universelles, voire d’une nature humaine (de ce qui serait commun à tous les humains), on court le risque de passer à côté de ce que l’altérité peut nous apprendre sur nous-mêmes, autant sans doute que lorsqu’on s’en remet à ce que certains appellent les droits du sujet. Un bon exemple – mais ils sont nombreux – de ce genre de tentative d’établissement, de proclamation de l’universel nous est donné par un ouvrage comme le Nous et les autres que Tzetan Todorov (3) a publié en 1989. Prétendre mettre au jour des valeurs universelles, c’est-à-dire des valeurs partagées par toutes les sociétés anciennes ou actuelles, lointaines ou présentes, c’est – je crois – s’illusionner sur ces valeurs. L’idée de l’universel doit rester négative en ce qu’elle doit d’abord et avant tout nous faire prendre conscience de notre ethnocentrisme, de notre géocentrisme, de notre chronocentrisme, bref de notre égotisme. Aller vers l’universel, ce n’est pas aller vers un absolu ; c’est surtout s’éloigner de nous, de ce qui nous enchaîne à nous, c’est accroître notre relativisme. Ainsi, davantage que de chercher cette espèce de « Graal » que constituerait l’institution universellement présente ou la valeur universellement partagée, c’est bien plutôt en s’attachant à l’institution universellement absente, par exemple, que l’on trouvera matière à réflexion. Et j’en reviens ainsi à mon sujet : parler de l’universalité de la domination masculine n’est peut-être pas le bon angle d’attaque. Je vais essayer de vous montrer pourquoi.

C’est Claude Lévi-Strauss qui a – en quelque sorte - lancé le pavé dans la mare lorsqu’il publia en 1949 Les structures élémentaires de la parenté. Il y explicitait ce qui fut lapidairement traduit dans la thèse selon laquelle la prohibition de l’inceste était universelle et que c’est à elle que la société devait d’exister, c’est par elle que les humains s’étaient en quelque sorte arrachés à l’état de nature. Pour le dire de façon un peu plus précise, c’est grâce à elle que les humains évitèrent de s’éparpiller par couples et construisirent ensemble ce que l’on appelle à présent la société. Malgré sa grande technicité, l’ouvrage fit grand bruit, parce qu’il contenait le constat que, partout au monde, – pour le dire brutalement et laconiquement, et en sortant la phrase de son contexte – « les hommes échangent les femmes ». Beaucoup s’épargnèrent de lire le livre et préférèrent s’indigner. A celui qui, trois ans plus tard, fit à l’Unesco ce célèbre discours réfutant les prééminences raciales, culturelles et morales (publié depuis sous le titre Race et histoire) (4), il était savoureux d’attribuer ce qu’il présentait comme un constat à un machisme inconscient.

L’homme et la femme sont différents, nul ne peut le nier. Mais jusqu’où va cette différence ? En quoi influe-t-elle sur la place que chacun d’eux occupe dans le monde social ? Toute la question est là. Et si l’inégalité qui se superpose à cette différence ne se justifie pas biologiquement, encore faut-il tenter de savoir comment et pourquoi elle est aussi universellement constatée. L’est-elle, d’ailleurs ? Est-il vrai que « les hommes échangent les femmes » (5) ? Ou, pour le dire de manière moins provocatrice, est-il vrai que la prééminence masculine soit à ce point universelle ? N’existe-t-il pas des exceptions, des sociétés – matriarcales, par exemple – où la prééminence est féminine ? Pour tenter de répondre à ces questions, il faut en revenir à la parenté, car l’essentiel se joue au niveau de la parenté.

L’étude anthropologique de la parenté constitue une entreprise absconse et terrifiante. Rien ne semble au départ plus simple que ces deux humains, l’un homme et l’autre femme, qui engendrent un enfant, lequel va un jour rencontrer à son tour un "semblable" de sexe opposé pour faire de même. Et pourtant, la complexité des relations que cet acte de reproduction fait naître est telle que Lévi-Strauss lui-même, qui ne manifesta pourtant jamais un grand engouement pour l’informatique, conseilla dès 1966 d’y recourir. Ce qui, non seulement fut fait, mais donna lieu ultérieurement à des prolongements mathématiques extrêmement savants.

Là où les choses sont complexes, il importe d’être extrêmement attentif au vocabulaire dont on use, au sens que l’on donne à chaque mot et aux rapports que les concepts utilisés entretiennent, de façon à éviter les ambiguïtés et les malentendus. C’est important en matière de parenté, puisque le langage courant est, dans notre société, particulièrement ambigu. Par exemple, quand je parle d’un cousin, personne ne peut clairement savoir quel rapport exact de parenté cette personne entretient avec moi. D’autres sociétés, très lointaines ou très anciennes, ne connaissent pas pareille ambiguïté. Une des occupations essentielles de l’enfance y consiste à apprendre la terminologie qui permet de désigner ou de nommer un parent de telle sorte que son exact degré de proximité soit précisé.

Je vais me contenter de pêcher dans l’énorme maquis que représente la théorie anthropologique les quelques petits éléments me permettant de montrer comment il serait prudent de traduire ces réalités qu’on a appelé l’universalité de la prohibition de l’inceste et l’universalité de la domination masculine.

Et d’abord donc, est-il fondé d’affirmer l’universalité de la prohibition de l’inceste ? Pour la cause, je vais faire un petit tour dans ce qu’on appelle les structures d’alliance.

Mais auparavant, pour rendre tout cela intelligible, je dois dire quelques mots de la filiation.

La filiation est une notion qui paraît aller de soi dans la mesure où elle nous semble biologiquement fondée, ce qu’elle n’est pas. La filiation est la règle sociale qui définit l’appartenance d’un individu à un groupe.

Dans la société occidentale, elle est dite « bilatérale » ou « cognatique », en ce sens que nous sommes apparentés de la même manière à nos père et mère, à nos quatre grands-parents, à nos huit arrière-grands-parents, etc. et que nous avons les mêmes droits régulés par la loi et des statuts identiques dans toutes ces lignes. Et cela malgré l’existence d’éléments patrilinéaires, comme la transmission du nom.

D’autres modes de filiation existent, notamment ceux que l’on désigne comme « unilinéaires » ou « bilinéaires ».

Les systèmes unilinéaires sont ceux où la filiation ne passe que par un seul sexe, donc le long de chaînes de consanguinité unisexuées. Une seule ligne est alors reconnue comme donnant la filiation sur les huit qui unissent un individu à ses arrière-grands-parents. Bien évidemment, les individus se reconnaissent des rapports de consanguinité avec tous les parents situés dans les autres chaînes de consanguinité, mais cette reconnaissance n’a rien à voir avec la filiation et les droits qui vont de pair : droits de succession, d’héritage, de reconnaissance du groupe social auquel on appartient. Il existe donc des systèmes de filiation unilinéaires patrilinéaires et des systèmes de filiation unilinéaires matrilinéaires. Ainsi, dans les systèmes matrilinéaires, la filiation passe par les femmes. Toute femme transmet l’affiliation au groupe. Il s’ensuit que les fils appartiennent au groupe de filiation de leur mère, mais pas les enfants des fils. Les enfants des fils appartiennent au groupe de leur propre mère. Ce qui ne veut pas dire que les sociétés matrilinéaires soient des sociétés où le pouvoir appartient aux femmes. Les femmes ont des frères, qui exercent leur autorité sur leurs sœurs et sur leurs neveux. Le pouvoir sur les enfants – décider de leur mariage, utiliser leur force de travail – et l’autorité que nous considérons comme paternelle ne sont pas entre les mains du père mais entre les mains de l’oncle maternel.

Dans le système « bilinéaire », deux lignées parmi toutes les lignes ascendantes possibles sont privilégiées : la ligne qui passe par des hommes exclusivement et la ligne qui passe par des femmes exclusivement. Les sociétés qui possèdent cette double filiation unilinéaire sont assez compliquées à analyser. Si l’individu appartient par voie de filiation à deux groupes de nature différente, la succession et l’héritage portent sur des charges, des substances ou des biens différents selon l’une ou l’autre ligne.

Venons-en maintenant aux structures d’alliance.

On appelle alliance le groupe que constituent l’homme et la femme qui engendrent un ou plusieurs enfants. Et, généralement, on distingue les sociétés selon trois types de structuration particulière de l’alliance :

- d’abord, les structures élémentaires (qui, bien que dites élémentaires sont néanmoins très complexes) ; ce sont celles que Lévi-Strauss étudia dans son ouvrage de 1949 ;

- ensuite, les structures semi-complexes ;

- enfin, les structures complexes, auquel notre système social se rattache.

Les structures élémentaires se rencontrent dans les sociétés où le choix du conjoint (j’appelle conjoint celui qui participe à l’alliance) est pré-indiqué. Dans ces sociétés, dès la naissance, l’enfant mâle est destiné par exemple à épouser une cousine croisée matrilatérale (autrement dit une fille d’un frère de la mère). Mais, de manière moins précise, l’enfant peut aussi être destiné à épouser quelqu’un appartenant à l’autre moitié dans le cas des sociétés dites « à moitiés » ou à une section dans les sociétés dites « à sections ». Chacun a au moins en tête l’image de ces villages brésiliens bororos dont les cases sont disposées en cercle, un cercle coupé en deux et formant ainsi deux moitiés de village, chaque enfant d’une moitié allant chercher son conjoint dans l’autre moitié. Le prototype de l’alliance, en ce cas, est avec la cousine croisée bilatérale, fille à la fois du frère de la mère et de la sœur du père.

Les structures semi-complexes, elles, correspondent à des systèmes sociaux qui fonctionnent aussi avec des groupes de filiation de type uni- ou bilinéaire (rarement de type cognatique). Mais au lieu de procéder par des indications prescriptives ou préférentielles, au lieu de désigner le groupe où un individu doit choisir un conjoint, de tels systèmes désignent au contraire les groupes où il ne peut pas choisir un conjoint. Ils fonctionnent donc par des prohibitions, des interdits, et non par des prescriptions ou des préférences, mais toujours par référence à des groupes de filiation constitués.

Enfin, dans les systèmes sociaux qui ont des structures complexes de l’alliance, tel notre propre système, on trouve aussi un ensemble d’interdictions, mais il n’est pas rapporté à des groupes de filiation : il désigne seulement des individus en raison de chaînes généalogiques de consanguinité et d’alliance. Ainsi, le code civil interdit à un homme d’épouser sa mère, sa fille et sa sœur ; sa tante et sa nièce, sauf dispense ; la veuve de son père ou l’épouse divorcée du père (qui n’est pas sa mère, s’entend) et la veuve ou l’épouse divorcée du fils. On a évidemment les interdictions symétriques pour une femme. Remarquez que ces interdictions ne se limitent pas à la consanguinité qui, prétend-on souvent, motive la prohibition de l’inceste.

Face à tout ceci, peut-on raisonnablement se contenter d’affirmer que la prohibition de l’inceste est universelle, alors même que l’on sait, par exemple, combien le mot inceste est – dans notre propre culture – étroitement associé à des relations sexuelles entre consanguins. Il serait beaucoup plus juste de se contenter de dire que, quelle que soit la société envisagée, on n’y pratique pas l’alliance avec qui on veut. Dans une société à structure d’alliance élémentaire, il arrive que l’interdit implicite porte sur la moitié des humains de l’autre sexe : c’est peut-être beaucoup pour se permettre – sans contresens – d’utiliser le mot inceste pour désigner toute transgression à la règle.

Sur le même mode, posons la question : est-il fondé d’affirmer l’universalité de la domination masculine ? Allons cette fois faire un petit tour dans les systèmes terminologiques de parenté.

Chaque système de parenté met en place une vision du monde parental dont témoignent les systèmes terminologiques. Une terminologie de parenté consiste en la façon dont on s’adresse ou la façon dont on désigne les apparentés. Je ne vais pas entrer dans le détail de ces terminologies, parce que c’est très compliqué. On a relevé l’existence de six grands systèmes-types terminologiques de parenté : eskimo (le nôtre relève de ce type), hawaïen, soudanais, iroquois, crow et omaha. Ces appellations réfèrent à des populations particulières où ces systèmes ont été décrits.

Si je me contente de faire quelques comparaisons en ce qui concerne la désignation des germains (les frères et sœurs) et des cousins, voici ce que ça donne.

Dans le système eskimo, des termes spécifiques désignent les germains selon le sexe (frère et sœur) et un seul terme – parfois avec des variations de genre – s’applique à tous les cousins, qu’ils soient parallèles ou croisés. (Je rappelle que parallèle veut dire issus de parents, germains entre eux, et de même sexe, croisés de parents, germains entre eux, mais de sexe différents.)

Dans le système hawaïen, un seul terme s’applique indifféremment, avec des variations de genre, à tous les membres de cette génération : les germains et tous les cousins, qu’ils soient parallèles ou croisés, sont en quelque sorte tous des frères.

Dans le système soudanais, à l’inverse, toutes les positions (ou presque) se voient attribuer des termes spécifiques : germains, cousins parallèles, cousins croisés patri- ou matrilatéraux.

Dans le système iroquois, sont rassemblés dans une même classe terminologique les germains et les cousins parallèles assimilés à des germains, tandis que les cousins croisés se voient attribuer une appellation particulière.

Laissons de côté les systèmes crow et omaha, plus compliqués, mais dont la solution est fort semblable à celle du système iroquois.

Une combinaison possible manque, de toute façon. Celle qui assimilerait terminologiquement les cousins croisés à des germains, tandis que les cousins parallèles seraient désignés par un terme spécifique.

Si, à présent, je me focalise sur la désignation des parents et des germains des parents, voici ce que ça donne.

Dès 1928, Robert Lowie (6) avait déjà fait ces comparaisons et il avait distingué quatre possibilités logiques de combinatoire des termes.
Dans la première, les oncles et les tantes sont assimilés aux parents : ils sont désignés par les termes de « père » et « mère ».
Dans la deuxième, le frère du père est assimilé au père (il est désigné par le terme « père »), tandis que le frère de la mère est désigné par un terme spécifique.
Dans la troisième, les oncles et tantes du côté paternel comme du côté maternel sont à la fois distingués des parents et distingués entre eux : ils sont désignés par des termes spécifiques.
Enfin, dans la quatrième, les oncles et tantes du côté maternel et du côté paternel sont bien distingués des parents, mais pas entre eux : « oncle » désigne aussi bien le frère du père que celui de la mère.
Ce que Lowie n’a pas vu, et que Françoise Héritier (7) a judicieusement mis en évidence, c’est qu’il manque une possibilité logique : celle où le père et le frère de la mère seraient désignés par un même terme, alors que le frère du père serait désigné par un terme différent.

On constate ainsi que, quelle que soit la classification à laquelle on se réfère, il y a toujours des combinaisons qui manquent. Et elles manquent parce qu’aucune société connue n’en fournit l’exemple. Elle manque tant que plusieurs ethnologues ont construit des classifications comme complètes, sans relever les trous que celles-ci présentaient.

Et quand on examine ces trous, ces manques, on constate qu’ils correspondent tous à la situation inverse, en miroir, de celles qui dénotent le plus la prééminence du fils sur la fille ou, pour être plus précis, du frère sur la sœur. Dans la plupart de ces systèmes-là, « tout fils de frère de mère » est appelé « frère de mère », « toute fille de frère de mère » est appelée « mère » ; de même, « tout enfant de sœur de père » est appelé « neveu » ou « nièce » par un homme, et « enfant » par une femme.

Tant et si bien que l’affirmation « la domination masculine est universelle » devrait être fortement nuancée et exprimée comme suit : les systèmes de parenté connus révèlent que le rapport frère-sœur est partout considéré, au-delà de sa signification biologique, comme un rapport du type ainé-cadet, lequel est lui-même modelé sur le rapport parent-enfant. Cette domination masculine prend des tas de formes, depuis les plus ténues jusqu’au plus tranchées, mais il n’existe pas de société connue qui en inverse les termes.

Nous vivons dans une société où existe une tension – une parmi bien d’autres – qui est due à l’existence d’une aspiration à l’égalité entre les sexes. C’est un mouvement incontestablement très curieux au regard de l’histoire des sociétés humaines, d’autant qu’il ne s’agit pas (à quelques rares exceptions près) d’une volonté d’instaurer enfin un type de domination inverse à celui connu depuis toujours (ce qui, à certains égards, serait peut-être plus facile à organiser), mais bien de réduire la domination de façon asymptotique dans le but de rendre – sur bien des points – les sexes polyvalents.


Bien d’autres choses pourraient être dites, arrivé à ce point-ci, mais le temps me manque et je voudrais encore consacrer quelques minutes à évoquer une direction dans laquelle il faut peut-être chercher quelques éléments de réponse. Mais des éléments de réponse à quoi ? me direz-vous. Très précisément à la question de savoir ce qui au juste fait résistance à cette aspiration à l’égalité entre les sexes, dès lors que la fatalité de la domination masculine a été quelque peu relativisée.

Il existe une école de sociologie américaine (qu’on appelle les interactionnistes) qui se consacre à l’étude des comportements humains les plus quotidiens, les plus anodins, les plus machinaux.

Par exemple, ils étudient le comportement des gens dans l’ascenseur. C’est très curieux, ce qui se passe dans un ascenseur. Voilà que des gens qui ne se connaissent pas et qui se trouvent devoir cohabiter dans un espace très réduit pendant quelques dizaines de seconde, contraints à une promiscuité – je devrais dire à une proximité – tout à fait inhabituelle. Alors, nombreux sont ceux qui se mettent en apnée de communication, pour ne pas dire en apnée tout court. Le regard manque d’horizon : le porter sur l’autre serait – en raison de la faiblesse de la distance – commettre une agression et il se cherche alors un point de chute prétexte, comme par exemple l’indicateur d’étage que l’on fixe avec obstination. Il y a beaucoup à apprendre en s’interrogeant sur la signification de ces comportements, notamment sur la manière dont notre attitude est perturbée dès lors que quelqu’un d’autre s’introduit dans ce très proche espace qui nous entoure et vis-à-vis duquel nous semblons – de façon non consciente – avoir des exigences très particulières.

Autre exemple. Les interactionnistes ont étudié le déplacement en rue à partir d’une interrogation à première vue très curieuse : comment se fait-il que les piétons entrent si peu en collision ? Nous connaissons sans doute tous ce problème, sans y avoir vraiment réfléchi. Sur un trottoir bondé, dès qu’est repéré quelqu’un dont la trajectoire pourrait croiser la nôtre, nous lançons une série de signaux et nous en réceptionnons une série d’autres en vue d’éviter l’abordage. Mais ces signaux émis et reçus doivent être suffisamment ténus que pour que notre démarche générale ne trahisse aucune angoisse particulière. Le truc – je ne vous apprends rien – c’est de ne pas regarder l’autre. Si les regards se croisent, alors… danger ! Une des façons les plus efficaces de résoudre la difficulté consiste à faire mine de ne pas avoir vu l’autre, tout en manifestant, mais sans ostentation, sa résolution de maintenir un cap. Les expériences menées par les interactionnistes montrent que ce comportement tactique est extrêmement compliqué, qu’il mobilise d’importantes ressources cérébrales et que, bien sûr, il s’apprend. Il s’apprend sur le tas – sans savoir qu’on apprend –, mais il s’apprend. Un paysan du Middle West abandonné brutalement sur un trottoir de New York s’en sortira très mal et pourrait même être pris de panique. Voilà ainsi une véritable compétence dans laquelle certains excellent d’ailleurs – je pense notamment à ces jeunes qui circulent en rollers ou en skate sur les trottoirs –, mais qui ne fait l’objet d’aucune reconnaissance sociale. C’est que l’habileté à résoudre ces problèmes dépend en grande partie de notre disposition à ne pas y voir de problème. Le succès en ces cas est lié à l’inconscience du problème. Il s’agit donc d’une aptitude apprise, incorporée, inscrite dans le corps et dans cette partie du corps qu’on appelle l’esprit, et qui opère après toute seule, avec une participation minime de la conscience sous la forme d’une légère vigilance.

En 1977, Erving Goffman, le chef de file de l’école interactionniste, a publié un petit ouvrage qui vient d’être récemment traduit en français sous le titre L’arrangement des sexes (8). Il y évoque ce que lui a appris l’observation des comportements quotidiens, anodins, entre hommes et femmes, des comportements qui s’observent – pour autant qu’on leur prête attention, sinon ils passent inaperçu – au sein même d’une société qui proclame l’égalité des sexes et qui réclame aujourd’hui – menaces pénales à l’appui – d’éviter toute attitude discriminatoire. La question est notamment de savoir si les comportements les plus machinaux n’entraînent pas les volontés les plus déterminées à se contredire.

Goffman s’est notamment intéressé à ces contacts fugitifs et discrets que sont les œillades. L’œillade n’est pas que séductrice ou amoureuse. Elle joue un rôle important, notamment dans ce que Goffman appelle l’inattention civile. La caractéristique habituelle de toute vie publique – en particulier celle qui se produit chaque fois que des individus qui ne se connaissent pas se trouvent mis en présence – est que le penchant à exploiter la vulnérabilité des autres est refoulé, si ce n’est réprimé. Ainsi, il est une opération très fréquente – quoique inaperçue – qui consiste à diriger le regard vers un autre pour lui signifier qu’on a pas d’intention mauvaise et qu’on n’en appréhende pas de sa part, puis de détourner le regard, dans un mélange de confiance, de respect et d’apparente indifférence. Il y aurait beaucoup à dire sur ce genre de geste qui contient à lui seul une grande part de ces règles non conscientes qui modulent la vie sociale.

Si l’on observe comment les choses se passent entre hommes et femmes, on constate qu’un homme et une femme étrangers l’un à l’autre peuvent échanger un rapide regard mutuel : c’est sans véritable conséquence. Mais le second coup d’œil, celui qu’elle lui accorde (j’insiste sur les mots : celui qu’elle lui accorde), celui-là est déjà chargé de signification. Pour aller d’emblée au fait et en raccourcissant l’analyse de Goffman, on peut résumer la situation à deux traits principaux :
Premièrement, l’homme comme la femme vont généralement agir comme si celle-ci n’était pas consciente du fait qu’elle a provoqué une évaluation (et, si celle-ci est positive, qu’elle a éveillé un intérêt sexuel) et, de même, ils vont admettre implicitement qu’elle ne doit pas être importunée si elle ne répond pas par un encouragement, l’homme étant alors censé réprimer son désir ou le déplacer.
Deuxièmement, tout fonctionne comme si l’avantage stratégique était très différent selon le sexe ; l’homme dispose de la capacité et du droit même à revenir sur son intérêt à tout moment, sauf peut-être dans les derniers, alors que l’avantage stratégique de la femme provient du contrôle de l’accès à ses faveurs (un accès régulier étant, dans notre société, la preuve caractéristique de l’existence d’un couple).

Les avantages ne sont évidemment pas équilibrés, car, pour la femme, le problème de l’engagement se pose en quelque sorte dès le second coup d’œil là où l’homme va disposer d’une marge de manœuvre (si je puis dire) beaucoup plus durable. C’est que le jeu de séduction de l’homme peut être compris comme une simple mise à l’épreuve de sa capacité d’homme à séduire, alors que cette même preuve est obtenue par la femme dès le premier regard. C’est donc la femme qui garde le pouvoir de faire durer ou d’abréger la poursuite (lorsque l’homme persiste), mais c’est aussi elle qui sera bien en peine de revenir en arrière dès l’instant où elle aura signifié qu’elle cède. En outre, le plus souvent, le pouvoir de la femme sur l’octroi de ses charmes ne peut demeurer un droit que dans la mesure où elle parvient à garder le secret sur les occasions où elle l’utilise, ou à rester discrète quant au nombre de ceux qu’elle a honorés et quant à la rapidité avec laquelle elle s’y est décidée, alors que les intérêts de l’homme sont souvent inverses.

Ce qu’on appelle de moins en moins la galanterie, mais qui fonctionne toujours comme telle, même si les signes de celle-ci ont fort évolué, révèle aussi des rapports hommes-femmes au cours desquels des attitudes parfois infimes – parfois limitées à un geste, un regard, un souffle ai-je envie de dire – obéissent à une logique qui fait fonctionner le respect dû à la femme, à sa fragilité, à sa préciosité, à sa beauté même, sur un mode qui conforte surtout l’autre versant du rapport, à savoir la prééminence masculine.

Si l’on quitte à présent la sphère de l’anodin pour s’interroger sur les faits plus exceptionnels et autrement marquants que sont les agressions physiques, les vols avec violence, les viols, les obstacles au passage, les insultes verbales, il est très intéressant de constater combien – souvent – les faits corroborent dans la violence et l’exceptionnel la logique qui présidait aux comportements les plus pacifiques et les plus ténus. Dans une œillade risquée et dans un coup donné, il y a quelquefois une même logique en œuvre. Ainsi, l’homme qui subit une insulte – ou ce qu’il considère comme tel – de la part d’une femme peut avoir le sentiment, par exemple, que sa renonciation à l’usage de la force physique à l’égard des femmes présupposait que celles-ci ne lui chercheraient pas querelle au point où d’ordinaire une bagarre s’imposerait ; estimant ce contrat tacite rompu (ou, plus simplement, estimant la distinction sexuelle effacée), il est possible qu’il ne sache plus que faire et, quoiqu’il fasse, le fasse d’une manière inquiète et confuse. Goffman rapporte que l’analyse des comptes rendus de viols aux Etats-Unis met en évidence que, parmi les mots dont les femmes faisant l’objet d’une tentative de viol usent pour s’opposer verbalement à l’agression, celui le plus fréquemment employé est « Please » qui, littéralement, veut dire « Je vous en prie », mais qui est aussi, bien sûr, une forme d’extrême supplication. Il y a quelque chose d’extrêmement complexe dans la manière dont tous ces petits gestes qui participent des modes de séduction et du système de la galanterie peuvent assez facilement devenir l’occasion de débordements qui sont compris comme une violation des principes dont ces modes et ce système dérivent alors qu’ils n’en seraient plutôt qu’une application maladroite ou extrême. Ai-je besoin de dire combien la polysémie du mot « Please » a pu alimenter les débats dans les prétoires des tribunaux ?

Tout cela conforte deux hypothèses explicatives relatives à la manière dont les inégalités entre les sexes se perpétuent.

- Tout d’abord, que les inégalités entre hommes et femmes sont en grande partie inscrites quelque part hors de portée des ressorts conscients sur lesquels nous croyons pouvoir faire peser notre volonté ;
- Ensuite, que le poids de l’anodin est décisif et que les résolutions les plus solennelles, par exemple au sujet du respect des droits de chacun dans les rapports entre les sexes, sont peut-être davantage le résultat d’une modification non consciente de ce qui forge l’anodin, que l’inverse.

Il y a une différence énorme entre ces instants de la vie où nous jouons un rôle très convenu et ceux où nous nous abandonnons à la contingence. Prenons un exemple précis. Je suis en ce moment en train de faire un exposé dans des conditions sociales et matérielles bien connues. Je m’exprime avec la conviction que vous attendez que j’exprime et ce que je dis vous autorise à penser et à dire qui je suis, du moins dans le contexte du sujet que je traite, mais sans doute aussi bien au-delà. Mais, tout à l’heure, je serai peut-être à la cafétéria et il est possible que, souhaitant commander une boisson, je me trouve aux côtés d’une femme ayant la même intention. Qui se fait servir en premier lieu ? Petit problème, tout petit problème, éminemment contingent, mais pour la résolution duquel nous allons – elle comme moi – déployer, en quelques secondes, et sur le mode de la plus grande désinvolture probablement, une subtilité phénoménale qui prendra en compte tout ce que pourrait signifier chacune des solutions possibles. Et l’on ne peut sans doute pas trancher aussi facilement qu’on pourrait le croire à première vue la question de savoir si l’intelligence dont il faut user pour réaliser un exposé est plus ou moins grande que celle dont il faut disposer pour résoudre de manière socialement satisfaisante le petit problème en question, qui en définitive est extrêmement complexe (les possibilités de gaffes sont multiples). Et surtout, nous ne pouvons pas savoir ce qui sera le plus déterminant sur nos habitus respectifs, si c’est la vision théorique que j’expose en ce moment, de façon très académique, ou si c’est la résolution très pratique et très fugitive de ce petit problème dont nous n’aurons probablement pas perçu qu’il était un problème, même petit.

Prenons un autre exemple, beaucoup plus général. L’éducation d’un enfant est sans doute en partie déterminée par les parents. Mais ce que ceux-ci croient souvent, c’est que leur contribution à cette éducation tient pour l’essentiel aux principes moraux et aux savoirs théoriques qu’ils inculquent à l’enfant, que ce soit sous la forme de discours explicites ou de choix fondamentaux de vie. Or, il est probable que l’influence des parents est d’autant plus grande que les actes que ceux-ci posent ou les paroles qu’ils prononcent sont anodins, triviaux et, en tout cas, exempts de toute ambition pédagogique. Il peut y avoir, dans la façon dont une mère noue une écharpe autour du cou de son enfant, par exemple, quelque chose qui – dans le registre du symbolique, notamment – forgera bien plus la personnalité de ce dernier que la leçon magistrale la mieux donnée et la plus retenue. Et il en va de même du propos lâché en passant – non destiné à l’enfant, mais qu’il entend – et relatif à un tiers.

Les encoignures de notre corps sont pleines d’impératifs que notre esprit ignore.

L’idée que c’est l’idée qui nous guide est tenace. Lorsque nous prenons parti dans les multiples oppositions qui s’offrent à nous à propos des rapports entre les sexes (mixité, genre des noms, égalité des rémunérations, etc…), nous sommes immanquablement amenés à le faire dans un contexte qui circonscrit étroitement le champ des possibles. Parmi tout ce qui limite nos choix, il est probable que l’impératif le plus commun est cette idée qu’il existe une évolution, le plus souvent considérée comme digne d’être encouragée (même si elle est aussi quelquefois raillée), évolution qui conduit les femmes d’une situation défavorisée vers une situation d’égalité. Il existe un grand nombre de discours, de raisons (de raisons et aussi de mythes, ai-je envie de dire) qui fondent cette évolution en histoire, qui l’expliquent et en même temps la justifient.

Or, dans les faits, l’évolution à laquelle on assiste – je ne devrais pas dire à laquelle on assiste, car on y assiste pas vraiment – ne va pas aussi massivement dans le sens décrit par les discours. Erwing Goffman écrit notamment ceci : « On pourrait […] soutenir que la principale conséquence du mouvement des femmes n’est pas tant l’amélioration directe du sort de celles-ci que l’affaiblissement des idéologies qui avaient jusqu’alors étayé la division sexuelle des mérites et du travail. » (9) Tant et si bien que les femmes vivent sans doute aujourd’hui les inégalités dont elles sont victimes d’une manière qui a en tout cas ceci de plus douloureux que l’inégalité est plus souvent vécue comme telle.

Lorsqu’on dit « Madame le Procureur » plutôt que « Madame la Procureure », on recule devant ce qu’on perçoit comme une dissonance, un son auquel on n’est pas habitué en tout cas. Mais on coule dans le béton de l’anodin l’idée implicite qu’une charge de magistrat est quelque chose de trop important que pour mériter une appellation féminine. Et on signifie que la meilleure manière d’honorer une femme à laquelle on confie une charge de ce type est de lui reconnaître le droit d’arborer le titre d’un homme, comme si le pouvoir ne pouvait être désigné que par le genre masculin.

Revenant ainsi malgré tout sur le terrain de l’action et de l’urgence morale, je voudrais dire que, aussi curieux que cela soit à l’oreille, aussi propice que cela soit au contresens, il me semble qu’il faudrait peut-être féminiser le nom de toutes les charges, fonctions et titres.

Sans trop m’en rendre compte, c’est sans doute à cela que je voulais en venir.

* Cette note a servi de base à un exposé.
(1) Platon, Œuvres complètes II, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, p. 86.
(2) Cf. notamment Gaston Bachelard, La philosophie du non, PUF, 1940.
(3) Tzvetan Todorov, Nous et les autres, Seuil, 1989.
(4) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Denoël, Folio « essais », 1952.
(5) Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, 2e édition, 1967, p. 71 et ss.
(6) Cf. Robert Lowie, Histoire de l’ethnologie classique des origines à la deuxième guerre mondiale, trad. de l’américain par Hervé Grémont et Hélène Sadoul, Payot, PBP, 1971, pp. 251-261.
(7) Françoise Héritier, Masculin/féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996, pp. 31-67.
(8) Trad. de l’anglais par Hervé Maury, La Dispute/Snédit et Cahiers du Cedreff/ADREF, 2002.
(9) Erving Goffman, L’arrangement des sexes, trad. par Hervé Maury, La Dispute/Snédit et Cahiers du Cedref/ADREF, 2002, p. 44.